Le financement des assurances sociales est-il devenu politiquement insoutenable ?

Séminaire de l'axe Evaluation des politiques socio-fiscales. 23/06. 10h-12h
  • chaylek / Shutterstockchaylek / Shutterstock

L'axe Evaluation des politiques socio-fiscales du LIEPP a la plaisir de vous inviter au séminaire : 

Le financement des assurances sociales est-il devenu politiquement insoutenable ?

Vendredi 23 juin. 10h-12h.

Lieu : Sciences Po, Salon scientifique B108, 1 place Saint-Thomas d'Aquin 75007 Paris

Inscription obligatoire

Programme:

  • Présentation des principaux résultats : Elvire Guillaud (CES, LIEPP)
  • Discussion et mise en perspective : Alexis Spire, sociologue (CNRS, EHESS) et Antoine Math, économiste (IRES)
  • Conclusion : Dominique Libault, directeur de l'EN3S, Président du HCFiPS

Elvire Guillaud (CES, Université Paris 1 et LIEPP, Sciences Po), Michaël Zemmour (CES et Chaire Esops, Université Paris 1 et LIEPP, Sciences Po), Florian Baudoin (Economix , Université Paris Nanterre)

Un projet de recherche mené au LIEPP, en partenariat avec l'EN3S et le HCFiPS

     

Evaluer l’effectivité du droit des patients : Le dispositif de la personne de confiance en France

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Maïva Ropaul est maître de conférences en sciences de gestion à l’IUT de Paris Rives de Seine (Université Paris Cité) et membre du Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche Appliquée en Économie de la Santé. Elle codirige le projet Décision médicale pour autrui : évaluation du dispositif de la personne de confiance (DEMEPECO), sélectionné dans le cadre de l’appel à projets 2020 du LIEPP. Ce projet de recherche a pour objectif d’évaluer les effets du dispositif de la personne de confiance sur la qualité de la prise en charge des patients âgés et sur le bien-être de leurs familles. 

Pouvez-vous décrire le dispositif de la personne de confiance ? 

Selon la législation française, la personne de confiance peut accomplir trois missions complémentaires. La première est d’être consultée par les médecins pour rendre compte de la volonté du patient si celui-ci est hors d’état d’exprimer ses souhaits. La seconde mission consiste à accompagner et assister le patient lors des rendez-vous médicaux. La troisième mission est d’accompagner le patient dans ses choix et l’aider à prendre des décisions relatives à sa santé.

Ce dispositif a été introduit dans le corpus législatif par la loi du 4 mars 2002, dite « loi Kouchner », texte marquant qui a établi les notions de « droit des malades » et de « démocratie sanitaire ». Le rôle de la personne de confiance a été précisé par la loi du 2 février 2016 dite « loi Claeys-Leonetti ». La loi dispose que lorsque le patient est dans l’incapacité de s’exprimer, et qu’il faut envisager une limitation, un arrêt des traitements ou la mise en œuvre d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès, la personne de confiance doit être consultée par l’équipe médicale. Son témoignage prévaut sur tout autre avis non médical, provenant par exemple de la famille ou des proches, à l’exception du témoignage fourni par les directives anticipées.

Ce dispositif de la personne de confiance, présent dans le paysage législatif français depuis plus de 20 ans, est encore mal connu de la population. Par exemple, le mode de désignation de la personne de confiance n’est pas toujours bien compris. La loi indique que la désignation doit se faire par un écrit cosigné par le patient et la personne de confiance. Et, parallèlement, certains patients pensent que la personne de confiance est, par défaut, leur conjoint. Or, l’acte de mariage n’implique pas automatiquement la première position dans la hiérarchie des témoignages recueillis par les équipes médicales !  Le cas de Vincent Lambert l’illustre bien.

En tant que membre d'une famille avec des aidants et des personnes dépendantes, j'ai vu comment les décisions de prise en charge peuvent avoir des conséquences significatives sur la vie et la santé des personnes impliquées, ainsi que sur les relations familiales. C'est pourquoi j'ai été intriguée par le dispositif de "personne de confiance" qui vise à protéger les droits des patients en leur permettant de désigner une personne de leur choix pour les accompagner et les soutenir dans leurs démarches de santé.

Je suis donc motivée pour mener des recherches sur ce dispositif afin d'explorer les implications légales et pratiques de cette mesure pour les familles et les patients. Mon objectif est de mieux comprendre comment le dispositif de la personne de confiance, en tant qu’outil de communication, peut contribuer au bien-être des patients, des familles et des professionnels de santé.

Les patients exercent-ils leur droit à désigner une personne de confiance ? Quelle est la situation actuelle en France sur ce point ?

Malgré une revue de littérature exhaustive s’appuyant sur dix bases de données françaises ou anglophones, mon équipe et moi-même n’avons pas détecté de statistiques nationales officielles exhaustives sur l’exercice de ce droit par les patients. Nous avons, en particulier, interrogé les bases Pubmed, Embase, CINAHL, BDSP, CISMEF, LISSA, BNDS, Cairn.info, SUDOC et ScienceDirect. A priori, il n’y a donc pas de vision d’ensemble permettant de catégoriser de manière totale l’état de l’exercice de ce droit par contexte de soins, à savoir la médecine de ville, les hospitalisations et les admissions en Ehpad.

Toutefois, nous avons repéré des articles parus dans des revues scientifiques à comité de lecture qui se sont attachés à mesurer le taux de désignation sur le terrain, à partir de l’étude d’un ou de plusieurs établissements, sans pour autant que cela soit transposable au niveau national. Le corpus d’articles que nous avons rassemblé nous indique que les situations sont variables dans le temps et dans l’espace.

Dans notre revue de littérature (article en cours d’écriture, « Trusted persons of elderly patients in France : a scoping review », Faye-Ropaul et al.), nous avons détecté quatre articles affichant des taux de désignation en dessous de 50% chez les patients: en 2012 dans un service de gériatrie et un service de médecine interne de deux hôpitaux de la région parisienne (Ait Tadrart et al., 2012), en 2015 dans 66 unités de soins intensifs du sud de la France (Roger et al., 2015), en 2017 dans des services de gériatrie aiguë et des patients âgés atteints de cancer de la région parisienne (Paillaud et al., 2017) et enfin en 2018 chez des patients atteints de cancer dans un hôpital parisien (Martinez-Tapia et al., 2018) .

Nous avons en revanche repéré des taux supérieurs à 50% dans trois autres articles : en 2013, dans les services d’un hôpital en Guyane française (Basurko et al.,2013), en 2014 dans l’unité d'hématologie d'un hôpital universitaire en Nouvelle Aquitaine (Trarieux-Signol et al., 2014) et en 2015 en hôpital de jour d’un service d'oncologie basé dans un hôpital universitaire de la région parisienne (Vinant et al., 2015).

Le corpus que nous avons constitué - composé uniquement d’articles parus dans des revues scientifiques à comité de lecture, avec un degré de fiabilité suffisant sur l’usage des méthodes de collecte et d’analyse de données - ne nous permet pas de donner d’informations sur la situation en Ehpad et en médecine de ville.

Cependant, dans une recherche actuellement menée par mon équipe et moi-même (article en cours d’écriture, « La personne de confiance en Ehpad : perspectives des professionnels de santé », Faye-Ropaul et Khalil), nous montrons que la désignation est généralement proposée lors de l’admission en Ehpad, comme la loi y invite (CASF art. D. 311-0-4 al.1). Cela ne nous dit pas quel est le taux effectif de désignation dans ces établissements. En effet, quand il s’agit de désigner une personne de confiance, plusieurs freins peuvent amener le patient à s’écarter de cet acte, même s’il a connaissance de ce droit et qu’il est invité à désigner un proche par son établissement d’accueil.

Quels sont les freins qui interviennent dans la désignation d’une personne de confiance ?

Les freins sont nombreux. Pour résumer, on pourrait les classer en quatre catégories, à savoir les freins informationnels, organisationnels, psycho-affectifs et culturels. Il s’agit là d’un résultat de notre revue de littérature.

L'information des patients sur le système de la personne de confiance peut avoir un impact positif sur le taux de désignation. Cependant, le corpus que nous avons rassemblé montre que la connaissance même de l'existence du dispositif de la personne de confiance est variable dans la population des patients. On pourrait, bien sûr, évoquer le rôle de sensibilisation des professionnels de santé. Il est vrai qu’une de leur mission est d’informer les patients sur leurs droits. Néanmoins, si je prends l’exemple de la médecine de ville, même si les médecins généralistes se considèrent comme des acteurs et des soutiens essentiels dans ce système, ils se sentent mal à l'aise avec ce sujet (Pavageau et al., 2019).

Les freins organisationnels, eux, sont variés. En milieu hospitalier, l'arrivée de patients présentant des troubles cognitifs importants ou en situation d'inconscience constitue une première contrainte organisationnelle (Azoulay et al., 2013 ; Douplat et al., 2019 ; Lesieur et al., 2015 ; Molli, Cadec et Myslinski 2007 ; Quenot et al., 2021 ; Trarieux Signol et al., 2021). Ce n’est pas à ce moment-là qu’une désignation de la personne de confiance peut se faire. Les professionnels indiquent aussi qu'ils n'ont pas nécessairement le temps de fournir des informations sur les droits des patients (Dumont et al., 2012). Cela peut se comprendre, dans le contexte d’établissements cumulant des problèmes d’effectifs et des pathologies complexes.

Par ailleurs, même si cela peut paraître très trivial, il y a le mot « confiance » dans personne de confiance. Des enjeux psychologiques et affectifs sont à l’œuvre ! Accorder sa confiance à une personne privilégiée est particulièrement difficile, en particulier lorsque le contexte familial est dégradé. S’il existe des conflits dans la famille, cela peut empêcher le patient de choisir une personne de confiance (Azoulay et al., 2003).

En outre, les jeunes patients valides peuvent avoir des difficultés à imaginer la survenue d'un accident entraînant une perte de connaissance, des choix thérapeutiques à effectuer pendant cette impossibilité de s’exprimer et un possible handicap à anticiper (Boyer et al., 2018).

La personne âgée, quant à elle, peut avoir des difficultés à imaginer la perte des capacités physiques et cognitives liées au vieillissement ainsi que la mort. Le patient peut alors se montrer évitant et ne pas souhaiter aborder les thématiques de la personne de confiance ou des directives anticipées (Molli, Cadec et Myslinski, 2007).

Pour certains patients, ne pas nommer une personne de confiance peut s’apparenter à un acte d’amour. Ces patients anticipent que la personne de confiance devra les représenter, prendre des décisions compliquées, et que cela pourrait provoquer chez la personne de confiance détresse et anxiété. En imaginant le poids de cette responsabilité, ils décident en conscience de ne nommer aucun proche à ce poste.

Enfin, concernant les freins culturels, la France est un pays où les relations patient-médecin sont traditionnellement paternalistes. Cela peut générer chez certains acteurs, patients, proches et professionnels, le sentiment que la décision appartient au médecin, avec une supériorité hiérarchique sur les patients et les familles. Les patients laissent alors de côté cet instrument de la décision médicale partagée. On peut toutefois noter que la propension des patients à vouloir être écartés ou impliqués de la décision médicale peut varier en fonction de nombreux facteurs, tels que l'âge, le nombre de personnes dans le foyer, le nombre d'enfants, le nombre de médicaments quotidiens ou le type de pathologie (Martinez-Tapia et al., 2018 ; Paillaud et al., 2007 ; Paillaud et al., 2017).

Je donne ici uniquement quelques exemples pour nos quatre catégories identifiées. Les facteurs limitants sont bien nombreux.

Les personnels de santé ont-ils recours à ce dispositif et si oui, quelle perception ont-ils des personnes de confiance ?

Tout dépend de ce qu’on entend par « recours ». Le rôle de porte-parole des volontés du patient, qu’assure la personne de confiance, est généralement bien connu par les professions médicales. On peut toutefois noter que les équipes médicales s'appuient aussi sur le témoignage d'autres membres de la famille, qu’il y ait une personne de confiance désignée ou non (Lesieur et al., 2015 ; Sarradon-Eck et al. ; 2016 ; Douplat et al., 2019 ; Quenot et al., 2021).

Dans une étude de 2019 portant sur 109 patients de services d’urgences dans la région Rhône-Alpes, on a pu voir que les proches ont été impliqués dans le processus décisionnel dans plus de 80% des cas (Douplat et al., 2019). Ce taux encourageant n’est peut-être pas une réalité nationale. Par exemple, en 2009, une étude portant sur 1770 professionnels de santé des hôpitaux toulousains indique que les soignants connaissent rarement le nom de la personne de confiance de leur patient, ce qui interroge sur la place de la personne de confiance dans le processus de décision médicale (Péoc'h et Ceaux, 2009).

Il ne faut pas non plus omettre la réalité des décisions médicales. Celles-ci peuvent être très techniques, et les personnes de confiance peuvent se retrouver démunies dans la compréhension des procédures. Les critères médicaux peuvent primer sur le témoignage non médical de la personne de confiance. Parmi les critères médicaux utilisés, on peut noter la notion de qualité de vie prévisible, le handicap prévisible, l'âge, la fragilité, la trajectoire de vie globale du patient, l’absence de stratégie curative, la non-réponse à la thérapie médicale, et bien d’autres encore.

Les professionnels ont bien souvent à cœur de recueillir les volontés du patient par tout moyen, témoignages des proches ou directives anticipées. Mais il arrive que ce recueil leur soit très compliqué. Il peut être fastidieux pour les professionnels d'aller chercher des informations sur l'identité de la personne de confiance, si ces informations ne leur sont pas directement accessibles. Dans des situations d’urgence vitale, de telles enquêtes ne peuvent se faire dans des délais raisonnables.

Evidemment, on pourrait se dire que la mise en place du dossier médical partagé depuis 2018, désormais intégré au nouveau service " Mon espace santé ", pourrait permettre de partager ces informations avec les professionnels, y compris en cas d'urgence. Cependant, d’après Ameli.fr, seulement 10 % de la population générale a activé son dossier médical partagé (DMP). Mon équipe n’a pas détecté d’études sur les motivations d'activation du dossier médical partagé et la propension à y déposer des informations sur les souhaits médicaux. Cela serait une piste de recherche pertinente pour le futur.

Et, enfin, il y a des cas où l’expression des volontés médicales du patient n’est pas respectée, même lorsqu’elle est a priori accessible. On peut se demander pourquoi. Pour illustration, on peut citer par exemple cette étude de 2008, qui dans 200 hôpitaux français, montre qu'au moment du décès, la réanimation a été tentée chez 542 patients, dont 98 avaient des ordres de ne pas réanimer ou des ordonnances de limitation de traitement dans leurs dossiers (Ferrand et al., 2008).

Est-il possible d’observer les effets du dispositif de la personne de confiance sur la qualité des soins prodigués aux patients ?

Je dirais oui, en partie. Mais nous manquons encore de données au niveau national, et c’est un de mes objectifs de participer à la collecte de données sur ce sujet.

Par exemple, l’étude de 2008 sur 200 hôpitaux français montre que la désignation par le patient d'une personne de confiance est significativement associée à la perception par les infirmières d'un décès acceptable (Ferrrand et al., 2008). D'autres facteurs significatifs sont la présence d'un protocole écrit pour les soins de fin de vie dans le service, la présence d’un ordre de ne pas réanimer ou une ordonnance de limitation de traitement inscrite dans le dossier médical du patient. On voit que finalement, du point de vue de ces professionnels de santé, avoir obtenu une expression des volontés du patient est associé à une meilleure perception de comment s’est déroulé le décès de leur patient.

Une étude de 2015 montre aussi que la perception d'un traitement disproportionné et non bénéfique exprimée par les proches du patient et le souhait de limiter le traitement exprimé par le patient peuvent avoir un effet sur les décisions d'abstention ou d'arrêt des traitements de maintien en vie (Lesieur et al., 2015).

Est-ce que ce dispositif vous semble aujourd’hui adapté ? Y aurait-il des changements à apporter pour améliorer le bien-être des patients et de leurs familles ? 

Il faudrait pour répondre à cette question avoir déjà une vision globale du comportements des acteurs en France. Une démarche d’évaluation interdisciplinaire, avec une dimension nationale, est essentielle pour y parvenir.

