Appel à candidatures - Programme Jeune Recherche (2024)

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Le LIEPP réédite son programme de soutien à la jeune recherche en évaluation des politiques publiques. Ce programme s’inscrit dans la dynamique de redéploiement du LIEPP en partenariat avec Université de Paris. Il est ouvert aux doctorant.e.s (qui doivent être inscrit.e.s en thèse au moment du dépôt de leur candidature) et jeunes docteur.e.s (ayant soutenu depuis moins de 2 ans, la thèse devant avoir été soutenue après le 31 août 2022) dont l’affiliation principale est un laboratoire de Sciences Po ou d’Université Paris Cité, toutes disciplines confondues.

Il poursuit quatre objectifs :

  • Valoriser et apporter un appui aux travaux de jeunes chercheur.e.s 
  • Faciliter la traduction des recherches académiques en résultats utiles pour l’évaluation des politiques publiques 
  • Favoriser la mise en dialogue interdisciplinaire des recherches, en vue notamment de favoriser l’émergence de projets interdisciplinaires 
  • Donner une meilleure visibilité, auprès d’acteurs publics et de la société civile, aux travaux de jeunes chercheur.e.s ayant un apport pour l’évaluation des politiques publiques.

Voir le descriptif complet du programme et des modalités de candidature.

Subvention d’appui à la recherche : 2000 €, à utiliser avant le 30 juin 2025

Thématique des projets de recherche : sujet en lien avec l'évaluation des politiques publiques, toutes disciplines confondues

Date butoir de la soumission10 juin 2024 (inclus) au plus tard, par le biais du formulaire de candidature en ligne. Les lauréats seront informés des résultats de la sélection au plus tard le 5 juillet 2024.

Liste des dépenses éligibles : 

NB : Les dépenses ne pourront faire l’objet d’aucun report au-delà du 30 juin 2025. 

  • Frais de mission pour conduire une enquête de terrain (dans le cadre du doctorat uniquement) : train, avion, hôtel. NB : un ordre de mission validé par le laboratoire d’origine sera demandé. 
  • Frais de mission pour la participation à des colloques nationaux et internationaux : train, avion, hôtel, frais d'inscription
  • Vacations de recherche
  • Retranscriptions d’entretiens
  • Traduction et editing      
  • Achat d’ouvrages ou documentation (dans la limite de 10 ouvrages)
  • Achat de données en ligne en lien avec votre projet de recherche
  • Subvention à la publication (par exemple, frais de soumission d'un article, frais d’open access)
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Expérience et traitement des discriminations dans la fonction publique

Séminaire de l'axe Discriminations et politiques catégorielles. 30/04. 12h-13h30.
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L'axe Discriminations et politiques catégorielles du LIEPP a le plaisir de vous convier au séminaire :

Expérience et traitement des discriminations dans la fonction publique

Mardi 30 avril, 12h-13h30

Sciences Po, Salle du LIEPP, 1 place Saint Thomas d'Aquin, 75007 Paris.

Inscription obligatoire pour assister au séminaire en présentiel.

Inscription obligatoire pour assister au séminaire via Zoom.  

Intervenante :

Présentation : 

L’enquête présentée est une post-enquête qualitative de l’enquête TeO2 menée par l’Ined et l’Insee. À partir de fiches adresses fournies par l’Insee, nous avons pu recontacter et mener des entretiens avec 25 personnes, pour lesquelles nous disposons également des réponses fermées au questionnaire quantitatif.

L’enquête interroge l’incidence potentielle des discriminations et des inégalités liées à l’origine migratoire, au genre et à la classe dans le cadre de la fonction publique (recrutement, des carrières ou du fonctionnement des collectifs de travail) ainsi que les dispositifs relatifs à la lutte contre les discriminations et à la promotion de la diversité dans la fonction publique.

Ce séminaire présentera quelques données sur les enquêté.es rencontré.es, leurs trajectoires dans l’emploi et leur rapports aux concours de la fonction publique. Il sera également l’occasion de discuter des possibilités méthodologiques offertes par la double entrée quantitative et qualitative de l’enquête.

Sport et discriminations : l’affaire Caster Semenya et la normalisation du corps féminin au nom de l’égalité

Séminaire co-organisé avec l'École de droit. 25/04. 10h15-12h15.
  • Mokgadi Caster Semenya (credits: AP/Kamran Jebreili)Mokgadi Caster Semenya (credits: AP/Kamran Jebreili)

L'axe Discriminations et politiques catégorielles du LIEPP, l'Ecole de droit et la Clinique Juridique de Sciences Po ont le plaisir de vous convier à l'événement : 

Sport et discriminations : l’affaire Caster Semenya et la normalisation du corps féminin au nom de l’égalité

Jeudi 25 avril 2024 de 10h15 à 12h15.

Sciences Po, Salle K008, 1 place Saint-Thomas d'Aquin, 75007.

Inscription obligation pour les personnes externes à Sciences Po : events.edd@sciencespo.fr

Intervenante : 

Isabelle Rorive, Professeure, Faculté de Droit et de Criminologie, Centre Perelman, Equality Law Clinic, Université Libre de Bruxelles.

Résumé : 

Mokgadi Caster Semenya est une athlète sud-africaine, spécialiste du 800 mètres, triple championne du monde et double championne olympique de la discipline. C’est le 19 août 2009, à 18 ans, qu’elle gagne ses premiers championnats du monde d’athlétisme à Berlin en réalisant la meilleure performance de l’année, en pulvérisant son record personnel et en établissant un nouveau record national pour l’Afrique du Sud. Elle est alors une quasi  inconnue de la scène internationale d’athlétisme. Le lynchage médiatique est immédiat et la Fédération internationale d’athlétisme ne manque pas d’y contribuer. Pierre Weiss, alors secrétaire général, déclare dans une formule restée célèbre,  “C’est clair que Semenya est une femme, mais peut-être pas à 100%”.

Les règlements pris par la Fédération internationale d’athlétisme, aujourd’hui World Athletics, se succèdent et fixent des seuils de testostérone de plus en plus bas pour définir le “sexe sportif” féminin. Cette réglementation repose sur des données scientifiques sujettes à caution et est, à deux reprises, mise en cause devant le tribunal arbitral du sport établi à Lausanne. Ce dernier la suspend dans une premier temps, avant de la valider, tout en reconnaissant qu’elle est discriminatoire. Un recours est alors introduit devant les juridictions suisses et, ensuite, devant la Cour européenne des droits de l’homme qui rend un arrêt particulièrement divisé en faveur de Caster Semenya en juillet 2023. L’affaire est actuellement réexaminée par la Grande Chambre de la Cour.

L’affaire Caster Semenya s’inscrit dans l’histoire de l’exclusion des femmes du sport en général, et de l’athlétisme en particulier, et de leur conquête progressive, et toujours en cours, de l’accès à différentes disciplines réservées pendant longtemps aux hommes. Elle cristallise les débats sur la définition du sexe biologique, sur l’évolution des critères utilisés et sur l’embarras des sciences médicales à reconnaître que “ce n’est pas si simple que cela”. Elle révèle comment les processus de normalisation du corps de personnes intersexuées, dénoncés depuis une dizaine d’années comme des “pratiques préjudiciables” par les comités internationaux de protection des droits fondamentaux, sont à l’œuvre dans le sport de haut niveau, tout particulièrement à l’égard de femmes du Global South. Elle nous montre à voir qui décide ce qu’est une femme et comment l’argument d’égalité peut se retourner contre le principe de non-discrimination.

Roundtable 'Imagining the future of evaluation'

May 16th. 4pm-6pm.
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LIEPP is pleased to convene the roundtable: 

Imagining the future of evaluation

May, 16th. 4pm-6pm.

Location: Sciences Po, Amphithéâtre Simone Veil, 28 rue des Saints-Pères, 75007 Paris

Mandatory registration to participate in person.

Mandatory registration to participate via Zoom

Abstract:

In this exceptional LIEPP event, five leaders and internationally acclaimed scholars in evaluation will reflect on the future of the field. What new methods and approaches should be promoted? How is evaluation different from social science methods applied to social and economic issues – and should it be any different? What are the major institutional and political challenges to the development of evaluation and the promotion of its use in policymaking and within civil society? What should be the role of evaluation in democracy, and what practical tools can it rely on to fulfil this role? These are some of the questions which will be addressed in this roundtable.

Presenters:

  • Thomas D Cook, Professor Emeritus of Sociology, Northwestern University
  • Sandra Mathison, Professor of Education, University of British Columbia
  • Rebecca A. Maynard, Professor Emerita of Education and Social Policy, Penn Graduate School of Education
  • Raymond Pawson, Emeritus Professor of Social Research Methodology, University of Leeds
  • Laura R. Peck, Policy Evaluator, MEF Associates

Facilitator: Anne Revillard, Sciences Po, CRIS, LIEPP

Research-based initiatives to address gender-based violence in US and French universities

Seminar co-organized with Sciences Po, the CSO, the CEE, and PRESAGE. 17/04. 1.30-3.30pm
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LIEPP's discriminations and category-based policies research group, Sciences Po, the CSO, the CEE and PRESAGE are pleased to convene the seminar: 

Research-based initiatives to address gender-based violence in US and French universities

Wednesday 17th April 2024, 1.30 - 3.30 pm

Mandatory registration (for Sciences Po students or staff only)

Abstract: 

In recent years, we have been witnessing a growing concern regarding gender-based and sexual violence on university campuses, particularly in the wake of the MeToo movement. This heightened focus has prompted various efforts to prevent and address campus-based violence. Faculty members have notably stepped up within their universities to drive transformative actions. This seminar provides an opportunity to discuss several such research-based initiatives, which are currently taking place in both the United States and France.

Speakers: 

Monica J. Casper, Professor of Sociology at San Diego State University, Special Assistant to the President on Gender-Based Violence, Chair of the Blue Ribbon Task Force on Gender-Based Violence

Hélène Périvier, Economist at the French Economic Observatory, Director of Sciences Po's Gender Studies Programme (PRESAGE), PI for the SAFEDUC research project

Chloé Mour, Equality, LGBT+ Rights and Gender-based Violence Officer at the French Ministry of Higher Education and Research

Chair:

Florence Faucher, Sciences Po, CEE

Politiques d’exonérations sur les bas salaires: usages et effets potentiels

Séminaire de l'axe Evaluation des politiques socio-fiscales. 23/04. 16h30-18h
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L'axe Evaluation des Politiques socio-fiscales du LIEPP a le plaisir de vous convier au séminaire : 

Politiques d’exonérations sur les bas salaires: usages et effets potentiels 

Mardi 23 avril. 16h30-18h. 

Sciences Po, Salle du Conseil, 13 rue de l’Université, 75007 Paris. 

Inscription obligatoire pour assister au séminaire en présentiel

Inscription obligatoire pour assister au séminaire via Zoom

Intervenants : 

Rapport à consulter :

Politiques d’exonérations sur les bas salaires: usages et effets potentiels, Rapport final AO-CFDT, 22 janvier 2024

Présentation : 

Quelles sont les incidences sur la structure de l’appareil productif et les qualifications des politiques d’exonération sur les bas salaires ? Telle est la question qui a été posée aux auteurs du rapport par la CFDT, qui viendront présenter leurs travaux lors de ce séminaire. 

L’objectif de ce rapport est double ; d’éclairer les effets potentiels des exonérations sur les salaires, la formation, les qualifications et plus largement les modes de production, ainsi que d’apprécier la mesure dans laquelle les représentants syndicaux peuvent exercer un droit de regard sur l’usage de ces exonérations. 

Le rapport dresse deux constats. D’abord, celui d’un déficit d’information et d’une difficulté d’appréhension des exonérations de cotisations sociales au niveau des branches comme des entreprises, avec une difficulté particulière dans les entreprises multi-établissements. Deuxièmement, les auteurs s’interrogent sur les formes variées d'optimisation qui peuvent avoir des effets sur les carrières salariales, les relations d’emploi (incitation à l’externalisation) et les formes de rémunération (incitations à développer les composantes défiscalisées et plus largement à contourner l’évolution du salaire de base).

After Opium: the braided meanings of drug addiction and recovery in colonial Vietnam

Séminaire de l'axe Politiques de Santé. 23/04. 17h-18h.
  • "Manufacture de l'Opium à Saigon" (1904). Manhhai / Flickr"Manufacture de l'Opium à Saigon" (1904). Manhhai / Flickr

L'axe Politiques de Santé du LIEPP est ravi de vous convier au séminaire : 

After Opium: the braided meanings of drug addiction and recovery in colonial Vietnam

Mardi 23 avril. 17h-18h.

Sciences Po. Salle du LIEPP. 1 place Saint Thomas d'Aquin. 75007 Paris. 

Inscription obligatoire pour participer en présentiel

Inscription obligatoire pour participer via Zoom

Intervenant : 

Claire Edington (University of California – San Diego)

Résumé :

Rather than adopt a timeless or universal understanding of the “addict” or “addiction” – a common tendency among historians of the opium trade – in this talk, I instead examine its late colonial iteration in Vietnam as the product of multiple strands braided together: the new psychiatric underpinnings of addiction science, colonial ideologies of race and mental health, as well as Vietnamese understandings of illness and the body, and worries about addiction as a threat to any independent, postcolonial future. I argue that French and Vietnamese views on addiction in the interwar years developed in tandem, at times intersecting, even as they pulled from different epistemologies and politics to frame the risks of drug use, both for the self and society at large. By the late 1930s, they would draw together to produce a new class of addicts, a relatively restricted group, defined by their pathological dependence on drugs and their social exclusion. This was not only a state-directed project, but a popular, Vietnamese one as well, which would persist well past the end of colonial rule. 

Présentation de l'ouvrage «La Révolution obligée»

Séminaire de l'axe Politiques environnementales organisé avec l'Ecole Urbaine de Sciences Po. 03/04. 17h-19h.
  • Damien GrenonDamien Grenon

L'École urbaine de Sciences Po et l'axe Politiques environnementales du LIEPP sont ravis de vous inviter à l'événement :

Présentation de l'ouvrage "La Révolution obligée. Réussir la transformation écologique sans dépendre de la Chine et des Etats-Unis"

Mercredi 3 avril. 17h19h.

Sciences Po, Salle H20428 rue des Saints-Pères,  75007 Paris.

Inscription obligatoire

Ouvrage paru en février 2024 aux éditions Allary, écrit par David Djaïz et Xavier Desjardins. La présentation de l’ouvrage par les auteurs sera suivie de débats et échanges avec la salle. 

La modération sera assurée par Charlotte Halpern, chercheuse au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE) et codirectrice de l'axe Politiques environnementales du LIEPP. 

A propos de l'ouvrage : 

La transformation écologique n’a pas commencé. Malgré les innovations technologiques, les changements d’habitudes, les promesses des entreprises, les plans étatiques ou encore les COP, le monde, en 2023, n’a jamais autant consommé d’énergie fossile. Pourquoi tant de discours pour si peu de résultats ? N’y a-t-il rien de concret derrière ce verdissement qu’une majorité d’organisations et de citoyens appellent de leurs vœux ?

La Chine et les États-Unis ont déjà amorcé un tournant industriel spectaculaire. Ils s’imposent en champions de l’économie verte et organisent notre dépendance.

La France et l’Europe, elles, multiplient les ambitions et normes environnementales qui provoquent un retour de bâton populiste et anti-écologique. Nous cherchons encore comment transformer nos façons de produire, de consommer, d’habiter, de nous déplacer, de nous alimenter. Sans faire monter les colères. Tout en réaffirmant notre puissance industrielle et politique.

Nous avons moins de trente ans pour accomplir notre transformation écologique. Ce livre donne le mode d’emploi pour y parvenir.

Les auteurs : 

David Djaïz est essayiste et enseignant à Sciences Po. Il est l'auteur de Slow Démocratie (prix de l’Académie des sciences morales et politiques, prix étudiant du Livre Politique-LCP, finaliste du prix du Livre ­Politique, du prix du Mémorial – Grand Prix littéraire d’Ajaccio et du prix Pétrarque de l’essai France Culture-Le Monde) et de Le nouveau modèle français (prix d'Économie de l'Académie nationale de Bordeaux). 

Xavier Desjardins est professeur en urbanisme et Aménagement de l'espace à Sorbonne Université. Il est chercheur au sein de l'équipe Médiations, Science des lieux, science des liens. Ses travaux de recherche portent sur les liens entre urbanisme et mobilité, les politiques territoriales d’aménagement ainsi que les concepts et méthodes de l’urbanisme. Ses terrains de recherche sont principalement situés en Europe de l’Ouest. Il est également consultant en matière de stratégies et projets territoriaux. 

LIEPP DANS LES MEDIAS - MARS 2024

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Axe évaluation des politiques socio-fiscales

Travail : la perspective du « care », article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 18/03/2024

« Que sait-on du travail ? » : le « care » pris au piège de la dualité, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 18/03/2024

Faut-il maintenir un salaire minimum, émission de RFI avec Clément Carbonnier du 11/03/2024

« Que sait-on du travail ? » : des « normes viriles » persistent en entreprise, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 11/03/2024

Le RN est-il vraiment le parti des travailleurs ?, émission de France Culture avec Bruno Palier du 11/03/2024

Plan d'économies: "Il n'y a pas d'urgence", pour l'économiste Michaël Zemmour, émission de BFMTV avec Michaël Zemmour du 06/03/2024

« Le télétravail fait-il du bien aux salariés ? Ce que l’on a appris avec le Covid-19 », article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 04/03/2024

« Que sait-on du travail ? » : deux jours de télétravail estimés à 5 % d’augmentation de salaire au minimum, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 04/03/2024

Qui doit payer les salaires ?, article de Clément Carbonnier publié par Alternatives Economiques le 27/04/2024

« Que sait-on du travail ? » : l’inertie de la conflictualité au travail, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 26/02/2024

« Capital contre travail : le retour ? », article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 26/02/2024

Taxer les riches ou faire jouer la concurrence ?, chronique d'Etienne Wasmer publiée par Les Echos le 22/02/2024

Investir dans la capacité d’apprentissage de l’organisation pour la double transition digitale et écologique,  article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 19/02/2024

« Que sait-on du travail ? » : les huit dimensions de la force d’une entreprise, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 19/02/2024

Axe évaluation de la démocratie 

Penser, enfin, le pluralisme des médias, tribune de Julia Cagé publiée par Le Monde le 15/02/2024

Sens public, émission de Public Sénat avec Elisa Chelle du 15/02/2024

La décision du Conseil d’État est une excellente nouvelle pour le respect du pluralisme, article citant les propos de Julia Cagé publié par l'Humanité le 14/02/2024

Axe politiques éducatives 

Les différences d'orientation entre les filles et les garçons sont "moins nettes dans les milieux favorisés", entretien avec Agnes Van Zanten publié par l'Etudiant le 08/03/2024

700 millions d’économie sur l'école ?, émission de France Culture avec Elise Huillery du 26/02/2024

Les émotions, « Apprendre à apprendre, avec Grégoire Borst », émission de France Culture avec Grégoire Borst du 22/02/2024

Axe discriminations et politiques catégorielles 

Comment défendre les intérêts des femmes au travail ?, émission de France Culture avec Anne Boring du 08/03/2024

« 70% du travail domestique et familial est réalisé par les femmes », entretien avec Hélène Périvier publié par La Tribune le 08/03/2024

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LIEPP Newsletter - Mars 2024

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Comment faire face à l’injustice climatique ? La COP 28 et le fonds « pertes et préjudices »

Entretien avec Matthieu Wemaëre
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 L’un des enjeux majeurs de la transition écologique est de garantir une certaine justice entre les Etats, qui font face de manière inégale aux impacts négatifs du changement climatique. Lors de la COP27 qui s'est tenue à Charm el-Cheikh fin 2022, le fonds « pertes et préjudices » a été créé, afin de réparer les dommages subis par les pays les plus impactés par le dérèglement climatique. Cependant les modalités d’application et de fonctionnement de ce fonds (bénéficiaires, contributeurs, montant des contributions...) restaient à définir. La COP28, qui s’est tenue en décembre 2023 à Dubaï, a permis de trouver un accord concernant le financement des pertes et préjudices, notamment par l'intermédiaire du fonds. Que pouvons-nous attendre de ce fonds ? Comment fonctionnera-t-il concrètement ? 

Matthieu Wemaëre est avocat inscrit aux barreaux de Paris et de Bruxelles et chercheur associé à l’IDDRi, un institut indépendant de recherche sur les politiques publiques et plateforme de dialogue multi-acteurs. Il a également travaillé pendant 6 ans à la Commission européenne comme juriste à la Direction générale de l’Environnement. Le 1er décembre 2023, il a participé au side event à la COP28 organisé par l’axe Politiques Environnementales du LIEPP et le GDR Climalex “Pertes et préjudices : un mécanisme de justice climatique ?”.

  • Pourquoi avoir créé le fonds « pertes et préjudices » et qu’est ce qui fait sa spécificité ? 

Ce fonds répond à un besoin car le réchauffement climatique est bien présent. Les températures moyennes ont déjà augmenté de 1.2 à 1.4 degrés depuis l’ère pré industrielle. Le climat est donc perturbé et les conséquences de ces perturbations peuvent être extrêmes, d'une manière aussi bien soudaine (typhon, inondation, cyclone…) que lente (désertification, élévation du niveau de la mer) et provoquer des dégâts considérables.  Lorsque les dégâts engendrés sont irrésistibles et irréversibles on parle de perte ou de préjudice, qu’il faut réparer. La création de ce fonds était donc nécessaire car le climat va continuer à se dérégler et à engendrer des évènements de plus en plus violents, intenses et fréquents.

Juste avant la COP27, durant l’été 2022, il y a eu de fortes inondations au Pakistan qui ont submergé 10% du territoire et entraîné des pertes estimées à plus de 60 milliards de dollars. Cet événement a marqué les esprits et a facilité l’adoption du fonds, d'abord établi au nom de la solidarité de la communauté internationale à l'égard des Etats les plus vulnérables aux impacts néfastes des changements climatiques, notamment les petits Etats insulaires directement menacés par la montée des eaux qui avaient pourtant alerté cette même communauté internationale depuis bien longtemps.

La création de ce fonds tente donc de répondre à un besoin devenu pressant en prévoyant l’octroi d'une aide financière aux pays “particulièrement vulnérables”, le niveau de vulnérabilité d’un pays étant usuellement déterminé en fonction de son exposition, de sa sensibilité ou de sa capacité d’adaptation aux impacts des changements climatiques.

La spécificité de ce fonds est qu’il propose de réparer un préjudice causé par un dommage sans qu’il y ait de mise en cause de responsabilité. Habituellement lorsqu’on parle d’indemnisation ou de réparation, c'est parce que la responsabilité juridique d’une personne publique ou privée est mise en cause. Dès 2015 lors de la COP21, il avait été convenu que les mesures prises dans le cadre de coopération internationale sur le climat pour faire face aux pertes et préjudices ne pourrait donner lieu, ni servir de fondement, à aucune responsabilité ni indemnisation.

Par ailleurs il existe d’autres outils, notamment dans le cadre des Nations Unies, qui peuvent être utilisés en cas d'événements climatiques extrêmes, notamment pour intervenir en urgence, par exemple pour fournir une aide humanitaire ou alimentaire. Ce nouveau fonds va donc devoir être utilisé de manière cohérente et complémentaire avec d’autres mécanismes de financement, ce qui va nécessiter une coordination des moyens d'intervention. Cependant, ce fonds est unique car aucun fonds jusqu’à présent ne se concentrait sur la réparation. Les mécanismes existants interviennent d'abord en première urgence et, dans certains cas, ils peuvent subvenir à certains besoins de reconstruction (lors de tremblements de terre, de tsunamis...). 

  • Quelles modalités d'application et de fonctionnement du fonds ont été adoptées lors de la COP 28 à Dubaï ?

Les arrangements pour abonder et rendre opérationnel ce fonds ont été décidés dès le premier jour de la COP 28. C’est un signal fort, qui montre la détermination des Etats. L’objectif du fonds, sa vocation et sa gouvernance ont été déterminés à ce moment-là.

L’objectif du fonds est assez large : “aider les pays particulièrement vulnérables aux effets néfastes des changements climatiques à faire face aux pertes et préjudices économiques et autres liés à ces effets, notamment aux phénomènes météorologiques extrêmes et aux phénomènes qui se manifestent lentement.” (Décision FCCC/CP/2023/L.1−FCCC/PA/CMA/2023/L.1). Ce fonds n’est donc pas destiné à une catégorie de pays prédéfinie et le nombre de bénéficiaires potentiels du fonds n’est pas déterminé. 

La vocation du fonds est de fournir des financements visant à faire face à diverses difficultés, telles que les urgences liées au climat, l’élévation du niveau de la mer, les déplacements, les réinstallations, les migrations, l’insuffisance des informations et des données climatiques, etc. Ce qui est d’abord mis en avant est la nécessité d’une reconstruction et d’un redressement résilients aux changements climatiques, dont le financement pourrait atteindre des montants très importants notamment si l'on prend en compte les pertes à la fois économiques et non économiques. Au Pakistan par exemple, les pertes suite à l'inondation de 2022 avaient été estimées à 60 milliards de dollars par la Banque Mondiale. Pour un seul pays, cela représente plus de la moitié que ce que les pays développés s’étaient engagés à mobiliser pour financer l'action climatique dans tous les pays en développement par an (à savoir 100 milliards de dollars d'ici 2020).

En termes de gouvernance, les pays en développement ne souhaitaient pas confier un tel fonds à la Banque Mondiale, car ils voulaient participer à la prise de décision. Ils ont finalement accepté que le fonds soit hébergé pour une période intermédiaire de 4 ans par la Banque Mondiale, uniquement pour pouvoir le rendre opérationnel dès que possible. Mais ils ont obtenu que ce fonds soit une entité chargée d'assurer le fonctionnement du mécanisme financier de la Convention climat (CCNUCC) et qu'il rende compte chaque année de ses activités dans ce cadre-là (et non celui de la Banque Mondiale). Et à l’instar du fond vert sur le climat, le fonds pertes et préjudices sera dirigé par un conseil composé majoritairement de représentants de pays en développement (14 membres, et 12 membres de pays développés) qui mettra en place les modalités de financement, approuvera les octrois de financement et émettra des recommandations pour améliorer les conditions de financement.

Enfin concernant les modalités de financement, tous les pays seront admissibles mais il y a aura différents types d’accès en fonction de l’urgence de la situation. Un accès direct est prévu. Par exemple, en reprenant le cas du Pakistan, un pays pourra demander à être financé directement pour se reconstruire.

Pour des requêtes moins urgentes, un accès indirect est aussi prévu. Dans ce cas, les financements passent par des intermédiaires, comme des agents d’exécution tels que le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), ou des banques régionales de développement qui seront des relais pour demander le financement et le gérer en concertation avec le pays bénéficiaire.

Ce fonds sera alimenté principalement par des contributions volontaires, donc de la subvention, mais aussi par des dons privés ou des prêts y compris à des conditions très concessionnelles. Avant Dubaï, les pays en développement avaient demandé que le fonds soit doté d'un montant minimum en partant du principe que seuls les pays développés devraient fournir ces ressources, mais ils n'ont pas obtenu gain de cause. La décision finalement adopté par la COP28 exhorte les pays développés à continuer de soutenir les activités visant à remédier aux pertes et aux préjudices mais tout en encourageant les autres pays à les soutenir sur une base volontaire, sans fixer de montant. A la fin de la COP, 792 millions d’euros avaient été promis pour alimenter le fonds. Ce montant est loin des 60 milliards de préjudice subis par le Pakistan, mais il témoigne tout de même d'une volonté d’abonder le fonds rapidement.

Un système d’allocation des fonds va être mis en place par le conseil, qui dépendra de certains critères d’éligibilité. La vulnérabilité du pays sera prise en compte, mais aussi l’ampleur de l’événement subi. Les notions de vulnérabilité et d’ampleur n’étant pas tout à fait quantifiées, l’arbitrage se fera au niveau du conseil du fonds. Lors de la COP28 il a aussi été décidé que le conseil du fonds devrait faire en sorte d’éviter que le fonds ne se concentre trop sur un pays, un groupe de pays ou une région. Il y aura donc une forme de répartition qui veut garantir une certaine équité entre les régions du monde, même si elles ne sont pas égales face aux conséquences des changements climatiques. Une pondération devra être trouvée en fonction de ces critères. En réalité, les objectifs et les modalités de fonctionnement ont été prédéfinis lors de la COP28 mais ils dépendront concrètement du travail du conseil, qui affinera et ajustera ces modalités.

Pour permettre la coordination entre le fonds et les autres arrangements de financement internationaux prévus pour faire face aux risque les catastrophes naturelles, notamment ceux des Nations Unies, ce fonds va jouer le rôle d'une plateforme d'échanges d’informations. Un moment d’échange sera prévu chaque année entre les représentants du conseil du fonds et les représentants des agences des Nations Unies.

  • En quoi la création et la mise en œuvre de ce fonds contribuent-ils concrètement à la justice climatique ?  

L’objectif de ce fonds est de réduire a posteriori une inégalité due aux impacts négatifs du changement climatique dans des pays qui économiquement et socialement n’ont pas les moyens d’y répondre, alors même qu’ils n’ont que très peu contribué aux phénomènes qui causent ces événements. Ce fonds tente de contribuer à plus de justice climatique en ce qu’il organise la solidarité internationale.

Il est important de voir la création de ce fonds comme une mesure de réparation physique, de reconstruction suite à un préjudice. Contrairement à une mesure d’adaptation, qui tend à prévenir, à diminuer la sévérité, la fréquence, la violence des impacts de ces événements, ce fonds a été pensé comme une réponse pour réparer les dégâts après que ces événements se sont produits. Il y a une forme de prévention dans l’adaptation qu’on ne retrouve pas dans les pertes et préjudices, qui partent du constat qu'un préjudice est subi.

Cependant, concrètement, les modalités du fonds pertes et préjudices sont loin des attentes de certains Etats. Aucun chiffre minimum d’alimentation du fonds n’est fixé, les critères d’allocation réduisent la possibilité pour certains Etats d’en bénéficier, et les notions juridiques sur lesquels s’appuie la gestion de ce fonds ne sont pas toutes définies et devront être interprétées. La création de ce fonds est donc une réponse partielle mais nécessaire aux enjeux du changement climatique.

