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Disparition de Bruno Latour

voir aussi: Bruno Latour, l’enchanteur de Sciences Po, célèbre les 150 ans de l’École

Découvrez l’hommage rendu par Laurence Bertrand Dorléac, Présidente de la FNSP et Mathias Vicherat, Directeur de Sciences Po à l’occasion de l’annonce du décès de Bruno Latour, professeur des universités émérite à Sciences Po ancien directeur scientifique, fondateur du médialab et du master d’expérimentation en arts politiques (SPEAP), survenu le 9 octobre 2022, dans sa soixante-quinzième année. 

Sciences Po vient de perdre un primus inter pares, un primus sine paribus, pour reprendre le titre d’une allocution que Bruno Latour avait prononcée au lendemain de la mort de Richard Descoings. Nous perdons aussi un très cher, un grand ami, qui a éclairé et enchanté notre maison pendant plus de quinze ans.

Nul n’ignore désormais que Bruno Latour est un des intellectuels français les plus reconnus à l’étranger, que son œuvre scientifique, traduite dans de multiples langues, rayonne mondialement, ce qui lui a valu d’être honoré par sept doctorats honoris causa ainsi que par les prix académiques les plus prestigieux. Ses pairs savent aussi qu’il fait partie des noms les plus cités dans les publications scientifiques françaises et internationales, que ce grand philosophe est une des plus importantes figures de la sociologie des sciences et des techniques, qu’il a inspiré des travaux dans des champs extrêmement variés, de l’anthropologie au management, du marketing à la théologie, de la philosophie au design et aux arts.

Le grand public l’a découvert plus récemment – du moins en France – et, pour reprendre les propos du philosophe Patrice Maniglier, « C’est à l’histoire que Latour aura dû cette faveur tardive. Il n’y aura fallu rien de moins qu’un événement cosmique : le réchauffement climatique. » Ainsi, ces dernières années, les magazines et les journaux, les radios et les télévisions se bousculaient pour interviewer « le grand penseur », celui qui avait, bien avant que cela ne soit devenu une tragique évidence, pris la mesure et engagé une profonde réflexion sur les enjeux de la mutation écologique globale. Bruno Latour ne boudait pas les plaisirs de la lumière mais c’était avant tout parce qu’il savait qu’elle lui permettait de toucher une plus large audience, ce qui est une nécessité pour faire face aux urgences du nouveau régime climatique.

Présentée comme inclassable, l’œuvre scientifique et intellectuelle de Bruno Latour est surtout originale, puissante, foisonnante et inspirante. Elle se décline en terrains, en enquêtes, en articles, en ouvrages, en plateformes collaboratives en ligne, en expositions, en pièces de théâtre, convoquant la philosophie, la sociologie des sciences et des techniques, l’anthropologie, la théologie, la pensée politique de l’environnement, les arts, qu’il mobilisait sans cesse, troquant avec un bonheur gourmand la toge de professeur pour le costume de commissaire d’exposition ou celui d’acteur. Une œuvre tout entière dominée par la passion de penser et d’écrire, la nécessité de comprendre et le désir de transmettre.

Rien ne destinait Bruno Latour à venir à Sciences Po ; rien n’incitait Sciences Po à recruter Bruno Latour. Philosophe de formation, anthropologue de terrain, sociologue des sciences de profession, il n’appartenait, comme il le disait lui-même – avec un brin de provocation – à « aucune discipline de la maison » et il avait alors peu de considération pour notre établissement. Pourtant, cette distance apparemment incommensurable, a été franchie. D’abord par Bruno Latour, qui était séduit et intrigué par l’audace et la hardiesse de Richard Descoings, puis par ce dernier qui l’accueillit à bras ouverts en 2006 en provenance de l’École des mines et lui confia aussitôt, en 2007, la politique de la recherche à Sciences Po – autant dire, les clés de son orientation scientifique. Après le tournant de l’internationalisation, après la révolution de l’ouverture sociale, le temps était venu d’un nouveau moment intellectuel. La rencontre, a priori improbable, entre ces deux expérimentateurs visionnaires, entre l’intellectuel atypique et le haut fonctionnaire iconoclaste, s’est développée en une collaboration extraordinairement fructueuse, marquée par la confiance et le respect, concrétisée par un soutien mutuel jamais démenti, même aux plus sombres heures des crises et du deuil (discours prononcé devant les élèves de Sciences Po le 18 avril 2012, voir supra). Sans doute avaient-ils en commun, outre un goût prononcé pour l’anticonformisme, un même projet politique, au sens noble du terme, celui de renouer l’alliance de la science et de l’action, au service d’une cause – armer les nouvelles générations des instruments des sciences pour relever les défis contemporains, refonder les universités et « réoutiller » les disciplines pour y parvenir.