Par exemple, les données comparant choix de thérapies des personnes de confiance et choix des patients sont rares en France. Sur ce sujet, mon équipe et moi-même mettons en place ce printemps une expérimentation s’appuyant sur les couples (article en cours, « Décision médicale au nom d’autrui : une expérience en laboratoire sur les couples », Faye-Ropaul, Sicsic, Bienenstock). J’invite d’ailleurs tout couple intéressé par ce type de question à s’inscrire et à venir participer à notre enquête, réalisée en présentiel dans le 13ème arrondissement de Paris au printemps-été 2023. Le site d’information et d’inscription à l’expérience est www.demepeco.com

Le corpus d’articles de recherche que nous avons constitué va dans le sens, toutefois, non pas d’une quelconque modification du dispositif existant, mais déjà de son application ! Il faut, à mon sens, aller vers une véritable « culture de l’accompagnement » des patients et des proches pour favoriser l’exercice de ce droit des patients et son respect par les soignants.

Il s’agit de renforcer l’accompagnement psychologique tant au moment de la désignation de la personne de confiance, que de la décision médicale. Compte tenu de l’anxiété et de la détresse que génèrent ces deux moments clés, un exercice plein et entier du dispositif ne pourra être constaté que si des professionnels formés à la gestion de la souffrance psychique, tels que les psychologues, sont réellement mis à disposition des patients fragiles.

La culture de l’accompagnement ne peut émerger que par une plus large formation des soignants aux problématiques liées aux droits des patients et à la fin de vie. Un article du Monde.fr daté de mars 2023, indique par exemple qu’ en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent entre six et dix heures dans le deuxième cycle des études médicales, selon les facultés. Un vrai virage doit être opéré dans la dissémination de l’information sur les droits auprès de tous les acteurs et dans une redéfinition de l’acte de soin, non pas comme un travail sur le corps, mais comme un accompagnement global du patient, tant psychologique que physique.

Catherine Delgoulet - Des pénibilités à la soutenabilité du travail. Construire de nouvelles voies de prise en compte des relations santé – travail

Catherine Delgoulet est professeure du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam, Paris), titulaire de la chaire d’Ergonomie, et est rattachée au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD, Cnam). Elle dirige depuis 2019 un groupement d’intérêt scientifique, le Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Gis-Creapt), et contribue au programme de recherche transverse du Centre d’Étude de l’Emploi et du Travail (CEET). Dans un contexte de vieillissement démographique et de transformations majeures du travail, ses travaux éclairent les conditions de la construction de la santé à tout âge pour la conception de systèmes de travail et de formation soutenables.

DES PÉNIBILITÉS A LA SOUTENABILITÉ DU TRAVAIL. CONSTRUIRE DE NOUVELLES VOIES DE PRISE EN COMPTE DES RELATIONS SANTE – TRAVAIL 

Catherine Delgoulet

Les questions relatives à la pénibilité du et au travail reviennent régulièrement dans le débat social, et les réformes des retraites ou du travail les remettent sur le devant de la scène. Ces questions relèvent d’enjeux essentiels liés à la santé au travail au fil de la vie professionnelle, c’est-à-dire à la manière dont le travail et ses conditions de réalisation permettent à chacun et chacune d’exercer son activité professionnelle à tout âge. La santé n’est ici pas seulement absence de maladie, mais aussi (re)construction des capacités humaines, de l’expérience, des savoirs et des savoir-faire offrant des possibilités de maîtrise individuelle et collective des situations de travail vécues (Canguilhem, 1966).

Ce texte vise à rappeler quelques moments clés des évolutions de la prise en compte de la pénibilité au travail ces dernières décennies, puis à identifier les nombreuses facettes de la pénibilité, celles prises en compte dans les politiques présentes et les autres. Il souligne aussi le pouvoir d’action des personnes en situation de travail. Sur ces bases, il propose une nouvelle approche des relations entre santé et travail, sous l’angle de la soutenabilité, qui est à construire, plutôt que de la pénibilité, qui serait inévitable.

1. Des questions qui datent, mais réglées très partiellement

Les questions relatives à la pénibilité au travail, sa qualification, son repérage, sa reconnaissance et sa prévention ne sont pas nouvelles. En remontant le temps, à partir des années 1970, on note les liens récurrents entre les questions de pénibilité et de retraites (Palier, 2021).

1.1. Bref historique

Au milieu des années 1970, l’âge d’ouverture des droits à la retraite est abaissé à 60 ans (au lieu de 65 ans) pour des catégories de personnes dont le législateur a jugé le métier pénible : certains travailleurs manuels notamment. La retraite pour inaptitude est également mise en place à cette période, permettant la reconnaissance des effets irréversibles du travail sur les capacités des personnes et donnant droit, par compensation, à un accès précoce à la retraite. Les années 1980 voient l’avancement de l’âge d’ouverture des droits pour tous et toutes (départ à 60 ans dans le secteur privé) et les questions de pénibilité au travail se font moins prégnantes tandis que se multiplient les dispositifs de pré-retraite.

Ce sont les réformes des retraites successives des années 2000 (e.g. en 2003, allongement progressif de la durée de cotisation de 40 à 42 dans le secteur privé) qui vont ranimer les réflexions jusque-là en sommeil. Pour compenser la fin des systèmes généraux de pré-retraite, plusieurs dispositifs sectoriels ou spécifiques de cessation anticipée d’activité en lien avec la pénibilité du travail voient le jour dans le secteur privé (les conducteurs routiers, les salariés des entreprises de fabrication de l’amiante, les chefs d’exploitation agricole, les ouvriers de la construction automobile), sans pour autant couvrir l’ensemble des métiers pénibles. En parallèle, les systèmes d’invalidité et d’inaptitude liées aux conditions de travail constituent des formes de réparation des préjudices subis par les salariés.

À cette même période, un rapport (Struillou, 2003) souligne les liens forts entre conditions de travail et pénibilité. Il note que l’amélioration des premières par différents moyens (e.g. les aides techniques, la délocalisation de certains secteurs d’activité, la réduction de la durée du travail, l’obligation des employeurs en matière de santé et sécurité, etc.) doit réduire l’intensité de la seconde et les aspirations des personnes à cesser toute activité. Dans cette perspective, des scénarios de prise en compte de la pénibilité du travail sont échafaudés pour le secteur privé et les fonctions publiques. Un second rapport (Lasfargues, 2005) permet également de rassembler les connaissances relatives à la définition de la pénibilité (objectivée et vécue) et aux effets irréversibles et mesurables des contraintes de travail ou de leur cumul sur la santé des personnes. Il dessine des critères de compensation de la facette objectivable essentiellement, tout en insistant sur la nécessaire amélioration des conditions de travail pour tenir compte de la pénibilité « vécue ».

1.2. Un dispositif d’évaluation et de reconnaissance de la pénibilité au fil des parcours

C’est à l’occasion de la réforme des retraites de 2010 que le pouvoir législatif définit la pénibilité ; cette définition est toujours en vigueur. La pénibilité est caractérisée par « l’exposition du travailleur à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels liés : à des contraintes physiques marquées (…) ; à un environnement physique agressif (…) ; ou à certains rythmes de travail (…) qui sont susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur sa santé ». Un décret de 2011 fixe la liste des dix facteurs de « pénibilité ». En 2014, le Compte Personnel de Prévention de la Pénibilité (C3P) est créé. Il prend en compte ces dix critères qui donnent lieu à compensation selon des seuils et durées d’exposition (accès privilégié à la formation, réduction du temps de travail ou retraite anticipée). En 2017, le Compte Professionnel de Prévention (C2P) lui succède ; seuls six critères demeurent. Selon les derniers chiffres accessibles, 643 243 salariés étaient déclarés en 2021 auprès du C2P par leur employeur dont plus de trois quarts d’hommes, 45 % de personnes travaillant dans les secteurs de l’industrie manufacturière, et plus de la moitié de personnes âgées entre 35 ans et 54 ans (cf. rapport annuel 2021 de l’Assurance maladie). Ce dispositif est récent ; on peut faire l’hypothèse que les personnes concernées sont encore insuffisamment informées et que le nombre de personnes en situation de faire valoir leurs droits est encore faible mais pourrait augmenter dans les années à venir (Beaufort, 2023).

Toutefois, on peut aussi considérer que la prise en compte de la pénibilité est toujours partielle et qu’elle ne clôt pas la question des relations santé-travail et de leur prévention.

2. Comment se jouent les questions de pénibilité du et au travail ?

2.1. Une prise en compte incomplète des facettes de la pénibilité

Contrairement au législateur, les travaux scientifiques précisent qu’il n’y a pas une mais des facettes de la pénibilité. À celle légale inscrite dans le code du travail en 2012, s’ajoute une seconde facette de facteurs relatifs à un ensemble de conditions de travail connues comme délétères. C’est par exemple le cas de contraintes psycho-sociales (absence de reconnaissance, stress au travail, comportements hostiles), ou de contraintes organisationnelles (le manque d’autonomie, la pression temporelle et les changements fréquents dans le travail), qui sont sources de troubles infrapathologiques (douleurs ostéo-articulaires, troubles sensoriels, du sommeil, de l’humeur, etc. ; Molinié & Volkoff, 2015). Ces deux premières facettes relèvent de la pénibilité objectivable, ou pénibilité du travail. Deux autres facettes de la pénibilité renvoient à la pénibilité vécue, ou pénibilité au travail, compte tenu d’une santé fragilisée, dont la probabilité augmente avec l’âge, voire de difficultés de santé avérées (e.g. maladies chroniques) ; compte tenu aussi de conditions de travail ou d’organisation mal vécues qui incitent les personnes à quitter prématurément leur travail (Delgoulet, Weill-Fassina & Mardon, 2011).

Aujourd’hui, seule une partie des pénibilités objectivables est considérée (cf. six critères du C2P) dont les seuils pourraient être abaissés dans le cadre de la réforme des retraites de 2023. Les quatre autres critères sont laissés à l’appréciation des employeurs au regard de leur obligation d’assurer la sécurité et la santé de leurs salariés ; trois d’entre eux (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques) pourraient à l’avenir faire l’objet d’actions financées par un nouveau Fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle, mais les modalités concrètes restent floues à ce stade.

Cette manière de considérer la pénibilité au travail pose quatre questions.

1) Tout d’abord, le dispositif actuel ne prend en charge qu’une partie de la pénibilité physique. Les critères et leurs seuils, parce que très élevés aujourd’hui, ne concernent qu’une population réduite et très particulière soumise à des sollicitations extrêmes et sur de très longues durées (Falinower, 2023) ; ces choix mériteraient d’être discutés. Deux rapports récents pointent notamment que : a) certains pays européens intègrent des dimensions organisationnelles ou psycho-sociales des conditions de travail dans les facteurs de pénibilité (Jolivet 2023) ; b) les mêmes contraintes et nuisances, à des niveaux inférieurs aux seuils légaux, peuvent suffire à mettre en difficulté une partie des salariés ; et, si pour certaines contraintes, les plus âgés semblent moins exposés, c’est souvent au détriment des plus jeunes (Mardon & Volkoff, 2023 ; d’après une analyse longitudinale des enquêtes SUMER 2003-2017).

2) La définition des seuils et des durées d’exposition plus ou moins élevés pour chaque critère ne doit pas faire oublier que ces expositions, même si elles permettent de bénéficier de compensation (cf. plus haut), ne sont pas sans conséquence pour la santé au fil d’une carrière.

3) La création annoncée d’une visite obligatoire de fin de carrière, à 61 ans, risque de médicaliser la prévention, en s’éloignant de fait de la définition légale de la pénibilité qui mentionne des risques professionnels aux effets délétères probables, et non des incapacités déjà avérées.

4)  Le développement des compétences est une dimension clé de sortie de ces conditions fortement délétères. Cependant, enquête après enquête sur le sujet, le constat demeure : l’accès à la formation se fait au détriment des plus âgés et des catégories socioprofessionnelles les plus exposées aux pénibilités, les ouvriers et employés (Demailly, 2016). Ainsi, de nombreuses personnes se retrouvent ainsi « coincées » dans des parcours professionnels aux conditions de travail difficiles, comme le confirment les données de l’assurance maladie : en 2021, seules 3 800 personnes ont fait une demande de formation professionnelle dans le cadre du C2P (cf. rapport annuel 2021 de l’Assurance maladie – risques professionnels, p.220).

Pour résumer, aujourd’hui et dans la réforme à venir, on pense les enjeux de pénibilité du et au travail essentiellement par les situations physiquement extrêmes, selon des critères paramétriques et de seuils. Si cela semble nécessaire ce n’est en revanche pas suffisant. De nombreux métiers, notamment les métiers de « seconde ligne », dont on connaît les exigences en termes de conditions de travail (Amossé et al., 2021), et de nombreuses conditions d’emploi (e.g. les emplois à temps partiels et contrats précaires qui ne permettent pas d’atteindre les seuils de critère de pénibilité) en sont exclus. Ces métiers et conditions d’emploi sont pourtant générateurs de difficultés de santé majeures (e.g. les troubles musculosquelettiques ou psychosociaux) dont on connaît le coût élevé pour les personnes, les employeurs et la société, et les difficultés de maintien au travail associées (cf. la contribution de Christine Erhel).

2.2. Celles et ceux qui travaillent ne font-elles/ils que subir ?

En situation de travail, les personnes ne sont toutefois pas passives face à leurs conditions d’exercice du métier. Au contraire, elles développent des manières de faire individuelles ou collectives qui leur permettent sous certaines conditions de préserver, voire de construire, leur santé.

Les travaux en ergonomie, centrés sur l’analyse de l’activité déployée par les personnes dans leur travail, soulignent que ces manières de faire originales permettent par exemple de : 

  • se créer des indices visuels, auditifs, tactiles ou olfactifs de l’état de la matière à travailler (e.g. fluidité du béton à couler) ou de l’évolution du système de production (e.g. variations sonores d’une machine) pour se guider dans le travail et agir de manière appropriée (Chassaing, 2004) ;
  • anticiper des événements indésirables (e.g. conflits avec des clients ou dérives de la qualité de production) pour les éviter (Pueyo, 2012) ou en atténuer les conséquences pour soi et/ou les autres (Caroly & Weill-Fassina, 2004 ; Zara-Meylan & Volkoff, 2019) ;
  • réorganiser, individuellement ou collectivement, les opérations et les temps alloués à chacune pour s’économiser dans l’effort, assurer le confort des bénéficiaires, tout en fiabilisant la réalisation de la tâche (Montfort, 2006 ; Toupin, 2005) ;
  • prioriser les urgences et transiger face à des injonctions potentiellement paradoxales en évitant les situations de débordement sources d’incident ou d’accident pour soi ou pour les autres (Reboul, et al., 2023) ;
  • transformer ou ajuster les modes opératoires individuels ou les règles collectives d’action pour tenir conjointement les enjeux de santé et performance (Gaudart, 2000 ; Caroly, 2011) ;
  • transmettre ce que l’on sait de ce qui n’est pas prescrit et permet que le travail soit fait sans mettre en danger sa santé (Thébault et al., 2014).

Dans ces situations, l’expérience professionnelle est une ressource favorable à une gestion efficiente des contraintes temporelles, posturales, organisationnelles ou psychosociales, dans un travail qui n’est jamais réglé d’avance. Elle permet tour à tour d’élargir le spectre des situations connues et maîtrisées, de construire des réponses adaptées face à des situations imprévues, de se projeter dans un travail qui se transforme inéluctablement. Cependant, ceci suppose d’avoir du temps devant soi pour construire les compromis opérants, du temps pour soi pour tirer des enseignements des situations vécues et, du temps pour les autres pour débattre du travail et contribuer à la circulation de l’expérience par la transmission. Autant de conditions qui, face aux tendances fortes d’intensification du travail et de changements accrus, manquent cruellement aujourd’hui (Gaudart & Volkoff, 2022).

Sur la base de ces deux types de constats, la prise en compte incomplète des facettes de la pénibilité et le pouvoir d’action des personnes en situation, on peut toujours viser une amélioration substantielle du dispositif C2P existant, mais il ne faut pas se leurrer. Ce n’est pas parce que l’on aura élaboré un « beau » dispositif de prise en compte de la pénibilité que l’on aura résolu les problèmes du travail et de ses conditions de réalisation.