Il sera intéressant d’observer si la création de ce fonds aura un impact sur les recours contentieux intentés au nom de la justice climatique. Au sein des pays développés, qui ne bénéficieront probablement pas de ce fonds, la responsabilité des Etats continuera à être mise en cause soit pour inaction, soit pour un préjudice subi (physique ou moral). Cependant certains Etats qui pourraient recevoir une aide du fonds pertes et préjudices pourront préférer solliciter ce fonds plutôt que faire un recours contentieux.

La Cour Internationale de Justice devrait prochainement rendre un avis consultatif à la demande des Etats insulaires sur l’obligation potentielle des Etats à ne pas créer de dommage qui pourrait avoir un impact dans un autre Etat. Cela pourrait entraîner des recours contentieux d’Etats contre Etats, d’ONG contre des Etats et aussi de l’arbitrage avec certaines entreprises polluantes. Il sera nécessaire d’évaluer l’efficacité de ces mécanismes de lutte contre l’injustice climatique dans les prochaines années. 

Retirement and COVID-19 vaccination: evidence from a fuzzy regression discontinuity design

Séminaire de l'axe Politiques de Santé. 3 avril. 11h30-12h30.
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L'axe Politiques de Santé du LIEPP est ravi de vous convier au séminaire : 

Retirement and COVID-19 vaccination: evidence from a fuzzy regression discontinuity design

Mercredi 3 avril. 11h30-12h30.

Sciences Po. Salle du LIEPP. 1 place Saint Thomas d'Aquin. 75007 Paris. 

Inscription obligatoire pour participer en présentiel

Inscription obligatoire pour participer via Zoom

Intervenant : 

Ilias Kyriopoulos (LSE)

Résumé :

The transition to retirement is considered one of life’s most significant events, bringing about substantial changes to an individual’s preferences and daily life. This study considers behaviour changes toward COVID-19 vaccination following retirement. Using data from the Survey of Health, Ageing, and Retirement in Europe (SHARE) and a fuzzy regression discontinuity design, we examined the impact of retirement on uptake of COVID-19 vaccinations. After considering potential endogeneity concerns, our analysis reveals that compared to individuals of similar age who have not yet retired, retirees were less inclined to get vaccinated. Our findings are consistent across various estimation methods and model specifications. Additionally, we present evidence suggesting that changes in social interactions following retirement may offer a plausible explanation for this phenomenon. Specifically, retirement results in decreased frequency of social interactions with neighbours, friends, and colleagues. These findings underscore the necessity for public health and vaccination campaigns targeted at retirees.

Comment verser de l'argent aux pauvres ? Comment l'économiste peut-il répondre à la question normative ?

Séminaire de l'axe Evaluation des politiques Socio-fiscales. 03/04. 16h30-18h.
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L'axe Evaluation des Politiques socio-fiscales du LIEPP a le plaisir de vous convier au séminaire : 

Comment verser de l'argent aux pauvres ? Comment l'économiste peut-il répondre à la question normative ?

Mercredi 3 avril. 16h30-18h. 

Sciences Po, Salle K011, 1 place Saint Thomas d'Aquin, 75007 Paris. 

Inscription obligatoire pour assister au séminaire en présentiel.

Inscription obligatoire pour assister au séminaire via Zoom

Intervenant : 

Guillaume Allègre (OFCE - Sciences Po)

Présentation : 

La collectivité doit-elle verser de l’argent aux personnes sans revenus ? Doit-elle verser cette aide à ceux qui pourraient travailler mais ne travaillent pas volontairement ? Doit-elle verser cette aide à tous sans distinction, aidés y compris ? Doit-elle verser cette aide aux individus ou aux foyers ? L’assistance sociale fait ainsi l’objet de dilemmes, conséquences de rationalités concurrentes. Comment trancher ? 

La réponse de l'ouvrage Comment verser de l'argent aux pauvres ? (Presses universitaires de France) est qu’il faut débattre des principes de justice sociale et défendre des droits hiérarchisés, en particulier le droit à des moyens convenables d’existence. En cherchant l’optimal, la discipline économique n’est trop souvent pas convaincante. En mettant l’accent sur les droits, cet ouvrage plaide pour un vrai revenu minimum d’insertion, le plus élevé possible, luttant ainsi contre la trappe à pauvreté qui est la pauvreté elle-même. 

Un plaidoyer pour la justice et le pragmatisme en économie, en défense des droits économiques des plus pauvres. 

What If The Basis For Policy Decisions Is Misleading? The Case Of Perceived Discrimination Of LGBTQ+

Séminaire de l'axe Discriminations et politiques catégorielles. 21/03. 12h30-14h.
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L'axe Discriminations et politiques catégorielles du LIEPP a le plaisir de vous inviter au séminaire : 

What If The Basis For Policy Decisions Is Misleading?
The Case Of Perceived Discrimination Of LGBTQ+

Jeudi 21 mars de 12h30 à 14h

Lieu : Sciences Po, Salle du LIEPP, 1 place Saint Thomas d'Aquin, 75007 Paris

Inscription obligatoire pour assister au séminaire en présentiel

Inscription obligatoire pour assister au séminaire via Zoom

Intervenante : 

Résumé : 

Policy makers frequently base their decision on survey measures, such as the Eurobarometer or the European Social Survey. However, not all survey measures are valid, reliable and comparable. LGBTQ+ rights received increasing attention from policy makers in recent years because they address discrimination, stigmatisation, and victimisation problems. LGBTQ+ policies differ within Europe. Political and socio- cultural barriers against LGBTQ+ people are still evident in Central and Eastern European countries, whereas the support is higher in North European countries. However, Eurobarometer data show an empirical puzzle: respondents from countries that are known for extensive discrimination towards homosexuals indicated that they are not aware of discrimination against homosexuals at the workplace. At the same time, in countries that are characterized by relative tolerance and legal equality regarding homosexuals, respondents mention more frequently discriminatory behavior. This mismatch between reality and reported perceived discrimination might lead to misleading policy recommendations. Potential explanations for this discrepancy might be that respondents across countries adopt different perspectives, refer to different policies, think of different groups (e.g., gay or lesbians), lack awareness of discriminatory behavior or respond socially desirable.

This seminar provides an overview of relevant measures of discrimination of LGBTQ+ in cross-national surveys of the general population (e.g., Eurobarometer, European Social Survey, World Value Survey), discusses relevant methodological issues and potential solutions. It also discusses different approaches to assess the cross-national performance of measures, such as web probing and measurement invariance tests.

LIEPP DANS LES MEDIAS - FEVRIER 2024

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Axe évaluation des politiques socio-fiscales

« Que sait-on du travail ? » : les assistantes maternelles, un métier où l’on « n’arrête jamais », article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 05/02/2024

« Que sait-on du travail ? » : 40 % des cadres sont des « planneurs », article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 05/02/2024

Que reste-t-il de l'assurance chômage ?, émission de France Culture avec Bruno Palier du 05/02/2024

Pourquoi les salaires au-dessus du smic augmentent-ils si peu alors que le chômage baisse ?, tribune de Bruno Palier publié par Le Monde le 01/02/2024

Supprimer l’allocation de solidarité spécifique va appauvrir encore les précaires sans emploi, article de Michaël Zemmour, publié par Alternatives Economiques le 31/01/2024

Dire « oui » ou « non » à l’ordinateur : retour sur la numérisation du service public de l’emploi,  article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 29/01/2024

« Que sait-on du travail ? » : les algorithmes au cœur de la relation entre les demandeurs d’emploi et leurs conseillers, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 29/01/2024

La transformation des organisations du travail en France, un défi qui reste à relever, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 19/01/2024

« Que sait-on du travail ? » : La France peine à développer les organisations apprenantes, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 19/01/2024

Une semaine en France avec Bruno Palier, émission de France Inter avec Bruno Palier du 19/01/2024

Loi immigration: la «préférence nationale», risque majeur pour les étrangers précaires, article citant les travaux d'Elvire Guillaud et Michaël Zemmour publié par Arab News le 19/01/2024

Taxer tout ce qui bouge, pas le reste, chronique d'Etienne Wasmer publiée par Les Echos le 18/01/2024

Axe politiques éducatives 

Apprendre à apprendre, émission de France Culture avec Grégoire Borst du 9/02/2024

Écrans pour les tout-petits : éduquer plutôt qu’interdire, est-ce la solution ?, article citant les propos de Grégoire Borst publié par Sud Ouest le 04/02/2024

Les bienfaits de l'écoute, ou comment écouter l'autre dans une société défouloir ?, émission de France Inter avec Grégoire Borst du 31/01/2024

Sommeil : comment aider mon ado à retrouver un rythme, article citant les travaux de Grégoire Borst publié par Femina le 19/01/2024

Excellence, valeurs, entre-soi : pourquoi les parents d'élèves choisissent l'enseignement privé, article citant les propos d'Agnes Van Zanten publié par France Culture le 30/01/2024

Axe politiques de santé 

Sur qui doit peser l'augmentation du coût de la vie ?, émission de France Culture avec Hélène Périvier du 30/01/2024

Baisse de la natalité : "Ce n'est pas parce qu'on modifie le congé parental qu'on va inverser la tendance", émission de France Info avec Hélène Périvier du 17/01/2024

Axe politiques environnementales

Le ministère de l’Environnement se retrouve-t-il affaibli par le gouvernement Attal ?, article citant les propos de Charlotte Halpern publié par Challenges le 17/01/2024

Axe évaluation de la démocratie 

Comment une chaîne devient-elle de gauche ou de droite ?, article citant les propos de Julia Cagé publié par l'Ina le 18/01/2024

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LIEPP NEWSLETTER - FEVRIER 2024

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Groupe de travail "Trajectoire de pauvreté"

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Le groupe de travail « Trajectoire de pauvreté » de l'axe Evaluation des politiques socio-fiscales du LIEPP est consacré à la présentation de travaux consacrés à la mesure de la pauvreté dans toutes ses dimensions, notamment dans une perspective longitudinale, et à l’étude des politiques publiques qui ont pour but ou pour conséquence de réduire ou d’aggraver les situations de pauvreté.

Le séminaire réunit des chercheuses et chercheurs universitaires ou en administration en économie, sociologie et sciences politique. Les travaux présentés sont le plus souvent à un stade préliminaires.

Il se réunit toutes les six semaines le vendredi matin au LIEPP.

Séances à venir : 

  • 29 mars 2024 : Évolutions et déterminants de la critique des bénéficiaires de l'État social dans la France contemporaine : tentative d'opérationnalisation quantitative. Intervenant : Pierre Blavier (Clersé, Université de Lille / LIEPP) 

Séances passées : 

2024

  • 16 février 2024 : Approche comparative de la transition vers la pauvreté et le bien-être (Allemagne, France, Royaume Uni et Australie). Intervenante : Eleonore Richard (PSE)
  • 12 janvier 2024 : Le marché du travail au fil des générations. Intervenant : Henri Martin (OFCE, INSEE)

2023

  • 17 novembre 2023 : Reliance: les effets complexes d'un programme d'accompagnement à la reprise d'activité pour des familles monoparentales au rsa de longue durée. Intervenant : Arthur Heim (CNAF)
  • 29 septembre 2023 : La perception des inégalités économiques par différents groupes sociaux, portée et limite. Intervenants : Célia Bouchet (CEET, CNAM) et Nicolas Duvoux (CRESPPA-LabToP, Université Paris 8)
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Appel à projets général du LIEPP 2024

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Appel à projets général du LIEPP 2024

Le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) lance un appel à projets pour renforcer les activités de ses axes de recherche, dans sa dynamique de redéploiement en partenariat avec Université Paris Cité (UPC).

Cet appel à projets (AAP) vise à soutenir une diversité d’activités en évaluation des politiques publiques en lien avec les 6 axes de recherche thématiques du LIEPP (discriminations et politiques catégorielles ; évaluation de la démocratie ; politiques éducatives ; politiques environnementales ; politiques de santé ; politiques socio-fiscales) ou de façon transversale autour des approches et méthodes en évaluation.

L’appel est ouvert de façon large à toutes les disciplines permettant d’alimenter la réflexion sur l’action publique (data science, droit, économie, géographie, histoire, psychologie, santé publique, sciences de l’éducation, sciences de gestion, sciences environnementales, sciences du vivant, science politique, sociologie...). 

Champ thématique de l'appel à projets : évaluation de programme et d’interventions, évaluation des politiques publiques : politiques éducatives, sociales, fiscales, environnementales, politiques de santé, politiques antidiscriminatoires et catégorielles (ex. genre, handicap, politiques migratoires), évaluation de la démocratie, approches théoriques et méthodologiques en évaluation)

Condition d'éligibilité : l’appel est ouvert à tout.e chercheur.e titulaire, doctorant.e ou post- doctorant.e ayant pour affiliation principale un laboratoire de Sciences Po ou d'Université Paris Cité.

Type de projets possibles :

✔ Mise en réseau (événement/workshops de réseaux existants ou appui à la création d’un nouveau réseau en seed funding),

✔ Co-financement de projets en cours,

✔ Soutien à la publication,

✔ Courts séjours de recherche.

Montant maximal du financement demandé : 10 000 €

Durée : Les dépenses devront être réalisées avant fin décembre 2024 au plus tard.

Modalités de candidature

Nous recommandons aux personnes intéressées par cet appel à projets de contacter dès à présent l’équipe du LIEPP [andreana.khristova@sciencespo.fr ou liepp@sciencespo.fr] pour faire part de leur souhait de déposer un projet, en envoyant un court message avec pour objet [Appel à projets LIEPP]. L'équipe du LIEPP sera à leur disposition pour répondre à leurs questions et les accompagner dans le montage du projet (notamment budgétaire).

Les projets peuvent être rédigés en français ou en anglais.

Les projets sont à soumettre pour le 15 mars 2024 au plus tard, à l’adresse liepp@sciencespo.fr avec pour objet [appel à projet LIEPP]. Aucun dossier de candidature incomplet ou hors délai ne sera considéré.

Les résultats seront communiqués le 5 avril 2024.

Documents joints :

- Texte complet de l’appel à projets (pdf)

- Formulaire de candidature (word)

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Partage des données de la recherche : enjeux et obstacles

Entretien de Célia Bouchet (CEET, CNAM) avec le CRIS et le LIEPP
  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

La question du partage des données de la recherche est depuis plusieurs années devenue centrale dans le monde académique. Pour encourager la transparence, l’intégrité scientifique, la mise en partage et la ré-employabilité des données, les chercheur‧es sont encouragé‧es à rendre accessibles les données de leurs recherches. Mais quelles sont les conséquences de cette pratique ? Comment la mettre en place concrètement ? 

Célia Bouchet est post-doctorante au CEET (Centre d'études de l'emploi et du travail) du CNAM. Ses recherches, menées notamment au CRIS et au LIEPP (au sein de l'axe Discriminations et Politiques catégorielles), portent sur les mesures et les mécanismes des inégalités sociales, notamment celles liées au handicap et au genre. Depuis la soutenance de sa thèse, elle a largement contribué à disséminer ses résultats de recherche, en facilitant l'accès à ses données. Elle est lauréate du Prix de thèse du Défenseur des Droits 2023 et du Prix science ouverte des données de la recherche 2023, remis par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. 

  • Aviez-vous dès le départ de votre travail de thèse l'idée de conserver, documenter, permettre une réutilisation de vos données ? 

Non, je pense que je n'ai pas eu cette idée tout de suite parce que je n’avais pas vraiment de modèles d’ouvertures de données de thèse à disposition. Je n’ai pas été formée à la mise à disposition des données lors de mon master. J’avais plutôt des réflexes de protection des données allant à l’encontre d’une ouverture : protéger l’anonymat des personnes rencontrées en entretien, respecter l’engagement de non-partage des données passé avec l’Adisp (Archives de Données Issues de la Statistique Publique, qui gère la mise à disposition des enquêtes de la statistique publique). Cela étant, c’est une idée qui est arrivée tout de même assez rapidement, au bout d’un an de thèse environ, par deux intermédiaires différents. D’abord, j’ai participé à une formation de l'École de la recherche sur la gestion des données de la recherche, où cette question du devenir des données à l’issue de la recherche était évoquée. Ensuite, au moment du lancement de ma campagne d’entretiens quelques mois plus tard, ma directrice de thèse, Anne Revillard, m’a conseillé de profiter de la fiche d’information que je comptais distribuer aux personnes interrogées afin d’obtenir leur accord explicite pour que d’autres chercheur‧es puissent réutiliser les entretiens. Ces deux influences ont eu un rôle important.

  • Est-ce que du personnel support vous a accompagnée dans la gestion de ces données ? 

J’ai pu m’appuyer sur plusieurs collègues des équipes de soutien à la recherche. Cyril Heude, data librarian à Sciences Po, s’est rendu disponible pour créer mon compte sur Data Sciences Po, répondre à mes questions, émettre des suggestions, et publiciser mes jeux de données avec Guillaume Garcia, ingénieur de recherche au CDSP de Sciences Po. Paul Colin, anciennement responsable de la gestion et de l’ouverture des données pour le PPR Autonomie, m’a aussi conseillé lorsque j'ai commencé à rédiger un article méthodologique sur mon travail d’ouverture des données. Enfin, deux déléguées à la protection des données de Sciences Po, Marion Lehmans puis Nawale Lamrini, m’ont accompagnée pour garantir la conformité de ma recherche doctorale et du processus d’auto-dépôt au cadre réglementaire.

Légende: Page d’accueil de data.sciencespo, l’entrepôt de données de Sciences Po

  • Aujourd’hui, comment gérez-vous les données de recherche que vous produisez ? 
J’ai développé le réflexe d’ouvrir mes données, mais aussi mes productions scientifiques au sens large. Par exemple, j'ai créé un carnet Hypothèses où j’ai mis à disposition les annexes électroniques de ma thèse, les diaporamas que j'utilise pour mes présentations, mes supports d'enseignement, etc. Sur ce point, d’ailleurs, j'ai pu m’inspirer des pratiques de plusieurs collègues du CRIS dont j’avais déjà consulté les sites personnels, notamment Anne Revillard et Olivier Godechot. Maintenant, j’ai aussi pu constater que, selon les contextes de recherche, il est plus ou moins facile de recevoir les autorisations nécessaires pour ouvrir des données—même pseudonymisées. Par exemple, lorsque l'enquête se fait au sein d’une organisation, la simple permission de publier les résultats de la recherche peut faire l’objet de négociations… et, dans ce cas, l’ouverture des données récoltées est une perspective assez lointaine.

 

Légende: Page d’accueil du carnet Hypotheses de Célia Bouchet.
URL: https://celiabouchet.hypotheses.org/ 


  • En tant que jeune chercheuse, comment vivez-vous le contexte croissant d’incitation à l’ouverture des données de la recherche ? 
Je distingue l’objectif d’ouverture des données et la façon dont il est mis en œuvre. L’objectif, je l’approuve et je m’y reconnais. J’estime beaucoup la “culture libre”, d’ailleurs j’utilise principalement des logiciels libres au quotidien. Il y a aussi des raisons qui, peut-être, sont plus spécifiques à mon sujet et mon terrain de recherche. Les études sur le handicap sont encore un champ de recherche assez minoritaire, et il me tient d'autant plus à cœur de faciliter la diffusion de connaissances sur le sujet. J’y vois aussi un enjeu déontologique, car, lorsque j'ai demandé aux personnes rencontrées lors de mon enquête qualitative la permission de verser les contenus pseudonymisés de leur entretien sur un entrepôt pour que d’autres chercheur‧es puissent les utiliser dans leurs travaux, les réactions ont très souvent été enthousiastes. Plusieurs des personnes rencontrées avaient par exemple la conviction que la recherche était importante pour informer les politiques publiques et les faire évoluer. Dans cette perspective, l'idée que leur récit puisse resservir dans d’autres recherches leur permettait de contribuer d’autant plus à un changement social positif. 
  • Quels aspects vous semblent poser problème ?
Comme d'autres collègues, j'ai de vraies inquiétudes sur la façon dont l’ouverture des données est organisée. Dans le fonctionnement actuel, les jeunes chercheur‧es sont particulièrement visé‧es par les incitations à ouvrir des données, sans que cette activité soit vraiment discutée collectivement au sein de la communauté de recherche en sciences sociales, et sans que des moyens économiques et humains suffisants y soient alloués. Je l’ai dit, j'ai eu la chance d’avoir l’appui de plusieurs collègues, et j’en éprouve beaucoup de gratitude mais cela n’a pas toujours été suffisant. Il me semble qu’il y aurait besoin de réflexions plus collectives et de ressources matérielles plus conséquentes, si on veut éviter que la politique d’ouverture des données ne repose sur les chercheur‧es les plus précaires.

  • Est-il chronophage pour vous de préparer ces données ? Comment articulez-vous ce travail avec votre temps de recherche ?

C’est un travail d’une ampleur que je n’imaginais pas. Pour contextualiser, j’ai mis en ligne deux jeux de données : un jeu centré sur les matériaux qualitatifs de ma thèse, notamment les transcriptions d’entretiens, la fiche d’information que j’ai transmise aux personnes rencontrées, la grille d’entretien, etc ; et un jeu centré sur une exploitation statistique de l’Enquête emploi en continu, réalisée dans le cadre du volet quantitatif de ma thèse. Pour le volet qualitatif, comme je récoltais mes propres données, il a fallu beaucoup d’anticipation et de formalisation. Pour le volet quantitatif, j’ai pris la décision plus tard et j’avais davantage de marge de manœuvre. Mais dans les deux cas, cela impliquait un gros travail : changer tous les noms propres sur 1400 pages d’entretiens (pour une pseudonymisation renforcée) ; trier et nettoyer mes scripts de code, puis ajouter des explications didactiques au fur et à mesure ; déterminer les autres documents méthodologiques pertinents et les mettre en forme ; documenter tout ce processus dans des fichiers Read-Me… Cela m’a pris plusieurs centaines d’heures au total. Comme j’avais un contrat de recherche en journée, sur un projet différent, je prenais ce temps sur mes pauses déjeuners, mes soirées, mes week-ends. Je l’ai vécu comme long et fastidieux, et je n’encouragerais pas nécessairement quelqu’un d’autre à se lancer dans ces conditions.

  • Avez-vous été confrontée à d’autres obstacles liés au partage de données ?  
Oui, je pense à deux types d’obstacles. Premièrement, j’ai eu des incertitudes juridiques sur le périmètre de ce que j’avais le droit de partager. Concernant le jeu qualitatif, comme je ne précisais pas aux personnes enquêtées à quoi correspondait “le contenu de l’entretien” que j’allais déposer sur l’entrepôt, je ne savais pas si je devais me limiter à la transcription de l’enregistrement ou si je pouvais inclure les notes d’observations que j’avais prises pendant l’entretien. Dans le cas du jeu quantitatif, comme mes statistiques sont calculées à partir d’une enquête de l’Insee, je ne savais pas si j’avais les droits de propriété suffisants pour décider du versement. J’ai eu des difficultés à accéder à ces renseignements : les démarches d’ouverture des données étant relativement nouvelles, les personnes ressources que j’ai contactées étaient un peu dans le flou elles aussi. Sur un deuxième plan, j’ai aussi eu des questionnements scientifiques, lors du processus de transformation des données. Par exemple, au cours de la pseudonymisation des transcriptions d’entretien, je me suis demandé par quoi substituer les noms propres. Typiquement, pour un nom de ville, j’avais l’option de renseigner à la place le département, la taille de la ville, le niveau de vie moyen… Cela posait un certain nombre de dilemmes, sur les indicateurs les plus importants à conserver et la délimitation des catégories (à partir de quel nombre d’habitants parler de “grande ville”?) Là encore, le manque de protocole établi me laissait un peu seule face à mes choix.
Légende: Tableau des choix de remplacements de noms propres, dans le document 0-README-Guide du jeu de données qualitatif. DOI: 10.21410/7E4/IIQYAR 
  • Vos jeux de données facilitent-ils d'après vous la valorisation de vos travaux ?

Oui, mais de façon indirecte. J’ai été frappée par l’intérêt qu’a suscité mon travail d’auto-dépôt, davantage peut-être que les données déposées. J’ai été invitée à plusieurs reprises pour présenter ce processus d’ouverture des données : lors de la semaine DataSHS 2022, dans le cadre d’un séminaire CIVICA Open Science… J’ai aussi publié un article méthodologique dans la revue Genèses, où j’analyse mon expérience d’auto-dépôt. Ce sont de belles opportunités. En revanche, je n’ai pas connaissance de projets de recherche en cours qui envisagent de réutiliser mes données. Et je peux le comprendre, car on n’apprend pas vraiment à utiliser ce type de sources lors des formations en sciences sociales.

Je pense que ma démarche a une double originalité à laquelle le jury a été sensible. D’un côté, il y a la mise à disposition de données variées et nombreuses sur une thématique encore trop peu couverte, le handicap. D’un autre côté, il y a un effort pour décrire et analyser le processus d’auto-dépôt en sciences sociales d’un point de vue de chercheuse, dans un contexte où l’essentiel du travail d’ouverture des données est accompli par les équipes de soutien à la recherche. Le dialogue avec les équipes de Sciences Po, notamment Cyril Heude, Guillaume Garcia et Sophie Forcadell, m’a été très précieux pour mettre l’accent sur ces deux apports dans ma candidature au prix. En un sens, la boucle est bouclée : ce prix souligne que, même dans le cadre d’un auto-dépôt, la gestion des données ne concerne pas qu’une seule personne mais appelle à des réflexions collectives.
Légende: Couverture de deux numéros de revues récents abordant l’ouverture des données de la recherche.

Tracés, 2019, numéro spécial 19, “Les sciences humaines et sociales au travail (ii): Que faire des données de la recherche ?” DOI: 10.4000/traces.10518

Genèses, 2022, numéro 129, “Le procès des données”. DOI: 10.3917/gen.129.0003

Propos recueillis par le Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales et le Laboratoire Interdisciplinaire d'Evaluation des Politiques Publiques de Sciences Po. 

EN SAVOIR PLUS :

BENDJABALLAH Selma, GARCIA Guillaume, CADOREL Sarah et al., « Valoriser les données d’enquêtes qualitatives en sciences sociales : le cas français de la banque d’enquête beQuali », Documentation et bibliothèques, 2017/4 (Vol. 63), p. 73-85

BOUCHET, Célia. « Comment j’ai déposé les données de ma recherche (sans savoir ce qui m’attendait) » Genèses, 2023/4 (Vol 132), p. 113-129.

BOUCHET, Célia. Rendre accessible et visibiliser ses données et ses codes : retours sur une expérience d'entreposage. Semaine Data-SHS. Traiter et analyser les données quantitatives en sciences humaines et sociales 2022, Plateforme Universitaire de Données des Grands Moulins; Université Paris Cité; Centre de Données Socio-Politiques, Dec 2022.

LEPRINCE, Chloé. Butin à monnayer ou manne à partager : avec les données, les chercheurs peuvent-ils faire feu de tout bois ?, France Culture, 2023.

REBOUILLAT, Violaine. Ouverture des données de la recherche : de la vision politique aux pratiques des chercheurs. Sciences de l'information et de la communication. Conservatoire national des arts et metiers - CNAM, 2019.

REVELIN, Florence, LEVAIN, Alix, MIGNON,  Morgane, NOEL, Marianne, QUEFFELEC, Betty, et al.. L'ouverture des matériaux de recherche ethnographiques en question. Rapport d'enquête du projet "Partage et protection des données qualitatives à l’ère du numérique : expériences, enjeux, stratégies". Rapport de recherche. Centre national de la recherche scientifique. 2021.

Guide thématique, Données de la recherche : suivez le guide, Bibliothèque de Sciences Po

Guide thématique, Qu’est ce que la science ouverte ?, Bibliothèque de Sciences Po

Guide thématique, Actualités de la science ouverte, Bibliothèque de Sciences Po

Guide thématique, Demande des bailleurs de fonds pour les projets financés, Bibliothèque de Sciences Po

Plus d’informations sur l’entrepot de données Nakala : https://www.nakala.fr/about

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LIEPP DANS LES MEDIAS - JANVIER 2024

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Axe évaluation des politiques socio-fiscales

Les métiers du secteur médico-social, sous-payés et dominés par le temps partiel contraint, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 15/01/2024

Les métiers du vieillissement, essentiels et pourtant insoutenables, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 15/01/2024

Comment instaurer un minimum social pour tous les jeunes ?, entretien avec Tom Chevalier publié par l'Observatoire des Inégalités le 12/01/2024

La taxe foncière est-elle injuste? Réflexions sur la richesse immobilière, article citant les propos d'Etienne Wasmer publié par Telos le 10/01/2024

Reconnaître le travail pour établir l’égalité salariale femmes-hommes : le cas des sages-femmes, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 08/01/2024

La loi sur l’immigration rompt avec les principes de la Sécurité sociale, tribune d'Elvire Guillaud et Michaël Zemmour publiée par Le Monde le 03/01/2023

Immobilier: faut-il (encore plus) taxer les propriétaires ?, article citant les travaux de Monserrat Botey et Guillaume Chapelle publié par Europe 1 le 29/12/2023

Baisse de charges : l'exécutif cherche la bonne formule pour que le travail paye mieux, article citant les travaux d'Etienne Wasmer publié par Les Echos le 29/12/2023

La rupture de la loi immigration est évidente sur les allocations familiales, entretien avec Michaël Zemmour publié par l'Opinion le 21/12/2023

L'intensification du travail, principale suspecte de la dégradation de la santé des salariés, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 18/12/2024

Le verdissement des emplois, conditionné à des mutations du travail, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 11/12/2024

Le lean à la française dans l’aéronautique : management technocratique et faiblesse du dialogue social, article  citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 04/12/2024

Associer les salariés au management est profitable à l’entreprise, article citant le projet "Que sait-on du travail ?" publié par Le Monde le 04/12/2024

Le modèle économique et social qui s’est mis en place en France après la seconde guerre mondiale a vécu, tribune de Bruno Palier publiée par Le Monde le 01/12/2023

Axe évaluation de la démocratie 

Concentration des médias : l'actionnaire doit-il nommer le directeur de la rédaction ?, article citant les travaux de Julia Cagé publié par Marianne le 02/01/2024

Pour sortir des analyses fourre-tout sur le “populisme”, il faut allier les leçons de l’économie politique à celles des études électorales, tribune de Julia Cagé publiée par Le Monde le 22/12/2023

Rejet de la loi sur l’immigration : une crise prévisible et fondamentale, article d'Emiliano Grossman publié par The Conversation le 18/12/2023

L’alternance politique fait progresser le débat démocratique, émission de France Inter avec Julia Cagé, du 16/12/2023

Jérôme Fourquet face à Thomas Piketty et Julia Cagé : dis-moi d’où tu votes, je te dirai qui tu es, article citant les propos de Julia Cagé publié par Philosophie Magazine le 30/11/2023

Axe politiques éducatives 

Usage des écrans par les enfants : un groupe d’experts pour faire des propositions à Emmanuel Macron, article citant les travaux de Grégoire Borst publié par Le Monde le 17/01/2024

Les groupes WhatsApp de parents, cauchemar des enseignants ?, article citant les travaux d'Agnes Van Zanten publié par Télérama le 22/12/2023

Parcoursup : face à l'angoisse des élèves, le marché du coaching de l'orientation se développe, article citant les travaux d'Anne-Claudine Oller publié par France Info le 19/12/2023

Éduquer n’est pas qu’une affaire d’opinion, entretien avec Grégoire Borst publié par Cerveau&Psycho le 19/12/2023

Les groupes de niveau viennent percuter la motivation et l’estime de soi, et donc la réussite scolaire, entretien avec Elise Huillery et Yann Algan publié par Le Monde le 17/12/2023

Axe discriminations et politiques catégorielles

Pouvoir d’achat : «A chaque fois, ce sont les ménages les plus précaires qui encaissent l’inflation», entretien avec Hélène Périvier publié par Libération le 12/01/2024

Mort de Nahel à Nanterre : six mois après, des élus ont l’impression de « danser sur un volcan », article citant les propos de Marco Oberti publié par Ouest France le 30/12/2023

Axe politiques environnementales

Le ministère de l’Environnement se retrouve-t-il affaibli par le gouvernement Attal ?, article citant les propos de Charlotte Halpern publié par Challenges le 17/01/2024

France 2030, entretien avec Charlotte Halpern publié par Le Gouvernement le 08/12/2023

Axe politiques de santé

Nous devons soigner toutes les personnes avec la même conscience, entretien avec Anne-Laure Féral-Pierssens publié par Les Surligneurs le 20/12/2023

Migrant Farmworker Injury: Temporality and Eventfulness

Séminaire co-organisé avec le CRIS. 08/02. 17h-19h.
  • University of California Press , CNRS Editions, Dedovstock/ShutterstockUniversity of California Press , CNRS Editions, Dedovstock/Shutterstock

LIEPP and the Centre for Research on social InequalitieS are pleased to convene the event: 

Migrant Farmworker Injury: Temporality and Eventfulness

with Professor Seth M. Holmes. Cultural and medical anthropologist, Physician. University of California, Berkeley.