La rencontre entre Bruno Latour et Sciences Po fut aussi celle d’un homme mûr mais perpétuellement jeune avec une jeunesse contrainte par l’air du temps à une maturité précoce, dont il partageait les colères et les indignations, la curiosité et les enthousiasmes, l’infatigable énergie et l’indomptable volonté, la force créatrice. Celles et ceux qui ont eu la chance de suivre les cours de Bruno Latour se remémorent la présence d’un orateur brillant, l’aisance et le charisme d’un acteur virtuose, cette haute stature de grand chêne dominant la scène de l’amphi Boutmy, son humour, sa curiosité insatiable, son attrait pour les techniques, son goût de la mise en scène, de la démonstration et de l’expérimentation. Simuler grandeur nature les négociations des COP, telle est la performance politique et théâtrale qu’il a proposée aux élèves ayant participé à Copenhague, et si ça s’était passé autrement ? et à Paris Climate 2015. Make it Work. Investir l’espace numérique pour y cartographier les controverses scientifiques, telle est l’expérience digitale partagée avec les étudiants du Collège universitaire puis des masters de communication. Renouveler la politique par les représentations et la création, tel est le dessein artistique et scientifique de l’École des arts politiques, SPEAP. Surprenant en toutes circonstances, Bruno Latour a également bousculé le projet pédagogique de Sciences Po, œuvrant à propulser en chaire – avec la complicité du directeur des études et de la scolarité, Hervé Crès, de la communauté académique et de toute la génération d’intellectuels, d’artistes, de chercheuses et chercheurs qu’il a formés ou qu’il a su rallier à ses entreprises –, les enseignements d’humanités scientifiques, le double cursus sciences et sciences sociales (ses très chers « Scubes »), les études environnementales, les humanités numériques (médialab et Forccast), les humanités politiques et artistiques (ateliers artistiques, SPEAP) – autant d’éléments précurseurs qui constituent, dix ans plus tard, l’alpha et l’omega des curricula des universités dites d’excellence.

Cette rencontre entre un homme sans institution et une institution longtemps sans professeur ni chercheur, a achevé de transformer la grande école Sciences Po en université de recherche, de faire sortir le philosophe de sa thébaïde et le sociologue des sciences des murs du laboratoire pour investir les allées de la politique scientifique et de l’administration. Scrutant ce « je ne sais quoi » qui caractérise Sciences Po dans les tréfonds historiques de l’École libre des sciences politiques, dans le combo de sa gouvernance, dans la variété de son corps enseignant, dans les métamorphoses de ses syllabi, dans la diversité de ses débouchés, Bruno Latour a livré des textes profonds et incisifs sur l’identité de notre institution – « une monstruosité, une merveille, une chimère » – et sur l’idée d’université – « ni l’université au sens français, ni the University au sens anglais, l’université anormale ». Il a consacré à Sciences Po son dernier grand discours public, prononcé le 16 septembre dernier, à Saint-Thomas, à l’occasion de la célébration de notre cent-cinquantenaire (discours prononcé à l’occasion du Festival des 150 ans de Sciences Po, le vendredi 16 septembre 2022 sous le titre de The New Free University). Ce jour-là, il s’est projeté une ultime fois, non exclusivement vers le passé comme l’occasion commémorative aurait pu l’y inciter, mais résolument vers l’avenir, offrant à celles et ceux qui sauront l’entendre et le lire un authentique programme de politique universitaire. 