3. Vers d’autres formes de prise en compte des relations santé – travail ?

3.1. Quelles visions du travail et de la prévention des risques ?

Appréhender les relations santé – travail, et par là-même les questions de prévention, au prisme unique de la pénibilité, c’est d’une certaine manière considérer que le travail est inévitablement pénible, voire délétère pour la santé. Cette orientation amène à instruire des questions relatives aux facettes de la pénibilité, aux processus d’usure ou décrochage professionnel, aux mécanismes de sélection et d’exclusion du travail (cf. Plan Santé Travail 4). Ce sont bien sûr des questions majeures à ne pas négliger. Elles sont associées à des politiques et démarches de prévention que l’on pourrait catégoriser selon trois options :

  • la réparation des dommages causés, via la médicalisation et l’usage de l’invalidité, ou de la retraite anticipée pour inaptitude ;
  • la compensation, grâce à des dispositifs de reconnaissance des effets du travail sur la santé (cf. C2P), au risque d’instrumentaliser la santé ;
  • la substitution, lorsqu’une solution technique vient remplacer le travail humain, lorsque le travail intérimaire ou les délocalisations permettent d’externaliser et invisibiliser une partie des risques (cf. la contribution de Bruno Palier), lorsque des salariés plus âgés sont remplacés par des plus jeunes aux postes de travail au risque d’une usure prématurée.

Des options qui se déclinent dans nombre d’entreprises où l’on propose de compenser l’exposition à certaines contraintes, reconnues comme délétères à plus ou moins long terme, par des « avantages » ou des droits spécifiques (e.g. primes de travail de nuit, retraite anticipée). De même, à l’occasion de l’introduction d’une technologie, on s’inquiète de l’obsolescence des savoirs, des savoir-faire des personnels les plus anciens, et de la nécessité de les remplacer. Ces stratégies peuvent laisser penser que le problème est réglé dans l’instant : on compense les gênes et potentiels troubles, on substitue des compétences par d’autres, etc. Mais dans la durée ?... Les compétences disparues font souvent défaut ; les contraintes augmentent la probabilité d’avoir des difficultés de santé.

Plutôt que de considérer le travail comme inévitablement pénible et d’en définir les critères de pénibilité, pourquoi ne pas aborder la question du travail sous l’angle de sa « soutenabilité » ? Non pas comme l’autre face d’une même pièce « travail », débarrassée de sa pénibilité, de son caractère intenable ou insupportable ; mais comme un autre modèle du travail.

Cette notion de « soutenabilité » a été élaborée dans le cadre d’un programme suédois de recherche partenariale et pluridisciplinaire au début des années 2000. Elle s’est inspirée du rapport Brundtland (1987) pour les Nations Unies sur « notre avenir commun » où le développement durable est défini comme « ce qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Le travail soutenable est ainsi défini comme « un système de travail qui doit être en mesure de reproduire et développer toutes les ressources et composantes qu’il utilise » (Shani, et al., 2004). Plus récemment, différents travaux ont souligné le caractère multidimensionnel et situé du travail soutenable nécessitant une approche conditionnelle au plus près des réalités du terrain (Gollac, Guyot & Volkoff, 2008 ; Volkoff & Gaudart, 2015 ; Vendramin & Parent-Thirion, 2019). Dans ces perspectives, serait soutenable un travail qui n’est pas délétère immédiatement, un travail qui permet d’apprendre et de construire un parcours de travail en santé et en compétences, un travail qui prend en compte les besoins actuels des personnes et des collectifs sans compromettre les besoins des générations futures.

La notion de travail soutenable a ainsi le mérite d’interroger les conditions de travail et les pratiques productives par la triangulation de la technique, de l’activité humaine et de la nature et par le souci de ses effets sur les milieux de vie à court et plus long termes. Elle propose une alternative aux approches qui considèrent le travail au seul prisme de l’usure, ou prédisent sa disparition face aux évolutions technologiques. 

3.2. Pour une prévention par la transmission

Dans un contexte où les stratégies et les actions de prévention au niveau des politiques publiques et des entreprises restent modestes dans leurs résultats (cf. la contribution d’Arnaud Mias), comment proposer une voie complémentaire de prévention, ancrée dans un modèle de travail soutenable ? Pour reprendre un argument élaboré par Caye (2021) au sujet du développement durable, il s’agit de faire du travail soutenable une préoccupation, une question qui nous soucie et non une solution clé en mains à des difficultés de santé ou de production avérées.

Dans cette perspective, le travail soutenable n’est pas un état à vérifier, mais un problème à construire avant d’y répondre. Il ne s’agit pas d’évaluer le degré de soutenabilité/insoutenabilité, ce qui reviendrait à des pratiques de cotation (selon un gradient d’alerte coloré) au regard d’un indice de soutenabilité, comme aujourd’hui il existe des indices de pénibilité (physique). On en connaît les artifices et les limites alors que globalement les contraintes physiques et leur cumul se maintiennent à des niveaux élevés en France (Beatriz et al., 2021) et que la part des personnes exclues du travail en fin de carrière ne cesse d’augmenter (Castelain, 2023). La soutenabilité est à voir comme un principe fondateur du travail qui guide l’action en prévention.

La transmission des savoirs et savoir-faire savants et profanes essentiels au travail et l’organisation de la succession peuvent être des voies à explorer pour prendre soin des choses et des personnes dans la durée ; des savoirs et savoir-faire se nourrissant des expériences de chacun selon des registres de connaissances articulant la technique, les valeurs de métiers ou encore les enjeux de santé-sécurité pour soi, les autres, le système technique ou l’environnement. C’est une vision plus systémique des enjeux de santé au travail, probablement plus en phase avec d’autres enjeux de durabilité auxquels le monde du travail doit également contribuer (cf. la contribution de Liza Baghioni et Nathalie Moncel). Le travail soutenable reviendrait à mettre en place les conditions de la transmission comme mode de prévention, en alternative à la substitution ou la compensation ; pour passer de réponses sur l’instant à une durée construite. Une transmission d’un patrimoine matériel et immatériel entre les générations pour assurer la succession (Caye, 2021).

Faire ce pas de côté, c’est proposer aux différents acteurs de la prévention des risques professionnels, de la santé au travail, des RH ou de la production de travailler conjointement les conditions locales de la soutenabilité du travail, c’est-à-dire un travail capable de durer, mais aussi de créer de la durée (Gaudart & Volkoff, 2022). Un travail capable de créer de la continuité et du sens (cf. la contribution de Coralie Perez et Thomas Coutrot) en tant que signification et orientation de ce que l’on fait entre passé, présent et futur d’une activité à inventer (cf. la contribution de Maëlizig Bigi et Dominique Méda). Partir de ce présupposé dans des projets de conception du travail permettrait d’enrichir les scénarios d’action et de prescription qui guident la conception par la simulation du travail futur probable non pas moins pénible, mais soutenable.

Références bibliographiques

AMOSSÉ Thomas, BEATRIZ Mikael, ERHEL Christine, KOUBI Malik, MAUROUX Amélie (2021), Les métiers" de deuxième ligne" de la crise du Covid-19: quelles conditions de travail et d'emploi dans le secteur privé? Document de travail du CEET, n°205.

BEATRIZ Mikael, ERB Louis, BÈQUE Maryline & MAUROUX Amélie (2021), Quelles étaient les conditions de travail en 2019, avant la crise sanitaire ?, Dares Analyses, n°44.

BRUNTLAND Gro Harlem (1987), Our common future, Report for the World Commission on Environment and Development of ONU, Oxford University Press, Oxford & New York.

CANGUILHEM Georges (1966), Le normal et le pathologique, Paris, PUF.

CAROLY Sandrine (2011), Activité collective et réélaboration des règles comme ressources pour la santé psychique: le cas de la police nationale, Le travail humain, 74(4), 365-389.

CAROLY Sandrine, & WEILL-FASSINA Annie (2004), Évolutions des régulations de situations critiques au cours de la vie professionnelle dans les relations de service, Le travail humain, 67(4), 305-332.

CASTELAIN Éliette (2023), En 2021, une personne de 55 à 69 ans sur six ni en emploi ni à la retraite, une situation le plus souvent subie, Insee Première, n°1946.

CAYE Pierre (2021), Durer. Éléments pour la transformation du système productif, Paris : Les belles lettres.

CHASSAING Karine (2004), Vers une compréhension de la construction des gestuelles avec l’expérience : le cas des tôliers d’une entreprise automobile, Pistes, 6(1).

BEAUFORT Romane (2023), Analyse des départs en retraite entre 2016 et 2021 d’assurés ayant un Compte Professionnel de Prévention (compte pénibilité) : de la majoration de durée d’assurance pour pénibilité (MDAP) potentielle à la MDAP génératrice de droit et demandée, Rapport de la Cnav, février.

DELGOULET Catherine, WEILL-FASSINA Annie & MARDON Céline (2011), Pénibilités des activités de service et santé des Agents Spécialisés des Écoles Maternelles. Des évolutions avec l’âge, Activités, 8(1), 2-25.

DEMAILLY Dominique (2016), La formation professionnelle : quels facteurs limitent l’accès des salariés seniors ?, Dares Analyses, n°31.

FALINOWER Ida (2023), Portrait des salariés déclarés exposés au Compte Professionnel de Prévention (C2P) entre 2015 et 2021, Rapport de la Cnav, février.

GAUDART Corinne & VOLKOFF Serge (2022), Le travail pressé. Pour une écologie des temps, Paris : Les petits matins.

GAUDART Corinne (2000), Conditions for maintaining ageing operators at work—a case study conducted at an automobile manufacturing plant, Ergonomics, 31(5), 543-462.

GOLLAC Michel, GUYOT Sandrine & VOLKOFF Serge (2008), À propos du travail soutenable. Les apports du séminaire interdisciplinaire « Emploi soutenable, carrières individuelles et protection sociale », Rapport de recherche du CEE, n°48.

JOLIVET Annie (2023), Pénibilité du travail et retraite : une comparaison internationale des dispositifs existants, Rapport du CEET, n°215.

LASFARGUES Gérard (2005), Départs en retraite et « travaux pénibles », L’usage des connaissances scientifiques sur le travail et ses risques à long terme pour la santé. Rapport du CEE, n°19.

MARDON Céline & VOLKOFF Serge (2023), L’exposition des salariés aux facteurs de pénibilité : une approche par générations sur la base des enquêtes SUMER, Rapport du CEET, n° 214.

MOLINIÉ Anne-Françoise & VOLKOFF Serge (2015), La construction et l'usage d’outils quantitatifs pour comprendre les conditions de travail, Cereq Relief, 65 -76.

MONTFORT Nathalie (2006), Savoir-faire et faire savoir : la transmission du savoir-faire, un atout aux multiples facettes, In Actes du séminaire Ages et Travail du Creapt, mai 2005 (35, pp. 69–85), Centre d’études de l’emploi (Rapport de recherche).

PALIER Bruno (2021), Réformer les retraites, Paris, Presses de Sciences Po.

PUEYO Valérie (2012), Quand la gestion des risques est en péril chez les fondeurs. In MOLINIÉ Anne-Françoise, GAUDART Corinne & PUEYO Valérie (Eds.), La vie professionnelle : âge, expérience et sante à l’épreuve des conditions de travail (pp. 257–284), Octarès Editions: Toulouse.

REBOUL Lucie, DELGOULET Catherine, GAUDART Corinne, VOLKOFF Serge (2023). L’activité de médiation des encadrants de proximité d’une compagnie aérienne dans leur tâche de planification : la santé au cœur des enjeux d’encadrement Activités, 20(1).

TOUPIN Cathy (2005), L'élaboration des stratégies de travail nocturnes: le cas d'infirmières de nuit d'un service de pneumologie français, Pistes, 7(1).

SHANI, A. B (Rami), DOCHERTY Peter & FORSLIN Jan (2004). Creating sustainable work systems – emerging perspectives and practices, London: Routledge.

STRUILLOU Yves (2003). Pénibilité et retraite : rapport remis au Conseil d'orientation des retraites, Rapport pour le Conseil d’orientation des retraites, Avril.

THÉBAULT Jeanne, DELGOULET Catherine, FOURNIER, Pierre Sébastien, GAUDART Corinne, & JOLIVET Annie (2014), La transmission à l’épreuve des réalités du travail, Éducation permanente, 198, 85-99.

VENDRAMIN Patricia & PARENT-THIRION Agnès (2019), Redéfinir les conditions de travail en Europe, Revue internationale de politique de développement, n°11.

VOLKOFF Serge & GAUDART Corinne (2015), Conditions de travail et soutenabilité des connaissances à l'action, Rapport de recherche du CEE, n°91.

ZARA-MEYLAN Valérie & VOLKOFF Serge (2019), Gérer les temps pour gérer la qualité : l’activité de traitement des dossiers de retraite, Activités, 16(2).

          

Four Faced How Sustainability Governance is Failing our Planet and What to Do About it

Séminaire de l'axe Politiques environnementales. 06/07. 12h30-14h30
  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

LIEPP's Environmental Policies research group, AIRE and Sciences Po's Centre for European Studies and Comparative Politics research group "The State as produced or public policies" are pleased to convene the seminar: 

Four Faced How Sustainability Governance is Failing our Planet and What to Do About it

July 6th, 2023. 12.30-2.30pm

Location: Sciences Po, room K011, 1 place Saint-Thomas d'Aquin, 75007 Paris

Mandatory registration

Speaker:

Ben Cashore is the Li Ka Shing Professor in Public Management, and director, the Institute for Environment and Sustainability (IES), the Lee Kuan Yew School of Public Policy National University of Singapore: sppbwc@nus.edu.sg. He specialises in global and multi-level environmental governance, comparative public policy and administration, and transnational business regulation/corporate social responsibility.

Abstract:

Never have scholars and practitioners spent so much time designing institutions and policies to govern catastrophic environmental challenges denoted by climate change and mass species extinctions, and never before have these problems accelerated in such startling fashion. This talk offers an innovative explanation as to why this has happened and more importantly, what to do about it. It draws on a manuscript in progress, as well as interdisciplinary collaborations spanning three decades.

I argue that there are four competing ways that scholars and practitioners conceive of, empirically measure, and prescribe solutions for, sustainability challenges. These “four faces” of sustainability are distinguished on two dimensions: whether or not they justify their orientation owing to key features or “structural attributes” of the problem at hand; and whether or not they champion some type of “utility” enhancing project. Each of these four faces are reinforced by four distinct schools of sustainability: Commons (Type 1); Optimization (Type 2); Compromise (Type 3); and Prioritization (Type 4).

While the Prioritization school was successful in championing Type 4 problem in the 1960s and 1970s, there has been a subtle but powerful drift towards Type 3, 2 and 1 conceptions that champion competing transformation projects, the success of which help explain the acceleration of environmental degradation.

Any effort to solve Type 4 problems requires undertaking two tasks. First, sustainability scholars must overcome their unconscious bias favouring Types 3, 2, 1 problem conceptions, which is largely reproduced through each school’s emphasis on mastering highly technical skills that biases the evidence their members collect, and the problems they target. This requires understanding the impacts of each school in the last three decades across international organizations, schools of the environment, and sustainability governance innovations. Second, a return to treating the climate and biodiversity crisis as Type 4 problems requires building “thermostatic” institutions at multiple scales. I illustrate my argument by drawing on successful cases of Type 4 successes including endangered species conservation in the US Pacific Northwest, acid rain in North America, the global ozone layer, and Covid-19.

Chair: Charlotte Halpern (Sciences Po, CEE, LIEPP)
This research is carried out within the CAPin GHG research project, which was selected in the IDEX-Université Paris Cité -NUS call for proposals 2021 for joint research projects. 
                        

 

Lauréats du Prix Maurice Allais

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy, Étienne Wasmer : lauréats du Prix Maurice Allais

La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2023 a eu lieu le 2 juin 2023 à l’École Mines Paris. Le Prix Maurice Allais 2023 a été attribué à Odran Bonnet, Administrateur de l’INSEE, Guillaume Chapelle, Maître de Conférences à l’Université de Cergy Paris, Alain Trannoy, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Marseille et Étienne Wasmer, Professeur d’Économie à New York University Abu Dhabi.