Thursday February 8th, 5 p.m. - 7 p.m.

Location: Sciences Po, LIEPP, room C210/ Salle d'Innovation, 75007 Paris

Mandatory registration.

How do social structures and social hierarchies impact bodies, health, injury, and disease for different categories of people? 

How do social hierarchies and socially structured health assymetries come to be understood as normal and natural in society and in medicine?  And when are they confronted or resisted? 

Seth Holmes (Berkeley)

The Centre for Research on social InequalitieS and the Laboratory for Interdisciplinary Evaluation of Public Policies are pleased to invite Professor Seth Holmes, anthropologist and physician at the University of California at Berkeley. During his talk, Professor Holmes will share with us some of his original ethnographic work, partly explained in the book Fresh Fruit, Broken Bodies: Migrant Farmworkers in the United States, recently updated and published by the University of California Press (2nd ed. nov. 2023). This work has been translated in French by CNRS Editions (Fruits frais, corps brisés: Les ouvriers agricoles migrants aux États-Unis).   

Professor Holmes explores the ways in which social differences come to count – and be counted – in various senses. His main problematics are the gaze, racialization and racism; the subjectivation of the health professional and the embodied production of the clinical and epidemiological gaze; the legitimation, normalization and naturalization of social inequality.

He shared the daily life, suffering and resistance of Mexican migrants in the United States. He treked with his companions clandestinely through the desert into Arizona, lived with Indigenous families in the mountains of Oaxaca State and in farm labor camps. Exploited by the contemporary food system he planted and harvested corn, picked strawberries, and accompanied sick workers to the hospitals.

During this talk, Professor Holmes will expand on his experience and discuss ths various ways in which social inequities come to be perceived as normal in society and in health care.

How do transparent admission standards increase the application to the college-bound upper-secondary school track

12/01. 11h30-13h. Séminaire co-organisé avec le CRIS
  • Image StockImageFactory.com (via Shutterstock)Image StockImageFactory.com (via Shutterstock)

L'axe Politiques Educatives du LIEPP et le Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales ont le plaisir de vous convier au séminaire : 

How do transparent admission standards increase the application to the college-bound upper-secondary school track: A series of randomized field experiments

Vendredi 12 janvier. 11h30-13h.

Lieu : Sciences Po, Room K011, 1 place Saint Thomas d'Aquin, 75007, Paris 

Inscription obligatoire

Intervenant : 

  • Tamás Keller ( HU-REN - Institute of Economics at the Centre for Economic and Regional Studies, Budapest)

Présentation : 

Students require accurate information to navigate the education system. In response to this need, various information campaigns have emerged in different fields of social science, with the goal of providing students with essential details. A growing body of empirical literature suggests that schools’ admission standards may discourage students from applying due to the associated risk of non-admission, which students tend to avoid.

This study makes two key contributions to the literature on educational decision-making.

Firstly, we examine how the perception of schools’ admission standards influences students’ perceived admission chances, potentially dissuading them from applying.

Secondly, we conduct a series of pair-matched, cluster-randomized field experiments, revealing schools’ actual admission standards to qualified students to encourage their application.

Our findings indicate that our light-touch treatment led to a small and statistically insignificant main effect.

The paper further delves into heterogeneity in the treatment effect and speculates on reasons why pure information campaigns may not be fully effective.

Affaire du sang contaminé par le VIH

06/02. 17h30-19h. Séminaire co-organisé avec le CSO
  • ktsdesign/SHUTTERSTOCKktsdesign/SHUTTERSTOCK

L'axe Politique de santé du LIEPP et le Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po ont le plaisir de vous convier au séminaire : 

Affaire du sang contaminé par le VIH : Comment et pourquoi la maladie s'est transformée en crise en France et non aux États-Unis

6 février de 17h30 à 19h à Sciences Po,

Lieu : salle Goguel, 27 rue Saint-Guillaume 75007 Paris. 

Inscription obligatoire pour assister au séminaire.

Débat autour de l'ouvrage : The Social Production of Crisis. Blood, Politics, and Death in France and the United States de Constance A. Nathanson et Henri Bergeron.

When does epidemic disease disrupt society to the point where it becomes a political crisis? In the early 1980s, almost unnoticed in the larger drama that was AIDS, over half of hemophiliacs and a large number of blood transfusion recipients were infected with toxic blood contaminated with HIV. The French public's "discovery" of this catastrophe in the early 1990s created a transformative political crisis; this same discovery in the United States went largely unnoticed.

In The Social Production of Crisis, Constance A. Nathanson and Henri Bergeron focus on a profoundly troubling story to present a detailed case comparative analysis not only of the catastrophe itself and its multiple retrospective interpretations but also of its intimate connection to the history and organization of blood as a consumer product in each country.

Nos invités :

Sophie Chauveau, Professeure en histoire des sciences et des techniques et secrétaire générale adjointe auprès du préfet de la Martinique

Emmanuel Henry, Professeur des Universités à l'Université Paris Dauphine - PSL

Didier Tabuteau, Fondateur et responsable de la Chaire santé de Sciences Po de 2006 à 2018

En présence des auteurs, Constance A. Nathanson et Henri Bergeron.

L'échange sera animé par Olivier Borraz, directeur de recherche au CNRS rattaché au CSO et co-fondateur de CrisisLab.

Assistant(e) axe Politiques éducatives

L'Axe politiques éducatives du LIEPP recrute un.e assistant.e (masterant.e ou doctorant.e) en appui aux activités de l’axe

Le Laboratoire Interdisciplinaire d'Evaluation des Politiques Publiques (LIEPP) de Sciences Po recrute un.e assistant.e (masterant.e ou doctorant.e) en appui de l'axe Politiques éducatives pour contribuer à l'animation de ses activités de recherche dans l'année universitaire 2023-2024. 

L’assistant.e sera engagé.e pour un maximum de 12 heures / mois avec un rémunération brute de 16€/heure. Il/Elle travaillera en collaboration avec les co-directeur.trice.s de l’axe concerné et l’équipe administrative du LIEPP.

Les tâches assignées pourront inclure, parmi d'autres : 

- Appui à l'organisation des séminaires de l'axe (identification d’intervenant.e.s,  suivi de la préparation des séminaires : échanges avec les intervenant.e.s, collecte des présentations et éléments à diffuser, préparation des textes des annonces des séminaires, diffusion des séminaires hors Sciences Po, rédaction et/ou publication d’éléments de restitution des séminaires, etc.) ; 

- Animation du collectif des affilié.e.s (transmission d’information, organisation de temps d’échange); 

- Appui à l’organisation d'autres activités de l'axe et du séminaire annuel ; 

- Appui à la communication autour des activités de l'axe (en interne au LIEPP/ à Sciences Po et en externe : recensement de contacts ou listes de diffusion pertinentes selon les thématiques, diffusion par email, vérification de la mise à jour des informations en ligne);

- Évaluation et récapitulatif des projets soutenus par l’axe (catégorisation des projets et publications pour identifier les méthodologies employées, les motifs et domaines étudiés, etc.)

Ce poste est ouvert aux étudiant.e.s de Master 2 et aux doctorant.e.s et inscrit.e.s à Sciences Po, à l'Université Paris Cité et à toute autre université en région parisienne. Les heures peuvent être réalisées soit en tant que mission d'expertise pour celles et ceux qui sont en contrat doctoral, soit en vacations (la condition étant d'avoir le statut étudiant). Il convient aux candidat.e.s de se renseigner auprès de leur École doctorale sur la possibilité de cumul et faisabilité pour celles et ceux qui sont en contrat doctoral.

Les candidatures doivent être soumises à carlo.barone@sciencespo.fr et andreana.khristova@sciencespo.fr 

Les candidatures doivent inclure (1) un CV mis à jour, et (2) une lettre de motivation indiquant la formation et les expériences qui permettront au /à la candidat.e de s'investir dans le rôle. 

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LIEPP DANS LES MEDIAS - DECEMBRE 2023

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

 Axe évaluation des politiques socio-fiscales

Une histoire du conflit électoral, article de Clément Carbonnier, publié par Alternatives Economiques le 27/11/2023

« Que sait-on du travail ? » : des pistes de soutenabilité pour travailler à tout âge, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 27/11/2023

Des pénibilités à la soutenabilité du travail : construire de nouvelles voies de prise en compte des relations santé travail, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 27/11/2023

La science économique a perdu de vue la question foncière, tribune d'Etienne Wasmer publiée par Le Monde le 24/11/2023

Les effets délétères de la sous-traitance sur la santé des salariés, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 06/11/2023

Que sait-on du travail ? Une boîte à outil pour agir, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 04/11/2023

Entre délocalisations, intensification et numérisation : travailler dans l’industrie automobile aujourd’hui, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 30/10/2023 

Les usines du futur n’ont rien à envier à celles des « Temps modernes », article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 30/10/2023 

Les Français ne sont pas flemmards, émission de France Info avec Bruno Palier du 27/10/2023

Une start-up nation avec des profs paupérisés, est-ce bien sérieux ?, chronique d'Etienne Wasmer publiée dans Les Echos le 26/10/2023

Jean-Marc Daniel x Michaël Zemmour, émission de France Inter avec Michaël Zemmour du 24/10/2023

Les fortes attentes vis-à-vis du travail ne sont pas satisfaites, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 24/10/2023

Les « travailleurs du clic » les plus actifs sont en majorité des femmes précaires, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 23/10/2023

Qui veut gagner des centimes ? Les microtravailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 23/10/2023

Axe discriminations et politiques catégorielles 

Emploi et handicap : en fait-on assez ?, émission de France Culture avec Anne Revillard du 23/11/2023

La loi pour le plein emploi repose sur une lecture restrictive des difficultés d’accès à l’emploi des travailleurs handicapés, entretien avec Anne Revillard publié par Faire Face le 23/11/2023

Le numérique et l’inclusion des travailleurs handicapés, article citant les travaux d'Anne Revillard et Célia Bouchet publié par Youmatter le 21/11/2023

Recherche : handicap, inégalités professionnelles et politiques d'emploi, article citant les travaux d'Anne Revillard et Célia Bouchet publié par Sciences Po le 21/11/2023

Handicap, inégalités professionnelles et politiques d’emploi, article d'Anne Revillard, Célia Bouchet et Mathéa Boudinet publié par Le Monde le 20/11/2023

« Que sait-on du travail ? » : les entreprises ne peuvent, seules, résorber les inégalités subies par les personnes en situation de handicap, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 20/11/2023

Pourquoi et comment suivre la production de ciment par satellite, article de Jean-Charles Bricongne publié par La Banque de France le 08/11/2023

Axe évaluation de la démocratie 

Le 49.3 est-il en train de se banaliser ?, émission de France Inter avec Julia Cagé du 02/11/2023

Il faut convaincre tous les électeurs que leur vote compte, article citant les travaux de Julia Cagé publié par La Dépêche le 02/11/2023

Qui est le mieux placé pour reconquérir le vote populaire ?, émission de France Culture avec Julia Cagé du 29/10/2023

Écologie : après la désobéissance civile, la désobéissance institutionnelle ?, émission de France Culture avec Julia Cagé du 29/10/2023

Il y a un sentiment d’abandon dans le monde rural, entretien avec Julia Cagé publié par Ouest France le 21/10/2023

Axe politiques environnementales

L’évaluation des politiques de transition doit être davantage processuelle et qualitative, entretien avec Charlotte Halpern publié par Acteurs Publics le 21/11/2023

Face à l'urgence écologique, Sciences Po lance un Institut des transformations environnementales, émission de RFI avec Charlotte Halpern et Mathias Vicherat du 17/11/2023

On a plus de 40 enseignants-chercheurs qui travaillent sur l'environnement" à Sciences-Po, émission de France Inter avec Charlotte Halpern du 06/11/2023

Paris 2024 : Quels impacts sur l'aménagement des villes et des territoires ?, entretien avec Charlotte Halpern publié par Sciences Po le 24/10/2023

Axe politiques éducatives 

Orientation : le marché privé du coaching scolaire, “une solution séduisante pour les familles inquiètes”, article citant les travaux de Claudine Oller publié par Télérama le 17/11/2023

Dans les villes moyennes et petites, la carte des émeutes se superpose en partie avec celle des gilets jaunes, article citant les travaux de Marco Oberti publié par Public Sénat le 08/11/2023 

Soutien scolaire : un marché en plein essor, émission de France Culture avec Anne-Claudine Oller du 06/11/2023

L’orientation subie est un échec vécu de façon très violente, entretien avec Agnès van Zanten publié par Le Monde le 19/10/2023

Axe politiques de santé

Penser le travail : Sciences Po et Le Monde remettent leur prix 2023, entretien avec Henri Bergeron publié par Sciences Po le 16/11/2023

L'aide médicale d'État est-elle une singularité française ?, émission de France Culture avec Anne-Laure Feral-Pierssens du 06/11/2023

L’appel de 3 000 soignants : « Nous demandons le maintien de l’aide médicale d’Etat pour la prise en charge des soins des personnes étrangères », article citant les travaux d'Anne-Laure Feral-Pierssens publié par Le Monde le 02/11/2023

Side event COP28: Low carbon and climate-resilient health care: global perspectives on solutions and practices

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

 COP28 SIDE EVENT 

Low carbon and climate-resilient health care: global perspectives on solutions and practices

Tuesday, December 5th, 2023
13:15-14:45 (GST)

Co-hosted by University of Heidelberg and Sciences Po, Contact: charlotte.halpern@sciencespo.fr

Register to this side event

Programme (pdf)

The WHO introduced frameworks (e.g., ATACH) for climate-resilient and low-carbon health care. Taking a holistic view, this side event will focus on how different actors in Germany, France, Switzerland, Chad and the Maldives, contribute through research & practices.

Speakers

  • Dr Noemi Bender, Head of Sustainability and Climate Protection, Heidelberg University Hospital
  • Dr Anneliese Depoux, Director of the Centre Virchow-Villermé, Université Paris Cité and Research affiliate at LIEPP
  • Dr Charlotte Halpern, Tenured research at Sciences Po, CEE & LIEPP and Director of the Institute for environmental transformations 
  • Dr med Alina Herrmann, Climate Change and Health Researcher, Heidelberg Institute of Global Health
  • Dr Maximilian Jungmann, Executive Manager, Heidelberg Center for the Environment, CEO, Momentum Novum 
  • Dr. med, Dr. P.H. Rainer Sauerborn, Senior professor of Climate Change and Health, Heidelberg Institute of Global Health (HIGH) 
  • Dr Patricia Nayna Schwerdtle, Senior researcher at the Heidelberg Institute of Global Health (HIGH) and a consultant with the Climate Action Accelerator (CAA)
  • Prof Nicolas Senn, Head of the Department of Family Medicine, Unisanté, University of Lausanne, President of the Consortium for the ecological transition of the Swiss healthcare System

Programme

  • Welcome, Charlotte Halpern and Max Jungmann
  • A global perspective, Max Jungman, Heidelberg Center for the Environment
  • Building climate change resilience in health care facilities in fragile settings; Patricia Nayna Schwerdtle, Heidelberg Institute of Global Health (HIGH) and Climate Action Accelerator (CAA)
  • Sustainability and Climate Protection at Heidelberg University Hospital; Rainer Sauerborn, Heidelberg Institute of Global Health and Noemi Bender, Heidelberg University Hospital
  • Carbon footprinting and emission reduction at German hospitals – challenges and opportunities; Alina Herrmann and Rainer Sauerborn, Heidelberg Institute of Global Health
  • A road map for conducting the ecological transition of the Swiss healthcare system; Prof Nicolas Senn, Unisanté, University of Lausanne, Switzerland
  • Decarbonizing the Healthcare System: Key Challenges for Public Policies in France, Anneliese Depoux, Université Paris Cité, CVV, CPT & LIEPP, and Charlotte Halpern, Sciences Po, CEE & LIEPP
  • General discussion
  • Conclusive remarks and end of session

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Aides aux entreprises, dépenses publiques et conséquences macroéconomiques

Séminaire de l'axe Evaluation des politiques socio-fiscales. 12/12. 15h-17h30
  • Zerbor / Shutterstock Zerbor / Shutterstock

L'axe Evaluation des politiques socio-fiscales du LIEPP a le plaisir de vous inviter au séminaire : 

Aides aux entreprises, dépenses publiques et conséquences macroéconomiques

12 décembre de 15h à 17h30 

Lieu : Sciences Po, 9 rue de la Chaise, 75007. Bâtiment C, Salle 900.

Inscription obligatoire pour assister au séminaire en présentiel

Inscription obligatoire pour assister au séminarie via Zoom. 

Si la période du Covid-19 a manifestement souligné le rôle de ces aides publiques pour le maintien sur pied des entreprises, cette tendance de l’Etat à apporter un soutien aux entreprises est plus structurelle et s’inscrit dans le temps. 

Mise en place afin de soutenir l’emploi, l’investissement et l’innovation, une large partie de ces dispositifs est pourtant la source de coûteux effets d’aubaines, décrits aussi bien par la littérature théorique et les analyses empiriques. Ces politiques peuvent de surcroît entraîner des effets d'accoutumance et de dépendance pour les entreprises, assorti d’un coût permanent pour les finances publiques. Enfin le développement des aides aux entreprises est historiquement associé à des réductions dans d’autres dépenses publiques et à une augmentation de la taxation des ménages.

Comment estimer le montant de ces aides publiques, qui n’est unifié par aucun document administratif ? Quels secteurs (à quels impacts environnementaux) en bénéficient le plus ? Et pour quel impact sur l’emploi et l’innovation ? 

Papier 1 : Aïmane Abdelsalam, Florian Botte, Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès, Simon Nadel, Franck Van De Velde, Loïck Tange, “Un capitalisme sous perfusion : Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises”, Rapport de l’Ires, octobre 2022

Papier 2 : Aimane Abdelsalam, Anne-Laure Delatte, “Anatomy of Public Aid to Companies”, 15 Septembre 2023 

Papier 3 : Aimane Abdelsalam, “Dépenses et recettes publiques : une lecture de l’évolution de l’intervention publique dans un cadre d’analyse macro-économique keynésien”, publication à venir

Workshop "Discrimination and Inequalities on online markets"

December 15th. 10am-4.30pm.
  • Net Vector / ShutterstockNet Vector / Shutterstock

LIEPP's Discrimination and category based policies research group is pleased to convene the workshop: 

Discrimination and Inequalities on online markets

December 15th. 10:00 am - 4:30 pm.

Location: Sciences Po room Goguel, 27 rue Saint Guillaume, 75007 Paris

Mandatory registration. 

Abstract: 

Today, digital platforms account for a growing share of the economy in providing goods and services (classified ads, short-term rentals, car-sharing, freelancing, etc...). These marketplaces do not intervene (or do so only to a very limited extent) when users interact with each others, set their own prices, respond to buyers, or provide evaluations.

We can therefore expect a certain amount of gender and ethnic discrimination on these specific marketplaces. This one-day workshop brings together research that aims to provide evidence of ethnic and gender discrimination on some of these platforms using experimental and scraping methodologies.

Programme: 

10h-10h30: Welcome/coffee

10h30-11h15: Michelangelo Rossi (Telecom Paris)

The Evolution of Discrimination in Online Markets: How the Rise in Anti-Asian Bias Affected Airbnb during the Pandemic

11h15-12h: Pieter-Paul Verhaeghe (VUB)

Ethnic discrimination on the shared short-term rental market of Airbnb

12h-12h45: Mimansa Bairathi (UCL) - zoom

Gender Disparity in Online Reputation: Evidence from an Online Freelance Platform

12h45-14h15: lunch

14h15-15h: Ignacio Berasategui (PSE)

The Price of Trust, Women's Participation and Ethnic Sorting in p2p Markets. Evidence from BlaBlaCar

15h-15h45: Dylan Glover (INSEAD)

Gender differences in screening on online platforms

15h45-16h30: Ozge Demirci (HBS) - zoom

Reducing Discrimination with Information: Evidence from Online Freelancing Platforms

Atelier Jeune Recherche (2023-2024)

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Présentation générale de l'atelier

Animation : Anne Revillard

Email: anne.revillard@sciencespo.fr

La participation à l’atelier est obligatoire pour les lauréat.e.s du programme Jeune recherche, et fortement recommandée pour les doctorant.e.s et post-doctorant.e.s affilié.e.s au LIEPP. La présentation lors d’une des séances engage à participer aux autres séances de l’atelier. L’atelier se déroulera en présentiel au LIEPP (pas de format hybride). 

Calendrier prévisionnel 2023-2024 :

Les trois premières séances sont collectives:

Mercredi 20 septembre de 11h00 à 13h00: Réunion de lancement du Programme Jeune Recherche 

Jeudi 26 octobre de 10h00 à 13h00: Théorie du changement

Mercredi 6 décembre de 10h00 à 13h00: Session poster 

Les séances suivantes, sur le second semestre (liste ci-dessous), seront dédiées à la présentation et à la discussion de projets individuels.

Lundi 15 janvier 2024 11h-13h (thème santé)

Présentation 1: Cécile Lavier, CSO (CNRS/Sciences Po) et INCa, “Les mères comme levier de la santé publique. Le cas de la vaccination HPV.” Mode écriture.

Présentation 2 : Bartholomew Konechni, CRIS, “Unconditional  Cash Transfers’ Impact on Health Behaviours During a Crisis: A Natural Experiment Using the CARES Act 2020”

Présentation 3: Lucie Kraepiel, CSO (CNRS/Sciences Po) Concevoir et organiser la prise en charge ambulatoire des pathologies cardio-vasculaires : enjeux professionnels et organisationnels 

Lundi 12 février 2024 11h-13h (thème santé)

Présentation 1: Julie Cartailler, LIRAES Université Paris Cité, économie, “La performance du système de santé mentale : que peut-on apprendre des préférences des jeunes adultes ?” - Présentation

Présentation 2 : Jiwon Jeong, CERMES3 Université Paris Cité, Sociologie-démographie, “Alcoolisation et risques sexuels chez les jeunes adultes en France et en Corée du Sud" - Présentation

Présentation 3: Julia Eïd, Ceped Université Paris Cité, santé publique, “titre à confirmer” - Présentation

Lundi 18 mars 2024 11h-13h (thème éducation)

Présentation 1: Elora Taieb, LaPsyDE, Université Paris Cité, Titre à confirmer. Mode présentation préféré (à confirmer)

Présentation 2 : Georgia Thebault, Sciences Po, “The Closer The Better? Geographical Constraint and Selective Programs in French Higher Education”, présentation

Présentation 3: Julie Pereira, Sciences Po, “Du violon dans des écoles maternelles défavorisées, entre mobilité sociale et arbitraire culturel : quels effets pour quels publics ?”, présentation

Lundi 22 avril 2024 11h-13h (thème élections)

Présentation 1: Camille GELIX, CEVIPOF, Sciences Po. (Titre à confirmer). Mode de présentation : écriture. 

Présentation 2 : Felipe LAURITZEN, Département d’Économie, SciencesPo. Can Public Campaign Funding Change Politicians’ Behaviour? Evidence from Brazil, 2004-2022

Présentation 3: Olivia Tsoutsoplidi, Département d’Économie, SciencesPo. « Campaign Finance Quotas and Descriptive Representation: Evidence from Brazil, 2002-2022. » joint with Julia Cagé and Felipe Lauritzen. 

Lundi 13 mai 2024 11h-13h 

Présentation 1: Fatoumata Diallo, science politique, CERI (Sciences Po). (Titre à confirmer).

Présentation 2 : Philippe Martini, sciences politique, CERI (Seciences Po). (Titre à confirmer).

Présentation 3: Pierre Robicquet, EHESS/Laboratoire Cermes3, “Le partage de la santé mentale ? Dynamiques contrariées de mutualisation des ressources et de spécialisation du travail en psychiatrie publique” Titre à confirmer. Mode présentation préféré (à confirmer)

Lundi 3 juin 2024 11h-13h

Présentation 1: CORCHETE, Charlotte, sociologie, CRIS (Sciences Po)

Présentation 2 : MAREC Marie-Gaëlle, psychologie, santé publique, sociologie, CRPMS (Université Paris Cité)

Présentation 3: Lucie Kraepiel, CSO (CNRS/Sciences Po) Concevoir et organiser la prise en charge ambulatoire des pathologies cardio-vasculaires : enjeux professionnels et organisationnels 

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Penser une transition socio-écologique juste

entretien avec Nathalie Blanc, novembre 2023
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Nathalie Blanc est directrice de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et directrice du Centre des Politiques de la Terre (né en 2019 d’une collaboration entre l’UPC, l’IPGP et Sciences Po). Elle a été directrice de l’UMR CNRS LADYSS (2014-2019) et est basée à l’Université Paris Cité sur le site de Paris Diderot.

Pionnière de l'écocritique en France, elle a publié et coordonné des programmes de recherche sur des domaines tels que la nature dans la ville, l'esthétique environnementale et les mobilisations environnementales. Membre fondateur du portail français des Humanités Environnementales, elle a également été, de 2011 à 2015, la déléguée française du réseau de recherche européen COST «Investigating cultural sustainability» et est ensuite déléguée du programme européen COST sur les nouveaux matérialismes «How Matter Matters» (2016-2019). Parmi ses projets de recherche récents figurent CAPADAPT Soutenir l’adaptation au changement climatique par le renforcement des capacitations citoyennes (ADEME-GICC 2017-2020) et le projet CIVIC ACT sur les croisements entre inégalités socio-environnementales et mobilisations collectives à l’échelle du Grand Paris (Université Paris Cité-Sciences Po), mené notamment au LIEPP. 
 
  • Le projet CIVICACT 2 met la question des inégalités socio-environnementales au coeur des réflexions sur la transition écologique. Pourquoi ?
Les inégalités sont le point de départ du modèle de développement et de consommation actuel, modèle de développement et de consommation qui devient problématique en ce qu’il épuise nos ressources.
Les inégalités créées par ce modèle sont très étudiées et on constate aujourd’hui qu’elles augmentent considérablement, notamment en France, mais les inégalités socio-environnementales qu’il engendre sont insuffisamment prises en compte. Il existe en France de nombreux indicateurs relatifs aux inégalités sociales, mais la manière dont les inégalités sociales et environnementales s'entremêlent n’est pas encore assez étudiée.
Or on sait d’ores et déjà que selon les classes sociales, l’impact du changement climatique ne sera pas le même, il est donc impératif d’interroger la question de la justice climatique et des inégalités face au changement climatique. 
Dans le projet CIVICACT 2, nous tentons d’apprécier la manière dont les inégalités socio-environnementales sont prises en compte par différentes mobilisations collectives qui luttent pour la justice et l’égalité dans le Grand Paris.

  • Pouvez-vous décrire le type d'actions collectives menées dans le Grand Paris en lien avec cette problématique ? Comment ont-elles évolué ? 
Du point de vue méthodologique nous avons fait le choix d’observer des communes riches et des communes pauvres qui ont été échantillonnées pour répondre à nos critères en matière de différences sociales et environnementales : des communes riches avec un environnement de qualité, beaucoup d’espaces verts, pas d’autoroutes au milieu des quartiers d’habitations et des communes pauvres sans espaces verts, dans un environnement pollué par les usines, par les transports...  
La question était de voir si les réponses en matière de mobilisations ou d’initiatives collectives prenaient en compte la diversité de ces contextes. De fait, ces différences sont largement intégrées : la majorité des mobilisations ont lieu dans les communes les plus pauvres mais aussi dans les communes ayant une culture politique de l’initiative et de la solidarité collective. 

Les actions menées dans ces communes ont évolué en deux sens : 
Les acteurs traditionnels du social comme Emmaüs, ATD Quart Monde, le Secours Populaire… décident depuis peu d’orienter leurs actions sur des problématiques liées à la transition écologique tel que la résilience énergétique, l’accès à une alimentation saine ou le recyclage.  Les associations traditionnellement environnementalistes évoluent également vers une meilleure intégration des problématiques sociales dans leur actions et leurs objectifs. Grâce à cette double évolution, la question des inégalités socio-environnementales est au cœur des préoccupations d’un grand nombre de mobilisations collectives en direction des classes populaires ; c’est assez nouveau en France. 