Directeur scientifique de Sciences Po de 2007 à 2013, Bruno Latour, avec sa directrice adjointe, Cornelia Woll, en ont posé les fondations et se sont attelés à promouvoir le recrutement de professeurs permanents de premiers plans, choisis et évalués selon les standards internationaux, à faire converger les statuts pour rapprocher enseignants-chercheurs et chercheurs, à créer ou refonder les instances collégiales où se discute la politique scientifique (départements, conseil scientifique, sénat académique), à doter la recherche de moyens (appel à projets financé sur le budget de Sciences Po et évalué par un Scientific Advisory Board, SAB) et d’outils pour obtenir des financements compétitifs (la mission d’appui aux projets scientifiques, MAPS), à élargir le périmètre disciplinaire (médialab pour le numérique, Centre des politiques de la Terre pour les études environnementales, SPEAP pour les arts politiques), à « refondamentaliser » la formation et la recherche, à développer des méthodes pédagogiques inspirés de l’anthropologie, des sciences expérimentales et des arts, à inviter les plus fameux intellectuels rue Saint-Guillaume. 

Plus encore, Bruno Latour avait conceptualisé la tension au cœur de l’identité de Sciences Po entre recherche fondamentale et « enjeux politiques et médiatiques » et appelait à assumer la « contradiction entre le proche et le lointain, entre l’immédiatement utile et le durablement fécond, entre ce qui professionnalise et ce qui prépare l’imprévisible ». Ainsi, « l’expérience Sciences Po », aussi imparfaite ou irritante qu’elle a pu parfois lui paraitre, demeurait-elle encore pour lui comme la plus pertinente et opérante pour remédier à l’impuissance politique, à l’indifférence des sociétés face aux transformations planétaires et à la catastrophe écologique.

Au cours de la dernière année de sa vie, alors qu’il était très affaibli et qu’il n’ignorait pas que l’issue fatale était proche, Bruno Latour a mis toute son énergie, sa notoriété et ses moyens (puisqu’il nous a fait don du montant de son Prix Kyoto), au service d’un projet, que nous avons partagé et soutenu très activement : la constitution d’un fonds destiné à recruter, à Sciences Po, des post-doctorants particulièrement en pointe sur les dimensions les plus fondamentales de la recherche en écologie politique, relevant de diverses disciplines des sciences humaines et sociales. Nous avons désormais pu réunir la somme nécessaire pour lancer les premiers appels à candidature.

C’est ainsi que nous entendons honorer sa mémoire, en poursuivant l’œuvre qu’il a engagée et en nous inscrivant dans ses traces, comme nous l’avons fait en suivant l’une des préconisations du rapport qu’il avait rédigé en 2019 : la création d’un grand cours obligatoire sur les transformations environnementales pour tous nos élèves du collège universitaire.

Le dernier acte public de Bruno Latour a eu lieu le samedi 24 septembre, au théâtre de Chaillot, où nous avons célébré ensemble les dix ans de SPEAP, en compagnie de l’équipe pédagogique, guidée par Frédérique Aït-Touati, devant de très nombreux représentants des douze promotions d’élèves de ce master qui lui tenait tant à cœur. Ce soir-là, épuisé, il rayonnait de bonheur.

Nous conserverons cette image de lui. Celle d’un enchanteur qui ne cesse d’expérimenter, de questionner, de secouer, de renouveler les modes de pensée et d’expression de la philosophie et des sciences humaines et sociales. Celle d’un fabuleux alchimiste bourguignon qui transforme en or le plomb des pensées étroites, confites, prudentes et convenues. Un fleuve puissant qui déborde constamment de son lit, fertilise et enrichit tout ce qui l’entoure. 

Rien ne pourra jamais endiguer ce flot somptueux. Rien ne pourra jamais éteindre une telle flamme.

Nos pensées très chaleureuses vont à sa femme, Chantal, à ses enfants, Chloé et Robinson, et à ses trois petits-enfants.

Laurence Bertrand Dorléac, Présidente de la FNSP et Mathias Vicherat, Directeur de Sciences Po