À l’occasion de la 6e édition du Prix Maurice Allais, le jury distingue une contribution scientifique importante à la recherche en fiscalité. En effet, dans leur article « Land is back, it should be taxed, it can be taxed », paru en 2021 dans la European Economic Review, les auteurs développent avec précision et audace que la terre devrait être seule taxée parmi les divers composants du capital. La remise du prix avait lieu le 2 juin à l’école des Mines.

Après s’être prononcé dès 1966 en faveur de l’instauration d’un impôt sur le capital dans un article paru dans la revue Droit social, Maurice Allais plaidait, dans L’Impôt sur le Capital et la Réforme monétaire (1977), pour une abrogation de l’impôt sur le revenu au profit d’un impôt annuel de 2 % sur le capital matériel (machines, équipements, terre, immeubles, etc.) à l’exception du patrimoine financier. L’objectif était d’encourager l’apport d’épargne des Français à l’effort de production et la compétitivité du pays, et de décourager les attitudes attentives et spéculatives.

L’apport d’Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy et Étienne Wasmer à l’idée de Maurice Allais est de concentrer exclusivement l’impôt sur le capital foncier, d’une part, et, d’autre part, d’introduire un taux d’imposition différencié dépendant de l’usage du terrain : foncier non construit à visée spéculative, foncier à usage locatif, foncier à usage résidentiel, foncier industriel, commercial et professionnel

Selon les lauréats du Prix, ce modèle de taxation doit permettre de rendre l’économie la plus productive possible, alors que la valeur du patrimoine foncier n’a cessé d’augmenter en France. Ainsi, un prélèvement de 2 % sur la valeur de tous les terrains détenus par les entreprises et les particuliers – estimée à 7 000 milliards d’euros – rapporterait 140 milliards d’euros par an, et permettrait également d’alléger la fiscalité sur les autres éléments du capital et sur le travail, source d’un accroissement plausible d’un point de croissance française.

Cette proposition de « taxe sur la terre » aurait des effets tant en matière de justice sociale que sur le plan de l’efficacité économique. D’une part, elle approfondit l’idée de Maurice Allais d’un impôt sur le capital immobilier, devant permettre de décourager la rente improductive, et, dans la mesure où la propriété de la terre est inégalement répartie, de contribuer à la justice fiscale. D’autre part, en introduisant un dispositif de taux différenciés selon les usages du foncier, elle donne les leviers d’une plus grande efficacité fiscale et sans doute d’une meilleure acceptabilité sociale.

Le Jury du Prix Maurice Allais 2023 a ainsi tenu à récompenser la rigueur scientifique, la qualité du développement théorique et la portée pratique de l’article d’Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy et Etienne Wasmer.

Plus d'informations

Didier Demazière - Dire ‘oui’ ou ‘non’ à l’ordinateur Retour sur la numérisation du service public de l’emploi

Didier Demazière est sociologue, directeur de recherche au CNRS au Centre de Sociologie des Organisations à Sciences Po. Sociologue du travail et des professions, il a mené de nombreuses recherches dans le domaine du chômage et de l’emploi, y analysant différentes facettes du travail, telles l’accompagnement des chômeurs dans les services publics de l’emploi en Europe, ou les activités de recherche d’emploi des chômeurs. Il conduit aussi des enquêtes sur les élus politiques, leurs activités de travail, leur rémunération et leurs conditions de travail. Il a publié récemment plusieurs articles sur le service public de l’emploi et les chômeurs dont : Un chômage sans recherche d’emploi ? Une zone d’ombre dans la littérature sociologique sur les expériences du chômage, dans Sociologie du travail (2022 avec Alizée Delpierre), Temps de la recherche d’emploi et expérience du chômage. Prescription, disponibilité, encombrement, ritualisation, dans Temporalités (2019 avec Marc Zune) ainsi qu’un numéro de la Revue Française de Science Politique consacré à la rémunération des élus et indemnisation des mandats (Vivre de la politique. Rémunération des élus et indemnisation des mandats, publié en 2021 avec Rémy Le Saout).

DIRE 'OUI' OU 'NON' A L'ORDINATEUR : RETOUR SUR LA NUMERATISATION DU SERVICE PUBLIC DE L'EMPLOI

Didier Demazière

Dans les dernières décennies, les services publics ont connu de multiples réformes visant à améliorer leur efficacité et à réduire leurs coûts (Brodkin et Marston, 2013). Le travail des professionnels du guichet, ceux qui sont au contact des usagers, est placé au cœur de cette difficile conciliation : subissent-ils – ou non – une dégradation de leur travail, une perte d’autonomie, un recul de l’expertise, une disparition de leur identité de métier (Bezes et Demazière, 2011) ? La transformation des services publics s’est accélérée encore avec l’informatisation de la gestion des dossiers, la numérisation des interfaces avec les usagers et l’implantation d’algorithmes de recommandation. Ces évolutions techniques sont censées améliorer l’accès aux services publics pour les usagers jusqu’à permettre un self-service, et favoriser une meilleure adaptation aux situations individuelles jusqu’à dispenser une gestion au cas par cas. Elles questionnent aussi le travail des agents sur plusieurs points : sur les tensions entre les composantes relationnelle et technique de leur travail (Jorna et Wagenaar, 2007), sur la réduction du rôle de leur expertise dans les prises de décisions (Busch et Henriksen, 2018), sur le recul de ce qu’on appelle leur pouvoir discrétionnaire (Lipsky, 1980) c’est-à-dire leur capacité à produire des services sur-mesure à partir de règles standardisées et impersonnelles.

Quelles conséquences la numérisation des services publics a-t-elle sur le travail des professionnels au contact des usagers ? Cette question est explorée ici dans le secteur de l’État social : qu’en est-il pour les conseillers accompagnant les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi (et avant 2009 à l’Agence Nationale Pour l’Emploi) ? Une série d’enquêtes, conduites pour la première en 1986 et la plus récente en 2023, montre que la numérisation est à la fois une contrainte pesant sur l’autonomie des conseillers et une ressource pour bien faire leur travail. Cette ambivalence est à la source d’une différenciation des pratiques professionnelles, selon que l’on dit ‘oui’ ou ‘non’ aux ordinateurs. Surtout, elle révèle des risques d’éclatement du métier qui ont leur origine dans l’évolution des profils et des modes de recrutement des conseillers.

L’informatique et le numérique : un soutien des pratiques professionnelles ?

Dans les années 1980, l’ANPE était une bureaucratie de papier. Les dossiers des demandeurs d’emploi n’étaient pas informatisés et ils étaient rangés dans des grands classeurs. Il fallait alors palucher ces fichiers pour sortir les dossiers des chômeurs convoqués en entretien ou pour identifier des profils pertinents en fonction des offres à pourvoir ou des stages à remplir. Le travail d’accompagnement ne pouvait être réalisé sans manipuler les fiches cartonnées, les classer et trier, les compléter à la main. Les procédures manuelles sont devenues trop lourdes à mesure que les fichiers enflaient avec la croissance du chômage (1 million de chômeurs en 1977, 2 en 1982, 3 en 1992). Aujourd’hui les informations sont dématérialisées et les dossiers physiques ont disparu. Dans les agences locales les ordinateurs sont omniprésents, implantés sur chaque bureau et comptoir d’accueil, disponibles en libre-service également. Pour les conseillers, travailler suppose de consulter des écrans, d’utiliser des progiciels dédiés, d’interroger des bases de données.

L’informatisation des dossiers des demandeurs d’emploi, comme des offres d’emploi, a permis un sensible gain d’efficacité en facilitant les requêtes. Les conditions de travail des conseillers ont changé, de sorte que la formation des recrues est désormais axée sur l’utilisation des interfaces informatiques et outils numériques quand elle était auparavant centrée sur la relation avec les chômeurs. Celle-ci est cadrée par la technologie, car l’écran est fréquemment consulté par les conseillers. Le système technique structure les entretiens et prescrit un protocole en les décomposant en une série d’étapes qui apparaissent successivement à l’écran : actualisation de la situation, bilan des démarches de recherche d’emploi, recueil des souhaits et attentes, définition des objectifs à atteindre, prescription (un stage de formation, un nouveau rendez-vous, un bilan de compétences, etc.). Jusqu’au début des années 2000, les conseillers voient dans l’interface informatique un support peu contraignant, qui ne menace pas leur autonomie. La difficulté à bien faire leur travail résulte plutôt de la réduction de la durée des entretiens sous la pression du flux des demandeurs d’emploi.

Une réponse organisationnelle à cette pression consiste à différencier des modalités d’accompagnement correspondant à des types de « besoins » des chômeurs. Il s’agit de ventiler ces derniers dans des catégories, de les profiler. Traditionnellement, ce profilage repose sur l’expertise des conseillers, mais dans les années 2000 se diffuse une méthode alternative fondée sur un calcul de risque, sur une mesure statistique de la probabilité de sortie du chômage. Cette méthode algorithmique est supposée plus efficace, plus rationnelle, et plus stable que le travail discrétionnaire et interprétatif des conseillers (Grundy, 2015). Dans certains pays, comme en Australie, elle aboutit à produire des décisions automatisées qui remplacent la décision des conseillers (Casey, 2022). En France, la numérisation de Pôle Emploi est menée de manière lente et incrémentale car une première expérience de profilage statistique avait avorté dans les années 2000, se brisant sur la défection des conseillers.

Fondé sur un « diagnostic personnalisé du demandeur d’emploi », l’algorithme de profilage est incorporé dans l’application qui sert de support aux entretiens de situation. Il suggère au conseiller un type de suivi en fonction de scores calculés pour chaque demandeur d’emploi sur son projet professionnel, sa recherche d’emploi, la situation du marché du travail ou encore des ‘freins périphériques’ (nouveau nom des difficultés sociales) (Delpierre et al., 2023). Pour la direction, il s’agit de s’assurer que « chaque demandeur d’emploi est orienté vers le bon service, celui qui correspond bien à sa situation. » Ce profilage statistique délivre une recommandation dont le conseiller peut s’écarter dans une certaine mesure. Il pose un cadre pour le travail interprétatif du conseiller et vise à influencer sa décision et à limiter son pouvoir discrétionnaire. Dès lors, comment les conseillers perçoivent-ils ce qui est promu comme une assistance technique à la décision ? 

Les ambivalences des attitudes des professionnels

L’informatisation puis la numérisation ont modifié la dimension relationnelle de ce travail en donnant un rôle croissant aux machines. Une attitude domine chez les conseillers : ils revendiquent la responsabilité du diagnostic des situations des demandeurs d’emploi et de leur ventilation dans des types d’accompagnement : « renforcé » pour ceux qui ont le plus de difficultés sur le marché du travail, simple « suivi » pour « les plus autonomes », ou « guidé » pour les situations intermédiaires. Ils placent au cœur de leur métier la capacité à prendre les bonnes décisions. Et ils expriment de la méfiance vis-à-vis d’instruments qui risquent de les brider. Ils formulent des craintes pour leur autonomie, ce que l’on observe dans les services publics de l’emploi d’autres pays (Nordesjö et al., 2022).

Leurs critiques portent sur la justesse des recommandations : pour eux les automates se trompent, à moins qu’ils « tombent juste par le fait du hasard ». Les algorithmes sont seulement vus comme des sources de rigidité, qui pourraient se durcir à l’avenir et menacer frontalement leur expertise professionnelle. Ils sont aussi situés dans un espace extérieur, voire étranger, au travail d’accompagnement des chômeurs : ce sont des « boites noires », des « ovni conçus par des théoriciens », caractérisés comme « étrangers à la relation humaine ». Les conseillers définissent leur travail autour de cette dimension humaine et à grande distance de la logique insufflée par la numérisation. Pour autant, ils y voient aussi un moyen de faciliter leur travail, voire de le préserver et de lui donner du sens.

La surcharge et l’engorgement des services publics n’épargne pas le service public de l’emploi. Ils sont vécus au quotidien par les conseillers et sont lisibles dans le volume de leurs portefeuilles de demandeurs d’emploi. La jauge moyenne est fixée à 350, ce qui implique qu’une partie du suivi ne peut être réalisée que par courriel ou téléphone. Mais la taille réelle des portefeuilles peut atteindre 700 personnes et même plus. Certaines agences locales sont ainsi embolisées et nombre de conseillers se sentent empêchés de travailler correctement, en accord avec leur conception de leur métier. Dans un tel contexte, la numérisation a des effets perçus comme bénéfiques : elle soulage la pression des flux et protège le cœur de métier.

En effet, les algorithmes aident à identifier une catégorie de chômeurs réputés « plus autonomes », qui seront orientés vers une offre de service en libre-service, sans exclure un suivi à distance si nécessaire. Ce report de l’accompagnement sur le demandeur d’emploi lui-même n’est pas le signe de l’utilité du travail des conseillers, mais il dégage un surcroît de temps à consacrer aux autres chômeurs, moins autonomes et plus dépendants de l’expertise des conseillers. C’est sur ce point que le profilage statistique est nettement célébré : il permet d’identifier une catégorie qui, comme l’ont exprimé certains conseillers « n’a pas besoin de nous ». De façon complémentaire, cela élargit les possibilités de « faire son travail » et de réaliser « un vrai travail », là où il est considéré comme plus nécessaire, comme ayant plus sens : c’est la possibilité de « donner plus à ceux qui ont moins » et de « se sentir vraiment utiles ». Les conseillers, faisant ici écho au discours managérial, célèbrent la numérisation au nom du principe d’équité – plutôt que d’égalité – dans les services publics.

Un autre aspect souligné est l’obligation pour tout demandeur d’emploi de renseigner son dossier individuel en ligne avant tout entretien physique. Cela fait surgir des difficultés liées à la fracture numérique et à l’illectronisme. Les chômeurs en difficulté par rapport à cette démarche trouvent dans les agences locales des personnels dédiés, souvent des jeunes en service civique, pour les aider. Cela ne garantit pas que les dossiers soient renseignés de manière exhaustive, mais les conseillers estiment que cette obligation permet de débarrasser les entretiens de composantes plus administratives. Ceux-ci peuvent être consacrés à l’examen du parcours des chômeurs et à leur accompagnement, et donc recentrés sur le cœur de métier, l’aire d’expertise des conseillers. Si la numérisation suscite à la fois des critiques et des adhésions, quels usages font les conseillers des outils numériques au cœur de leur situation de travail ? 

Des usages différenciés des outils numériques

Comme dans la plupart des services publics, les conseillers de Pôle Emploi ne peuvent s’affranchir du système d’information : ils travaillent tous derrière un écran, ils consultent le dossier du demandeur d’emploi avant de le recevoir, ils actualisent les informations enregistrées, ils consignent les conclusions et préconisations à la fin de l’entretien. Pourtant, face aux chômeurs leurs pratiques sont diverses. Cette variabilité est le signe que la composante humaine de leur travail entre en tension avec les supports techniques de la relation et de l’accompagnement. Cette tension délimite une large gamme de pratiques, qui sont distribuées entre deux polarités, selon que l’on dit ‘oui’ ou que l’on dit ‘non’ aux ordinateurs (Sztandar-Sztanderska & Zielenska 2022).

Dans le premier cas, les entretiens sont guidés par les pages écrans que le conseiller fait défiler les unes après les autres. Les questions adressées au demandeur d’emploi sont dictées par les rubriques à renseigner ou à actualiser. Le système d’information est utilisé comme une ressource pour assurer la continuité de l’interaction. Mais, suivre pas à pas le protocole informatisé est une procédure lourde : « je trouve ça un peu difficile, c’est qu’on a quand même pas mal de clics, de pages, de choses à vérifier […] Il y a un gros travail de saisie à faire ». Non seulement le script dicte le déroulement de l’entretien mais il impose aussi un rythme vécu comme pressant. Cette pression justifie de ne pas s’écarter du script, car précisément le temps manque pour cela. Les interventions du chômeur risquent d’être perçues comme des perturbations d’un ordre cadré par l’outil. Or, l’accumulation d’informations est un enjeu décisif, car la qualité de la synthèse livrée in fine par l’algorithme dépend directement de la quantité d’informations consignées sur la recherche d’emploi du chômeur, son projet professionnel, sa position sur son marché du travail, ses difficultés. Il en va de même pour les recommandations qui en découlent : « il faut en passer par là, sinon ta synthèse elle ne vaudra rien, ça ne servira à rien, autant ne pas s’occuper des recommandations dans ce cas ».