  • Ces formes d’actions sont-elles prises en compte par les pouvoirs publics ? 
Ces actions sont toujours prises en compte par les pouvoirs publics, que ce soit négativement ou positivement. 
Il existe dans certaines communes des interventions politiques qui peuvent impacter négativement ces initiatives. Par exemple à Clamart, un collectif environnementaliste s’est vu refuser le droit de siéger au forum des associations. A Aubervilliers, ville qui a récemment changé de couleur politique, des groupes environnementalistes ont été expulsés d’une épicerie solidaire… A l’inverse, les pouvoirs publics peuvent choisir de renforcer, d’accompagner ces initiatives. A Ivry-sur-Seine par exemple, l’expérience de l’Assemblée Citoyenne Climat a été initiée au sein de la municipalité et a reposé sur les initiatives des collectifs et des associations pour se structurer. C’était une véritable expérience de co-construction entre les initiatives citoyennes et les pouvoirs publics. Le contexte historique, économique, social et la couleur politique d’une commune ont un véritable impact sur ces initiatives.
Dans un cas comme dans l’autre, si l’on compare la situation actuelle à 2010 (date à laquelle nous avons commencé nos observations) on note une évolution certaine du lien entre politiques publiques et associations. Les pouvoirs publics reconnaissent que les associations fournissent un travail qu’ils ne seraient pas capables de fournir, que ce soit pour des raisons de personnel ou encore de compétences ou de maîtrise du sujet. Les politiques publiques environnementales ont aussi évolué : les pouvoirs publics sont rattrapés par l’urgence écologique, notamment suite à l’accélération des catastrophes naturelles liées au changement climatique (canicules, inondations…) et ont tendance à s’appuyer sur les associations, qui ont une capacité d’action et une réactivité que les administrations n’ont pas forcément. La question environnementale est une question urgente, qui demande des réponses concrètes, pensées rapidement. La temporalité impacte considérablement le lien entre initiatives populaires et pouvoirs publics, et les rend complémentaires. 

  • Dans CIVICACT 2 il est question d’une transition socio-écologique juste, comment conceptualisez-vous cette transition ?
Le projet CIVICACT 2 repose sur 4 notions : 
  • le pilier distributif, matérialisé par l'échantillonnage de 4 communes inégalement riches d’un point de vue social et environnemental 
  • la question de la reconnaissance, qui interroge la prise en compte de la diversité des identités locales par les politiques publiques 
  • la question procédurale (Quel type de processus participatifs sont utilisés ? Quelle force de l’association à la décision ? Quels acteurs sont associés à la création de ces politiques ?). 
  • la question des capabilités : Est-ce que les politiques publiques mises en place dans un lieu et un contexte donné fournissent l’opportunité aux citoyens et aux collectifs de développer leurs modes de vie d’une façon qui correspond à leurs besoins ?
La question des capabilités est celle qui est le moins prise en compte dans les réflexions sur la justice sociale en France. La notion de justice sociale est au cœur des préoccupations mais pas celle de la justice environnementale. Il y a un vrai retard de reconnaissance de cette problématique, alors que la justice sociale ne pourra être une réalité que si elle est pensée en lien avec la justice environnementale. 

The Comparative Politics of Just Transition Policies

Seminar of the socio-fiscal policies & environmental policies research groups. 11/12. 4pm-5.30pm.
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LIEPP's Socio-fiscal policies & Environmental policies research groups are pleased to convene the seminar: 

The Comparative Politics of Just Transition Policies: How and why the new social risks of decarbonisation were addressed in Spain and Ireland

Monday December 11th 2023. 4pm - 5.30pm.

Location: Salle K008, Sciences Po, 1 place Saint Thomas d'Aquin, 75007 Paris

Mandatory registration

Speaker: 

Matteo Mandelli (Sciences Po, LIEPP)

Matteo Mandelli is a Postdoctoral Research Fellow at the Laboratory for Interdisciplinary Evaluation of Public Policies of Sciences Po. He obtained a PhD in Political Studies from the University of Milan. He is co-founder and board member of the Sustainable Welfare and Eco-social Policy Network. His core research interest is the politics of eco-social policies in the European Union and in its Member States.

Abstract: 

Just transition policies are useful measures to address the new social risks related to environmental protection and, more specifically, to industrial decarbonisation. Despite their timely relevance, these policies are not only still rare, but also arguably undertheorized. This seminar aims to contribute to the emerging debate about the transformations of the Welfare State in the face of the climate crisis and of net- zero transitions, through a so-far underdeveloped empirical-political perspective. Navigating a largely unexplored field, the seminar aims to strengthen our understanding of just transition policies and politics with a theory-generating ambition. It does so by asking how and why different countries address the social risks of decarbonisation. Spain and Ireland are selected as case studies for a comparison that aims to analyse just transition policies and to unveil the mechanisms behind their adoption and formulation.

The two cases are investigated through process tracing and qualitative methods, building on an original conceptual-analytical framework and on an inductive research strategy, which allows us to map the socio ecological preferences of relevant political parties and organized interest groups. While Ireland has relied on narrow, investment-oriented and governmentalist just transition policies, Spain instead proposed a more transformative and comprehensive policy approach. The emergence of just transition policies can be explained as a result of a green-labour convergence among relevant socio-political actors engaging in a political exchange, in which political support for decarbonisation is traded for economic support to affected societal groups.

Changement climatique : quelle communication scientifique ?

Séminaire co-organisé avec l'Ecole de Journalisme de Sciences Po. 21/11. 17h-19h.
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L'axe Politiques environnementales du LIEPP et l'Ecole de journalisme de Sciences Po ont le plaisir de vous inviter au séminaire : 

Changement climatique : quelle communication scientifique ? 

Mardi 21 novembre 2023. 17h - 19h.

Lieu : Sciences Po, Amphithéâtre Albert Sorel / Leroy Beaulieu, 27 rue Saint Guillaume, Paris, 75007 

Inscription obligatoire

Résumé : 

Dans le prolongement de la publication du Policy brief « Quelle communication scientifique dans la lutte contre le changement climatique ? », le LIEPP organise en partenariat avec l'Ecole de journalisme de Sciences Po une table ronde réunissant chercheuses, journalistes et acteurs publics pour échanger sur les enjeux et les modalités de diffusion des savoirs scientifiques auprès des acteurs institutionnels et du grand public. Quels sont les vecteurs d’information efficaces, auprès de quels publics ? Comment mieux former les journalistes aux enjeux environnementaux en intégrant les apports des sciences sociales ? Au-delà du diagnostic sur le changement climatique, comment sensibiliser aux enjeux de définition et de mise en œuvre des politiques environnementales ? Et comment développer une communication scientifique axée sur les politiques publiques ? Telles sont quelques-unes des questions qui seront abordées lors de cet échange.

Animation : Charlotte Halpern (Sciences Po, CEE / LIEPP) et Anne Revillard (Sciences Po, CRIS / LIEPP)

Participant-e-s :

  • Céline Mavrot, Professeure Assistante, Institut des sciences sociales, Université de Lausanne
  • Valentin Berthou, Mission recherche (MiRe) de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques), Ministère des solidarités et de la santé
  • Audrey Cerdan, journaliste, rédactrice en chef Climat à France Télévisions
  • Anneliese Depoux (Université Paris Cité, Centre Virchow-Villermé et Centre des politiques de la terre)
  • Sophie Dubuisson-Quellier, Directrice de recherche CNRS à Sciences Po, Directrice du CSO et membre du Haut Conseil pour le climat
  • Rémi Noyon, journaliste à L’Obs
  • Noam Marseille, Responsable de la Cellule d'Interface Ville-Recherche sur la transition écologique, Ville de Paris, DTEC
  • Dominique Huber-Mathieu, Cheffe de la Mission Science, société, territoires/SRI/CGDD

Contact : Matthieu Sarnin, environnement.liepp@sciencespo.fr

Roles of Big Data Analytics in Governing Urban Energy Transitions

Séminaire de l'axe Politiques environnementales. 20/11. 12h30-14h30.
  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

LIEPP's Environmental policies research group is pleased to convene the seminar:  

Roles of Big Data Analytics in Governing Urban Energy Transitions: An Experience Sharing of a Transdisciplinary Project on Smart Energy communities in Hong Kong

November 20th, 2023. 12.30-2.30pm.

Location: Sciences Po, Room CS16, 1 place Saint-Thomas d'Aquin, 75007 Paris

Mandatory registration to participate in person

Mandatory registration to participate via Zoom

Speaker: 

Dr. Daphne Mah is the Director of the Asian Energy Studies Centre and an Associate Professor of the Department of Geography at Hong Kong Baptist University. 

Abstract:

Limiting global warming to 1.5°C to avoid catastrophic climate impacts requires large-scale decarbonisation, decentralisation, and digitalisation of our increasingly interconnected energy systems. With the rapid development of smart grids and smart homes, massive amounts of electricity data have become available. Households can change from passive end-users to proactive engagers in smart grid-enabled energy transitions by playing active roles in energy saving and producing renewable electricity both at home and in communities. However, how and under what conditions that new human-technology interactions can be optimised to realise the full potential of end-user driven smart energy transitions?

This presentation will give a snapshot of our preliminary findings along three themes of investigation:

(i) In what ways combined insights can be derived from smart sensor-based big data analytics and qualitative household interview data to develop household electricity consumption pattern analysis?;

(ii) How do place-based community contexts influence the envisioning of digital energy transitions?;

(iii) How could we create research impacts in society through multi-sectoral partnership?

Contact: environnement.liepp@sciencespo.fr

Une économie qui tourne en rond ?

Séminaire co-organisé avec le LIED. 29/11. 14h-17h.
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Le Laboratoire Interdisciplinaire des Energies de Demain et le LIEPP sont ravis de vous inviter au séminaire thématique : 

Une économie qui tourne en rond ?

Accès libre

Mercredi 29 novembre 2023 de 14 h à 17 h

Salle 454A du bâtiment Condorcet de l’Université Paris Cité, 4 rue Elsa Morante, 75013 Paris.

Programme : 

Un café d’accueil sera servi à partir de 13h30

14h00 Antoine Missemer (économiste, CNRS, CIRED, Paris)

Linear vs. circular views of the human-nature relationship in the history of economic thought

The long-run history of environmental and natural resource economics is quite well known. To name just a few milestones, it usually includes the Physiocrats, Jevons’s coal question, Marshall’s and Pigou’s externalities, Hotelling’s 1931 model, Coase’s theorem, Hardin’s tragedy of the commons, up to Nordhaus’s DICE model. This history, in which resources are considered inputs and ecosystems sinks, offers a quite linear and dualistic view of the human- nature relationship. It is, however, not the only one to tell. Since the 18 th century at least, there has been another, less-known economic tradition opting for a more integrative, organicist, and circular view of the human-nature nexus, from Linnaeus’s economy of nature to American land economics and contemporary ecological economics. This presentation will quickly explore these two traditions and give more details on one example from the organicist, circular tradition: the combination of chemistry and economics in the mid-19 th century to design a circular agricultural scheme, as a lever for transforming the entire economic system.

14h30 Anthony Halog (environmental management, School of the Environment - University of Queensland)

Life Cycle and Systems Thinking Methods to Support Policy Design and Evaluation when Transitioning to a Decarbonised, Circular Economy

Transitioning to a decarbonised, circular economy is a complex task that requires a system thinking approach. Life cycle assessment (LCA) is a widely used method for evaluating the environmental impact of a product or process throughout its entire life cycle. This policy- oriented seminar argues that incorporating life cycle and systems thinking perspective into policy design and evaluation can support the ongoing transition to a decarbonised, circular economy.

15h00 Pause

15h30 Teresa Haukkala (politologue, Sciences Po, LIEPP)

European sustainability targets and policy assumptions in 2030 and beyond: a foresight assessment for circular economy. Case: Textile sector 

Transition to circular economy is an important aspect in European sustainability targets for 2030. This presentation focuses on the circular economy in the EU27, in particular with respect to recycling and re-use. The talk describes the EU-level policy context for objective development, the roadmap towards the objectives, and the assumptions that were considered to be essential in accomplishing the objectives for 2030. It further anticipates some risks involved, and wild cards to be considered towards 2050. A case study on the textile sector in Finland is used as an example: how can a sustainable textile system be created by 2030?

16h00 Débat final animé par José Halloy (physicien, Université Paris Cité, LIED) et Marc Ringel (économiste, Sciences Po, European Chair for Sustainable Development and Climate Transition)

Génétique et Epigénétique des Champignons | LIED UMR 8236 – GEC

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Side event COP28

co-organisé avec le GDR ClimaLex. 01/12. 10h15-12h15
  • Sherif Ashraf 22 / ShutterstockSherif Ashraf 22 / Shutterstock

L’axe Politiques environnementales du LIEPP et le GDR ClimaLex vous invitent : 

Side Event COP28 : Pertes et préjudices: un mécanisme de justice climatique ? 

Bilan et perspectives du Mécanisme de pertes et préjudices

Vendredi 1er  décembre 2023, 10h15-12h15

Sciences Po, 27 rue Saint Guillaume, Amphithéâtre Leroy Beaulieu / Albert Sorel

Inscription obligatoire

Organisateurs :

Richard Balme (Sciences Po, CEE), Charlotte Halpern (Sciences Po, CEE and LIEPP), Marta Torre-Schaub (CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ISJPS).

Le mécanisme des pertes et préjudices (Loss & Damages) constitue une initiative majeure dans la promotion de l’agenda international de justice climatique et de sa mise en œuvre opérationnelle. Ce mécanisme dit « Mécanisme de Varsovie » (WIM), adopté en 2013, vise à promouvoir la mise en œuvre d’approches tendant à remédier aux pertes et dommages résultants du changement climatique et de ses effets, et ce dans une approche globale et intégrée. 

10 ans après sa création et alors que s’ouvre la COP28, ce side event propose un bilan de cette initiative. Ainsi, ce mécanisme, destiné à aider les pays les plus vulnérables à faire face aux effets néfastes du changement climatique, apparaissait à l’époque comme l’une de meilleures solutions pour rétablir une sorte de « justice » entre les pays développés et en développement, la pratique et la réalité ont montré ses faiblesses et imperfections, tout autant que sa (très) relative efficacité. 

Cet évènement est issu de l’effort conjoint du GDR Climalex et de l’axe Politiques environnementales du LIEPP (Sciences Po et Université Paris Cité), avec le soutien du groupe de recherches AIRE de Sciences Po, de l’ISJPS (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - CNRS) et de la SFDE (Société française pour le droit de l'environnement). Réunissant d’éminents experts du changement climatique issus de différentes disciplines, il vise à faire un bilan de ce mécanisme, à échanger sur les pistes futures et à associer la jeune recherche. 

Programme : 

Introduction par Corinne Lepage, Avocate et ancienne ministre de l’Environnement 

Table ronde : Le mécanisme de pertes et préjudices au service de la justice climatique ? 

Bilan après 10 ans  ? 

Quelles perspectives du WIM dans le contexte de la COP 28 ? 

Échanges avec l’ensemble des intervenants et la salle 

Intervenant.e.s : 

Sabine Lavorel, Maître de conférences HDR en droit international public, Université Grenoble Alpes.

Agnès Michelot, Maître de conférences HDR en droit public, Université de La Rochelle, 

Marianne Moliner-Dubost, Maître de conférences en droit public, Université Jean Moulin Lyon III.

Yamissa Ouattara, Doctorant au LIENsS, Université de la Rochelle.

Sabrina Robert-Cuendet, Professeur en droit public, Université de Nantes.

Matthieu Wemaere, Avocat en droit de l’environnement et chercheur associé à l’IDDRI. 

Conclusion par Horatia Muir Watt, Professeure à l’Ecole de Droit, Sciences Po.

Contact : Matthieu Sarnin, environnement.liepp@sciencespo.fr

GENDER EQUALITY POLICY IN PRACTICE

co-organized with MAGE and the Centre Maurice Halbwachs. November 23rd & 24th.
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MAGE, the Centre Maurice Halbwachs and the Laboratory for Interdisciplinary Evaluation of Public Policies (LIEPP) are please to co-organize the event: 

GENDER EQUALITY POLICY IN PRACTICE (GEPP) - EQUAL PAY WORKSHOP IMPLEMENTATION WHEN POLICY FAILS: THE UPHILL BATTLE FOR EQUAL PAY

November 23rd- 24th, 2023

Location: Sciences Po Paris 

Sponsors: CMH – Labex TEPSIS, Réseau MAGE, Discrimination and Category Policies Research Group, LIEPP, Sciences Po Paris

DAY 1 THURSDAY NOVEMBER 23 rd : EUROPEAN UNION COUNTRIES

10:00: Welcome Introductions, Goals and Agenda

Isabelle Engeli (Exeter Uiversity)

Amy G. Mazur (Washington State University)

Sophie Pochic (CNRS/ EHSS)

10:45 -12:15

Can pay transparency help reduce the gender pay gap? Insights into the limited and selective effects of French policy

Sophie Pochic (CNRS/ EHSS) et Cécile Guillaume (University of Surrey)

Discussed by Alexandra Scheele

The implementation of equal pay in Sweden: Gender Accommodation

Lenita Freidenvall (Stockholm University) 

Discussed by Mari Tiegen

12:15-12:30: Coffee

12:30- 13:30

Equal Pay in Practice at the EU Level: The Never-Ending Story of Implementation

Sophie Jacquot (Université Saint-Louis – Bruxelles)

Discussed by Elisa Cheiregato

13:30-14:30 Lunch

14:30-16:00

The role of social dialogue institutions in implementing European equal pay policy: Between collective awareness, mixed understandings and structural limits of contemporary policy instruments in Belgium (1951-2019)

Veronika Lemeire (Hasselt University ) and Patrizia Zanoni (Hasselt University)

Discussed by Susan Milner

It’s a long way to … nowhere? Equal Pay Legislation in Germany

Andrea Jochmann-Döll and Alexandra Scheele (University of Bielefeld )

Discussed by the French Team

16:00- 17:30

Pay transparency measures in Italy: A symbolic response to pay inequality between men and women without challenging structural inequalities

Elisa Chieregato (European Commission, DG for Employment, Social Affairs and Inclusion)

Discussed by the Olga Salido-Cortés

Walking towards equal pay with the boots of a giant and the feet of a dwarf: implementing equal pay in Spain (2019-2022)

Olga Salido-Cortés (University Complutense of Madrid )

Discussed by Sophie Jacquot

17:30-17:45 Coffee Break

17:45 –18:00 Recap and Lessons Learned

DAY 2 FRIDAY NOVEMBER 24 TH : COUNTRIES OUTSIDE OF THE EU

9:30 Welcome Back and Agenda for the Day

9:45-11:15

Change and Stagnancy: progressive gender equality regimes and their impact on equal pay in the case of Norway

Mari Teigen Institute for Social Research (Institute for Social Research) and Ines Wagner (Institute for Social Research)

Discussed by Lenita Freidenvall

The elusive struggle for equal pay in the UK: A weak and contingent legal framework

Susan Milner (University of Bath)

Discussed by the French Team

11:15 – 12:45

Implementation of Equal Pay at the Federal and State Levels in the USA: The Imperative of Gender Accommodation

Ashley English (University of North Texas ), Season Hoard (Washington State University),

Meredith Niezgoda (Texarkana College ) and Sydney Smith (Washington State University)

Discussed by Iris Bradford

The Challenges and Pitfalls of Implementing Proactive Pay Equity Legislation in Canada

Francesca Scala (Concordia University), Stephanie Paterson(Concordia University) and Iris Bradford (Concordia University)*

Discussed by the US Team

Lunch 12:45- 13:30

13: 30-14:30 Wrap up and Next Steps

Unpacking Foreign Aid: Discussing policies and their unintended consequences

Conference co-organized with PSIA and the Ceped. November 16th. 7.30pm-9pm.
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The Laboratory for Interdisciplinary Evaluation of Public Policies (LIEPP), Paris School of International Affairs (PSIA) and the Population and Development Center (Ceped) are pleased to invite you to the event:

Unpacking Foreign Aid: Discussing policies and their unintended consequences

Thursday November 16th. 7.30pm - 9pm.

Location: Room H101, Sciences Po, 28 rue des Saint Pères, 75007 Paris

Mandatory registration

Speaker: 

Prof. Dirk-Jan Koch, author of two books on international aid and a renowned pracademic, is working as a Chief Science Officer at  the Dutch Ministry of Foreign Affairs and a professor of international trade and development cooperation at Radboud University. With an academic and policy career spanning two decades in Europe and Africa, he has managed to bring research and practice together through his work. His work focuses on boosting the impact of international development efforts.

Discussants: 

Rigas Arvanitis is a sociologist, economist and director of research at the Institut de Recherche pour le Développement (IRD). He is the director of the Population and Development Center (Ceped).

Hélène Juillard is a Director at Key Aid Consulting and Adjunct Professor at Sciences Po, Manchester and Geneva Universities. She specialises in the evaluation of large scale crisis response and has a particular interest in cash and market based programming. 

Abstract: 

International development cooperation is a multibillion-dollar industry, which aims to reduce poverty in the Global South and tackle global challenges, such as climate change. But is this happening? Foreign aid (be it humanitarian, peacebuilding or development support) frequently brings with it a range of unintended consequences, both negative and positive. During this event, Dirk-Jan Koch will delve into these consequences, providing a fresh and comprehensive guide to understanding and addressing them.

Pracademic Dirk-Jan Koch is both critical and constructive at the same time: he will point out where things go wrong in the international aid sector, but also how it can be improved.

This conference will be opened by Thibaut Jaulin, Academic Advisor and Adjunct Professor at PSIA and Anne Revillard, Director of LIEPP and member of the Centre for research on social inequalities (CRIS). Following the presentation by Dirk-Jan Koch, two discussants, Rigas Arvantitis, Director of Ceped and Hélène Juillard, Adjunct Professor at PSIA, will offer comments. A Q&A session with the audience will follow.


LIEPP DANS LES MEDIAS - OCTOBRE 2023

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Axe évaluation des politiques socio-fiscales

Axe discriminations et politiques catégorielles 

Axe évaluation de la démocratie 

Axe politiques éducatives

Axe politiques de santé 

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LIEPP Newsletter - Octobre 2023

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Pour accéder aux dernières actualités du LIEPP, lire la Newlsetter.

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Apprentissage de la lecture : nouvelles stratégies de remédiation via les jeux vidéo

Séminaire de l'axe Politiques éducatives. 23/01/2024. 17h-18h30
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L'axe Politiques éducatives du LIEPP a le plaisir de vous inviter au séminaire : 

Apprentissage de la lecture : nouvelles stratégies de remédiation via les jeux vidéo

Mardi 23 janvier 2024. 17h-18h30.

Lieu : Sciences Po, Salle du LIEPP, 1 place Saint Thomas d'Aquin, 75007 Paris. 

Inscription obligatoire

Intervenante : 

Irène Altarelli (LaPsyDe)  

Résumé : 

La lecture reste dans notre société une source essentielle d’acquisition de nouvelles informations. Les difficultés de lecture impactent négativement la réussite scolaire et au-delà, influençent le succès professionnel et le bien être de la personne, tout au long de la vie. La compréhension des multiples mécanismes cognitifs pouvant donner lieu à des améliorations des performances de lecture est d’un très grand intérêt de recherche; par ailleurs, il s’agit également d’un défi sociétal important et urgent.  

Dans l’étude présentée ici, nous avons testé l’efficacité d’un entraînement informatisé, ciblant principalement l’attention visuo-spatiale, sur les performances de lecture d’enfants francophones âgés de 8 à 12 ans. Il s’agissait de reproduire les résultats très prometteurs observés avec le même protocole chez des enfants italiens (Pasqualotto et al., 2022).

Les performances des participants (N=201) dans différentes tâches – y compris leurs scores de lecture – ont été mesurées avant entraînement, via des épreuves standardisées, et après entraînement. Les enfants ont été assignés de manière aléatoire au groupe expérimental ou au groupe de contrôle actif entraîné avec Scratch, un jeu de programmation. Nous nous sommes donc penchés sur d’éventuels gains en fonctions exécutives (transfert proche) et en compétences académiques (transfert lointain) chez les enfants du groupe expérimental. Nous avons également étudié l'association entre la progression au sein de l'entraînement et les capacités cognitives.

Nous discuterons en détail des résultats obtenus, ainsi que des limites de notre étude.

Que sait-on du travail ? Le débat

Séminaire co-organisé par le LIEPP. 25/10. 19h-20h30.
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Que sait-on du travail ? Le débat. 

Mercredi 25 octobre, 19h-20h30

Sciences Po, Amphithéatre Emile Boutmy, 27 rue Saint Guillaume, Paris, 75007

Inscription obligatoire internes à Sciences Po.

Inscription obligatoire externes à Sciences Po.

Pour suivre l'évènement à distance. 

Conditions de travail, qualité des emplois, choix managériaux et d'organisation, santé et sens du travail : Qu’en est-il des réalités du travail en France ? Astrid Panosyan-Bouvet et François Ruffin, députés, membres de la Commission des Affaires sociales, viennent discuter les analyses présentées dans l’ouvrage « Que sait-on du travail ? » qui sort aux Presses de Sciences Po. 

Cette rencontre permettra de présenter certaines des nombreuses contributions rassemblées par le LIEPP, notamment sur les conditions de travail, le sens du travail, le rapport au travail des jeunes, la situation des personnes handicapées et des professions « essentielles ». 

La parole sera ensuite donnée Astrid Panosyan-Bouvet (Renaissance) et François Ruffin (Nupes), qui commenceront par présenter leur lecture de l’ouvrage, avant de débattre des propositions qu’ils avancent pour améliorer la situation du travail en France. L’ensemble du panel répondra aux questions de la salle dans un dialogue modéré par le politiste Bruno Palier du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po.

Avec l'intervention de :

 - Christine Erhel, économiste, professeure au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM, Paris), titulaire de la chaire Economie du travail et de l’emploi, et directrice du Centre d’Études de l’Emploi et du Travail (CEET);

- Pierre François, sociologue, directeur de recherche au CNRS, au Centre de sociologie des organisations;

- Jérôme Gautié, économiste, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne;

- Mathilde Guergoat-Larivière, économiste, professeure à l'université de Lille, chercheuse au Centre lillois de recherches sociologiques et économiques et au Centre d'études de l'emploi et du travail;

- Camille Peugny, sociologue, professeur à l'UVSQ (Université Paris-Saclay) et chercheur au laboratoire Printemps;

- Anne Revillard, sociologue, professeure associée à Sciences Po, directrice du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) et membre du Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS);

- Bruno Palier, politiste, directeur de recherche du CNRS au Centre d'études européennes de Sciences Po.

LIEPP DANS LES MEDIAS - SEPTEMBRE 2023

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Axe évaluation des politiques socio-fiscales

Quand il s’agit de négocier, la référence aux conventions de branche est importante pour moins d’une entreprise sur deux, article citant le projet «Que sait-on du travail?»  publié par Le Monde le 18/09/2023

L’absentéisme des conducteurs de bus, conséquence d’un « travail maltraité », article citant le projet «Que sait-on du travail?»  publié par Le Monde le 11/09/2023

La baisse de qualité de l’emploi, une menace pour les classes moyennes moins aisées, article citant le projet «Que sait-on du travail?»  publié par Le Monde le 04/09/2023

Comment les stratégies de baisse des coûts ont abîmé le travail en France, article de Bruno Palier publié par Esprit en 09/2023

Comment les stratégies du low cost à la française ont intensifié et abîmé le travail ?, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 28/08/2023

Les ni en emploi, ni en études, ni en formation (NEET) en France : un défi qui reste à relever, article citant le projet «Que sait-on du travail?» publié par Le Monde le 21/08/2023

Pourquoi la taxe foncière connaît-elle sa plus forte augmentation depuis 1986 ?, émission de France Culture avec Etienne Wasmer du 23/08/2023

L’insertion des jeunes non qualifiés, un problème français, article citant le projet «Que sait-on du travail?»  publié par Le Monde le 21/08/2023

Les stratégies de réduction des coûts ont dévalorisé le travail, entretien avec Bruno Palier publié par CFECGC le 28/07/2023

Axe discriminations et politiques catégorielles 

Butin à monnayer ou manne à partager : avec les données, les chercheurs peuvent-ils faire feu de tout bois ?, article citant les travaux de Célia Bouchet publié par France Culture le 09/09/2023

Pourquoi n’y a-t-il pas assez de logements pour les étudiants ?, émission de France Culture avec Jean-Benoît Eyméoud du 01/09/2023

Quel congé parental pour lutter contre les inégalités de genre ?, émission de France Culture avec Hélène Périvier du 29/07/2023

Congé parental : « Revoir son indemnisation est un des leviers pour le rendre plus attractif pour les pères », entretien avec Hélène Périvier publié par 20 minutes le 27/07/23

Axe évaluation de la démocratie 

Peut-on échapper au vote de classe ?, émission de France Culture avec Julia Cagé du 18/09/2023

Il faut reconquérir les classes populaires rurales, entretien avec Julia Cagé publié par l'Obs le 06/09/2023

Julia Cagé et Thomas Piketty livrent une vision inédite de l’histoire politique française, article citant les travaux de Julia Cagé publié par Le Monde 05/09/2023

Political inequality, émission de Vox EU CEPR avec Julia Cagé du 28/07/2023

Axe politiques éducatives

L'État a-t-il abandonné les banlieues ?, émission de SPLASH avec Nina Guyon du 18/09/2023

Comment réduire les inégalités d'orientation, chronique de Nina Guyon publiée par Les Echos le 07/09/2023

Un véritable marché de l’éducation est en train de se créer, entretien avec Agnes Van Zanten publié par Alternatives Economiques le 26/08/2023

Axe politiques de santé 

Coût de la non-prise en charge de la santé mentale en France : Boris Vallaud affirme 110 milliards d’euros, article citant les travaux d'Isabelle Durand-Zaleski publié par 42mag le 04/09/2023

La non prise en charge de la santé mentale coûte-t-elle 110 milliards d'euros à la France, comme l'affirme Boris Vallaud ?, article citant les travaux d'Isabelle Durand-Zaleski publié par FranceInfo le 01/09/2023

Cannabis : légalisation, dépénalisation… Où en sont nos voisins européens ?, article citant les travaux d'Henri Bergeron publié par Le Point le 28/08/2023

Pénuries de médicaments : repenser notre modèle économique, tribune de Guillaume Dedet et Thomas Rapp publié par Les Echos le 28/07/2023

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LIEPP Newsletter - Septembre 2023

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Méthodes et approches en évaluation des politiques publiques

Un ouvrage bilingue présentant 24 méthodes ou approches qualitatives, quantitatives ou mixtes en évaluation
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Dans le cadre de ses activités transversales en évaluation des politiques publiques, le LIEPP a participé à la préparation d’un ouvrage bilingue présentant 24 méthodes ou approches qualitatives, quantitatives ou mixtes en évaluation. L’ouvrage est paru aux éditions Sciences et Bien commun (Québec) ; il est intégralement accessible en ligne en open access

Ce projet s’inscrit dans la dynamique d’extension du périmètre interdisciplinaire du LIEPP dans le contexte de son redéploiement en partenariat avec Université de Paris Cité (UPC)

En tant que pratique de recherche appliquée, l’évaluation des politiques publiques a emprunté toute une série de méthodes aux sciences sociales. Mais son essor a aussi suscité le développement d’approches spécifiques. Partant de ce constat, deux choix fondamentaux, qui s'inscrivent dans le projet collectif du LIEPP, guident cet ouvrage : combiner des outils issus de la recherche fondamentale avec d’autres développés dans la pratique de l’évaluation, et ouvrir un dialogue entre méthodes quantitatives et qualitatives. 24 méthodes ou approches qualitatives, quantitatives ou mixtes font ainsi l’objet de présentations didactiques et illustrées, à partir d’une trame de questionnement commune facilitant leur comparaison. Cet ouvrage prend fortement appui sur le collectif de chercheuses et de chercheurs ouvert·e·s à l’interdisciplinarité et au dialogue entre méthodes qui s’est constitué au LIEPP au fil des années : sur les 25 autrices et auteurs de cet ouvrage, neuf sont affilié·e·s au LIEPP et huit autres ont eu l’occasion de présenter leurs travaux lors de séminaires organisés par le LIEPP. Par son accessibilité, cet ouvrage constitue aussi bien un outil de dialogue interdisciplinaire et inter-méthodes pour les universitaires, qu’une introduction aux enjeux méthodologiques de l’évaluation pour les étudiant·e·s, praticien·ne·s, les acteurs publics et la société civile.