Ce type de pratique professionnelle repose sur une relation de confiance avec la machine et les outils numériques ; une confiance dont l’exigence est de se conformer rigoureusement aux demandes d’informations de l’interface. Ici, la numérisation devient un puissant levier de prescription du travail. Cela dépasse la conduite des entretiens avec les chômeurs pour concerner aussi les prescriptions. Car le sens du travail réside moins dans les échanges avec les chômeurs que dans les outputs, qui concentrent la plus-value du travail d’accompagnement. L’accent est porté sur le débouché des entretiens et la prescription de prestations (aide à la recherche d’emploi, construction d’un projet professionnel, stage de formation, offre d’emploi, etc.), et sur leur cohérence avec la synthèse automatisée du diagnostic : « pour moi, toujours prescrire, parce que c’est notre plus-value […] Et on a des outils qui nous aident bien à tenir toujours cet objectif ». Il s’agit bien de dire ‘oui’ à l’ordinateur, du moins d’être à son écoute, ce qui implique en amont de nourrir la machine. Ces pratiques rencontrent aussi les directives managériales qui promeuvent les outils algorithmiques et qui fixent des objectifs quantitatifs d’entrée dans les prestations ouvertes aux chômeurs.

À l’autre pôle des pratiques, les interfaces informatiques et l’écran sont repoussés en périphérie de l’interaction. Le dossier est consulté avant l’entretien et, en phase de clôture, des requêtes sont introduites afin de rechercher des prestations adaptées, et les conclusions de l’entretien sont saisies. Mais, durant l’interaction, l’ordinateur est délaissé, voire ignoré. Les instruments techniques sont considérés comme des obstacles aux échanges humains, qui sont placés au cœur du travail de conseiller. Dès lors, l’interaction est plus imprévisible, car elle est rythmée par un jeu de questions et réponses visant à produire une compréhension de la situation et à en forger une interprétation cohérente : « mon but c’est de faire une idée précise de ce que vit la personne, de ce qu’elle veut. C’est aussi ce dont elle a peur, ce genre de choses ». Pour cela, il faut faire parler, savoir faire parler, recueillir des confidences, de manière à ne pas manquer des évènements sensibles et difficilement dicibles et pourtant décisifs dans le diagnostic de la situation : problèmes de logement, maladies, phobies, harcèlement professionnel, difficultés conjugales, addictions, surendettement, etc. La clé de l’entretien est alors d’établir un lien de confiance, ce qui peut prendre du temps, mais qui passe par une mise à distance des outils pour privilégier une écoute empathique : « j’essaie de montrer que je suis dans une bonne écoute parce que personne ne va dire facilement qu’il a subi un harcèlement moral. Et si je passe à côté je peux toujours proposer des offres, la personne va esquiver parce qu’elle aura peur, donc mon boulot ne sert à rien ».

Ce type de pratique professionnelle privilégie la qualité des informations à leur quantité. La confiance n’est pas investie dans les outils techniques, mais elle est une exigence de l’interaction. Le sens du travail est ici aussi de prodiguer des conseils, d’orienter vers des prestations, de proposer des offres d’emploi. Mais, cet objectif peut être différé, renvoyé à un moment éloigné, à un futur entretien, si le conseiller estime que cela est préférable. Dire ‘non’ à la machine, c’est affirmer son expertise en matière d’accompagnement, s’investir de la responsabilité du suivi des demandeurs d’emploi, dénier aux algorithmes la légitimité à prendre les bonnes décisions, et se sentir compétent pour analyser les situations, et en tirer les conséquences adéquates : « C’est à moi de prendre les décisions. C’est ma responsabilité sinon on est quoi ? C’est quoi mon job ? ». Délivrer les bons conseils et prendre les bonnes décisions suppose de nouer une relation de confiance avec le demandeur d’emploi, car il faut prendre en compte l’intérêt de la personne, donc accéder à la compréhension de cet intérêt : « l’intérêt de la personne du demandeur c’est quelque chose, c’est fondamental. Et ce n’est pas une machine, c’est nous avec notre expérience ». À l’aune de cette différenciation des pratiques, comment caractériser l’impact de la numérisation du service public de l’emploi sur le métier de conseiller professionnel ? 

Des interprétations divergentes du métier 

Il n’est pas surprenant que la numérisation du service public de l’emploi en France n’aboutisse pas à une standardisation des pratiques d’accompagnement. Car elle est modérément prescriptive en comparaison avec d’autres pays : les outils techniques visent à guider ou assister le travail des conseillers et non à s’y substituer contrairement aux cas où les décisions sont prises automatiquement par les algorithmes et s’imposent aux agents. Dans de telles « bureaucraties de machines » (Considine et al., 2022), le travail des conseillers tend vers la standardisation, et leur pouvoir discrétionnaire, critiqué comme source d’inégalité de traitement des chômeurs, tend à disparaitre. Dans le cas français, la numérisation est une source de diversité des pratiques professionnelles, mais quel sens donner alors à cette variabilité ?

Les caractéristiques des chômeurs reçus en entretien ne permettent pas de comprendre la modulation des pratiques : ce n’est pas face à ceux qui apparaissent les plus en difficultés que les conseillers tendent à dire ‘oui’ (ou inversement ‘non’) à l’ordinateur. Certes, les attitudes des conseillers ne sont pas systématiquement constantes et des formes hybrides s’insèrent entre les deux modèles polaires. Mais, elles sont assez stables, de sorte que cette tension traduit des conceptions divergentes du métier.

Les usages les plus circonspects des outils technologiques sont le signe d’une résistance à des évolutions du métier promues par les directions et hiérarchies. Cette résistance est la plus affirmée parmi les conseillers qui revendiquent de s’appuyer sur leur propre expérience et leurs propres compétences professionnelles pour effectuer leur travail. Ce sont aussi les conseillers qui ont des parcours spécifiques : ils comptent les anciennetés les plus grandes, ils ont longtemps pratiqué le diagnostic individuel sans assistance algorithmique, ils ont souvent des diplômes universitaires en sciences humaines et sociales, ou en psychologie pour certains, ils disent avoir choisi de travailler au sein du service public de l’emploi pour aider les chômeurs, et ils évoquent parfois leur passé professionnel avec une certaine nostalgie, ils affichent leur confiance dans la justesse de leur pouvoir discrétionnaire. À l’inverse, l’autre attitude au travail est particulièrement apparente chez des conseillers ayant un tout autre parcours et une faible expérience du travail d’accompagnement : ils ont été recrutés dans les dernières années voire les derniers mois et une partie d’entre eux a un statut temporaire, ils n’ont guère d’expérience antérieure du travail de guichet ou du travail social, ils ont des formations variées, dans le numérique, l’ingénierie ou le commerce, ils ont pour la plupart candidaté à Pôle Emploi par défaut soit pour acquérir une première expérience professionnelle même si certains la perçoivent comme un déclassement soit pour répondre à une perte d’emploi survenue en fin de carrière après une rupture professionnelle, et certains concèdent être peu préparés à recevoir des chômeurs notamment quand ils ont été rapidement affectés à un poste, tandis que d’autres admettent être parfois mal à l’aise lors des entretiens.

Les conceptions du travail d’accompagnement sont significativement divergentes. Ces différences sont alimentées par des écarts dans les politiques de recrutement et les profils de recrues. Ainsi, avant la création de Pôle Emploi en 2008, les recrutements étaient réglés par des concours et débouchaient sur des emplois à statut public et des carrières longues, tandis que désormais ils s’appuient sur des contrats privés, temporaires dans un premier temps et favorisant des départs rapides. Alors que les plus anciens des conseillers ont, par définition, une longévité dans le métier, les plus novices sont rares à s’y projeter durablement et ont une faible identité de métier. Cette hétérogénéité de la catégorie professionnelle des conseillers est exacerbée par la numérisation du travail qui fait apparaitre une ligne de divergence sur la définition même du métier.

En ce sens, la numérisation du travail d’accompagnement des chômeurs a un effet paradoxal voire contre-intuitif. Les algorithmes de diagnostic et de traitement sont supposés réduire les inégalités de traitement et la variabilité des pratiques professionnelles en affaiblissant le pouvoir discrétionnaire des conseillers et en promouvant un diagnostic supposé objectivé. Mais, cette réduction de l’autonomie discrétionnaire est inégale puisque la numérisation a des effets contrastés sur les pratiques professionnelles. La numérisation fait dès lors surgir une nouvelle source d’imprévisibilité du travail d’accompagnement, indexée sur l’usage que chaque conseiller fait des outils techniques, et au-delà sur le sens qu’il donne à son métier et sur la conception de l’accompagnement à laquelle il adhère. 

Références : 

Bezes Philippe et Demazière Didier (2011), « Dossier-débat : NPM et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du Travail, 53(3), p. 293-305.

Brodkin Evelyn et Marston Gregory (eds) (2013), Work and the Welfare State: Street-Level Organizations and Workfare Politics, Georgetown University Press.

Busch, Peter André et Henriksen Helle Zinner (2018), “Digital discretion: A systematic literature review of ICT and street-level discretion”, Information Polity, 23(1), p. 3-28.

Casey Simone, Jane (2022), “Towards Digital Dole Parole: A review of digital self‐service initiatives in Australian employment services”, Australian Journal of Social Issues, 57(1), p. 111-124,.

Considine Mark, Mcgann Michael, Ball Sarah et Nguyen Phuc (2022), “Can robots understand welfare? Exploring machine bureaucracies in welfare-to-work”, Journal of Social Policy, 51(3), p. 519-534.

Delpierre Alizée, Demazière Didier et El Fatihi Hajar (2023), “The stealth legitimisation of a controversial policy tool. Statistical profiling in the French Public Employment Service (PES)”, Regulation and Governance, forthcoming.

Grundy John (2015), “Statistical profiling of the unemployed”. Studies in Political Economy, 96(1), p. 47-68.

Jorna Frans et Wagenaar Pieter (2007), “The ‘iron cage’strengthened? Discretion and digital discipline”, Public administration, 85(1), p. 189-21.

Lipsky Michael (1980), Street-level bureaucracy. Dilemmas of the individual in public services, New York, Sage.

Nordesjö Kettil, Scaramuzzino Gabriela et Ulmestig Rickard (2022), “The social worker-client relationship in the digital era: A configurative literature review”. European Journal of Social Work, 25(2), p. 303-315.

Sztandar-Sztanderska et Karolina, Zieleńska Marianna (2022), “When a Human Says ‘No’ to a Computer: Frontline Oversight of the Profiling Algorithm in Public Employment Services in Poland”, Sozialer Fortschritt, 71(6-7), p. 465-487.

Séverine Lemiere, Rachel Silvera - Reconnaître le travail pour établir l’égalité salariale entre femmes et hommes : le cas des sages-femmes.

Séverine Lemiere est économiste, maitresse de conférence à l’IUT de Paris-Rives de Seine et responsable de la licence professionnelle métiers de la GRH, elle est membre du groupe de recherche MAGE (Marché du Travail et Genre en Europe) et de la Cité du Genre. Elle se spécialise d’abord sur l’emploi des femmes et les inégalités professionnelles et salariales entre femmes et hommes et notamment la sous-valorisation salariale des métiers féminisés. Elle est également Présidente de l’association FIT, une femme un toit et membre de la commission violences de genre du Haut Conseil à l’Egalité. Avec cette double casquette, elle développe des travaux sur les conséquences professionnelles des violences conjugales et intrafamiliales et le rôle des employeurs en la matière.

Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférence à l'Université Paris-Nanterre, chercheuse associée au CERLIS (Université Paris Cité) ; co-directrice du groupe de recherche MAGE (Marché du Travail et Genre en Europe) et membre du comité de rédaction de la revue Travail, Genre et Société ; membre du Haut conseil à l’égalité ; spécialiste des questions d'égalité professionnelle en matière de salaires, de temps de travail et d’articulation des temps, d'emploi et de relations professionnelles. Elle a publié notamment : avec Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic, Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes. Ed Syllepse, 2021 ; Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Paris, La Découverte, 2014, ainsi qu’une Chronique mensuelle dans Alternatives économiques que vous pouvez retrouver comme la plupart de ses travaux, sur son site.

RECONNAÎTRE LE TRAVAIL POUR ÉTABLIR L'ÉGALITÉ SALARIALE ENTRE FEMMES ET HOMMES : LE CAS DES SAGES-FEMMES 

Séverine Lemière et Rachel Silvera  

La crise sanitaire a souligné un paradoxe entre l’utilité sociale et vitale des professions du soin et du lien aux autres, occupées majoritairement par des femmes, et leurs niveaux particulièrement faibles de reconnaissance professionnelle et salariale.

Deux points nous semblent essentiels ici. D’une part, le fait que les professions relevant du soin aux autres sont sous-valorisées, alors même que le contenu du travail est à la fois complexe, difficile et soumis à de nombreuses contraintes et responsabilités. D’autre part, il est possible de montrer qu’à fonctions, complexité et responsabilité comparables, les métiers, selon qu’ils sont occupés majoritairement par des hommes ou par des femmes, ne font pas l’objet de la même reconnaissance ni surtout de la même rémunération. Nous espérons que ce texte permettra de mieux connaître et reconnaître les métiers du soin et du lien aux autres. Nous nous appuyons pour cela sur certains résultats de l’étude IRES-CGT 2023 (voir l’encadré).

Cet article porte tout d’abord sur les vécus professionnels collectés lors de la consultation auprès de 7000 professionnel.les afin de mettre en lumière les principales caractéristiques des métiers du soin et du lien, très féminisés, et dont les exigences professionnelles sont trop souvent invisibilisées et naturalisées. Puis, reprenant l’approche développée dans d’anciens travaux (Lemière, Silvera, 2010 et Becker, Lemière, Silvera 2013), nous posons l’hypothèse que la sous-valorisation des métiers féminisés est une source explicative encore peu traitée des inégalités salariales entre femmes et hommes. Nous comparons alors le métier de sage-femme à celui d’ingénieur hospitalier, afin d’appliquer le principe juridique « un salaire égal pour un travail de valeur égale ».

                                     1. Donner la parole aux professionnel·les pour rendre visible les spécificités des métiers féminisés du soin et du lien

Alors que nombre de métiers du soin et du lien requièrent un diplôme d’État - ce qui devrait signifier une reconnaissance technique et un périmètre précis de missions - notre consultation montre une toute autre réalité : une diversité des tâches bien au-delà du périmètre de l’emploi, une disponibilité permanente, des responsabilités vitales et une forte pénibilité physique et émotionnelle.

La complexité de métiers « tout en un »

Réaliser une multitude d’activités, au sein d’un même emploi ainsi qu’au-delà, caractérise très fortement les métiers du soin et du lien. 86 % des répondant·es disent effectuer souvent plusieurs tâches à la fois. Il faut faire en même temps des tâches différentes, comme s’il fallait simultanément occuper deux postes, être deux personnes, détenir deux types de compétences. Cette infirmière résume « les interruptions de tâches sont notre quotidien : écouter les patients, répondre au téléphone, distribuer les médicaments… Les sollicitations sont nombreuses, surtout qu’on nous demande des tâches administratives contraignantes… Et il faut tout faire en même temps ». Cette sage-femme résume toutes ses fonctions : « En service, une sage-femme pour 30 mamans et 30 bébés. Je fais donc sage-femme, puéricultrice, infirmière, aide-soignante et ASH [Agent de services hospitaliers], mais je dois aussi faire assistance sociale pour les plus précaires, psychologue pour les situations dramatiques... et j’assure toute la partie administrative. »

Cette complexité est accentuée par un rapport au temps paradoxal et intenable. D’un côté, ces professionnel·les insistent sur la nécessité de prendre du temps pour bien faire son travail et être à l’écoute, et de l’autre, elles et ils dénoncent le fait de ne pas avoir assez de temps pour bien travailler avec des délais de plus en plus contraints tout en étant fréquemment interrompu·es. Une aide-soignante explique : « La durée du prendre soin est imprévisible. La relation de confiance entre la personne à prendre en charge et le professionnel est indispensable et n’est pas un copier-coller (…). Mais, ce temps indispensable, incontournable n’est pas prévu sur nos fiches métiers (…). Les temps sont inquantifiables dans leurs durées et leur multiplicité, donc inquantifiables dans leurs retombées financières. »

Les trois quarts des répondant·es disent être fréquemment interrompu·es pour effectuer une autre tâche imprévue. L’organisation du travail ne semble pas prévoir de sas, par exemple des plages horaires sans interruption, ni de personnel intermédiaire permettant de faire « tampon » face aux nombreuses interruptions. Une disponibilité permanente est donc attendue de la part de ces professionnel·les. Parallèlement et presque paradoxalement, 60 % expliquent qu’anticiper des besoins avant même que les personnes accompagnées ne les expriment est le cœur de leur travail.