Ouvrage coordonné par :

  • Anne Revillard: professeure associée en sociologie à Sciences Po, membre du Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales (CRIS) et directrice du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP).

Liens : 

Introduction générale de l'ouvrage

Lien vers le sommaire et la publication en ligne 

Lien vers le téléchargement de l'ouvrage en PDF

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Présentation des contributeurs 

Contributeurs : 

  • Mathias André (INSEE)
  • Neil Andersson (Université McGill)
  • Habibata Baldé (Université de Conakry)
  • Carlo Barone (CRIS/LIEPP)
  • Loubna Belaid (École Nationale d’Administration Publique de Montréal)
  • Genowefa Blundo-Canto (CIRAD)
  • Abdourahmane Coulibaly (Faculté de médecine et d’odontostomatologie (Mali), IRL « Environment – Health - Societies » UCAD, USTTB, CNRST / CNRS )
  • Thomas Delahais (Quadrant Conseil)
  • Agathe Devaux-Spatarakis (Quadrant Conseil)
  • Emanuele Ferragina (Sciences Po)
  • Nicolas Fischer (CESDIP)
  • Denis Fougère (CRIS, LIEPP / CEPR, Londres / IZA, Bonn )
  • Lara Gautier (École de santé publique de l’Université de Montréal /Centre de recherche en santé publique / Institut de recherche SHERPA)
  • Pauline Givord (INSEE)
  • Charlotte Halpern (CEE, LIEPP)
  • Quan Nha Hong (École de réadaptation de l’Université de Montréal / Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du Montréal métropolitain (CRIR) / Institut universitaire sur la réadaptation en déficience physique de Montréal (IURDPM) )
  • Nicolas Jacquemet (Université Paris 1 / PSE)
  • Sarah Louart (CLERSE)
  • Ana Manzano (Université de Leeds)
  • Valérie Pattyn (Université de Leiden)
  • Clément Pin (INSEI /GRHAPES /LIEPP / EMA)
  • Pierre Pluye (Université McGill / École des sciences de l’information)
  • Estelle Raimondo (Groupe indépendant d’évaluation de la Banque mondiale)
  • Thomas Rapp (LIRAES, Chaire AgingUp! / LIEPP )
  • Anne Revillard (CRIS/LIEPP)
  • Valéry Ridde (CEPED/IRD)
  • Émilie Robert (École de santé publique de l’Université de Montréal)
  • Lou Safra (CEVIPOF, LIEPP / Institut d’Études Cognitives)
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Annie Jolivet - Le travail et les conditions de travail en dernière partie de vie professionnelle

 Annie Jolivet est économiste, ingénieure de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) dans l’équipe Ergonomie du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) et au sein du Centre d’études sur l’emploi et le travail (CEET). Elle a notamment coordonné en 2014 Le travail avant la retraite. Emploi, travail et savoirs professionnels des seniors, Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons avec Anne-Françoise Molinié et Serge Volkoff et a publié en 2023 Pénibilité du travail et retraite : une comparaison internationale des dispositifs existants.

Le travail et les conditions de travail en dernière partie de vie professionnelle

Annie Jolivet

Les réformes successives des retraites en France ont progressivement allongé la durée de la vie professionnelle, d’abord en augmentant la durée d’assurance requise pour une retraite à taux plein, puis en relevant à deux reprises, en 2010 et en 2023, les âges seuils pour obtenir une retraite à taux plein et l’annulation de la décote. Les réformes de 2019 et de 2023 ont suscité des débats particulièrement vifs quant aux inégales possibilités de rester en emploi jusqu’à la retraite au regard des conditions de travail.

La dernière partie de la vie professionnelle est une période plus floue qu’il n’y paraît : elle ne fait l’objet d’aucune définition juridique ; la notion de « senior » qui pourrait s’y rapporter n’est pas non plus définie ; les seuils d’âge les plus souvent mentionnés (45, 50, 55 ans) offrent une délimitation impropre aux évolutions impulsées par les réformes des retraites (Jolivet, 2023). Le travail y joue un rôle à plusieurs titres. Par les traces qu’il a pu laisser sur la santé, à travers les accidents du travail, les maladies professionnelles mais aussi par des atteintes encore peu visibles mais qui peuvent être irréversibles. Par les difficultés ou les possibilités de tenir dans le travail compte tenu des conditions de travail, des marges de manœuvre et des possibilités d’entraide dans l’emploi occupé. Par les liens qu’il peut avoir avec le parcours d’emploi, notamment à travers les interruptions liées au chômage ou à des sorties d’activité, mais aussi en raison des caractéristiques des emplois qui offrent des possibilités d’embauche même à des âges tardifs.

Nous proposons ici de situer la réflexion sur le travail et les conditions de travail en dernière partie de vie professionnelle. D’abord, en examinant comment se combinent les caractéristiques du travail pour des salariés plus âgés et comment cela affecte leur jugement sur la soutenabilité de leur travail. Ensuite, en s’interrogeant sur les aménagements de fin de carrière qui passent par des dispositifs conventionnels et individuels très inégalement accessibles et qui nécessitent aussi de penser aux conditions et au contenu du travail. Enfin, en soulignant que les actions en matière d’amélioration du travail empruntent aussi d’autres voies que celles d’une approche centrée sur les « seniors » et sur les conditions de travail. Ce qui suggère de décloisonner la réflexion sur le travail et les conditions de travail.

1. Comment se combinent les caractéristiques du travail des salariés plus âgés ? Sont-elles soutenables ?

À partir des Enquêtes Conditions de travail 2013 et Conditions de travail-risques psychosociaux 2016, nous avons étudié les conditions de travail des salariés hommes et femmes âgés de 47 à 61 ans en 2013, leur influence sur la soutenabilité du travail et leur situation trois ans plus tard (Jolivet et Molinié, 2021).

Cinq configurations de conditions de travail

La construction de notre typologie vise à comprendre comment s’agencent les différentes caractéristiques du travail. Nous avons identifié cinq configurations différentes (« épargné.e.s », travail « physique et peu de soutien », « sous pression », « physique et décalé », « pénible et contraint ») en 2013 (cf. tableau). La première configuration dite des « épargnés » est la plus nombreuse (31% des salariés, 52% de femmes). Toutes les contraintes de travail y sont plus rares que pour l’ensemble des salariés de 47 à 61 ans. Dans les quatre autres configurations, les salariés déclarent nettement plus fréquemment être exposés à certaines conditions de travail que dans toutes les autres. Cela concerne 7 salariés sur 10 des 8 545 personnes notre échantillon.

La deuxième configuration (« physique et peu de soutien ») est moins nombreuse et plus féminisée (16% des salariés, 57% de femmes). Elle rassemble des situations de travail caractérisées par des contraintes physiques fréquentes associées à certains types de travaux d’exécution et des ressources qui manquent pour faire correctement son travail (formation et soutien des collègues ou des supérieurs notamment). Les hommes y sont surtout ouvriers (à 55%). Les femmes sont pour les deux tiers d’entre elles employées, principalement du fait de la très forte proportion de personnels des services directs aux particuliers (50%). Plus du quart des hommes et 45% des femmes n’ont aucun diplôme, ou au plus le Certificat d’études primaires (CEP) ou le Brevet. La moitié des femmes est à temps partiel (19% d’entre elles faute d’avoir trouvé un temps plein, 8% pour des raisons de santé), une proportion supérieure à ce qu’elle est dans la population générale, contre un homme sur 10. Enfin, 8% des hommes et 17% des femmes ont un contrat de travail précaire (intérim, CDD, emploi aidé…). On trouve dans cette classe de nombreux salariés avec des problèmes de santé : 9% des hommes et 10% des femmes sont fortement limités dans les activités que les gens font habituellement.

La troisième configuration (« sous pression ») représente 25% des salariés et compte 58% de femmes. Elle rapproche les situations de travail de salariés relativement abrités des contraintes physiques mais fortement soumis à des contraintes temporelles serrées (en raison de normes ou délais courts ou d’une demande à satisfaire immédiatement), estimant manquer de ressources pour faire correctement leur travail (en temps, coopération, matériels ou logiciels, information ou formation), dans un contexte de changements importants. La proportion d’entre eux qui disent travailler sous pression, devoir toujours ou souvent se dépêcher atteint 80% ; 21% des salariés de cette classe soulignent des difficultés de conciliation de leurs horaires de travail avec leur vie hors travail et 27% craignent pour leur emploi dans l’année. Ils sont souvent cadres (41% des hommes, 27% des femmes) ou professions intermédiaires (30% des hommes, 32% des femmes) et c’est de toutes les classes celle qui accueille la plus forte proportion de diplômés au-delà du Bac (42% des hommes, 46% des femmes).

La 4ème configuration de travail « décalé et physique » (16% des salariés, 38% de femmes) est celle qui compte la plus forte proportion de travail en horaires décalés (alternants, de nuit, du dimanche), avec des contraintes physiques fréquentes. Le rythme de travail est lié à des contraintes automatiques ou dépend de normes ou délais serrés. Les contraintes temporelles y sont très marquées, avec peu d’autonomie. Ces situations de type plutôt industriel concernent une population plus masculine, avec une surreprésentation des techniciens et encadrants de proximité (contremaîtres et agents de maîtrise). Parmi les femmes, on trouve en revanche une forte proportion d’employées (57%), essentiellement dans la fonction publique et parmi les personnels des services directs aux particuliers.

La cinquième et dernière configuration, la moins nombreuse (9% des salariés, 47% de femmes), est caractérisée par du travail « pénible et contraint ». Les exigences physiques et des contraintes de rythme automatiques ou de délais courts sont encore plus fréquentes et un manque d’autonomie est encore accentué par rapport à la configuration précédente. Le travail est presque toujours perçu comme répétitif (92%), monotone (51%) et ne permettant pas d’apprendre (52%). De plus, 42% des salariés de cette classe ont des craintes pour leur emploi dans l’année. La population de cette classe est très ouvrière (79% des hommes et 43% des femmes) et peu diplômée (39% des hommes et 49% des femmes n’ont aucun diplôme ou au plus le CEP ou le Brevet). Cette classe regroupe aussi une proportion plus élevée de salariés avec des problèmes de santé : 12% des hommes, 13% des femmes indiquent être fortement limités dans les activités que les gens font habituellement, et 15% des hommes, 13% des femmes ont une reconnaissance de handicap (acquise ou demande en cours).

Tableau. Principales caractéristiques du travail en 2013 et des salariés concernés par configuration

                

Ces configurations montrent qu’il existe des proximités entre des professions différentes au regard de leurs conditions de travail, mais aussi que certaines situations de travail combinent des caractéristiques du travail et des caractéristiques d’emploi qui peuvent être difficiles à tenir avec l’avancée en âge (contraintes de rythme, contraintes physiques, changements).

Un jugement sur la soutenabilité qui diffère selon la configuration et le genre

Pour connaître leur jugement sur la soutenabilité de leur travail jusqu’à la retraite, nous avons examiné, pour chaque configuration et pour les hommes et les femmes séparément, les réponses aux deux questions « vous sentez-vous capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite ? » et « souhaitez-vous rester dans le même travail jusqu‘à la retraite ? »

Comparées à la configuration « épargnée », toutes les autres configurations de travail accroissent la probabilité de ne pas se sentir capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Lorsque l’on croise les réponses aux deux questions « se sentir capable » et « le souhaiter », on voit apparaître des situations dans lesquelles le fait de se sentir capable de rester dans le même travail ne s’accompagne pas du souhait de s’y maintenir et, à l’inverse, d’autres où s’exprime un souhait de rester dans un travail dans lequel on a pourtant du mal à tenir (Graphique). La fréquence de ces situations diffère très nettement selon les configurations de travail et souvent entre hommes et femmes relevant d’une même configuration.

Graphique. Se sentir capable de faire le même travail qu'aujourd'hui jusqu'à la retraite (ou non) et en avoir envie (ou non) dans les différentes configurations de travail 

Dans quasiment toutes les configurations, la proportion de femmes qui ne se sentent pas capables et ne souhaitent pas rester dans le même travail jusqu’à la retraite est plus marquée que pour les hommes. Les configurations « pénible et contraint » et « sous pression » ont la plus faible proportion de personnes qui se sentent capables et souhaitent rester dans le même travail jusqu’à la retraite, pour les hommes comme pour les femmes. Si ce résultat était relativement prévisible pour les situations de travail « pénible et contraint », elle peut surprendre pour des situations de travail qui rassemblent beaucoup de cadres et de professions intermédiaires, les plus fortes proportions de diplômés au-delà du bac et sont épargnés par les exigences physiques du travail. Pourtant c’est bien dans la configuration « sous pression » que les proportions de celles (et un peu moins de ceux) qui ne se sentent pas capables de rester et ne le souhaitent pas, mais aussi de celles (et plus de ceux) qui, bien qu’elles se sentent capables de tenir ne le souhaitent pas, sont les plus élevées.

Ne pas se sentir capable et/ou ne pas souhaiter rester dans le même travail peut renvoyer au manque de perspectives d’évolution jusqu’à la fin de sa vie professionnelle : y sont particulièrement élevées les proportions des personnes qui estiment que leurs perspectives de promotion ne sont pas satisfaisantes (68% des femmes, 62% des hommes) ou qu’elles n’ont pas l’occasion de développer leurs compétences professionnelles (45% des femmes, 37% des hommes). Ce jugement peut aussi manifester les difficultés accrues avec l’âge à vivre durablement des situations de pression temporelle et de changements permanents, qui peuvent contribuer aux difficultés exprimées pour concilier cette vie de travail avec les engagements familiaux ou sociaux.

Ces résultats confirment que le jugement porté sur la soutenabilité de son travail n’est pas seulement lié à des situations de travail peu qualifié, monotone, à faible autonomie et exigeant physiquement, mais qu’il peut aussi renvoyer à des dimensions plus psychosociales caractérisant des situations de travail diverses.

2. Quels aménagements en fin de carrière ?

Afin de tenir compte des difficultés à « tenir » jusqu’à la retraite, on peut chercher à aménager les conditions de travail et d’emploi en fin de carrière. Les incitations à négocier mises en place en 2009 en faveur de l’emploi des salariés âgés et en 2013 relative au contrat de génération incitaient ainsi les partenaires sociaux à négocier sur l’aménagement de fin de carrière et la transition entre activité et retraite. Ces aménagements qui portent souvent sur une réduction du temps de travail s’avèrent limités et inégalement accessibles. Les conditions et le contenu du travail, qui constituent parfois des critères pour accéder à ces dispositifs, jouent sur l’adhésion des salariés concernés et sur les conditions réelles de travail avec ces aménagements.

Des dispositifs limités et inégalement accessibles

Entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, de nombreux pays européens ont développé des dispositifs publics permettant de réduire le temps de travail en fin de carrière (Jolivet et Lee, 2004). Des dispositifs conventionnels existent également, qui ont plus ou moins pris le relai des dispositifs publics très largement supprimés au fil des réformes des retraites. Il s’agissait d’abord d’envisager une voie alternative à la sortie anticipée d’activité (préretraite dite « totale ») et de réduire le temps de travail à la fin de la vie active pour permettre de partir à la retraite plus tard. Ces différents dispositifs peuvent aussi éviter la coupure brutale entre emploi et retraite, favoriser un étalement des départs et des embauches voire une transmission des savoirs professionnels. Ils peuvent enfin contribuer à réduire l’exposition à des conditions de travail (et d’emploi) « pénibles » sous des conditions d’âge, d’ancienneté voire d’exposition passée à certaines conditions de travail. Cela peut passer par des jours de congés supplémentaires qui étendent les périodes de récupération et donc diminuent la fatigue, ou par des exemptions de certaines contraintes de travail.

En France, la transition progressive entre emploi et retraite est restée un sujet marginal pour la politique publique et les politiques d’entreprise. La réforme des retraites de 2003 a ouvert des marges de manœuvre individuelles, entre autres par des aménagements apportés à la retraite progressive et au cumul emploi-retraite. Cependant, elle a fermé les dispositifs publics existants (cessation progressive d’activité dans la fonction publique, préretraite progressive hors fonction publique). L’État s’est ainsi désengagé de la gestion et de la subvention des dispositifs de transition progressive entre emploi et retraite. Avec les incitations à négocier en faveur de l’emploi des salariés âgés, sur la prévention de la pénibilité et sur le contrat de génération, la gestion et le financement de dispositifs de transition ont été reportés sur les partenaires sociaux. Des dispositifs de « temps partiel seniors » (par exemple dans l’accord intergénérationnel Orange) ou de « temps partiel aidé fin de carrière » (par exemple dans l’accord PACTE Air France) existent aujourd’hui dans des accords ou des plans unilatéraux très variés, combinés ou non à un congé de fin de carrière ou à la retraite progressive. L’accès n’est le plus souvent possible que dans une période très limitée précédant la retraite (au maximum 55 ans et 5 ans avant le départ en retraite, le plus souvent 3 ans avant), ce qui limite l’anticipation des difficultés à tenir dans un poste. Des accords contiennent des dispositifs spécifiques pour les salariés en fin de carrière exposés à certaines conditions de travail actuelles ou passées (par exemple la sortie des horaires de nuit dans l’accord Barilla).

On constate également leur individualisation avec un report total sur les personnes elles-mêmes lorsque la réduction du temps de travail mobilise un compte épargne-temps (quand un accord permet de capitaliser suffisamment de jours), un compte pénibilité. C’est évidemment le cas pour les personnes qui travaillent pour des employeurs et dans des secteurs d’activité qui ne mettent pas en place de dispositifs de ce type. En fin de carrière, le temps partiel est une forme d’aménagement qui peut s’imposer. La retraite progressive, en forte progression depuis 2015, est une autre option qui permet de compenser la perte de revenu selon les droits acquis au titre de l’assurance-vieillesse, donc selon le parcours.

Le « compte épargne-temps universel » envisagé dans le projet de loi de janvier 2023 pour la réforme des retraites maintient le désengagement de l’État et poursuit la tendance à l’individualisation.

Prendre en compte le travail dans les aménagements en fin de carrière

L’attention aux conditions d’éligibilité à un dispositif d’aménagement en fin de carrière rend moins visible ce qui peut se jouer avec le travail. Les déterminants de la décision d’adhérer ou non, les conséquences de cette adhésion mêlent très étroitement les conditions d’accès objectives, définies pour tous les salariés concernés (temps de travail, compensation de la baisse de rémunération, âge, distance à la retraite) et plutôt liées à l’emploi (emploi fragilisé) et des conditions subjectives et variables étroitement liées au travail.

Dans une recherche par entretiens auprès de 29 salariés dans 12 entreprises qui proposaient un passage en préretraite progressive (PRP) (Charpentier et Jolivet, 2001), plusieurs des déterminants de l‘adhésion ou du refus d’adhérer à ce dispositif avaient un lien avec le travail actuel ou passé. L’attention portée à sa santé, avec un incident de santé dans les années ou les mois précédant la proposition d’adhésion, et la fatigue étaient les deux raisons les plus fréquemment citées. La pénibilité des conditions de travail, l’ancienneté au travail dans ces conditions, des contraintes de temps ou de postures de moins en moins bien supportées, un changement de rythme biologique ou la réaction face aux changements dans le travail étaient cités. Le lien entre décision d’adhérer et pénibilité n’était pas strict : certaines personnes « passaient en PRP » tout en estimant que le travail n’influait pas sur leur décision, d’autres qui pourtant soulignaient leur fatigue et la pénibilité de leur travail avait refusé. D’autres raisons correspondaient à des difficultés de conciliation entre la vie personnelle et la vie professionnelle (souhait de rapprocher sa durée de temps libre de celle de son conjoint, de consacrer plus de temps soit à un parent très âgé soit à un enfant handicapé).

Les conditions de travail après réduction du temps de travail jouaient également fortement pour l’adhésion et pour la satisfaction après le passage à temps partiel. Le maintien dans le poste de travail et une demande précise quant aux nouveaux horaires de travail (en particulier un mi-temps sur une journée est inacceptable pour la quasi-totalité des salariés) étaient signalées comme des conditions sine qua non pour adhérer à la PRP. Les salariés qui avaient accepté la PRP relevaient par ailleurs des difficultés liées au travail : la reprise d’activité est difficile après une phase de repos (même quand le rythme de travail est une semaine sur deux) ; cela demande un effort d’organisation de la part du salarié lorsque l’activité exige un suivi dans le temps (prise de notes avant le départ, préparation du travail à faire au retour, recherche d’information sur ce qui s’est passé durant la période d’absence ; « le travail attend » lorsque le temps non travaillé n’est pas pris en charge par quelqu’un d’autre ; le travail ne peut pas toujours être maintenu à l’identique, même si c’est le cas pour la très grande majorité des salariés en PRP dans les entreprises enquêtées. Enfin, les possibilités de promotion, de formation et d’évolution dans l’emploi s’avéraient nulles.

Des aménagements de fin de carrière comme le tutorat ou le mentorat peuvent ouvrir de réelles possibilités de réduction de l’exposition à des conditions de travail exigeantes, voire de reconversion pour des agents en deuxième partie de carrière, avec des itinéraires dans lesquels la fonction de formateur peut prendre une place croissante. Des travaux sur des cas d’entreprises (Caron et al., 2012) mettent en évidence des difficultés liées aux conditions dans lesquelles le tutorat est réalisé et à son contenu : par exemple une surcharge de travail lorsque l’activité de transmission des savoirs s’ajoute à l’activité de production (ou de service) du tuteur ; le travail en doublure sur un poste moins facile ou la présence moindre ou instable de travailleurs expérimentés du fait des départs et/ou de la réduction des effectifs ; une transmission fondée sur la codification des savoirs ou au contraire qui s’appuie sur les pratiques professionnelles existantes mais sans lien suffisant avec l’activité réelle de travail.

3. Agir sur les conditions de travail ? Décloisonner !

Agir sur les conditions de travail qui réduisent la possibilité de rester en emploi jusqu’à la retraite ne se limite pas à agir sur les conditions de travail des seniors. L’incitation à négocier pour l’amélioration des conditions de travail et la prévention de la pénibilité, avec la loi de décembre 2010, et deux des utilisations possibles des points du compte pénibilité mis en place en 2015 (formation et réduction du temps de travail) proposent ainsi une approche différente, préventive et non ciblée sur la fin de carrière.

Une recherche réalisée en 2012 pour le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) a porté sur une trentaine d’« expériences intéressantes » menées dans treize entreprises (Delgoulet et al., 2014). La démarche retenue a consisté à partir de ce qui se fait, qu’il s’agisse de réflexions ou d’actions, abouties ou non. Les expériences qui ont pu être identifiées avec les acteurs de terrain mettent en évidence plusieurs décloisonnements.  En voici deux illustrations.

Les expériences dépassent très fréquemment le cadre des seules actions identifiées comme relavant des conditions de travail et certaines ne figurent même pas dans un accord ou un plan d’action « seniors ». Pour sortir du travail de nuit des salariés anciens, une entreprise a par exemple conduit un projet de réinternalisation de postes de travail qui a consisté à réexaminer ces postes à la fois sous l’angle des conditions de travail tenables ou pas, des évolutions professionnelles possibles et du coût économique du projet.

Pour éviter le licenciement d’un technicien senior qui présente une restriction d’aptitude, une entreprise élabore de nouvelles fonctions. L’une est construite en considérant ses compétences, la stratégie de développement des gammes de produits automatisés en direction des collectivités, et la soutenabilité pour lui des conditions de travail associées. Les autres (visites de maintenance sur les parties motorisées des produits vendus, préparation de chantier en amont de la pose sur les aspects électriques), également soutenables, permettent de rendre le poste rentable. La prise en charge de cas individuels a conduit l’entreprise à envisager des aménagements collectifs des conditions de travail et des évolutions professionnelles.

Ces expériences suggèrent d’aborder les questions de maintien en emploi des salariés les plus âgés de façon intégrée, en articulant des actions ciblées sur des salariés plus âgés et des actions pour les salariés de tous âges, des actions sur les conditions de travail et des actions plus transversales, des actions individuelles et des actions collectives. La réflexion peut être progressive, engagée sur un aspect avant d’en aborder d’autres, lente à s’installer. Elle nécessite donc un travail d’élaboration des connaissances, partagé et sur mesure (Jolivet et al., 2020).

Conclusion

La politique publique en faveur de l’emploi des seniors comporte aujourd’hui très peu de dispositions favorisant des actions relatives aux conditions de travail. Cela tient beaucoup au fonctionnement en silos des politiques. Ainsi, les réformes des retraites ont accordé relativement peu d’attention aux conditions réelles de travail alors que les plans Santé Travail ont progressivement accordé davantage d’attention au caractère préventif, partenarial et co-construit des actions. On trouve ainsi dans le plan Santé Travail 2021-2025 des objectifs relatifs à la prévention de la désinsertion professionnelle et à la prévention de l’usure au travail qui ouvrent des voies d’action plus systémiques et non ciblées a priori sur l’avance en âge et la fin de carrière.

Les modes de gestion du travail et de l’emploi relèvent d’usages multiples que l’on ne peut bouleverser ni par décret ni rapidement. Du côté des employeurs, cela implique un « travail de connaissance », un travail d’élaboration en interne, voire de réélaboration de grilles d’analyse, de systèmes d’action, de ciblage des actions. L’impulsion donnée par le dernier Plan Santé Travail à des initiatives partenariales territoriales pourrait donner lieu à des analyses utiles des modalités de travail dans ces partenariats, et à la façon dont ils concourent ou non à créer des ressources pour aborder le vieillissement au travail (Jolivet et Meylan, à paraître).

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

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Pauline Barraud de Lagerie, Julien Gros et Luc Sigalo Santos - Qui veut gagner des centimes ? Les micro-travailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires.

Pauline Barraud de Lagerie est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris Dauphine – PSL et membre de l’IRISSO (UMR CNRS-INRAE). Ses recherches portent principalement sur les entreprises multinationales et la régulation de leurs chaînes d’approvisionnement. Elle a notamment publié en 2019 Les patrons de la vertu. De la responsabilité sociale des entreprises au devoir de vigilance. Intéressée par les nouvelles formes de sous-traitance, elle a également mené des recherches sur le micro-travail.

Julien Gros est chargé de recherche au CNRS, affilié au Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (UMR Université de Toulouse Jean Jaurès-CNRS-EHESS-ENSFEA-INU Champollion). Ses recherches portent principalement sur la stratification de l’emploi en France, plus précisément de l’emploi indépendant, et sur sa quantification par la statistique publique. Plus récemment, il oriente ses travaux vers la stratification sociale des empreintes écologiques.

Luc Sigalo Santos est maître de conférences en science politique à Aix-Marseille Université, chercheur au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail, LEST (UMR AMU-CNRS) et associé au laboratoire Triangle (Lyon). Outre ses travaux sur le crowdworking, ses recherches, qui articulent sociologies de l’action publique et du travail, portent sur l’encadrement institutionnel des parcours professionnels (artistes, chômeurs, doctorants). Il a notamment co-écrit (avec C. Vivès, J.-M. Pillon, V. Dubois, H. Clouet) Chômeurs, vos papiers !, à paraître en septembre 2023 aux éditions Raisons d’Agir.

Qui veut gagner des centimes ?

Les micro-travailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires.

Pauline Barraud de Lagerie, Julien Gros et Luc Sigalo Santos

Développé par des plateformes numériques faisant office d’intermédiaire, le crowdsourcing de micro-tâches, aussi appelé crowdworking, consiste à découper la mission d’une entreprise donneuse d’ordre en petites tâches et à en confier l’exécution à une foule de « micro-travailleurs » en ligne (crowdworkers). C’est ainsi que des entreprises peuvent sous-traiter à des internautes, rémunérés chacun quelques centimes, de vastes projets de traitement de données décomposées en micro-tâches (identification d’image, recherches Internet, sondages, etc.). Auprès des entreprises clientes, les plateformes de crowdworking mettent en avant la possibilité de faire réaliser à moindre coût des tâches chronophages et rébarbatives qui, sans cela, risqueraient d’épuiser leurs équipes. Aux micro-travailleurs, les plateformes promettent un complément de revenu ludique, accessible à tout le monde et à toute heure, au seul moyen d’un accès à internet : plutôt que de jouer au Solitaire ou de flâner sur Internet, ces derniers sont invités à mettre à profit un peu de leur temps en échange d’une petite compensation financière. Comme le résume un juriste américain, « chaque salle d’attente et chaque arrêt de bus deviennent un espace temporaire de travail » (Felstiner, 2011, p. 155).

Après avoir fait l’objet d’une première qualification journalistique (Howe, 2006), le crowdworking a, dès la fin des années 2000, été étudié par des chercheurs relevant de disciplines académiques telles que la psychologie, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, ou encore l’informatique (par ex. : Ipeirotis, 2010 ; Ross et al., 2010). Plus récemment, il a en outre suscité l’intérêt des pouvoirs publics. En France, le micro-travail a ainsi été examiné dans le cadre de réflexions menées sur les « plateformes collaboratives » (Amar et Viossat, 2016) et plus spécifiquement en tant qu'enjeu pour l'emploi (cf. conférence organisée en 2019 par France Stratégie). Au-delà de la France, le Bureau International du Travail (BIT) a également pris ce thème à bras le corps, en lui consacrant un rapport entier (Berg et al., 2018), mais aussi en l’inscrivant à la fois dans la thématique du travail de plateforme à l’ère de la gig economy (BIT, 2021a) et dans celle du travail à domicile (BIT, 2021b). Si le micro-travail préoccupe autant les chercheurs et les pouvoirs publics, c’est non seulement parce qu’il correspond à des conditions de travail atypiques, pour ne pas dire dégradées, mais aussi parce qu’il brouille les frontières des statuts d’emploi : la grande majorité des micro-travailleurs ne sont ni salariés, ni indépendants, car ils exercent cette activité sans statut associé (la contrepartie financière étant présentée non pas comme une rémunération mais comme une compensation ou un dédommagement). En somme, le micro-travail préoccupe parce qu’il rappelle le tâcheronnat du XIXème siècle (Barraud de Lagerie P. et Sigalo Santos, 2019).

Dans le monde contemporain, le microtravail se présente comme un nouveau phénomène de la mondialisation, qui rejoue les problématiques de la division internationale du travail (voir, à ce sujet, les nombreux travaux de l’Oxford Internet Institute). Mais dès lors qu’il se développe aussi dans des pays à fort pouvoir d’achat et dotés d’une bonne protection sociale, tels que la France, il intrigue en ce qu’il peut nous dire du rapport au temps, à l’argent, et finalement aux revenus du travail.  Avant toute chose, il faut alors souligner qu’au-delà des fortes disparités internationales, le micro-travail en France se caractérise aussi par une variété des pratiques. Dans cette contribution, après avoir précisé les enjeux méthodologiques de mesure du micro-travail, nous montrons qu’au sein d’une foule de micro-travailleurs, dont l’usage de la plateforme est globalement très lâche, on distingue une première ligne très minoritaire d’usagers intensifs, plus précaires et beaucoup plus féminines que les autres, qui y passent beaucoup de temps sans pour autant en tirer des gains élevés. 

1. Saisir un phénomène nouveau

Si le dénombrement des micro-travailleurs est essentiel à la compréhension de cette forme d’activité (Casilli et al., 2019), il requiert de bien comprendre qu’un fossé sépare le nombre d’inscrits du nombre de travailleurs actifs, ceci afin de saisir par ailleurs le continuum de situations qui les sépare.

1.1 Un enjeu de quantification

Depuis l’essor du micro-travail au milieu des années 2000, de nombreuses études ont tenté d’en quantifier différents aspects. Ces tentatives répondent à un enjeu de connaissance, mais sont aussi guidées par la préoccupation des pouvoirs publics et des organisations internationales. En effet, il s’agissait pour ces derniers de prendre la mesure de la diffusion de cette forme de travail, d’en apprécier les dangers et d’imaginer les formes de protection sociale dont elle pourrait faire l’objet.

Au premier rang de ces préoccupations figure la faible rémunération des micro-travailleurs. Les montants avancés dans les différents travaux sont très dépendants à chaque fois de l’échantillon examiné, mais ils ont tous en commun d’être très faibles. S’appuyant sur une étude d’ampleur du Pew Research Center (Hitlin, 2016), Reese et Heath (2016) écrivent que la moitié des micro-travailleurs gagnent moins que le salaire minimum fédéral étasunien (7,25$ de l’heure). Cette même proportion est estimée à deux tiers par le rapport du BIT portant sur cinq plateformes à travers le monde (Berg et al., 2018), qui pointe, par ailleurs, que seuls 7% des clickworkers allemands interrogés déclarent des gains supérieurs au salaire minimum allemand (8,84€ de l’heure). Toutes plateformes confondues, le rapport du BIT estime qu’en moyenne en 2017, un micro-travailleur gagnait 4,43$ de l’heure lorsque seul le travail rémunéré était pris en compte, mais 3,31$ de l’heure lorsque les temps d’attente non rémunérés étaient comptabilisés.

Outre ces rémunérations très faibles, des études ont souligné que le crowdworking est loin d’être le modèle idéal de travail flexible promu par les plateformes, qui permettrait à celles et ceux qui le souhaitent d’être totalement autonomes en travaillant depuis leur domicile à des horaires choisis. À partir d’une enquête sur plusieurs plateformes de travail plus ou moins qualifiées (Amazon Mechanical Turk, Upwork, etc.), conduite en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne, Wood et al. (2019) montrent que le contrôle algorithmique permet aux plateformes de placer les travailleurs dans une relation de pouvoir très asymétrique dans laquelle le client est roi (il peut refuser de payer une tâche si le résultat ne lui convient pas). Ces derniers rappellent, en outre, que le contrôle des plateformes déborde du strict cadre du travail, eu égard aux effets potentiellement néfastes d’une telle activité sur la vie privée : les horaires imprévisibles et parfois à rallonge provoquent des carences de sommeil et peuvent générer des formes de désocialisation. Ces risques sur la santé physique et mentale étaient déjà pointés quelques années plus tôt à propos d’Amazon Mechanical Turk (AMT) (Reese et Heath, 2016), et ont été rappelés par les auteurs du rapport du BIT qui s’alarment du volume croissant de tâches « psychologiquement stressantes » (Berg et al., 2018).

Mais cette forme de microtravail est-elle si répandue ? Pour avancer un chiffre, une question importante se pose : à partir de quelle fréquence de connexion considère-t-on que quelqu’un est un micro-travailleur ? Et au bout du compte de quels micro-travailleurs parle-t-on ? Un risque est, en effet, de laisser croire que les résultats portant sur des micro-travailleurs très actifs décrivent l’ensemble des personnes inscrites sur des sites de micro-travailleurs. En effet, lorsqu’on lit dans le rapport du BIT que 32 % des micro-travailleurs tirent de cette activité leur revenu principal (Berg et al., 2018) et que l’on apprend, dans d’autres travaux, que le monde compte plus de 200 millions de micro-travailleurs, le risque est grand de conclure que des dizaines de millions de micro-travailleurs vivent du micro-travail. C’est une erreur : le dénombrement concerne les « inscrits » sur les plateformes, tandis que la proportion de gens qui en tirent leur revenu principal est issue d’un questionnaire qui surreprésente mécaniquement les utilisateurs les plus actifs de la plateforme (Barraud de Lagerie et al., 2019). Il est donc primordial de définir le périmètre exact auquel s’appliquent les chiffres mobilisés. Faute de quoi, on entretient la vision quelque peu paradoxale d’un monde où, d’un côté, l’activité des utilisateurs est très majoritairement peu intense voire rarissime, et où, pourtant, le travail est envahissant, pénible, voire problématique.

1.2 Notre méthode

Pour examiner la segmentation du micro-travail en France, nous avons enquêté en 2018 sur une plateforme française, Foule Factory (devenue Wirk pour les clients et Yappers.club pour les contributeurs), créée en 2014 sur le modèle d’Amazon Mechanical Turk (AMT). Si Foule Factory est de taille bien plus modeste qu’AMT, avec 50 000 micro-travailleurs inscrits selon la plateforme (contre 500 000 pour AMT), elle fait alors figure de leader sur le marché du micro-travail en France. En outre, l’accès y est réservé aux résidents français (et la plateforme est en langue française), ce qui est une singularité par rapport aux autres plateformes internationales.

Pour obtenir des données sur ses utilisateurs, nous avons conduit une enquête par questionnaire, posté sur la plateforme sous la forme d’une micro-tâche. D’une durée annoncée de 5 minutes et rémunéré 1,50 euro, il comportait des questions sur les usages de la plateforme, les gains que les répondants en retirent, leurs représentations sur travail, ainsi que des questions renseignant leurs propriétés sociales et professionnelles (diplôme, profession, revenus, etc.). Début juillet 2018, nous avons commandé 1 000 réponses à la plateforme, chaque micro-travailleur ne pouvant y répondre qu’une seule fois. Nous ne savions pas combien de temps mettrait à être achevé ce projet de mille micro-tâches, de telle sorte que cette période est en elle-même un résultat : deux mois ont été nécessaires pour recueillir ces 1 000 réponses. Foule Factory, qui annonce 50 000 travailleurs inscrits (les « fouleurs »), n’en compte donc au plus que quelques milliers qui se connectent au moins une fois tous les deux mois. Au-delà de ce premier résultat, notre méthode d’échantillonnage allait nous permettre d’identifier la variété des pratiques de l’ensemble des micro-travailleurs qui se connectent approximativement au moins une fois tous les deux mois, depuis ceux qui ont répondu dès la mise en ligne du questionnaire jusqu’à ceux qui n’y ont répondu qu’au bout de soixante jours.

2. Des pratiques de micro-travail à l’intensité très contrastée

Quel est le profil de ces micro-travailleurs ? Si le profil décrit et souhaité par les concepteurs de la plateforme (une foule d’individus de passage qui cherchent à tuer le temps en gagnant quelques sous) est certes numériquement majoritaire, c’est bien une poignée de micro-travailleurs plus intensifs qui constitue le noyau dur de la main d’œuvre sur la plateforme.

2.1 Une population dans l’ensemble peu active

Comme sur d’autres plateformes, les micro-travailleurs de Foule Factory sont majoritairement des visiteurs occasionnels. Plus de 60 % des répondants à notre enquête s’y rendent moins d’une fois par semaine et un tiers moins d’une fois par mois. S’y rendre tous les jours est une pratique plus rare (25 % des répondants) et, même dans ce cas, les utilisateurs concernés n’y restent pas longtemps (seuls 5 % des répondants y restent plusieurs heures par jour). Les deux tiers des répondants déclarent ainsi gagner moins de 5 euros par mois, et seul un sur dix plus de 10 euros. Au total, la moitié des répondants ont gagné moins de 50 euros depuis leur inscription, les trois quarts moins de 120 euros. Ainsi, si l’on peut être tenté d’introduire le micro-travail dans le grand mouvement de l’ubérisation, il faut garder en tête que, dans la quasi-totalité des cas, le micro-travail n’a, au moins du point de vue du temps qu’il prend et de l’argent qu’il rapporte, strictement rien en commun avec le travail intermédié par d’autres plateformes telles que celles de chauffeurs VTC (Bernard, 2020).

La variété des durées de connexion confirme trois types d’usages que nous avions mis en évidence sur la base d’une enquête qualitative (Barraud de Lagerie et Sigalo Santos, 2018). Premièrement, la pratique interstitielle consiste à valoriser du temps perdu : dans les transports ou à l’occasion d’un moment de pause, le micro-travailleur se connecte pour voir si une tâche est disponible, le cas échéant l’effectue, et repart immédiatement après. La pratique à-côté consiste, quant à elle, à dédier des plages horaires un peu plus longues à la réalisation de tâches. L’emprunt à Florence Weber (1989) de la formule du travail « à-côté » nous permet de souligner que cette pratique correspond à une logique de marchandisation du temps libre (à côté d’une autre activité principale, professionnelle ou associative). Enfin, la pratique intensive correspond à une démarche de veille permanente ou quasi permanente pour trouver des tâches ; elle revient, pour un micro-travailleur, à marchandiser sa disponibilité. Interrogés sur leurs pratiques de connexion, 48 % de nos enquêtés évoquent un usage interstitiel (une connexion rapide, de quelques minutes), 46,5 % un usage « à-côté » (quelques dizaines de minutes à quelques heures) et 5,6 % un usage intensif (toute la journée ou presque). Une seule réponse étant possible, ces déclarations reflètent en réalité ce que les enquêtés perçoivent comme leur usage le plus significatif. Pour avoir un tableau plus complet des profils d’usagers, il importe de tenir ensemble la fréquence de connexion, la durée de connexion, et in fine le temps total passé sur la plateforme.

2.2 Devant la foule, une poignée d’intensifs en première ligne

Une classification statistique des micro-travailleurs en fonction de leur intensité de pratique confirme ce constat (voir Barraud de Lagerie et al., 2023). Elle nous permet d’identifier quatre classes de micro-travailleurs ordonnées de la classe des travailleurs les moins actifs (classe 1) à celle des travailleurs les plus actifs (classe 4).

Les trois quarts des répondants (classes 1 et 2) ont un rapport très lâche à la plateforme, n’y venant pratiquement jamais ou un peu plus souvent, mais sans toutefois y passer énormément de temps ni y gagner beaucoup. Les deux premières classes regroupent ainsi des usagers épisodiques (plus encore dans la classe 1 que dans la classe 2), qui se connectent plutôt rarement, pour des durées courtes, et dont les gains sont très faibles. Ces deux premières classes se distinguent des deux autres qui constituent, quant à elles, une minorité de micro-travailleurs plus actifs. Un quart des répondants (classes 3 et 4) à l’enquête déclare un rapport plus intense à la plateforme, s’y connectant fréquemment voire quotidiennement. Ils ont été les plus réactifs à notre questionnaire, répondant dans leur immense majorité le jour même ou dans les jours qui ont suivi sa publication sur la plateforme. Ces micro-travailleurs plus actifs passent plusieurs heures par semaine voire par jour sur la plateforme, à la différence de la masse des autres utilisateurs qui n’y consacrent jamais plus que quelques heures par mois.

Focalisons nous sur ces deux dernières classes. Deux sous-groupes peuvent être distingués parmi ces usagers les plus actifs. La classe 3 (18% de la population totale) regroupe des usagers qui se connectent très souvent, mais pour des durées variables (de quelques minutes à quelques heures par jours). Ils micro-travaillent au total quelques heures par mois, voire plusieurs heures par semaine, et gagnent aussi un peu plus d’argent que les usagers des classes précédentes : si presque les deux-tiers gagne moins de 10 euros par mois, un gros tiers restant gagne entre 10 et 50 euros mensuels. La classe 4 (6% de la population) regroupe quant à elle les quelques usagers intensifs, dont la grande majorité se connecte tous les jours ou presque, qui restent connectés relativement longtemps – et même toute la journée pour la moitié d’entre eux –, de sorte qu’ils passent plusieurs heures par jour sur la plateforme. Toutefois, même dans cette classe d’utilisateurs très actifs, nombreux sont ceux qui gagnent peu (40 % d’entre eux gagnent moins de 10 euros par mois). La raison est simple : la plateforme souffre d’une pénurie de tâches, de sorte que les gens connectés en continu passent surtout beaucoup de temps à attendre des tâches. Et, si un peu plus d’un quart d’entre eux parviennent à gagner plus de 50 euros par mois, ils n’atteignent jamais de gros gains. Le plafond de gains autorisés, fixé par la plateforme à 3000 euros annuels, est en soi un horizon difficile à atteindre même pour les plus gros contibuteurs. 

2.3 Comment le micro-travail s’adosse-t-il aux inégalités socio-économiques ?

Qui sont ces micro-travailleurs de la première ligne ? Qu’est-ce qui les pousse à consacrer de si longs moments à une activité si peu rémunératrice ? Comment leur usage et la signification qu’ils en donnent s’adossent-ils aux inégalités socio-économiques qui structurent plus généralement le monde du travail ?  

Dans l’ensemble, le niveau d’éducation de l’individu et le niveau de vie de son ménage  diminuent à mesure que la pratique est plus intense, de sorte que les micro-travailleurs de la première ligne disposent de ressources économiques et culturelles plus limitées que celles du reste de la foule (voir Barraud de Lagerie et al., 2023). Ces indicateurs de stratification sociale sont associés à une distance variable à l’emploi salarié stable. Les personnes en emploi (ainsi que les étudiants) se font en effet plus rares dans les classes les plus actives, où prédominent en revanche les personnes sans emploi ou en emploi précaire : un tiers seulement des micro-travailleurs les plus actifs sur la plateforme sont en CDI ou fonctionnaires alors que c’est le cas de la moitié du reste de la foule. En outre, au sein de la première ligne, on trouve relativement moins d’étudiants, mais beaucoup plus de chômeurs et de personnes au foyer. On y trouve également un peu plus de retraités.

Tous ces facteurs sont fortement genrés. Ils conduisent de ce fait à une surreprésentation des femmes dans la première ligne. En effet, si la foule compte à peu près autant d’hommes que de femmes, la première ligne est beaucoup plus féminine : les femmes représentent 72 % de la classe des plus intensifs. Ainsi, la relative mixité de la foule dissimule le fait que l’essentiel de la main-d’œuvre réalisant des tâches est féminine. Plus encore, plus de la moitié de la première ligne est composée de femmes n’ayant pas d’activité professionnelle ou une activité professionnelle précaire.

Si le micro-travail se diffuse assez largement dans l’espace social, il s’implante davantage dans le quotidien des femmes (Tubaro et al., 2022) et, plus largement, des personnes qui, pour des raisons de santé, de chômage ou d’organisation familiale, se trouvent, plus que les autres, assignées à domicile sans qu’une activité professionnelle ne les oblige, de manière consistante, à en sortir. On peut en tirer deux conclusions. D’une part, l’engagement quotidien ou quasi-quotidien dans le micro-travail concerne une fraction très réduite des personnes qui, en France, recourent à ce type de plateformes. D’autre part, un tel niveau d’engagement est particulièrement genré : le micro-travail entre en affinité avec les situations dans lesquelles se trouvent de nombreuses femmes en couple hétérosexuel : un quotidien centré sur l’espace domestique, à distance de l’emploi stable.

Conclusion

Dans le crowdworking de micro-tâches tel qu'il se déploie sur Foule Factory, il y a une « foule » de micro-travailleurs dont les caractéristiques correspondent assez largement au modèle prôné (et décrit) par les concepteurs de la plateforme : des personnes en emploi stable qui fréquentent très ponctuellement la plateforme pour y gagner quelques sous de manière ludique. Mais, ceux qui font vraiment tourner la plateforme sont bien une poignée de micro-travailleurs de la première ligne, qui sont plus fréquemment que les autres des femmes à distance de l’emploi stable assumant des charges de famille. Même si elles peuvent parfois tenir un discours qui fait écho à celui de la « gamification du travail » (Woodcock et Johnson, 2018), elles comptent plus que les autres sur ce complément de revenu.

L’existence de ces deux populations de micro-travailleurs, la foule et la première ligne, contribue à brouiller la façon dont le micro-travail est appréhendé par les pouvoirs publics. En effet, d’un côté, une partie des travaux scientifiques et experts ont tendance à assimiler, à tort, l’ensemble de population des micro-travailleurs à la minorité que représente la première ligne que surreprésentent fortement les enquêtes en ligne. De l’autre côté, les promoteurs du micro-travail tendent quant à eux à invisibiliser les pratiques intensives en s’accrochant au modèle théorique de l’usager opportuniste et très ponctuel, caractéristique de l’idée de foule. Au bout du compte, la difficulté à appréhender avec justesse les enjeux du phénomène rend d’autant plus difficile l’intervention des pouvoirs publics pour le réguler.  

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Anne Revillard, Célia Bouchet et Mathéa Boudinet - Handicap, inégalités professionnelles et politiques d'emploi

Anne Revillard est professeure associée en sociologie à Sciences Po, directrice du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) et membre du Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS). Ses recherches portent sur l’articulation entre droit, action publique et transformations contemporaines des systèmes d’inégalités liées au genre et au handicap. Elle a notamment publié (2019) Handicap et travail, Paris, Presses de Sciences Po/Sécuriser l’emploi ; (2020) Des droits vulnérables. Handicap, action publique et changement social, Presses de Sciences Po/Gouvernances.

Célia Bouchet est docteure en sociologie, affiliée au Centre de Recherche sur les Inégalités sociales (CRIS) et affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po. Sa thèse, soutenue en 2022, porte sur les positions socio-économiques des personnes ayant grandi avec un handicap. En 2023-2024, Célia est en postdoctorat au Centre d’études emploi travail (CEET) du CNAM. Ses publications récentes incluent (2021) « Où sont les freins à l’emploi ? Inactivité et chômage parmi les personnes avec une déficience de survenue précoce », Alter, 15 n°4 (2021): 282-304; (2021) « Salaires et handicaps de survenue précoce : des inégalités graduelles et protéiformes», Formation emploi, 154 n°2 (2021): 87-112.

Mathéa Boudinet est doctorante en sociologie au Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales (CRIS) de Sciences Po. Sa thèse porte sur l’emploi des personnes handicapées, les politiques publiques et l’articulation entre genre et handicap, et elle a également mené une recherche sur le milieu protégé de travail. Elle a publié « Sortir d’ESAT ? Les travailleur·ses handicapé·e·s en milieu protégé face à l’insertion en milieu ordinaire de travail » (Formation Emploi, 2021), « Politiques de l’emploi, handicap et genre » (Travail, genre et sociétés, 2022) et le livre Portraits de travailleuses handicapées (2022) avec Anne Revillard.

Handicap, inégalités professionnelles et politiques d'emploi

Anne Revillard, Célia Bouchet et Mathéa Boudinet

Qu'est-ce que le handicap, et quels liens avec le travail ?

Le handicap a longtemps été compris comme un problème individuel, caractéristique des personnes ayant un corps « défaillant » : une jambe en moins, des yeux qui ne voient pas ou peu, etc. Depuis une cinquantaine d'années, cette conception médicale a largement été remise en cause, dans les sciences sociales mais aussi dans la société en général, sous l’effet des mobilisations des personnes handicapées elles-mêmes. Cette conception a ainsi été progressivement remplacée par un “modèle social du handicap”, qui met l'accent sur les causes sociales des désavantages que rencontrent les personnes handicapées : par exemple, le manque d'accessibilité des infrastructures et les stéréotypes sociaux. À travers le monde, les définitions politiques du handicap ont partiellement évolué dans cette direction. En France, la loi du 11 février 2005 définit le handicap comme “toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant”.

Handicap et travail ont des liens complexes. D’une part, le travail (au sens de travail rémunéré) peut être producteur de handicap, et certains emplois le sont plus que d'autres (voir les contributions de Catherine Delgoulet et d’Arnaud Mias dans cette série). Selon l’enquête Conditions de travail de la DARES, en 2019, 46% des ouvrier·e·s sans qualification estimaient que le travail avait une influence négative sur leur santé, contre 30% des cadres et professions intellectuelles supérieures. Cette même année, la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) enregistrait 7 fois plus d’accidents par million d’heures de travail salarié pour les ouvrier·e·s que pour les cadres (37 plutôt que 5), et 15 fois plus de maladies professionnelles sur l’année (34 079 plutôt que 2 205) (INSEE, 2023). Nous savons par ailleurs que les problèmes de santé sont moins bien compensés dans les milieux sociaux les plus modestes, si bien qu’ils sont plus souvent associés à des difficultés dans les activités du quotidien.

D’autre part, les personnes handicapées sont souvent pénalisées dans le monde professionnel. Historiquement, le handicap a longtemps été perçu comme incompatible avec l’exercice d’un emploi rémunéré. Cette perspective a évolué. Toutefois, les personnes handicapées rencontrent toujours des obstacles pour accéder à l'emploi, s'y maintenir et y progresser (Revillard, 2019). Dans cette contribution, nous mettons l’accent sur ces obstacles. Après un panorama général des inégalités professionnelles qui frappent les personnes handicapées, nous présentons les principaux enjeux des politiques publiques les concernant.

À quelles inégalités professionnelles les personnes handicapées sont-elles confrontées ? Existe-t-il des statistiques sur le sujet ?

Comme toute catégorisation, la démarche de catégorisation statistique d’une « population handicapée » court le risque d’essentialiser le handicap, en le traitant comme un attribut figé des personnes. Cette démarche est toutefois nécessaire pour mesurer les inégalités concrètes liées au handicap. Dans cette optique de mesure des inégalités, nous appelons ici « personnes handicapées » (par opposition à « personnes valides ») les personnes répondant à une certaine définition statistique, tout en ayant conscience des limites de cette approche et de la porosité de ces catégories. Plusieurs critères statistiques existent pour délimiter une population handicapée, et ils ne se recoupent pas totalement. Nous utilisons l’indicateur global de limitation d'activité (Global Activity Limitation Indicator ou GALI), qui recouvre l’ensemble des personnes déclarant être « limitées, depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ». Cet indicateur est intégré à la plupart des enquêtes de l’INSEE auprès des ménages, notamment l’Enquête emploi en continu (EEC).

Selon cette enquête, en 2021, 15 % des 15-64 ans étaient concernés, soit 6 millions de personnes. Leur taux d’emploi était de 51%, contre 70% pour les personnes valides, et leur taux de chômage était de 13% (contre 8%). 471 000 personnes handicapées appartenaient au halo du chômage, soit les personnes sans emploi désirant travailler mais n’étant pas disponibles dans les deux semaines ou en recherche active d’emploi. Cela correspond à 8% des personnes handicapées de 15-64 ans (là où seules 4% des personnes valides sont dans ce halo). Les personnes handicapées travaillent plus souvent à temps partiel : en 2021 c’était le cas de plus d’un tiers des femmes handicapées (contre un quart des femmes valides) et de 14% des hommes handicapés (contre 7 % des hommes valides). Elles occupent en moyenne des postes moins qualifiés : 55 % d’ouvrier·e·s et employé·e·s (44 % dans la population valide), et seulement 15 % de cadres, professions intellectuelles supérieures ou chef·fe·s d’entreprise (24 % dans la population valide). Leurs conditions de travail sont souvent difficiles, notamment du fait des manquements des employeurs en matière d’aménagements qui peuvent être nécessaires (ex. aménagements techniques du poste de travail, aménagement des horaires…) (Lejeune, 2019). Ces personnes pâtissent plus généralement de milieux de travail qui restent globalement peu inclusifs tant sur le plan matériel (accessibilité) que symbolique (stigmatisation).

En parallèle de ces données concernant les individus vivant en ménage (selon la définition de l’INSEE), il ne faut pas oublier la situation des personnes handicapées vivant en institutions : en 2014 d’après l’enquête ES-Handicap, sur les 150 400 pensionnaires d’institutions spécialisées, seulement 25,6 % exerçaient un travail rémunéré, à plus de 97 % dans le milieu protégé (voir infra).

Les définitions larges du handicap utilisées par les enquêtes en ménage englobent par ailleurs des groupes hétérogènes en termes de types, degrés et moments de survenue du handicap. Les inégalités professionnelles vécues varient selon ces paramètres. Les dernières données disponibles sur ce point datent de 2011. Le moment de survenue du handicap compte. En 2011, 13 % des personnes handicapées (parmi les 15-64 ans) l’étaient de naissance, le tiers avant la fin des études, les 54 % restants ayant connu une survenue plus tardive du handicap. Or, presque 9% des personnes handicapées depuis la naissance et 6% des personnes handicapées depuis la période scolaire n’ont exercé aucun emploi régulier après leur scolarité ou leurs études, signifiant une absence de droits assurantiels – cas beaucoup plus rare dans la population handicapée plus tardivement (3%) et la population valide (4%).

Les désavantages rencontrés dans l’accès à l’emploi et en emploi se déclinent aussi selon les types et degrés de limitations. En 2011, le taux de chômage des personnes de 15-64 ans ayant fini leurs études initiales était en moyenne de 8% pour la population valide et de 15% pour les personnes ayant grandi avec un handicap ; mais, parmi ces dernières, il pouvait monter jusqu’à 22% en cas de limitations cognitives fortes, 23% en cas de limitations visuelles fortes et 26% en cas de troubles psychiques forts (Bouchet, 2021a). Les inégalités dans les conditions de travail sont également d’ampleur variable. Les personnes handicapées disposent globalement de revenus du travail bien inférieurs à ceux des personnes valides : 1 personne sur 5 (19,4%) ayant grandi avec un handicap perçoit moins de 10 000 € par an de revenus du travail, contre une sur 9 (11,2%) pour les personnes valides. Cette proportion s’élève à 38,7% pour les personnes ayant des limitations cognitives fortes, et 29,6% pour les personnes ayant des troubles psychiques forts (voir Figure 1). Le handicap est donc fortement synonyme de pauvreté, et les politiques sociales jouent dans ce contexte un rôle vital pour beaucoup.

Le handicap interagit par ailleurs avec les autres rapports sociaux dans la distribution des positions sur le marché du travail. Les parcours professionnels des personnes handicapées sont soumis aux mécanismes genrés classiquement étudiés en sociologie. L’arrivée d’enfants dans le foyer a des effets différenciés en défaveur des femmes (diminution du travail rémunéré, voire arrêt total) (Boudinet et Revillard, 2022). Les taux de temps partiel sont bien plus élevés pour les femmes handicapées (37%) que pour les hommes handicapés (14%). Enfin, les phénomènes de ségrégation horizontale et verticale selon le genre structurent l'emploi des personnes handicapées : les femmes handicapées comme les femmes valides ont beaucoup plus de chances d’être employées (une femme handicapée sur deux contre 13% des hommes handicapés en 2021 selon l’EEC), et les hommes d’être ouvriers (38% des hommes handicapés contre 11% des femmes handicapées). L’accès aux professions les plus valorisées varie également selon le genre : 17% des hommes handicapés (27% des hommes valides) étaient cadres, professions intellectuelles supérieures ou chefs d’entreprise, contre 13% des femmes handicapées (21% des femmes valides).

De même, les personnes handicapées d’origine favorisée peuvent moins compter sur une reproduction sociale liée à la classe : parmi les personnes en emploi, en 2021, selon l’EEC, alors que 48% des personnes valides dont au moins un des parents était cadre, profession intellectuelle supérieure ou chef d’entreprise occupaient une position similaire, cette proportion n’est que de 35% parmi la population handicapée.

Quelles sont les causes de ces inégalités ?

Ces inégalités reflètent pour partie la survenue plus fréquente du handicap chez des catégories de population déjà fragilisées dans leur rapport à l’emploi : personnes peu qualifiées, de plus de 50 ans, personnes ayant des emplois précaires plus producteurs de handicap. Mais il existe par ailleurs un effet propre du handicap. Dans certains cas, les problèmes de santé peuvent limiter la capacité de travail ou la disponibilité pour l’emploi : fatigabilité, douleurs, temps de la prise en charge médicale… Mais, les personnes handicapées sont surtout confrontées à des discriminations massives, directes ou indirectes. Les enfants, adolescent·es et jeunes adultes handicapé·es souffrent de discriminations dans leur accès à l’éducation à tous les niveaux : les aménagements disponibles restent insuffisants et la réflexion sur la nécessaire transformation du système éducatif pour une accessibilité universelle reste embryonnaire. Ces dynamiques alimentent une sous-qualification et un faible niveau de diplôme chez les personnes ayant grandi avec un handicap, ce qui restreint leurs opportunités professionnelles. L’accès à l’emploi est par ailleurs fortement entravé par le défaut d’accessibilité de l’espace public, des transports, du cadre bâti et des communications.