Le bien-être, la santé et la sécurité : leur principale responsabilité 

Les responsabilités en termes de bien-être et de santé des personnes sont partagées par 96,5 % des interrogé·es, cette agente territoriale spécialisée des écoles maternelles en témoigne : « [la] plus grosse responsabilité reste la sécurité des enfants ainsi que leur bien-être en répondant à leurs besoins ».

Les responsabilités renvoient aussi aux activités de supervision ou de coordination, peu reconnues comme de véritables responsabilités hiérarchiques : 70,9 % déclarent avoir la responsabilité d’une équipe ou de collègues, de nombreux témoignages soulignent l’encadrement d’étudiant·es, de stagiaires et des personnes débutantes ou récemment arrivées.

Le cumul d’exigences organisationnelles très lourdes

84 % parlent d’un métier difficile physiquement : postures pénibles, environnement bruyant surtout dans la petite enfance, port, déplacement et manipulation de personnes. Les exigences portent aussi sur les horaires : travailler le dimanche, tôt le matin ou le soir. Soulignons que travailler à temps partiel augmente la fréquence de travailler tôt le matin ou le soir.

97 % des répondant·es considèrent aussi leur métier difficile sur le plan émotionnel et 94 % font face à la souffrance des autres. 70,6 % disent avoir parfois peur : « Peur de ne pas détecter un enfant à venir en détresse, car je suis sur un autre accouchement ; peur de ne pas diagnostiquer une pathologie grave pouvant entraîner une mort fœtale ou maternelle, car j’ai 20 mn pour effectuer ma consultation et que je dois en voir 15 par jour ; peur de ne pas pouvoir être là en cas de problème » (sage-femme). Ces situations à forte charge émotionnelle sont accentuées par le fait de devoir cacher ses émotions, pour 89 % des répondant·es.

Des qualifications invisibilisées par des métiers de vocation « féminine »

On a coutume de considérer que ces métiers reposent sur des qualités « innées » ou « naturelles » en lien avec l’assignation traditionnelle des femmes aux tâches relevant du soin, de l’aide et de l’assistance aux personnes en difficultés que recouvre finalement la dénomination anglaise du care (Molinier, 2020). Pourtant, plus de la moitié des professionnel·les estiment que la durée nécessaire pour bien maîtriser son travail est supérieure à un an, en articulant connaissances théoriques et savoir-faire techniques. De même, plus de 84 % des répondant·es indiquent que leur métier exige de plus en plus de procédures administratrices et gestionnaires. Le besoin d’informations et de formation se fait ressentir, réalisé souvent en dehors du temps de travail : c’est par exemple « beaucoup de recherches personnelles » pour cette accompagnante d’élèves en situation de handicap. 

Concluons qu’une grande majorité des professionnel·les est fière de leur métier, car il est utile aux autres et a de fortes valeurs (voir aussi la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez).  Mais, pour 92 %, leur salaire ne correspond pas à la juste « valeur » de leur travail et moins d’un·e sur deux recommanderait son métier à d’autres. Pour cette sage-femme : « Six ans d’études pour gagner moins de 2 000 € net par mois (…) et en ayant les responsabilités que l’on a (…). Je ne vais pas recommander cela alors que moi-même, je ne sais pas jusqu’à quand je vais tenir ! » Et, pour cette autre sage-femme, qui nous permet une transition vers notre deuxième partie : « Message aux jeunes : faites une école d’ingénieur, pour le même niveau d’étude vous aurez un meilleur salaire, une meilleure reconnaissance et des horaires plus satisfaisants. ». 

2. Revaloriser le salaire pour un travail de valeur égale : une sage-femme vaut bien un ingénieur hospitalier 

Le principe spécifique à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes exige que : « Tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, légalité de rémunération entre les femmes et les hommes » (article L. 3221-2 du Code du travail). Depuis la loi « Roudy » de 1983, l’article L. 3221-4 du Code du travail précise : « Sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse. ». Or, il se trouve que de nombreux métiers comparables en termes de complexité et de responsabilité ne sont pas rémunérés au même niveau selon que le métier soit plutôt féminisé ou occupé par des hommes. Il en va ainsi des sages-femmes, dont le contenu du travail est au moins aussi important que celui des ingénieurs hospitaliers, et pourtant, après 20 ans d’ancienneté elles touchent au minimum 400 euros de moins par mois que les ingénieurs hospitaliers.

Ici, notre analyse compare le contenu d’un métier très féminisé du soin et du lien, celui de sage-femme, avec un métier masculinisé de la même organisation, celui d’ingénieur hospitalier. Ces deux métiers appartiennent à la catégorie A de la fonction publique hospitalière et sont recrutés à bac+5. Les critères de comparaison utilisés synthétisent les critères courants des méthodes d’évaluation des emplois et ceux de la loi Roudy.  Pour mener la comparaison à bien, nous avons procédé à des entretiens au sein d’une maternité de niveau 3 (grossesses à risque) d’un hôpital public de l’AP-HP. Nous avons également fait une étude des référentiels métiers ainsi qu’une analyse des grilles salariales de l’AP-HP des deux professions.

Les principales missions des sages-femmes

Le code de la santé publique dote les sages-femmes d’un pouvoir de diagnostic et d’un droit de prescription, il s’agit d’une profession médicale à compétences définies. Les sages-femmes assurent la surveillance et le suivi médical de la grossesse. Elles peuvent assurer, en toute indépendance, le suivi de la grossesse, la surveillance du travail et de l’accouchement des femmes en bonne santé. Elles dispensent les soins à la mère et à l’enfant après l’accouchement et pratiquent la rééducation périnéo-sphinctérienne. Elles accompagnent également les femmes tout au long de leur vie en assurant leur suivi gynécologique de prévention, en prescrivant leur contraception, et en pratiquent les actes d’échographie gynécologique. Elles peuvent réaliser des interruptions volontaires de grossesse dans les conditions définies par la loi.

Elles prescrivent et pratiquent les vaccinations auprès de la femme et du nouveau-né dans les conditions définies par décret, et assurent un rôle important dans la prévention contre les addictions. Les sages-femmes sont aussi autorisées à concourir aux activités d’assistance médicale à la procréation.

La catégorie des sages-femmes comprend deux grades de 10 échelons chacun.

Les principales missions des ingénieurs hospitaliers

Les missions des ingénieurs hospitaliers relèvent des domaines de l’ingénierie, de l’architecture, de l’appareillage biomédical, de l’informatique ou encore de la prévention et gestion des risques, ou de la gestion des infrastructures et des réseaux. Selon la DRH de l’AP-HP, « ils dirigent, coordonnent et contrôlent les diverses activités des services techniques (…), ils réalisent des études, mettent au point des projets, élaborent et gèrent des programmes, participent au choix et à l’installation des équipements, assurent la maintenance des matériels et l’entretien des bâtiments ». Ils dirigent les personnels placés sous leur autorité et assurent leur formation technique. Selon la DRH, tous les ingénieurs ont une reconnaissance de compétences managériales : « Ils assurent des missions de conception et d’encadrement. (…) Ils sont chargés de la gestion d’un service technique ou d’une partie de service ».

La catégorie des ingénieurs hospitaliers fait partie de la filière technique supérieure d’encadrement et d’expertise des hôpitaux. Elle comprend quatre grades : ingénieur hospitalier (dix échelons), ingénieur principal (neuf échelons), ingénieur en chef de classe normale (dix échelons) et de classe exceptionnelle (sept échelons). Il comprend également l’emploi fonction d’ingénieur général (trois échelons).

Synthèse de la comparaison

Pour établir cette comparaison, nous avons observé les différences entre ces deux professions, au sein des critères retenus dans la loi Roudy, que sont les qualifications, la technicité du travail, les responsabilités, les exigences organisationnelles et enfin les rémunérations.

  •  Du point de vue des qualifications requises, les sages-femmes relèvent d’un métier réglementé par un diplôme d’État bac+5. Les ingénieurs peuvent être recrutés sur des diplômes universitaires, de même niveau bac+5, mais non réglementés. La possibilité d’accéder à un emploi d’ingénieur par la promotion interne de techniciens supérieurs est réelle, même si elle devient plus difficile.
  • Sur le plan de la technicité et de la complexité du travail, comme nous l’avons souligné dans notre première partie, le rôle des sages-femmes est à la fois technique, au sens d’une intervention médicale de soin, et relationnel, dans l’accompagnement. Dès le premier texte définissant ce métier (Loi du 17 mai 1943), les compétences médicales basées sur un savoir technique sont évoquées, tout comme les dimensions relationnelles, pédagogiques, de conseil et d’empathie. Les sages-femmes sont constamment interrompues, en devant suivre plusieurs accouchements en même temps, donc réaliser des activités différentes en même temps, un geste technique, un accompagnement rassurant, une vigilance, une prescription. Les sages-femmes rencontrées évoquent aussi le temps de plus en plus important passé à la « paperasse ». Selon l’une d’elles, « il faut noter dans chaque dossier de patiente ce que l’on a fait. En fait, tu es tout le temps en train de te dire : ‘Est-ce que j’ai laissé une trace de mon activité ? [Ici en termes de responsabilité] (…). Je cote [aussi] l’activité que j’ai faite. J’ai fait un accouchement. Il y a eu une péri, il y a eu une suture, il y a eu une extraction, et donc, l’hôpital gagne des sous. Ça, pour le coup, c’est un travail purement administratif ! Ça pourrait complètement être retiré de ma partie ! » Un ingénieur informaticien explique que son activité principale consiste à surveiller les serveurs, à assurer les nouvelles installations de serveurs et à en assurer la maintenance. Ce qui est le plus difficile est de gérer des situations de panne, imprévisibles : « Je suis en aide des équipes sur une technologie particulière Linux et je suis en dépannage de dernier niveau, sur tout ce qui est système libre. » La résolution de problèmes est le cœur de son travail d’ingénieur qui selon lui fait appel surtout à de la curiosité, à la capacité de se mobiliser dans un temps réduit pour résoudre le plus vite possible le problème. Les interruptions sont fréquentes pour régler un incident, en laissant de côté un projet, la mise en place d’une nouvelle solution qui pourra attendre. Certaines pannes peuvent être graves, générales et être une priorité absolue : « En tant que responsable au niveau du système, quand il y a une panne, il n’y a pas d’heure. Si on doit rester toute la nuit, on restera. ». L’ingénieur a une forte autonomie dans son travail, avec une mission spécifique transversale.
  • Les responsabilités des sages-femmes sont vitales, elles sont responsables des accouchements « normaux », du bien-être et de la sécurité de la mère et l’enfant. Même en étant encadrées, elles gardent une forte autonomie ; l’eutocie (accouchements qui se déroulent normalement) étant de leur seule compétence et elles restent maîtresses d’un recours à un médecin en cas de problème. Une sage-femme explique « Nous sages-femmes, on a un côté intermédiaire, en étant une profession médicale (…) mais on a des restrictions et à partir du moment où on sort de la physiologie et que l’on bascule dans la pathologie, normalement, c’est au médecin de prendre la suite. Mais du fait de nos droits à prescription et nos connaissances, en réalité, on lance des examens, et en fonction des résultats, on contacte ou non le médecin… (…) Pour les grossesses à risque, on voulait justement avoir une fiche de poste, pour savoir où nous situer, car si on appelle trop tôt le médecin, on peut se faire ‘cueillir’ et si c’est trop tard, on peut nous reprocher de prendre trop d’initiatives. Mais on nous a répondu qu’en tant que profession médicale, on n’avait pas besoin de nous cadrer ». Le risque d’être poursuivi·e au pénal en cas d’erreur médicale est évoqué par toutes les sages-femmes : même si l’hôpital les protège, il arrive qu’elles soient convoquées par l’ordre des sages-femmes ou la justice en cas de plainte. Les responsabilités sont traditionnellement associées au management hiérarchique. Pour les sages-femmes, la coordination, la supervision, voire l’encadrement d’un service sont fréquents bien que non reconnus dans leur mission, elles doivent être présentes auprès des étudiant.es sages-femmes mais aussi de médecine et auprès des infirmier·es et aides-soignant·es. Les ingénieurs ont, eux, parmi leurs missions, l’encadrement d’équipes d’ouvriers ou de techniciens. Mais ce n’est pas le cas de tous. Un ingénieur ergonome rencontré n’encadre pas d’équipe, et il reconnaît que « tous les ingénieurs n’encadrent pas forcément des équipes. Ce sont surtout les ingénieurs responsables de services techniques qui encadrent. Quelques ingénieurs biomédicaux peuvent avoir des techniciens supérieurs sous leurs ordres. Les ingénieurs travaux ont des responsabilités sur des chantiers, mais ils travaillent avec des entreprises extérieures ». Un autre ingénieur nous explique qu’il a eu par le passé une équipe à encadrer, mais a choisi depuis longtemps d’avoir une mission plutôt de conseil, qui ne nécessite pas d’encadrer, ni de prendre des décisions, mais de faire des propositions.
  • Quant aux exigences organisationnelles, pour les sages-femmes, la disponibilité est permanente. La gestion du stress est alors essentielle, car il y a régulièrement des cas d’urgence et les conditions physiques de travail viennent s’ajouter ; l’une d’entre elles nous explique : « On est toujours à courir partout. On ne mange pas. On ne fait pas pipi quand on en a envie… En plus, il y a des problèmes de posture, des maux de dos : il faut parfois accoucher des dames accroupie par terre ». Une autre ajoute : « On pense que sage-femme, c’est le plus beau métier du monde : vous tenez la vie. Mais on est confronté souvent à la mort et pour un nouveau-né, c’est tabou dans notre société (…) Cela a forcément un impact sur nos vies personnelles et cela nécessite beaucoup d’expérience pour arriver à gérer cela ». Pour les sages-femmes rencontrées, le fait d’alterner travail de jour et de nuit est une forte contrainte qui génère des troubles du sommeil. Travailler douze heures d’affilée ne semble en revanche pas poser de problème mais toutes notent que le respect des horaires est impossibleBeaucoup d’ingénieurs sont au forfait, ne « comptent » pas vraiment leurs heures en travaillant sur des projets. La majorité reste tout de même en horaires classiques, sans nuit ni week-end (sauf à être d’astreinte, sur la base du volontariat dans certains hôpitaux). Un ingénieur rencontré assure des gardes de week-end et certaines nuits, en échange d’un logement de fonction à Paris : 46 nuits par an et jusqu’à sept week-ends par an. Ces gardes concernent tous les problèmes techniques, les relations avec la police, les pompiers (départ de feu), ou avec certains patients ou famille en cas de décès.  

Enfin, si l’on compare les rémunérations parmi les exemples retenus, à ancienneté proche, l’écart est en faveur des ingénieurs : par exemple avec plus de 20 ans d’ancienneté, une sage-femme rencontrée gagne environ 400 euros de moins que des ingénieurs rencontrés. Seules les gardes supplémentaires des sages-femmes peuvent leur permettre d’atteindre et de dépasser 3 000 euros par mois. Au niveau des traitements indiciaires, jusqu’en 2017, les sages-femmes étaient payées 200 euros de moins que les ingénieurs hospitaliers au recrutement. Depuis, le traitement indiciaire à l’embauche est proche : il y a seulement 40 euros d’écart toujours en faveur des ingénieurs si on compare les grades 1 pour chaque corps.

L’égalité salariale est aussi à analyser dans la carrière : les sages-femmes n’ont que deux grades et le passage en grade 2 est très difficile, les ingénieurs ont quatre grades (auquel s’ajoute l’emploi fonctionnel d’ingénieur général). Dans le grade 1 à l’échelon 10 (nécessitant 23 ans d’ancienneté pour les sages-femmes et 25,5 ans pour les ingénieurs hospitaliers), l’écart est de 422,4 euros en faveur des ingénieurs, en estimant la prime de technicité des ingénieurs à 30 % (mais elle peut atteindre 45 %, et dans ce cas l’écart passe à 895,5 euros). Au grade 2, l’écart entre les deux corps est de 485,5 euros (et jusqu’à 1 062,8 euros, si la prime de technicité est de 45 %). En fin de carrière, le grade d’ingénieur en chef de classe exceptionnelle offre une rémunération nette de 5 589 euros (6339 euros avec la prime de technicité à 45 %), ces possibilités de carrière n’existant pas pour les sages-femmes.