En outre, le handicap induit aussi un travail supplémentaire au travail : expliquer son handicap, négocier les aménagements nécessaires, revient le plus souvent aux salariés dans un contexte où la gestion du handicap reste largement perçue comme une responsabilité individuelle (Dalle-Nazébi et Kerbourc’h, 2013). Ainsi, la gestion (ou non-gestion) de ces contraintes par les employeurs détermine leur degré d’incidence sur la vie professionnelle. Par exemple, une personne qui a besoin de fragmenter ses horaires de travail peut se trouver très pénalisée dans des entreprises imposant des horaires fixes, alors qu’elle ne le serait pas si la flexibilité horaire était possible.

Si ces défauts d’accompagnement collectif du handicap au travail peuvent être analysés comme des discriminations indirectes, au sens d’un traitement apparemment neutre qui défavorise en pratique les personnes handicapées, ces dernières sont aussi et surtout victimes de discriminations directes dans l’accès à l’emploi et au travail : elles sont traitées défavorablement au motif de leur handicap (Bouchet, 2022). Dans toutes les études françaises par testing, les candidat·es à un emploi faisant mention d’un handicap reçoivent moins de réponses que les personnes valides, avec des ratios allant de 12 (Mbaye, 2018) à 32 (Ravaud, Madiot et Ville, 1992) personnes valides rappelées pour 10 personnes handicapées (voir aussi L'Horty, Mahmoudi et al., 2022). D’autres travaux statistiques identifient des présomptions de discriminations, c’est-à-dire des inégalités qui ne sont pas imputables à d’autres caractéristiques connues des individus. Par exemple, il existe des écarts de rémunération de plusieurs centaines d’euros entre les personnes en emploi qui ont grandi avec des limitations visuelles ou auditives fortes et les personnes valides qui ont les mêmes âge, sexe, statut migratoire, niveau de diplôme, temps de travail, catégorie socio-professionnelle et domaine d’activité (entre autres) (Bouchet, 2021b).

Quelles politiques publiques face à ces inégalités ?

Face à cette double marginalisation des personnes handicapées vis-à-vis du marché du travail et sur le marché du travail, que font et que devraient faire les politiques publiques ? Au regard de la gravité de la situation et notamment de la précarité des revenus du travail précédemment décrite, un premier constat s’impose : les politiques de l’emploi ne sauraient constituer une réponse suffisante. On peut, certes, œuvrer à favoriser l’insertion professionnelle et le maintien en emploi, mais il est essentiel d’assurer par ailleurs l’autonomie économique des personnes handicapées indépendamment de leur situation d’emploi (ce qui passe notamment en France par des dispositifs assistantiels – l’allocation aux adultes handicapés, et assuranciels – les pensions d’invalidité).

En outre, l’efficacité des politiques d’emploi des personnes handicapées est largement conditionnée par celle d’autres politiques publiques encore très lacunaires : politiques éducatives de la crèche à l’enseignement supérieur, mise en accessibilité des logements, des transports et de l’espace public… Les personnes handicapées font par ailleurs les frais des réformes visant la population d’ensemble, à l’instar de la récente réforme des retraites qui, augmentant la durée de cotisation nécessaire pour accéder à une retraite à taux plein, fragilise particulièrement ce public aux trajectoires professionnelles instables, notamment dans le cas des femmes handicapées (Boudinet et Revillard, 2022). La précédente réforme des retraites (votée en 2010), qui a relevé l’âge légal minimal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, fournit en cela un enseignement précieux : alors que, pour les personnes valides, la durée passée en emploi après 50 ans s’est allongée en conséquence, les personnes handicapées ont essentiellement connu un allongement de la période sans emploi ni retraite (DREES, 2023, p.68).

La centralité de « l’obligation d’emploi »

En matière de politique d’emploi des personnes handicapées, l’action publique est marquée en France par la centralité d’un dispositif contraignant visant les employeurs, l’Obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH). Conformément à cette politique, les entreprises et administrations publiques doivent embaucher au moins 6 % de salarié·es ou d’agents handicapé·es, à défaut de quoi elles doivent s’acquitter (dans le cas des structures de plus de 20 salarié·es ou agents) d’une contribution à l’Association de gestion du fonds pour l'insertion des personnes handicapées (Agefiph) (pour le secteur privé) et au Fonds pour l'insertion des personnes handicapées dans la Fonction publique (Fiphfp) (pour le secteur public). Cependant, le taux d’emploi direct des personnes handicapées reste globalement en deçà des 6 % prescrits par la loi : en 2021, il est de 3,5% dans les entreprises privées et publiques et 5,4% dans la fonction publique (DREES, 2023, p.64).

Si l’objectif n’est pas atteint, cette politique a néanmoins un effet incitatif pour les entreprises et les administrations du fait du coût qu’elle représente en cas de non-respect. Il faut toutefois se garder de comprendre cette incitation comme une incitation directe à l’embauche. En effet, ce qui compte pour les structures concernées est le nombre d’emplois déclarés, et non le nombre d’embauches de travailleurs handicapés : le nombre de travailleurs handicapés déclarés peut aussi augmenter grâce à des situations de maintien en emploi de personnes devenues handicapées (y compris du fait de handicaps résultant du travail lui-même). Si nous manquons d’études d’impact quantitatives sur ce point, les travaux qualitatifs signalent une tendance des employeurs à répondre ainsi à l’obligation d’emploi, par le maintien en emploi plutôt que par l’embauche (Valdes, 2016). Les effets de cette politique sur l’embauche en tant que telle restent donc à évaluer.

Cette politique court par ailleurs le risque de focaliser la politique handicap des employeurs sur cet objectif chiffré, au détriment de préoccupations telles que la qualité de vie au travail, la fourniture des aménagements nécessaires (constituant pourtant une obligation légale) et la progression professionnelle. Du côté des personnes handicapées elles-mêmes, cette politique impose une démarche de reconnaissance administrative du handicap qui peut être perçue comme stigmatisante, induisant un recours très variable. En pratique, les employeurs font aussi le plus souvent de cette reconnaissance administrative un prérequis pour l’accès aux aménagements nécessaires, aménagements qui interviennent par conséquent souvent trop tard par rapport aux besoins des personnes. Cette politique de l’obligation d’emploi n’est donc pas dénuée d’effets pervers et pourrait sans conteste être améliorée. Elle présente toutefois le mérite de poser une responsabilité forte des employeurs, là où les politiques de l’emploi visant d’autres publics marginalisés ciblent plus volontiers les demandeurs d’emploi.

Les politiques catégorielles permettent-elles l’inclusion ?

Parallèlement à cette politique centrale visant l’emploi « en milieu ordinaire » s’est développé depuis les années 1950 un secteur de travail « protégé », actuellement géré par les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) et accueillant principalement un public de personnes avec des handicaps intellectuels ou psychiques (respectivement 69% et 23% des individus en ESAT en 2014) (Boudinet, 2021). Ces structures qui fournissent un soutien médico-social en plus d’une activité professionnelle font l’objet d’importantes critiques, notamment du fait de leur caractère ségrégatif (lieux de travail séparés du milieu ordinaire) et du statut des personnes handicapées qui y travaillent (ne relevant pas du droit du travail). Malgré des réformes récentes visant à rapprocher leur statut du milieu ordinaire, les personnes handicapées en ESAT demeurent des usagers d’établissements médico-sociaux, et ne peuvent par exemple pas se syndiquer, faire grève, ou cotiser pour le chômage.

Dans plusieurs autres pays, l’emploi accompagné, consistant en un accompagnement individuel et durable des personnes vers l’emploi et dans l’emploi en milieu ordinaire, s’est développé comme une alternative prometteuse. Son développement est toutefois récent en France, et reste très timide (2 400 personnes actuellement accompagnées, dans le cadre d’un dispositif inscrit dans la loi depuis 2016). Parallèlement, les entreprises adaptées, qui constituent une forme d’intermédiaire entre travail protégé et travail dans des établissements classiques, ont connu d’importantes réformes visant à les rapprocher de ces derniers.

Finalement, que ce soit en matière d’accompagnement vers l’emploi ou de travail protégé et adapté, on fait face à une politique qui intègre de plus en plus une rhétorique « d’inclusion » et de rapprochement avec les politiques de droit commun. Si le principe est louable, il ne faut pas négliger l’ampleur des transformations nécessaires dans ces politiques de droit commun pour rendre effectivement possible une telle inclusion (Baudot et Pillon, 2023). Il s’agit de veiller à ce que cela ne se fasse pas au détriment des droits sociaux des personnes, tant en termes de revenus que d’accompagnement ou d’aménagements.

En matière de handicap comme pour d’autres populations marginalisées, il importe de ne pas opposer droits spécifiques et inclusion. Dans le secteur du handicap, le droit à la non-discrimination en matière d’emploi est ainsi loin de se limiter à un principe d’égalité de traitement, mais impose aux employeurs l’obligation de fournir aux personnes handicapées les aménagements raisonnables dont elles ont besoin : il s’agit donc d’une politique publique spécifique très substantielle, loin d’un principe abstrait. Au travail comme ailleurs, l’inclusion des personnes handicapées ne se décrète pas, c’est avant tout une affaire de politiques publiques.

Note

Toutes les exploitations d’enquêtes statistiques pour lesquelles les sources bibliographiques n’ont pas été précisées ont été réalisées par Célia Bouchet à partir des enquêtes correspondantes.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

Baudot Pierre-Yves et Pillon Jean-Marie (2023), Les travailleurs handicapés sont utilisés comme variable d’ajustement du marché du travail. URL: https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/07/france-travail-les-travailleurs-handicapes-sont-utilises-comme-variable-d-ajustement-du-marche-du-travail_6180914_3232.html

Bouchet Célia (2022), « Le handicap et ses discriminations », La Vie des idées. 2022. En ligne : https://laviedesidees.fr/Le-handicap-et-ses-discriminations [consulté le 26 juillet 2023].

Bouchet Célia (2021), « Où sont les freins à l’emploi ? Inactivité et chômage parmi les personnes avec une déficience de survenue précoce », 2021a, Alter, vol 15 n°4, p. 282-304. DOI: https://doi.org/10.1016/j.alter.2021.01.002

Bouchet Célia (2021), « Salaires et handicaps de survenue précoce : des inégalités graduelles et protéiformes », Formation Emploi, 2021b, n°154, vol 2, p. 87-112. DOI: https://doi.org/10.4000/formationemploi.9285

Boudinet Mathéa (2021), « Sortir d’ESAT ? Les travailleur·ses handicapé·es en milieu protégé face à l’insertion en milieu ordinaire de travail », Formation Emploi, no 154 vol 2., p. 137156. DOI: https://doi.org/10.4000/formationemploi.9294

Boudinet Mathéa et Revillard Anne (2022), Portraits de travailleuses handicapées, Québec : Éditions Science et Bien Commun, 142 p. En ligne : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/travailleuseshandicapees/ [consulté le 26 juillet 2023].

Dalle-Nazébi Sophie, et Kerbourc’h Sylvain (2013), « L’invisibilité du « travail en plus » des salariés sourds », Terrains & travaux, 2013, n°23, p. 15977. DOI : https://doi.org/10.3917/tt.023.0159

DREES (2013), Le handicap en chiffres, URL: https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-communique-de-presse/panoramas-de-la-drees/le-handicap-en-chiffres-edition-2023

INSEE (2023), « Travail, santé et handicap » Emploi, chômage, revenus du travail. [s.l.] : Insee Références, p. 134135. URL:  https://www.insee.fr/fr/statistiques/7456905

Lejeune Aude (2019), « Travailler avec un handicap Idéal d’inclusion et inégalités face au droit ». Savoir/Agir, no 47, p. 5362. DOI : https://doi.org/10.3917/sava.047.0053

L’Horty Yannick, Mahmoudi Naomie, Petit Pascale et WOLFF François Charles (2022), “Is disability more discriminatory in hiring than ethnicity, address or gender? Evidence from a multi-criteria correspondence experiment”, Social Science & Medicine, vol 303, 129. DOI : https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2022.114990

Mbaye Louise Philomène (2018), «  Handicap et discriminations dans l'accès à l'emploi : un testing dans les établissements culturels », TEPP - Travail, Emploi et Politiques Publiques - FR CNRS 3435. URL: https://shs.hal.science/halshs-01878461/

Ravaud Jean-François, Madiot Béatrice et Ville Isabelle (1992), « Discrimination towards disabled people seeking employment », Social Science & Medicine, vol.35, n°8, p. 951-958. DOI: https://doi.org/10.1016/0277-9536(92)90234-H

Revillard Anne (2019), Handicap et travail. Paris: Presses de Sciences Po / Sécuriser l’Emploi. URL : https://www.cairn.info/handicap-et-travail--9782724624458.htm

Valdes Béatrice (2016), « L’emploi des personnes handicapées dans la fonction publique en France : analyse quantitative des données d’enquêtes nationales disponibles », Revue française des affaires sociales, vol.4. p. 307332. DOI: https://doi.org/10.3917/rfas.164.0307

       

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Corinne Perraudin, Nadine Thévenot - Le travail dans la sous-traitance : plus pénible et plus dangereux

Corinne Perraudin est économiste, maître de conférences au Centre d’économie de la Sorbonne (CES) à l’Université de Paris 1. Ses travaux de recherche portent sur les pratiques d’établissements en matière d’organisation du travail et de gestion de l’emploi ainsi que sur leurs conséquences sur les conditions de travail des salariés.

 

Nadine Thèvenot est économiste, maître de conférences au Centre d’économie de la Sorbonne (CES) à l’Université de Paris 1. Ses travaux de recherche portent sur les frontières du travail subordonné, l’éclatement des collectifs de travail et l’organisation du travail en sous-traitance.

 

Elles sont les auteures, avec Sophie Dessein, d’un rapport d’études pour la DARES sur les conditions de travail et la prévention des risques professionnels dans le travail en sous-traitance. Elles sont membres du Conseil d’orientation du Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (Gestes) dont les travaux s’inscrivent dans le champ du travail et de la santé au travail.

Le travail dans la sous-traitance : plus pénible et plus dangereux

Corinne Perraudin, Nadine Thévenot

La persistance des accidents du travail est révélatrice d’organisations du travail délétères alimentant la crise du travail. Les accidents du travail mortels racontés par Matthieu Lépine dans L’hécatombe invisible (2023) en sont une illustration récente. Divers travaux sectoriels, concernant le nucléaire (Thébaud-Mony, 2008), le bâtiment (Jounin, 2008) ou encore le nettoyage (Devetter et Valentin, 2021), et des travaux de nature quantitative (Perraudin, Thèvenot, Dessein, 2022) montrent depuis une dizaine d’années comment les entreprises, en sous-traitant, externalisent l’emploi et par là-même les risques associés au travail. Nous souhaitons ici rendre compte de la vulnérabilité particulière dont sont victimes les personnes relevant d’une organisation de travail en sous-traitance.

À partir de l’enquête Conditions de travail-Risques psychosociaux (CT-RPS) de la DARES, il est possible de rendre compte de la pénibilité et des accidents du travail auxquels font face les travailleurs de la sous-traitance. Après avoir qualifié le travail en sous-traitance comme un travail d’exécution externalisé, et quantifié son ampleur dans l’économie française, nous rendons compte de sa pénibilité ainsi que des accidents du travail qu’il produit : l’exposition aux risques physiques ainsi que la fréquence des accidents du travail sont plus importantes dans les établissements sous-traitants. Ces constats invitent à réfléchir aux politiques de prévention des risques professionnels et à la définition d’un cadre juridique conduisant à responsabiliser les donneurs d’ordres dans toutes les situations de sous-traitance, au-delà des seules situations de co-activité.

1. Le travail en sous-traitance : de quoi parle-t-on ?

D’après la définition donnée dans un avis rendu par le Conseil économique et social au début des années 1970, la sous-traitance peut être considérée comme une forme de mobilisation du travail sans responsabilité de l’emploi. En effet, parce qu’il s’agit d’une « opération par laquelle une entreprise confie à une autre le soin d’exécuter pour elle et selon un cahier des charges, une partie des actes de production dont elle conserve la responsabilité économique finale » (CES, avis du 21 Mars 1973), elle implique une mise au travail par un donneur d’ordres et la dépendance économique et monétaire du preneur d’ordres vis-à-vis de son ou ses donneurs d’ordres.

. Du travail externalisé, d’exécution, dans un collectif éclaté 

Le problème pour rendre compte de la sous-traitance comme d’une forme de mobilisation de travail à côté d’autres formes que sont les contrats de travail salarié ou le travail intérimaire, c’est que le travail mis en sous-traitance par les donneurs d’ordres n’est pas renseigné dans les données sur l’emploi en tant que tel car il ne constitue pas en France un « statut d’emploi » et ne relève pas du Code du travail. Dans les données sur l’emploi, les travailleurs de la sous-traitance sont en effet enregistrés, comme tous les autres, à partir du contrat de travail salarié signé avec l’entreprise qui les emploie, ici l’entreprise sous-traitante. Dans un travail réalisé à partir des Enquêtes annuelles d’entreprises (EAE) dans l’industrie française (Perraudin, Thèvenot et Valentin, 2013), nous avons fourni une estimation des dépenses de travail externe imputables au recours à la sous-traitance par les donneurs d’ordres sur la base d’un critère de la jurisprudence selon lequel au moins la moitié de leurs dépenses de sous-traitance, qui sont enregistrées au niveau comptable comme des dépenses de consommation intermédiaire, pouvaient être considérées comme des dépenses de travail : en moyenne par entreprise, au moins 10% des dépenses de travail relèvent d’un travail externalisé par la sous-traitance. Il s’agit donc d’un travail qui se substitue à l’emploi salarié direct des donneurs d’ordres.

Les donneurs d’ordres n’externalisent pas n’importe quel travail. En effet, la sous-traitance crée une hiérarchie interentreprises qui n’est pas neutre sur la structure des qualifications et des salaires. Dans un travail mené à partir de l’enquête REPONSE 2010 de la DARES (Perraudin, Petit, Thèvenot, Tinel et Valentin, 2014), nous avons montré qu’au niveau de l’économie entière, les preneurs d’ordres concentrent le travail d’exécution et la médiane des salaires par qualification y est significativement plus faible que chez les donneurs d’ordres.

Au total, ces travaux rendent compte du travail en sous-traitance comme d’un moyen de subordination et de contrôle de la main-d’œuvre pour le donneur d’ordres sans engagement de long terme et de responsabilité en droit. Du point de vue de l’organisation et du contenu du travail, le travail ainsi externalisé concerne davantage un travail d’exécution, moins bien rémunéré. Thomas Coutrot et Coralie Perez mentionnent également le peu de sens que les salariés des entreprises sous-traitantes trouvent à leur travail.

La mobilisation du travail par la sous-traitance a donc des enjeux directs pour la main-d’œuvre externalisée. Elle peut aussi avoir des conséquences pour la main-d’œuvre des donneurs d’ordres en raison de la désorganisation du travail et de la redéfinition des métiers qu’elle produit (Rousseau, Ruffier, 2016). Le rapport dit « Pompili » (2018) alerte, dans le même sens, sur les risques en matière de sécurité, et même de sureté, associés au recours massif à la sous-traitance sur les sites nucléaires. 

. Quelle ampleur du travail en sous-traitance ? 

Il n’existe pas de catégorie statistique du travail en sous-traitance. L’enquête CT-RPS de la DARES permet toutefois de repérer et quantifier les établissements relevant de la sous-traitance et l’éclatement des collectifs de travail à partir des informations données par les établissements. Il est alors possible d’identifier les établissements preneurs d’ordres (PO) et, parmi eux, ceux dont plus de la moitié du chiffre d’affaires dépend de commandes de donneurs d’ordres (PO+50). En 2019, 28% des établissements sont sous-traitants (et 7% le sont pour plus de la moitié de leur activité). Les salariés des sous-traitants, qui représentent également 28% de l’ensemble des salariés, relèvent du travail en sous-traitance (tableau 1).

Le travail en sous-traitance peut également être réalisé sur le site des donneurs d’ordres et participer à l’éclatement du collectif de travail des salariés des donneurs d’ordres. Cette situation est comparable (et souvent cumulée) à la présence de travailleurs intérimaires. Il s’agit dans les deux cas d’une forme de mobilisation de travail qui conduit les entreprises utilisatrices à contrôler une main-d’œuvre sans en être responsables en droit. Une question permet de disposer de l’information sur la présence (et le nombre) de travailleurs externes sur le site de l’établissement. Ces travailleurs externes sont, soit des salariés d’entreprises sous-traitantes intervenant sur le site du donneur d’ordres (pour son activité principale ou des activités annexes), soit des salariés intérimaires.

Nous avons construit des indicateurs permettant de rendre compte de la présence et de l’intensité du recours à la sous-traitance sur site et au travail intérimaire. Nous qualifions le recours à chacune de ces formes de travail externe d’ « intense » lorsque l’usage concerne plus de 5% de l’effectif salarié du donneur d’ordres. De ce point de vue, 10% des établissements ont recours à la sous-traitance sur site (et 7% de manière intense), et plus de 30% des établissements ont recours au travail intérimaire (24% de manière intense). Les salariés de ces établissements se trouvent ainsi en situation d’éclatement de leur collectif de travail par la présence de travailleurs externes sur leur site de production. La proportion de salariés concernés par l’éclatement de leur collectif de travail est loin d’être négligeable : 24% des salariés travaillent en présence de travailleurs de la sous-traitance sur leur site dont 13% avec une présence « intense », et 50% en présence de travailleurs intérimaires dont 30% avec une présence « intense » (Tableau 1). 

Enfin, une question de l’enquête CT-RPS posée aux salariés permet de repérer, non pas directement le travail en sous-traitance sur site, mais les salariés qui déclarent exercer leur travail sur le site d’un « client », qu’il s’agisse d’un chantier, d’une entreprise cliente, ou en tant qu’intérimaire. Ils sont plus de 10% en 2019.

 

Les secteurs les plus concernés sont l’industrie, la construction, les transports. Par ailleurs, ce sont les plus grands établissements qui pratiquent la sous-traitance sur site et recourent à l’intérim. En revanche, il n’y a pas d’effet taille concernant les preneurs d’ordres.

 2. Quels sont les risques associés au travail en sous-traitance ?

Si le recours à la sous-traitance conduit les donneurs d’ordres à externaliser le travail d’exécution, il s’agit alors d’évaluer la pénibilité et les accidents du travail qui lui sont associés.

Une exposition aux risques physiques aggravée dans les établissements sous-traitants

L’enquête CT-RPS recueille le point de vue des représentants de la direction des entreprises sur l’exposition de leurs salariés à huit risques professionnels, que sont la manutention manuelle de charges lourdes, les postures pénibles, les agents chimiques dangereux, les températures extrêmes, les bruits et vibrations, le travail de nuit, le travail en équipes alternantes et le travail à la chaîne ou répétitif.

Elle permet également de repérer, d’une part, les établissements preneurs d’ordres (PO), qui travaillent en sous-traitance pour un ou plusieurs clients donneurs d’ordres et, d’autre part, les établissements donneurs d’ordres qui recourent à la sous-traitance pour leur activité principale ou cœur de métier (DOAP). Nous construisons une « chaîne » de sous-traitance permettant de classer les établissements en quatre groupes : ceux qui ne sont que « donneur d’ordres pour leur activité principale » (DOAP), ceux qui ne sont que « preneur d’ordres » (PO), ceux qui relèvent de la sous-traitance en cascade en étant à la fois « preneur et donneur d’ordres pour leur activité principale » (PO-DOAP), et enfin ceux qui ne sont ni preneur ni donneur d’ordres pour leur activité principale (hors sous-traitance).

Le graphique 1 présente le pourcentage d’établissements concernés par une exposition répandue aux risques physiques selon leur position vis-à-vis de la sous-traitance en 2016. Ainsi, alors que 7% des DOAP déclarent que plus de la moitié de leurs salariés sont concernés par la manutention de charges lourdes, cela concerne 16% des PO et 15% PO-DOAP. L’exposition aux bruits importants (pour au moins 10% des salariés) est également davantage répandue parmi les sous-traitants (20% pour les PO et 18% pour les PO-DOAP) que pour les DOAP (12%), tout comme l’exposition aux températures extrêmes (17% des PO et PO-DOAP contre 13% des DOAP). Les postures pénibles apparaissent nettement plus répandues pour les PO (19%), un peu moins pour les PO-DOAP (13%) et nettement moins pour les DOAP (9%). Et le travail de nuit concerne essentiellement les PO puisque près d’un quart de ces établissements a au moins 10% de ses salariés qui travaillent de nuit (contre 11 à 15% des autres établissements). Pour tous ces risques hormis le travail à la chaîne, nous avons montré que les établissements preneurs d’ordres sont significativement plus nombreux que les donneurs d’ordres à déclarer que leurs salariés sont concernés de manière importante, au-delà notamment des effets sectoriels (Perraudin et Thèvenot, 2021).

 

La pénibilité du travail dans les entreprises sous-traitantes qui a fait l’objet de nombreuses enquêtes de terrain apparait ainsi également au niveau quantitatif et sur l’ensemble des secteurs de l’économie française. Le travail est plus pénible pour les salariés des sous-traitants que pour ceux des donneurs d’ordres. La mise au travail par la sous-traitance a ainsi conduit les donneurs d’ordres à externaliser le travail pénible.

. Des accidents du travail davantage répandus dans la sous-traitance

Les statistiques diffusées pour quantifier les accidents du travail sont celles issues des données de la Sécurité sociale qui permettent de rendre compte du nombre et de la fréquence des accidents reconnus et indemnisés par la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM), ayant engendré a minima un jour d’arrêt de travail (Inan, 2022). Si cette source permet d’informer sur la sinistralité des accidents du travail, elle passe de facto sous silence les accidents du travail bénins et ceux non-déclarés, que ce soit par méconnaissance des salariés ou du fait d’une pression exercée par l’employeur. Mais elle omet également les accidents du travail non-reconnus, les femmes étant tout particulièrement concernées (Daubas-Letourneux, 2021). L’enquête CT-RPS constitue une source permettant de contourner certains biais en matière de reconnaissance officielle des accidents du travail, désormais bien documentés. En effet, cette enquête permet de recueillir les réponses des salariés sur le nombre d’accidents du travail (hors accident de trajet domicile-travail) dont ils ont été victimes, indépendamment de la question de leur reconnaissance par la CPAM. L’hypothèse largement partagée est que ce questionnement limite les stratégies de sous-déclaration et permet de « visibiliser » des accidents du travail n’ayant pas conduit à des arrêts de travail. En revanche, une de ses limites est qu’elle ne renseigne pas les accidents les plus graves ayant conduit à un long arrêt de travail ainsi que les accidents mortels, puisqu’elle interroge des salariés en activité.

À partir des réponses des salariés à cette enquête, on peut calculer le pourcentage de salariés concernés par au moins un accident du travail dans leur emploi actuel, qu’il ait conduit à un arrêt de travail ou non, et le pourcentage de salariés concernés par au moins un accident du travail avec arrêt.

Le graphique 2 montre que les risques sont différents selon le type de contrat de travail : les salariés intérimaires ou en CDD sont bien davantage victimes d’accidents du travail que les salariés en CDI. En 2019, 15% des intérimaires déclarent avoir eu au moins un accident du travail dans les 12 derniers mois contre 10% des salariés en CDI. Les salariés travaillant habituellement à l’extérieur de leur établissement, sur le site d’un client, sont également davantage concernés par les accidents du travail (14%).

 

Mais au-delà du statut d’emploi, le travail dans les établissements de la sous-traitance apparait plus dangereux. Coutrot et Inan (2023) ont récemment indiqué que les accidents du travail sont plus fréquents chez les preneurs d’ordres employant en majorité des employés et des ouvriers. En adoptant notre manière de repérer le travail en sous-traitance, on observe entre 2013 et 2019 une tendance à la hausse de la présence d’accidents du travail pour les salariés des sous-traitants, que ce soient des PO ou des PO pour plus de 50% de leur CA (graphique 3). Le recours massif à la sous-traitance sur site et à l’intérim peut également constituer un risque de désorganisation du travail susceptible de produire davantage d’accidents du travail. C’est ce que l’on peut constater pour les salariés des établissements qui recourent de manière intense au travail intérimaire. Les salariés des établissements donneurs d’ordres ayant du travail en sous-traitance sur leur site sont quant à eux plus nombreux sur la période à être victimes d’accidents du travail, mais ils restent cependant moins concernés que les salariés des preneurs d’ordres.

Dans un travail en cours, nous avons évalué les facteurs déterminant le risque d’accident du travail pour un salarié. Au-delà des caractéristiques individuelles (les hommes, les jeunes, les ouvriers et les employés étant particulièrement touchés) et des effets sectoriels (l’hébergement et la restauration, le commerce, les transports et l’entreposage, l’enseignement, la santé et l’action sociale), le risque d’accident du travail est accru pour les salariés travaillant à l’extérieur de leur établissement (dont les intérimaires), pour les salariés des preneurs d’ordres pour plus de 50% de leur CA et pour les salariés des établissements ayant un recours intense à l’intérim (+5%).

3. L’insuffisante prévention des risques externalisés 

En recourant à la sous-traitance, les donneurs d’ordres ont externalisé le travail pénible et dangereux vers les sous-traitants. Les preneurs d’ordres mettent-ils en place une prévention dimensionnée aux risques professionnels accrus auxquels font face leurs salariés ? Est-ce à eux seuls de le faire ?

La présence de risques professionnels et d’accidents du travail accrus chez les sous-traitants pose la question des moyens et ressources dont disposent ces établissements pour mettre en place des politiques de prévention. Les obligations en la matière reviennent en effet aux employeurs. L’enquête CT-RPS renseigne les dispositifs de prévention des risques professionnels en interrogeant les représentants de la direction. L’éventail des mesures retenues dans l’enquête est relativement large, allant de ce qui relève des obligations légales telles que l’élaboration ou l’actualisation d’un document unique d’évaluation des risques (DUER) ou le respect de normes relatives aux équipements de protection individuelle (EPI), à la formation à la sécurité ou à des modifications de plus grande ampleur touchant à l’organisation du travail.