Certes, les choses évoluent et le protocole d’accord de novembre 2021 devrait permettre une amélioration des salaires des sages-femmes. Mais, les 500 euros nets d’augmentation annoncés intègrent déjà les primes du Ségur de la santé que les ingénieurs perçoivent également. Par ailleurs, seulement 78 euros revalorisent l’indice (21 points d’indice supplémentaires), le reste correspondant à une nouvelle prime d’environ 240 euros. Au total, si toutes ces revalorisations se concrétisent, les sages-femmes seraient légèrement gagnantes à l’embauche par rapport aux ingénieurs, mais l’écart perdurerait dans la carrière : en fin de grade 1, l’écart actuel en faveur des ingénieurs de 422,4 à 895,5 euros (prime de technicité à 45 %) passerait entre 104,4 et 577,5 euros, toujours en faveur des ingénieurs.

Les analyses proposées ici sont de nature à la fois scientifique et empirique, elles cherchent à articuler réflexions universitaires et paroles de terrain. Elles présentent donc les limites et les avantages de toute recherche-action. Nous espérons cependant qu’elles pourront enrichir les savoirs sur les réalités du travail aujourd’hui et alimenter les politiques publiques concernant ces métiers du soin et du lien et ceci dans une perspective d’égalité entre femmes et hommes. Nous espérons aussi que les professionnel·les concerné.es pourront se réapproprier ces résultats et enrichir leurs revendications ; l’exercice de comparaison initié ici pourrait par exemple aller plus loin en envisageant des actions de groupe, possibles depuis la Loi du 18 novembre 2016. 

Bibliographie : 

   

LIEPP DANS LES MEDIAS - MAI 2023

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Axe évaluation des politiques socio-fiscales

  • Face-à-Face, émission de BFMTV avec Michaël Zemmour du 29/04/2023

Axe discriminations et politiques catégorielles

Axe évaluation de la démocratie 

Axe politiques éducatives 

Axe politiques de santé

Tags :

Newsletter du LIEPP - mai 2023

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Pour accéder aux dernières actualités du LIEPP, lire la Newsletter

Tags :

Arnaud Mias - L’horizon fuyant de la santé au travail

Arnaud Mias est professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine - PSL et membre de l’IRISSO (UMR CNRS-INRAE). Il coordonne avec Laure de Verdalle le comité de rédaction de la revue Sociologie du travail. Ses recherches portent sur les politiques du travail, les relations collectives de travail, les trajectoires professionnelles et les conditions de travail. Il a récemment dirigé avec Claire Edey Gamassou l’ouvrage numérique Dé-libérer le travail. Démocratie et temporalités au cœur des enjeux de santé au travail (Teseo, 2021).

L’HORIZON FUYANT DE LA SANTÉ AU TRAVAIL

Arnaud Mias 

Le mouvement de contestation de la réforme des retraites au début de l’année 2023 a rappelé l’impossible dissociation des enjeux de protection sociale et d’emploi des problématiques de travail et de conditions de travail. Il a fait ressortir ce que d’aucuns nomment une « crise du travail » en France (voir la contribution de Maelezig Bigi et Dominique Méda). En parallèle, les « Assises du travail », dont le rapport des garants a été remis en avril 2023, soulignent la nécessaire évolution des pratiques managériales pour faire face aux risques accrus pour la santé au travail, dans un contexte de transitions écologique et numérique.

Ces considérations invitent à interroger les rapports entre santé et travail dans la France contemporaine, et à se demander en particulier s’il est acceptable que le travail rende malade ou use précocement, alors même qu’il peut constituer une ressource primordiale pour la santé, si l’on considère que la santé a à voir avec la « fierté de pouvoir assumer des tâches concrètes utiles à tous » (Clot et al., 2021, p. 7). La question n’est pas seulement celle de l’efficacité de la prévention des risques professionnels déployée au plus près des situations de travail. Il faut se demander si les conditions dans lesquelles le travail de chacun·e est réalisé permet d’en faire un facteur de développement de sa santé.

Dans un premier temps, le questionnement doit porter sur les organisations du travail et leur capacité à ménager les conditions d’un travail soutenable pour tous et toutes. Nous proposons ensuite un état des lieux critique de la santé au travail en France, interrogeant la façon dont on dénombre les maux du travail. Nous revenons enfin sur les pratiques et acteurs de la prévention de la santé au travail pour en pointer les fragilités.

Le lecteur pourra constater des références récurrentes à la situation particulière des travailleurs intérimaires. Ce fil rouge permet de montrer que celle-ci est révélatrice des contradictions générales dans lesquelles sont prises les politiques de santé au travail.

1. Vers un travail plus soutenable ?

Qu’on y voit les symptômes d’une crise du travail ou la manifestation d’une tendance de fond, l’expérience du travail contemporain est profondément marquée par son intensification (cf. la contribution de Bruno Palier). Celle-ci traduit la multiplication des contraintes pesant sur le travail, qui fait que le rythme de son travail est de plus en plus déterminé par des facteurs exogènes : des cadences à tenir, des délais stricts à respecter, des demandes à satisfaire immédiatement, des files d’attente à « gérer », des interruptions fréquentes pour prendre en charge des tâches plus urgentes… Elle résulte d’une transformation profonde des organisations, scandée par une succession d’innovations managériales qui ont conjugué leurs effets pour associer désormais dans les mêmes espaces de travail des contraintes d’ordre « industriel », rigides mais prévisibles, à des contraintes « marchandes », plus aléatoires mais faites de temps de « respiration » et d’adaptation à la clientèle, annulant ainsi les effets compensateurs de chacune au détriment de la santé au travail (Gollac et Volkoff, 1996). Cette intensification du travail a été particulièrement marquée au cours des années 1980-1990 ; elle alterne depuis entre stabilisation et reprise.

Les enquêtes européennes sur les conditions de travail font ressortir qu’en France, si l’intensité et l’autonomie au travail sont relativement proches de la moyenne européenne, la situation est nettement plus dégradée en matière de soutien ou d’aide des collègues et de la hiérarchie, ainsi qu’en matière de pénibilités physiques (voir la contribution de Christine Erhel, Mathilde Guergoat Larivière et Malo Mofakhami).

Pourquoi cette intensification du travail est-elle si problématique ? Principalement parce que disposer de marges de manœuvre dans son travail préserve des atteintes à la santé. Les ergonomes soulignent le fait que chacun·e trouve soi-même, si on lui en laisse le temps, la façon de travailler efficacement qui lui convient personnellement. Chacun·e connaît toujours plusieurs façons de s’y prendre pour réaliser son travail, en tenant compte des exigences de celui-ci et des ressources dont elle ou il dispose. Chacun·e invente la façon de faire qui convient le mieux à ses propres caractéristiques physiques et mentales, et qui préserve ainsi sa santé. Avec l’intensification, l’éventail des possibles se réduit. La manière la plus rapide de procéder n’est pas nécessairement la plus adaptée, ce qui peut être source de pénibilités physiques et de risques pour la santé : risques accrus d’accidents du travail, de troubles musculo-squelettiques, de stress ou d’épuisement professionnel, et plus largement, sentiment d’un travail mal fait, trop vite expédié, dans lequel on ne se reconnait plus, sentiment dont les psychologues du travail ont démontré le caractère délétère tant pour les individus que pour les collectifs de travail.

Un « modèle de la hâte » (Gaudart et Volkoff, 2022) s’impose dans les organisations du travail, un modèle souvent posé comme collectivement incontestable, non-discutable, non-négociable, et dont les conséquences s’éprouvent et se traitent à un niveau individuel, voire personnel. L’ignorance managériale des conditions réelles de réalisation de l’activité de travail sape progressivement les fondements même du « sens au travail » (voir la contribution de T. Coutrot et C. Perez).

Cela explique qu’en 2019, 37 % des actifs occupés français déclarent leur travail « insoutenable », au sens où ils ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite (Beatriz, 2023). Les métiers au contact du public (caissières, employé·e·s de la banque, de l’assurance et de l’hôtellerie-restauration) ou dans le secteur du soin (infirmières et aides-soignantes) et de l’action sociale, ainsi que certains métiers ouvriers non-qualifiés apparaissent les moins soutenables. L’intensité du travail et la faible autonomie au travail accentuent ce sentiment. Celui-ci est nettement plus prononcé en France que dans les autres pays européens. Dans l’enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2015, alors que 73 % des Européen·ne·s de 55 ans et moins se sentaient capables de tenir dans leur travail jusqu’à 60 ans, c’était le cas pour moins de 60 % des répondant·e·s français·e·s.

Cela fait ressortir l’inadaptation des organisations, privées comme publiques, aux aspirations et besoins des travailleurs et travailleuses françaises. Le caractère standardisé de ces organisations, conçues pour un homme de 40 ans sans handicap et sans problème de santé, rend le travail insoutenable, par déni de la diversité. A contrario, les recherches conduites au sein du Creapt (Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail) montrent que le maintien en emploi des seniors passe nécessairement par un desserrement des contraintes temporelles en fin de vie active : « la possibilité d’alléger les horaires et d’étendre les temps de repos (en minimisant autant que possible les pertes de revenus pour le salarié) ; des aménagements dans l’organisation pour accroître les marges d’anticipation dans le travail, les temps d’échanges entre collègues, les transmissions de savoirs ; des périodes de réflexion pour ajuster les contours des tâches si le travailleur garde le même poste, pour valoriser ses compétences acquises s’il en change » (Gaudart et Volkoff, 2022, p. 182). Dans le même registre, les recherches récentes sur les liens entre handicap et travail interrogent, par-delà les problèmes d’insertion professionnelle et de maintien en emploi des personnes handicapées, les enjeux plus directement liés à leur expérience du travail. Elles soulignent la nécessité de transformer les normes organisationnelles pour « faire du handicap une composante habituelle de l’organisation du travail » (Revillard, 2019, p. 91 ; voir aussi sa contribution). Dans un cas comme dans l’autre, promouvoir la soutenabilité du travail pour tous et toutes suppose de surmonter la faible tolérance de nos organisations aux aménagements particuliers et aux régulations autonomes localisées.

Les configurations socio-productives, qui résultent elles-mêmes de décisions managériales et d’arbitrages organisationnels, sont par ailleurs génératrices de fortes inégalités en matière de santé au travail. Il est aujourd’hui démontré que les entreprises en situation de sous-traitance et celles qui recourent à l’intérim exposent davantage leurs salariés à certains risques professionnels et aux accidents du travail (Perraudin et al., 2022 ; Coutrot et Inan, 2023).

2. Accidents du travail, maladies professionnelles : miroirs déformés et déformants des maux du travail

Les mêmes constats se répètent depuis plus de deux décennies : les efforts de prévention engagés ne parviennent pas à réduire le nombre d’accidents du travail, y compris les plus graves et mortels, et ces accidents affectent de façon très inégale les travailleurs. Selon la DARES, on comptabilise encore 783 600 accidents du travail avec au moins un jour d’arrêt en 2019. Près de 40 000 d’entre eux donnent lieu à la reconnaissance d’une incapacité permanente (accidents graves), et 790 sont mortels. Tout se passe comme si notre système productif devait inéluctablement générer un contingent stable d’accidents du travail. Mais la menace ne pèse pas uniformément sur le corps social. Le risque est ainsi deux fois plus élevé pour les intérimaires. Si les secteurs de la construction, du transport et de l’entreposage ainsi que celui de l’agriculture sont traditionnellement fortement touchés par ces accidents du travail, c’est aujourd’hui l’hébergement médico-social et social, particulièrement dans les activités auprès d’adultes âgés ou handicapés, qui est le plus affecté, juste derrière l’intérim. Par ailleurs, les ouvriers ont sept fois plus de risques de connaître un accident grave que les cadres, et près de cinq fois plus un accident mortel. Pour de nombreux salariés donc, l’expérience du travail est aussi l’expérience des accidents, aux conséquences plus ou moins dramatiques. Ce phénomène massif et profondément inégalitaire est toutefois largement invisibilisé dans le débat public (Daubas-Letourneux, 2021).

À regarder les chiffres, on pourrait à l’inverse conclure à une meilleure reconnaissance des maladies d’origine professionnelle. Leur nombre a effectivement été multiplié par cinq entre le milieu des années 1990 et le début des années 2010. En 2019, 49 505 maladies ont été reconnues d’origine professionnelle et indemnisées par la Caisse d’assurance maladie des travailleurs salariés. Pourtant, cent ans après la loi inscrivant la notion dans le droit français, la sous-reconnaissance des maladies professionnelles pointe les limites de l’instrument institué en 1919, les « tableaux » de maladies professionnelles qui précisent les pathologies éligibles à la reconnaissance et les conditions qui ouvrent droit à celle-ci (Cavalin et al., 2020). La liste de ces tableaux s’est étoffée progressivement, au gré de l’avancée des connaissances étiologiques, ainsi que des compromis trouvés entre organisations patronales et confédérations syndicales sous contrainte d’équilibre financier entre dépenses d’indemnisation et cotisations patronales.

On compte aujourd’hui 123 tableaux pour les salariés du régime général. Mais l’instrument parait totalement inadapté aux enjeux sanitaires actuels. Son caractère foncièrement conventionnel explique en grande partie le décalage important entre l’ampleur des expositions professionnelles et le nombre de maladies professionnelles comptabilisées parce qu’indemnisées. Ce caractère conventionnel ressort très nettement lorsqu’on cherche à expliquer l’explosion des maladies professionnelles au tournant du XXIe siècle : celle-ci est quasi-exclusivement due à la meilleure indemnisation des troubles musculo-squelettiques (TMS) relevant du tableau n° 57 « Affections périarticulaires provoquées par certains gestes et postures de travail », dont le périmètre et les conditions d’éligibilité ont été élargis au début des années 1990. Aujourd’hui, 9 maladies professionnelles sur 10 sont des TMS. Autrement dit, les autres tableaux servent très peu. De surcroît, il a suffi d’une réécriture des tableaux au début des années 2010 pour imposer des conditions plus restrictives à la reconnaissance et stopper l’augmentation du nombre de maladies professionnelles. Les mêmes raisons empêchent de reconnaitre et d’indemniser bon nombre de cancers d’origine professionnelle. Les chiffres sont saisissants : chaque année, hors cancers liés aux expositions à l’amiante, moins de 300 cancers sont effectivement reconnus comme maladies professionnelles, alors que les épidémiologistes les plus prudents estiment que le nombre de cancers liés au travail est au moins 20 fois plus important (Marant Micallef et al., 2023).

Ces limites du système de reconnaissance des maladies professionnelles invitent à porter l’attention sur les « maladies à caractère professionnel », maladies en lien avec le travail mais non reconnues par les régimes de sécurité sociale. Un rapport de Santé Publique France publié en avril 2023 montre ainsi que les TMS et la souffrance psychique forment la majeure partie de ces pathologies professionnelles non-reconnues, et qu’elles sont en progression. L’étude révèle aussi l’ampleur de la sous-déclaration, qui renforce les mécanismes d’invisibilisation déjà signalés : 75 % des TMS correspondant à un tableau de maladie professionnelle n’ont pas fait l’objet d’une déclaration, principalement en raison de la méconnaissance de la procédure par le salarié et d’un bilan diagnostique insuffisant.

Les recherches en sciences sociales interrogent souvent les liens entre travail et santé sous l’angle de leur méconnaissance et de leur invisibilisation. Les sociologues mettent au jour les efforts faits pour relativiser ou occulter (ou à l’inverse révéler, objectiver) les expositions professionnelles. Certains travaux analysent les logiques des mobilisations collectives de victimes, dont la production de connaissances et de contre-expertises est une dimension structurante (voir par exemple : Pitti, 2010 ; Delmas, 2012 ; Jouzel et Prete, 2015 ; Marichalar, 2017). D’autres interrogent réciproquement les ressorts de la production de l’ignorance. Ils mettent au jour des pratiques de production volontaire d’ignorance scientifique par les industriels, ce qui a été fait pour empêcher qu’une causalité devienne indiscutable. Certaines analyses font ressortir le caractère structurel de cette production de l’ignorance. En portant attention aux tableaux de maladies professionnelles et aux valeurs limites d’exposition professionnelle, Emmanuel Henry (2017) explique ainsi l’inertie de ces dispositifs et la faible influence de l’expertise par la force des accords qui structurent les configurations d’acteurs dans les enceintes administratives et paritaires.

Faute d’être formulés et rendus visibles, les problèmes de santé au travail échappent ainsi à toute action visant leur éradication, leur prévention ou leur réparation. Le recours à l’emploi précaire renforce encore ces logiques d’invisibilisation et d’externalisation des risques professionnels (Thébaud-Mony, 2000 ; Décosse, 2013 ; Mias et al., 2022).

3. Qui peut soigner le travail ? Troubles dans la responsabilité

Le Code du travail prévoit que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (article L4121-1). Il précise les obligations des employeurs en matière de prévention des risques professionnels auxquels sont exposés leurs salariés : élaborer un document unique d’évaluation des risques (DUER) identifiant les risques encourus sur le lieu de travail et l’actualiser annuellement, afficher les consignes de sécurité, installer des équipements de protection collective, mettre à disposition les équipements de protection individuelle nécessaires, dispenser des formations spécifiques à la santé et à la sécurité au travail, assurer une suivi régulier par un médecin du travail…

Si l’évaluation des risques professionnels est aujourd’hui quasi-généralisée dans les établissements privés de plus de 50 salariés, cette pratique préalable à toute mesure de prévention reste nettement moins fréquente dans les très petits établissements, ainsi que dans la fonction publique d’État et dans les collectivités territoriales, où le DUER n’est présent et actualisé que dans un établissement sur deux. Pire, l’effort de prévention des risques physiques semble régresser dans les années récentes (Amira, 2019). Et les mesures de prévention, qu’il s’agisse de risques physiques, chimiques ou psycho-sociaux, restent majoritairement d’ordre individuel (équipements de protection individuelle, sensibilisation, formation, dispositifs de signalement et d’assistance) et induisent rarement une modification des organisations du travail.

À l’échelle nationale, la gouvernance du système français de santé au travail apparait très lacunaire. « Défaut de pilotage », « manque de lisibilité », « paysage fragmenté », « multiples cloisonnements »… Les rapports publics rédigés ces dernières années (Lecocq, Dupuis et Forest, 2018 ; Artano et Gruny, 2019 ; Cour des Comptes, 2022) dressent un constat sévère, malgré les efforts engagés depuis 20 ans pour organiser une concertation et une meilleure coordination entre les multiples acteurs du système (voir schéma ci-dessous, extrait d’un rapport de la Cour des Comptes publié en décembre 2022), via notamment plusieurs plans nationaux « santé au travail » et leurs déclinaisons régionales. Et les propositions de réforme peinent à se concrétiser. La loi du 2 août 2021 (« pour renforcer la prévention en santé au travail ») reste très en-deçà des ambitions réformatrices, en portant l’essentiel de l’action transformatrice sur les services de prévention et de santé au travail, auxquels est entre autres confiée une nouvelle mission de prévention de la « désinsertion professionnelle », là où beaucoup appellent à une refonte complète du système de santé au travail.

Depuis plus de 20 ans, dans un contexte de diminution du nombre de médecins du travail en France, plusieurs lois ont cherché à diversifier les acteurs du suivi sanitaire des salariés (Barlet, 2019) et à concentrer celui-ci sur les travailleurs les plus exposés, non sans résultat : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un·e médecin du travail ou une infirmière au cours des 12 derniers mois ; ils ne sont plus que 39 % en 2019. Mais, cet espacement des visites s’observe pour tous les salariés, même ceux qui occupent les postes les plus à risque (Mauroux, 2021).

Les inspecteurs du travail consacrent une part importante de leur activité de contrôle aux questions de santé-sécurité au travail. Cependant, on ne compte aujourd’hui qu’un agent de contrôle pour près de 11 000 salariés, ce qui limite fortement leur influence sur les situations de travail. Par ailleurs, l’activité de contrôle relève prioritairement du conseil et du rappel à l’ordre : en 2021, à l’issue des 255 000 interventions effectuées par l’inspection du travail, 157 061 lettres d’observation ont été rédigées, pour seulement 5 677 mises en demeure et 4 619 procès-verbaux dressés (Direction générale du travail, 2022). De leur côté, les Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics, la Mutualité sociale agricole et les Associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail constituent certes des relais importants d’information, de sensibilisation et de conseil en matière de prévention, mais à l’influence, elle aussi, circonscrite.

Instance de représentation du personnel longtemps marginalisée dans la dynamique des relations sociales en entreprise, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont gagné en puissance au cours des années 2000-2010, sur fond de renouvellement des préoccupations sanitaires et de prise en compte des risques psycho-sociaux, et avec le soutien d’une jurisprudence qui a eu tendance à élargir le champ d’intervention des représentants du personnel dans le domaine. Les Ordonnances Travail du 22 septembre 2017 semblent avoir brisé cette dynamique, en supprimant cette instance et en reportant ses anciennes attributions vers le comité social et économique (CSE). Dans le meilleur des cas, une commission dédiée du CSE est censée instruire ces sujets. En 2017, 74,6 % des salariés d’entreprise de plus de 10 salariés étaient couverts par un CHSCT ; en 2019, ils ne sont plus que 46,4 % à être couverts par une instance dédiée aux questions de sécurité et conditions de travail. Pour beaucoup, la fusion des instances de représentation du personnel s’est traduite par une perte d’autonomie, d’expertise et de pouvoir des représentants du personnel en matière de santé-sécurité au travail (France Stratégie, 2021).

On le voit, les institutions en charge de la santé au travail sont fragilisées, peinant à compenser un important relâchement de l’encadrement collectif des relations d’emploi, au moment même où les exigences sanitaires s’élèvent. Cela fait apparaitre une incertitude forte quant à notre capacité collective à préserver la santé et la sécurité au travail.

Le secteur de l’intérim est, là encore, un puissant révélateur de ces contradictions. Alors que le problème de la sur-accidentalité des intérimaires est régulièrement publicisé, le dispositif de gestion des risques professionnels associés au travail intérimaire révèle régulièrement à ses acteurs ses propres limites tout en les maintenant dans une situation troublée qui les rend incapables d’y répondre efficacement (Barlet et al., 2022). Qu’il s’agisse des organisations patronales et syndicales de la branche professionnelle concernée, des médecins du travail qui doivent assurer le suivi de l’état de santé de ces travailleurs, ou des services de prévention des risques professionnels des entreprises de travail temporaire, les acteurs de la prévention font l’expérience de responsabilités limitées : en charge du problème, ils éprouvent leurs faibles capacités à y apporter des réponses efficaces. Ces situations « troublées » sont à rapporter à la particularité de la relation triangulaire qui organise le travail intérimaire : ces salariés relèvent d’une relation contractuelle avec une agence de travail temporaire, leur employeur juridique, tout en étant soumis pour la réalisation de leur travail aux consignes d’une entreprise dite « utilisatrice ». Le trouble nait de la transposition fictionnelle (sur le mode du « comme si ») de dispositifs conçus dans le cadre d’une relation salariale standard à une relation triangulaire qui prend plutôt la forme de la juxtaposition de trois relations relativement disjointes.

Conclusion

Ces constats font douter de la possibilité de rendre effectif un authentique droit à la santé au travail. L’exercice de ce droit, cette liberté, se fonde sur des instruments institutionnels et des dynamiques collectives qui sont aujourd’hui fragilisés. Les limites et les contradictions relevées tiennent à ce que la santé au travail se trouve au croisement de deux dynamiques historiques en tensions : l’affirmation des préoccupations sanitaires, aux formes diverses d’une part, la flexibilisation des relations d’emploi d’autre part (Mias, 2010). Par-delà la nécessaire refondation institutionnelle du système de santé au travail, unanimement proposée dans les rapports publics récents, il s’agit aussi, sans nostalgie illusoire, mais avec une ferme ambition, de réinventer les pratiques de dialogue au plus près du travail réel pour développer les ressources nécessaires à la réalisation d’un travail émancipateur et facteur de santé.

Bibliographie

Barlet B., 2019, La santé au travail en danger. Dépolitisation et gestionnarisation de la prévention des risques professionnels, Toulouse, Octarès.

Barlet B., Barnier L.-M., Mascova E., Mias A. et Pillon J.-M., 2022, « Troubles dans la prévention. Responsabilités limitées dans la prise en charge de la santé-sécurité des intérimaires », Travail et Emploi, n° 169-170-171, à paraître.

Cavalin C., Henry E., Jouzel J.-N., Pélisse J., 2020, Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Paris, Presses des Mines.

Clot Y., avec Bonnefond J.-Y., Bonnemain A. et Zyttoun M., 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, Paris, La Découverte.

Daubas-Letourneux V., 2021, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Paris, Bayard.

Gaudart C. et Volkoff S., 2022, Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail, Paris, Les Petits matins.

Henry E., 2017, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Paris, Presses de Sciences Po.

Marichalar P., 2017, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, Paris, La Découverte.

Mias A., 2010, Les Risques professionnels. Peut-on soigner le travail ?, Paris, Ellipses.

Revillard A., 2019, Handicap et travail, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Sécuriser l’emploi.

Thébaud-Mony A., 2000, L’industrie nucléaire. Sous-traitance et servitude, Paris, Inserm/EDK.

Thébaud-Mony A., Davezies P., Vogel L. et Volkoff S. (dir.), 2015, Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Paris, La Découverte.

Olivier Godechot - Des lieux de travail de plus en plus ségrégués

Olivier Godechot est directeur de recherche CNRS au CRIS et professeur à Sciences Po. Il est aussi le directeur de l’observatoire AxPo à Sciences Po, consacré à l’observation de la polarisation des sociétés de marché. Ses recherches actuelles portent sur la ségrégation au travail, au séparatisme des élites (en particulier à travers l’étude du phénomène des départs en équipe) et plus généralement à la dynamique inégalitaire du marché du travail. Auparavant, il a étudié la financiarisation des sociétés modernes et son effet sur l’accroissement des inégalités, les mécanismes de rémunération dans le secteur de l’industrie financière ainsi que la division du travail et les rationalités à l’œuvre dans les salles de marché. Il a consacré en parallèle des travaux au monde académique et à l’impact des réseaux socio-intellectuels sur les recrutements à l’université.

DES LIEUX DE TRAVAIL DE PLUS EN PLUS SÉGRÉGUÉS

Olivier Godechot et l’équipe COIN

Le travail n’est pas seulement économique. On ne peut le résumer à la production de biens et de services ou à l’échange d’une force de travail et d’un salaire. C’est aussi une sphère cruciale de la vie sociale. Il est l’occasion de contacts et d’échanges entre salariées de divers niveaux de la hiérarchie des salaires. On sait d’ailleurs que les actives passent plus de temps à échanger avec des collègues au travail qu’avec leurs voisines (Héran, 1988). Comme le voisinage ou l’école, le travail peut contribuer à la cohésion sociale, en augmentant l’interconnaissance entre les différents groupes sociaux et en permettant la circulation de proche en proche des ressources clefs, telles que l’information, le savoir ou le capital social. Aux dimensions d’intégration et de redistribution, le travail ajoute une dimension relationnelle plus prononcée qu’au sein des autres sphères sociales. Il est le lieu de revendications concurrentes sur la distribution des ressources organisationnelles et de la valeur ajoutée. Les salariées du haut de la hiérarchie salariale, qui ont un rôle important dans la détermination des salaires, sont potentiellement exposées aux conditions de travail et aux revendications d’autres niveaux de la hiérarchie salariale. Aussi, la composition des lieux de travail peut avoir une incidence sur la cohésion sociale globale.

Dans le cadre de cette contribution, nous résumons un travail d’ampleur sur l’évolution de la ségrégation socio-économique au travail mené par une équipe internationale de chercheuses en sciences sociales (Godechot et al. 2023). Pour mesurer l’évolution de la ségrégation salariale sur les lieux de travail depuis le début des années 1990, nous nous fondons sur des données administratives exhaustives ou quasi-exhaustives de douze pays représentant une variété d’économies capitalistes : économies « libérales » avec le Canada ; social-démocrates avec le Danemark, la Norvège et la Suède ; continentales avec la France, les Pays-Bas et l’Allemagne ; de l’Europe du Sud avec l’Espagne ; en transition avec la Tchéquie et la Hongrie ; et d’Asie orientale avec la Corée du Sud et le Japon. Nous divisons la population salariée nationale en fractiles de salaire (Piketty, 2013) et nous mesurons « l’exposition » des fractiles les uns aux autres au sein des établissements de chaque pays, c’est-à-dire au sein des différents lieux de travail (adresses) des entreprises (en France, par exemple nous utilisons le SIRET pour caractériser un établissement). La notion statistique d’exposition d’un groupe donné (par exemple les membres du dixième supérieur) à un autre (par exemple les membres de la moitié inférieure) correspond tout simplement à la proportion des collègues du premier groupe qui appartiennent au deuxième groupe.

Une élite salariale de plus en plus concentrée et séparée des salariées de la moitié inférieure de la hiérarchie salariale

La figure 1 présente ainsi dans chacune des économies nationales l’évolution de l’isolement (ou de l’entre-soi) du top 10 % national, c’est-à-dire de l’exposition du top 10 % à lui-même. Ainsi, en 1993, les membres du dixième supérieur des salaires en France travaillaient dans des établissements où 27 % de leurs collègues faisaient aussi partie du même groupe salarial. Si ces derniers étaient répartis aléatoirement, alors le taux d’isolement aurait dû être de 10 %. Non seulement, les salariées de l’élite salariale se concentrent dans un nombre limité d’établissements, mais cette concentration a connu une évolution particulièrement prononcée. En 2019 en France, le taux d’isolement du dixième supérieur atteint en effet 36,5 %, soit près de 10 points de pourcentage de plus qu’en 1993. Pour l’exprimer autrement, le taux d’accroissement de ce taux d’exposition a suivi une tendance linéaire de +2 % par an. Ce phénomène d’accroissement de l’entre-soi des salariées les mieux payées est certes particulièrement prononcé en France, mais on le rencontre dans l’ensemble des pays étudiés, que ce soit dans les autres économies continentales (Pays-Bas, +1,3 % par an, Allemagne +1,2 % par an, Espagne + 1,3 % par an), asiatiques (Corée du Sud, + 2 % par an, Japon, +1,5 % par an), « sociales démocrates » : (Suède, +1 % par an ; Danemark, + 0,7 %/an), en transition (Tchéquie et Hongrie +0,8 % par an) ou libérales (Canada +0,7 %/an). Seule la Norvège semble échapper à cette dynamique de concentration des salariées les mieux payées, mais on retrouve une tendance similaire dans ce pays lorsqu’on approche son élite salariale avec des notions alternatives de top 1 % ou de top 20 %.

De quels groupes salariaux l’élite salariale se sépare-t-elle lorsqu’elle se concentre dans un petit nombre d’établissements ? Dans certains pays, la séparation se fait surtout avec les dixièmes du bas de la hiérarchie des salaires (France, Suède, Allemagne), dans d’autres, elle se fait surtout avec les dixièmes médians (Hongrie, Japon, Corée du Sud). On peut assez bien résumer la situation en montrant que dans tous les pays, le top 10 % est de plus en plus séparé des salariées de la moitié inférieure de la hiérarchie des salaires (Figure 2). Ainsi en France en 1993, les membres du top 10 % comptent parmi leurs collègues d’établissement 26 % de salariées de la moitié inférieure nationale. Là encore, la sous-représentation est patente : si les salariées étaient réparties aléatoirement, cette proportion devrait logiquement s’élever à 50 %. Elle s’accentue considérablement au cours des trente dernières années. En 2019, le taux d’exposition de l’élite à la moitié inférieure s’élève à 16,5 %, soit près de 10 points de moins. La pente est clairement décroissante à un rythme de - 2.5 % par an, comme elle l’est dans l’ensemble des autres pays à des rythmes allant de - 3 % (Japon) à - 0,8 % (Norvège), la Hongrie (- 0,3 %) et le Canada (- 0,1 %) constituent deux exceptions où la tendance n’est pas significative.