Selon nos travaux, lorsque les établissements font face à des risques professionnels, la mise en place d’une politique de prévention active (allant au-delà de la poursuite des actions antérieures) est plus fréquente pour les donneurs d’ordres que pour les preneurs d’ordres. De plus, les sous-traitants présentant des risques du travail disposent de moyens plus faibles, relativement aux donneurs d’ordres, pour impulser la mise en œuvre des actions de prévention et agir sur les conditions de travail. En effet, les représentants syndicaux et les comités en charge de la santé et de la sécurité au travail y sont relativement moins présents (Perraudin et Thèvenot, 2021).

Face à la pénibilité du travail et aux accidents du travail dans la sous-traitance, l’enjeu est de penser un cadre juridique prévoyant de responsabiliser les donneurs d’ordres, en particulier en étendant leur responsabilité à la prévention des risques externalisés et des accidents du travail (Barnier, 2021 ; Guillemy, 2009). C’était au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), et c’est au Comité social et économique (CSE) depuis les Ordonnances de 2017, de procéder à l’analyse des risques professionnels auxquels sont exposés les salariés des établissements. Or, la fusion des instances de représentation du personnel dans le CSE a produit un amoindrissement du rôle des comités en charge des questions de santé et sécurité au travail. Les « Commissions santé sécurité et conditions de travail » (CSSCT), obligatoires dans les seuls établissements de plus de 300 salariés (soit moins de 1% des établissements), peuvent être absentes dans les plus petits qui ne disposent alors plus d’instances dédiées aux questions de conditions de travail qui se trouvent diluées dans les thématiques du CSE (Farvaque coord., 2019).

En cas de sous-traitance sur site, la loi prévoit que les CSE des entreprises extérieures puissent être impliqués dans les dispositifs de coordination mis en place par les donneurs d’ordres en matière de prévention (dans le cadre d’une CSSCT élargie, ou d’un plan de prévention impliquant les sous-traitants) mais, rien n’est pensé pour la sous-traitance « en général » au-delà des situations de co-activité pour responsabiliser les donneurs d’ordres vis-à-vis des risques externalisés. Dans une recherche menée à partir de l’enquête REPONSE pour la DARES sur ce qu’on a appelé « l’entreprise éclatée » et le périmètre de la représentation collective (Thèvenot et al., 2023), il apparaît que la capacité des instances de représentation du personnel à « représenter » les salariés d’unités plus éloignées des lieux d’exercice du pouvoir se trouve largement mise en défaut. Le cadre juridique à définir doit ainsi permettre de réunir les conditions d’une action solidaire des représentants du personnel aptes à exercer un contre-pouvoir afin d’assurer la protection des collectifs de travail éclatés par la sous-traitance.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références bibliographiques 

Barnier Louis-Marie (2021), « L’entreprise éclatée contre la santé au travail », dans Sophie Le Garrec (dir.), Les servitudes du bien-être au travail. Impacts sur la santé, Clinique du travail, Erès, p. 207-221.

Coutrot Thomas et Inan Ceren (2023), « Les salariés des entreprises sous-traitantes sont-ils davantage exposés aux accidents du travail ? », Dares Analyses, n°14, février.

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Devetter François-Xavier et Valentin Julie (2021), Deux millions de travailleurs et des poussières. L’avenir des emplois du nettoyage dans une société juste, Paris, Les Petits Matins.

Guillemy Nathalie (2009), « Sous-traitance et réglementation du travail », dans Héry Michel, La sous-traitance interne, EDP Sciences, INRS, p. 25-40.

Farvaque Nicolas (dir.) (2019), « Appropriation et mise en œuvre des ordonnances du 22 septembre 2017 réformant le droit du travail. Étude de terrain qualitative », Rapport d’Etudes, N°1 Dares, octobre.

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Jounin Nicolas (2008), Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, coll. « Textes à l’appui ».

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Perraudin Corinne, Thèvenot Nadine et Dessein Sophie (2022), « Conditions de travail et préventions des risques professionnels dans le travail en sous-traitance : une étude quantitative », Rapport d’études N° 033, DARES, août.

Perraudin Corinne, Thèvenot Nadine et Valentin Julie (2013), « Sous-traitance et évitement de la relation d’emploi : les comportements de substitution des entreprises industrielles en France entre 1984 et 2003 », Revue internationale du Travail, vol. 152, no 3-4, pp.571-598.

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Thébaut-Mony Annie (2008), Travailler peut nuire gravement à votre santé, La Découverte, coll. « Poche ».

Thèvenot Nadine, Devetter François-Xavier, Geymond Maé, Perez Coralie, Perraudin Corinne et Valentin Julie (2023), « Face à l’éclatement des entreprises, une représentation collective mise en défaut : une analyse à partir de l’enquête REPONSE 2017 », Revue de l’IRES, N°107-108, mars.

  

Noélie Delahaie, Anne Fretel, Héloïse Petit - Quel rôle pour la branche dans la définition des conditions d’emploi et des salaires en France ?

 Noélie Delahaie est chercheuse en économie à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et professeure associée à l’Institut des Sciences Sociales du Travail de l’Ouest (ISSTO, Université Rennes 2). Ses travaux portent sur les modes de gestion de l’emploi et des rémunérations et les relations sociales en entreprise. Elle a récemment coordonné avec Anne Fretel un numéro spécial de La Revue de l’IRES sur la dynamique des relations professionnelles après les Ordonnances Travail de 2017. Elle est également chargée du suivi de l’actualité économique et sociale de l’Irlande pour la Chronique internationale de l’IRES.

Anne Fretel est chercheuse en économie au LED (EA Université Paris 8) et associée à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Ses travaux portent sur les politiques d’emploi et notamment les dispositifs d'accompagnement ainsi que le rôle des acteurs privés (ESS ou entreprises) dans la régulation de l’État social. Elle a récemment coordonné avec Noélie Delahaie un numéro spécial de La Revue de l’IRES sur la dynamique des relations professionnelles après les Ordonnances Travail de 2017. Elle est également directrice adjointe de la Revue française de socio-économie.

Héloïse Petit est Professeure d’économie au Cnam, membre du Lirsa et du CEET. Ses travaux portent sur les pratiques de gestion de l’emploi en entreprise, la mobilité des salariés et les relations sociales. Elle a récemment participé (avec Anne Fretel et Noélie Delahaie) à un rapport sur l’articulation des niveaux de négociation en France et un article sur la transformation du rôle de la branche suite aux ordonnances de 2017. Ses travaux récents portent également sur les pratiques d’ajustement de l’emploi dans les entreprises et sur la comparaison des marchés du travail français et britannique.

Quel rôle pour la branche dans la définition des conditions d’emploi et des salaires en France ? 

Noélie Delahaie, Anne Fretel et Héloïse Petit

Face au manque de reconnaissance des salariés de la « seconde ligne » mis en évidence durant la crise sanitaire (voir la contribution de Christine Erhel), le gouvernement a fait le choix de s’en remettre aux négociations de branche pour améliorer les conditions de travail et d’emploi des salariés concernés. Plus récemment, il a encouragé l’activité conventionnelle comme réponse pour limiter les effets de l’inflation pour les salariés (en incitant à la négociation de minima de branche supérieurs au niveau du SMIC) ou répondre aux difficultés de recrutement par exemple. Ce faisant, il réitère une pratique déjà ancienne par laquelle les pouvoirs publics s’appuient sur la négociation collective de branche comme intermédiaire de l’action publique, voire comme vecteur d’une « action publique négociée » (Groux, 2005). La négociation devient un relai clé dans la généralisation et l’implémentation des mesures prises par le législateur, elle en devient même la condition d’application.

Pour que ces politiques publiques soient effectives, il faut donc que la négociation collective de branche joue réellement un rôle clé dans la définition des conditions de travail et de l’emploi. De fait, la France jouit d’un taux de couverture conventionnelle d’une ampleur exceptionnelle et quasi-universelle : selon les données de l’OCDE, en France, 98% des salariés sont couverts par une convention collective de branche contre 32 % en moyenne dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Cela est le fruit de l’utilisation massive de la « procédure d’extension » des accords (par laquelle un arrêté ministériel rend obligatoire l’application de la convention ou d’un accord collectif à tous les salariés et employeurs compris dans son champ d’application) combinée à l’obligation pour une entreprise du champ d’adhérer à la convention concernée.

Cependant, le fait même que les accords de branche structurent les conditions de travail et d’emploi est au cœur de nombreuses critiques, qui considèrent que la branche est une barrière à la « libre » concurrence, au « libre » ajustement des salaires (voir OCDE, 2017 pour une synthèse).

Le droit conventionnel est le fruit de l’activité de négociation (de conventions collectives, d’accords et d’avenants) entre les acteurs de la branche (organisations patronales et syndicales). Celui-ci a valeur de loi pour ceux qui l’ont conclu et, plus largement, pour l’ensemble du champ dès lors que l’accord est « étendu ». Pour autant, nous savons peu de chose de son impact sur les décisions prises au niveau des entreprises. Être dans le champ d’application d’un accord ne signifie pas que celui-ci soit forcément intégré et appliqué et encore moins qu’il soit une contrainte ou un facteur de rigidité. Quel est le rôle de la branche dans la définition des conditions d’emploi, de travail et des salaires en France ? Quels usages les entreprises font-elles du droit conventionnel ?

Cette contribution reprend les résultats d’un travail conduit dans le cadre d’une recherche collective menée pour le compte de la Dares (Delahaie et Fretel, coord., 2021). Il repose sur une exploitation statistique de l’enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise 2017 (REPONSE) portée par la DARES. Elle est représentative du champ des établissements de 10 salariés ou plus du secteur privé. Nous mobilisons également des enquêtes de terrain réalisées par les auteures auprès d’acteurs patronaux et syndicaux de branche et d’entreprise entre 2018 et 2020 dans deux branches : le commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire et les bureaux d’études. 

Bien que présente, la référence à la branche n’est pas systématique

Historiquement, la négociation des premières conventions collectives de branche au début du XXe siècle incarne l’émergence du système de relations professionnelles français (Didry, 2002). Ensuite, pendant plusieurs décennies, les négociations de branche ont joué un rôle central dans la structuration des relations collectives de travail en France (Jobert, 2000). Elles posent les bases d’un cadre commun pour les conditions d’emploi (règles de mobilité, rémunérations, protection sociale d’entreprise, etc.) et de travail (organisation du travail, horaires et rythme de travail, etc.) des entreprises d’un même champ professionnel.

L’enquête REPONSE permet d’appréhender le poids de la convention collective de branche (CCB) dans les décisions de gestion des employeurs à partir de plusieurs questions. Une première est multithématique. Elle demande aux employeurs quels textes, la CCB ou un accord d’entreprise (de manière complémentaire à la CCB), leur entreprise « applique » (en plus du code du travail) pour six thèmes différents : le temps de travail, les conditions de travail, la formation professionnelle et l’apprentissage, la protection sociale complémentaire, l’emploi et les règles de mobilités, le droit d’expression des salariés et le droit syndical. À partir de cette question, nous obtenons une indication sur le recours des employeurs à la CCB lors des décisions de gestion, soit de manière exclusive soit en complément des accords d’entreprise.

Un second groupe de questions porte sur les salaires, thème central dans l’activité conventionnelle. Est ainsi demandé aux employeurs si le montant du salaire de base des cadres et des non-cadres est fixé à partir d’un système de classification défini par la CCB, un accord d’entreprise, ou aucun des deux. Une dernière question porte sur l’importance des recommandations de branche dans les décisions de revalorisation salariale prises au cours des trois dernières années (2014, 2015 et 2016). Précisons ici que la recommandation de branche consiste à préconiser aux employeurs affiliés à une branche professionnelle un pourcentage d’augmentation des salaires : elle ne constitue donc pas une obligation légale.

Le graphique 1 présente les réponses à ces différentes questions. En première lecture, on constate qu’une grande majorité des établissements de 10 salariés ou plus du secteur privé fait référence à la branche dans les décisions de gestion. La mobilisation des vagues précédentes de l’enquête REPONSE (pour 2004 et 2010) révèle que ce rôle de la branche s’inscrit dans la durée (voir Delahaie et al., 2022).

Mais, cette référence n’est pas systématique pour autant. Bien que les salariés du champ de l’enquête soient tous couverts par une CCB, celle-ci n’est pas forcément mobilisée par tous les employeurs, ni sur tous les thèmes. Hors salaires, la proportion d’établissements faisant référence à la CCB (seule ou en lien à des accords d’entreprise) varie entre 71 % (sur le droit d’expression des salariés et le droit syndical) et 88 % (sur le temps de travail). Sur les salaires, même si le constat doit être lu avec précaution dans la mesure où les formulations des questions sont différentes, la référence à la branche apparait la moins fréquente, ce qui peut paraître paradoxal au vu du rôle clé des négociations de branche dans la régulation salariale en France (Saglio, 1991 ; Castel et al., 2013). Ainsi, la référence à la CCB pour la détermination du salaire de base ne concerne que 60 % des établissements lorsqu’il s’agit des non-cadres et même moins d’un établissement sur deux (46 %) lorsqu’il s’agit des cadres. La prise en compte des recommandations de branche dans les décisions de revalorisation du salaire n’est pas systématique non plus, loin de là (60 % des employeurs).

Graphique 1. Part des employeurs déclarant utiliser la CCB lors de la détermination des conditions d’emploi et de travail et les recommandations de branche lors des décisions de revalorisation des salaires 

Source : Enquête REPONSE 2017 ; volet « Représentants de la direction », DARES.
Champ : Établissements de 10 salariés ou plus appartenant au secteur privé.

La non prise en compte du droit conventionnel peut illustrer des logiques différentes : certaines entreprises peuvent offrir des conditions de travail et d’emploi plus généreuses de telle sorte que le droit conventionnel ne constitue qu’une référence lointaine ; d’autres peuvent, de bonne foi, ignorer le contenu des accords de branche ; d’autres encore peuvent délibérément s’en détourner. Sans pouvoir directement préciser ces logiques, le reste de cette contribution tente de mieux comprendre le rôle que peut jouer la branche dans les décisions des employeurs.

Le droit conventionnel : une réalité aux multiples usages 

La typologie développée par Delahaie et Fretel (coord., 2021) met en évidence quatre profils de branches professionnelles selon le poids donné par les employeurs au droit conventionnel (graphiques 2 et 3).

- Un premier profil regroupe des branches (représentant près de 22 % des établissements qui emploient près de 24 % des salariés) où la référence à la branche est primordiale dans les décisions des employeurs, quel que soit le thème en jeu.

- Un deuxième profil concerne plus de 21 % des établissements et près de 23 % des salariés. Ici, les employeurs se réfèrent fréquemment à la CCB (ainsi qu’aux accords d’entreprise) pour l’ensemble des thèmes. Pour la détermination des salaires de base toutefois, la référence aux accords d’entreprise prévaut (éventuellement associée à des accords de branche).

- Un troisième profil de branches concerne plus de 43 % des établissements et 41 % des salariés. Ici, les employeurs utilisent un peu moins fréquemment qu’ailleurs la CCB pour déterminer les conditions d’emploi et de travail mais elle reste présente, en particulier pour la revalorisation des salaires. Ces employeurs font également relativement peu référence aux accords d’entreprise.

- Le dernier profil identifié couvre 14 % des établissements et 13 % des salariés. Ici, quel que soit le thème (mais surtout sur les salaires), les employeurs font particulièrement peu référence au droit conventionnel ou aux accords d’entreprise.

Graphique 2. Part des employeurs recourant à la CCB par thème selon le profil de branches 

 Source : Enquête REPONSE 2017 ; volet « Représentants de la direction », DARES.
Champ : Établissements du secteur privé marchand de 10 salariés ou plus.

Graphique 3. Part des employeurs recourant à la CCB sur les salaires et accordant de l’importance aux recommandations de branche selon le profil de branches

Source : Enquête REPONSE 2017 ; volet « Représentants de la direction », DARES.
Champ : Établissements du secteur privé marchand de 10 salariés ou plus.

Les pratiques d’employeurs sont donc très variées d’un profil de branche à l’autre. Pour mieux comprendre les logiques qui sous-tendent ces usages, nous décrivons dans les sections suivantes chacun des profils à partir des caractéristiques d’emploi et des niveaux de salaires des salariés concernés.

 La branche comme « filet de sécurité »

Dans le premier profil, les établissements sont souvent des associations et relèvent dans leur grande majorité de conventions collectives du secteur sanitaire et social (61 % des établissements dans ce profil, contre 13 % en moyenne dans l’ensemble des établissements constituant l’échantillon représentatif de l’enquête REPONSE). Ces établissements appartiennent fréquemment à des entreprises de grande taille, i.e. employant 300 salariés ou plus (plus de 30 % des établissements de ce profil contre 22 % en moyenne).

Dans ces secteurs, qui incluent les métiers du vieillissement où les conditions de travail peuvent être insoutenables (voir la contribution de Annie Dussuet et al.), les emplois sont plus fréquemment occupés par des femmes ayant le statut d’employée. Plus d’un tiers (38 %) des emplois sont à temps partiel, contre 21 % en moyenne nationale, et les salaires sont particulièrement faibles. En 2017, le salaire mensuel net moyen en équivalent temps plein (ETP) des salariés couverts par les branches du secteur sanitaire et social est de 1 830 euros – soit soit près de 26 % de moins que le salaire mensuel net ETP moyen en France (2 310 euros) – et la proportion des salaires au voisinage du SMIC (entre 1 et 1,05 SMIC) y est plus élevée (9 % contre 6 % en moyenne) (Tallec-Santoni, 2020).

À l’instar de Luciani (2014) qui constate que les établissements se référant exclusivement aux accords de branche adoptent des politiques salariales « minimalistes », on peut supposer ici que les employeurs se limitent au strict respect des obligations légales (SMIC et CCB), d’où le fort poids de la branche observé statistiquement. Dans un contexte où les salaires sont susceptibles d’être rattrapés par le SMIC, la branche joue un rôle de « filet de sécurité ». De fait, l’activité conventionnelle du secteur sanitaire et social apparaît dynamique, ce qui fait que, selon les analyses de Langevin (2018), les minima conventionnels ont été au moins équivalents au niveau du SMIC : 94 % du temps entre 2010 et 2016 (contre 84 % en moyenne).

La branche comme outil de limitation des risques de dumping social 

Dans le deuxième profil, deux familles de CCB sont surreprésentées : les branches de l’ « hôtellerie-restauration et tourisme » (près de 33 % des établissements dans ce profil contre 7 % en moyenne) et celle du « commerce de détail et de gros, principalement alimentaire » (près de 20 % des établissements contre environ 4 %). Dans ces deux branches, les entreprises concentrent une part élevée de salariés ayant le statut d’employés (70 % contre 32 % en moyenne) et à temps partiel (près de 33 % contre 10 %). Elles se caractérisent également par une forte proportion d’emplois à bas salaire. En 2017, un salarié de l’hôtellerie-restauration tourisme perçoit en moyenne 1680 euros nets ETP par mois – soit 37 % de moins que le salaire net ETP moyen – et celui du « commerce » reçoit un salaire net ETP de près de 30 % inférieur (Tallec-Santoni, 2020).

Pour une part importante des salariés, la politique de ressources humaines déployée par les employeurs se limite au strict respect du SMIC : la part des salaires au voisinage du SMIC est d’ailleurs plus élevée que la moyenne nationale (6 %), à près de 9 % dans le commerce et à plus de 10 % dans l’hôtellerie-restauration-tourisme. Pour ces salariés à bas salaire, la négociation de branche se contente de suivre les évolutions du SMIC, potentiellement avec retard, ne jouant alors plus le rôle de filet de sécurité (cf. profil précédent). De fait, les travaux de Langevin (2018) montrent que ces branches ont des minima conventionnels qui se retrouvent fréquemment en-dessous du SMIC : entre 2010 et 2016, cela a été le cas 32 % du temps dans le commerce et 23 % dans l’hôtellerie-restauration-tourisme (contre 16% en moyenne). Or, d’après l’enquête REPONSE, les employeurs de ce profil sont plus nombreux à avoir négocié sur les salaires entre 2014 et 2016 et à s’appuyer sur des accords d’entreprise : la mise en conformité au niveau du SMIC s’effectue ainsi plus rapidement dans l’entreprise que dans la branche.

Quand les acteurs sociaux concluent un accord de branche, nos enquêtes de terrain dans la branche du « commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire » montrent qu’ils sont guidés par la volonté de limiter les risques de dumping social (Autorité de la concurrence, 2019). Dans un contexte concurrentiel marqué par une « guerre des prix », les adhérents de l’unique organisation patronale, la Fédération du Commerce et de la Distribution – i.e. les grandes enseignes du commerce intégré (Carrefour, Auchan, etc.) qui concentrent 60 % des emplois – voient dans la négociation de branche un moyen d’éviter le dumping salarial de la part des entreprises non adhérentes (relevant du commerce indépendant comme Leclerc). Lorsqu’un accord salarial de branche est signé, la stratégie est alors de demander rapidement son extension pour qu’il s’impose aux entreprises non adhérentes, et ainsi limiter les risques de moins-disant salarial.

La branche comme référence lointaine 

Le troisième profil concerne en priorité les secteurs de la construction et de l’industrie (avec respectivement 21 % et 33 % des entreprises alors qu’elles représentent 10% et 17% de l’ensemble des entreprises de l’enquête REPONSE), ce qui se traduit logiquement par la surreprésentation des branches du « Bâtiment et travaux publics » (couvrant 23 % des établissements contre 10 % dans l’échantillon d’ensemble) et de la « Métallurgie et sidérurgie » (21 % des établissements contre 9 %). Les établissements de ce profil appartiennent fréquemment à de petites entreprises (à plus de 62 % contre 53 % en moyenne). Ils sont une majorité à exercer en tant que preneur d’ordre, c’est-à-dire à intervenir en sous-traitance (52 % contre 37 % en moyenne) et cela représente souvent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires (c’est le cas dans 33 % des établissements du profil contre 22 % en moyenne).

Si différents travaux ont montré que la position de sous-traitant s’accompagne de salaires potentiellement plus faibles et de conditions de travail dégradées (cf. la contribution de Bruno Palier et celle de Corinne Perraudin et Nadine Thèvenot), en comparaison des profils précédents, les salariés des branches concernées bénéficient de conditions d’emploi et de salaires plutôt plus favorables (Tallec-Santoni, 2020). Dans ce profil, la part des emplois à temps partiel est plus faible que la moyenne nationale (6 à 7 % des emplois contre 21 % des emplois dans l’ensemble du tissu productif français). Dans la métallurgie, 21 % des salariés perçoivent un salaire net ETP supérieur ou égal à 3 SMIC (contre 11,8 % en moyenne nationale) tandis que la part de ceux rémunérés au voisinage du SMIC est très faible (1,7 % contre 6 %). Selon cette même analyse, la proportion d’ouvriers est certes élevée dans ce secteur (38 % contre 22 % en France) mais ces derniers perçoivent un salaire de l’ordre de 10 % supérieur au salaire ouvrier moyen au niveau national. Ce constat se trouve plus nuancé dans le bâtiment mais les ouvriers (qui représentent 70 % de la main-d’œuvre) perçoivent toutefois un salaire équivalent à la moyenne des salaires des ouvriers en France. Les salaires apparaissent donc ici plus élevés que dans les profils précédents, et a fortiori au-dessus du SMIC et des minima conventionnels. Ce constat est encore plus marqué pour d’autres branches, telles que celles des « Banques, établissements financiers et assurance » ou « habillement cuir et textile », dont le poids est moindre mais qui relèvent également de ce profil. Dans un contexte où les minima ne sont plus contraignants, on constate donc que la branche reste en retrait.

Suivant les résultats de Castel et al. (2013) qui mettent en avant le rôle des liens économiques dans les décisions salariales, on peut faire l’hypothèse ici que le contexte organisationnel pèse sur la stratégie de gestion de l’emploi et du travail des employeurs, ne laissant qu’un rôle relatif à la négociation collective (de branche ou d’entreprise).

La branche comme centre de ressources 

Enfin, dans le dernier profil, on retrouve en grande majorité des établissements affiliés aux branches des « bureaux d’études et prestations de services aux entreprises » (près de 40 % des établissements contre plus de 5 % en moyenne) ou encore du « Commerce de gros et Import-Export » (à 24 % contre 3 % dans l’échantillon d’ensemble).

La faible prégnance du rôle de la branche doit être lue à l’aune du profil très spécifique des salariés. Dans le secteur des bureaux d’études, les salaires sont de l’ordre de 22 % supérieur au salaire moyen, 77 % des salariés ont le statut de cadre ou profession intermédiaire (contre 38 % au niveau national), plus de 22 % des salariés perçoivent un salaire supérieur ou égal à 3 fois le niveau du SMIC (Tallec-Santoni, 2020).

Nos enquêtes de terrain menées dans ce secteur suggèrent que, bénéficiant d’une dynamique de l’emploi porteuse, ces salariés parviennent à obtenir des avancées salariales en passant d’une mission à l’autre et d’une entreprise prestataire à l’autre (dans une logique de marché professionnel), ce qui ne donne à la négociation d’entreprise et de branche sur les salaires qu’un rôle très secondaire. D’ailleurs, l’activité conventionnelle en matière salariale est très peu dynamique : entre 2010 et 2016, les minima de branche n’étaient équivalents au niveau du SMIC que durant la moitié du temps (Langevin, 2018) mais les répercussions sur la situation des salariés sont moindres au vu de la forte proportion de cadres et des niveaux de salaire élevés dans ce secteur. La branche adopte une posture plus « accompagnatrice » que « régulatrice » : les accords signés produisent avant tout de la soft law, qui ne s’impose pas aux entreprises, mais vise à accompagner les plus petites d’entre elles.

En guise de conclusion : le droit conventionnel à l’épreuve des ordonnances Macron 

L’entrée proposée par les modalités d’usage des accords de branche par les entreprises souligne la variété des stratégies d’entreprise. La branche constitue a minima une référence lointaine (comme dans l’industrie) ou un espace de ressources (bureaux d’études). Dans ces deux contextes, on peut souligner que la branche ne joue pas de rôle moteur, elle n’est pas une source d’amélioration collective des conditions de travail et d’emploi. Dans le contexte de conditions de travail et d’emploi moins favorables (représentant près de la moitié des salariés si on associe les deux premiers profils), la branche assure néanmoins une protection essentielle en jouant un rôle de filet de sécurité (secteur sanitaire et social) ou un outil de limitation de dumping social (secteur du commerce).

Ainsi, toute réforme touchant aux accords de branche en n’y voyant que la dimension juridique de production normative risque de buter sur la variété des usages. On peut lire à cette aune la réforme du code du travail promulguée par ordonnances en 2017 (dites ordonnances Macron), qui modifie notamment la place du droit conventionnel en deux points. D’une part, les thématiques où les accords de branche prévalent sur les accords d’entreprises ont été circonscrites. D’autre part, les règles d’extension ont été modifiées ; le Code du travail prévoit dorénavant la possibilité pour le Ministère du travail de refuser l'extension d'un accord de branche pour « des motifs d'intérêt général, notamment pour atteinte excessive à la libre concurrence » (L. 2261 25).

Si notre typologie repose sur des données statistiques antérieures aux Ordonnances, la variété des profils identifiés nous permet d’émettre quelques hypothèses sur l’impact différencié que peut avoir eu la réforme. Nos enquêtes de terrain, menées entre 2018 et 2020, donnent également à voir les premiers effets d’appropriation de cette réforme.

L’impact de la réforme a probablement été marginal pour les profils où la branche ne joue qu’un rôle secondaire ou lointain, ce qu’illustre les enquêtes menées dans la branche des bureaux d’études. En revanche, pour les profils où la branche a un rôle structurant (profils où les conditions d’emploi et de rémunérations sont les plus dégradées), les Ordonnances ont introduit un risque d’affaiblissement des garanties collectives, en matière de salaire notamment. Nos enquêtes dans le commerce ont ici souligné (encore une fois) le rôle stratégique que peuvent avoir les acteurs face au cadre légal. Dans ce secteur, les organisations patronales et syndicales ont mené une bataille juridique intense qui leur a finalement permis de maintenir certaines primes dans le calcul des minimas de branche (Delahaie et al., 2022).

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

Autorité de la concurrence (2019), Avis n°19-A-13 du 11 juillet 2019 relatif aux effets sur la concurrence de l’extension des accords de branche.

CASTEL Nicolas, DELAHAIE Noélie, PETIT Héloïse (2013), « L’articulation des négociations de branche et d’entreprise dans la détermination des salaires », Travail et Emploi, n° 134, avril-juin, p. 21-40.

DELAHAIE Noélie, FRETEL Anne, PETIT Héloïse, FARVAQUE Nicolas, GUILLAS-CAVAN Kevin, MESSAOUDI Djamel, TALLARD Michèle, VINCENT Catherine (2022), « Le rôle de la branche après les ordonnances Macron : entre permanence et renouvellement », La Revue de l’IRES, n° 107-108, p. 125-155.

DELAHAIE Noélie, FRETEL Anne (coord.), FARVAQUE Nicolas, GUILLAS-CAVAN Kevin, MESSAOUDI Djamel, PETIT Héloïse, TALLARD Michèle, VINCENT Catherine (2021), Vers un basculement de la branche vers l’entreprise ? Diversité des pratiques de négociations collectives et pluralité des formes d’articulation entre entreprise et branche, Document d’études de la DARES, n° 10.

DIDRY Claude (2002), Naissance de la convention collective : débats juridiques et luttes sociales en France au début du XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS.

GROUX Guy (2005), « L’action publique négociée. Un nouveau mode de régulation ? Pour une sociologie politique de la négociation », Négociations, n°3, p. 57-70.

JOBERT Annette (2000), Les espaces de la négociation collective, branches et territoires, Toulouse, Octarès.

LANGEVIN Gabin (2018), « La conformité au Smic des minima de branches s’est-elle améliorée en dix ans », Dares Analyses, n° 005, janvier.

LUCIANI Antoine (2014), « Niveau de négociation collective et rémunération collective », in « Les entreprises en France. Edition 2014 », Insee Références, Insee, p.43-55.

OCDE (2017), Perspectives de l’emploi de l’OCDE, Éditions OCDE, Paris.

SAGLIO Jean (1991), « La régulation de branche dans le système français de relations professionnelles », Travail et Emploi, n° 47, pp. 26-41.

TALLEC-SANTONI Dominique (2020), « Portrait statistique des principales conventions collectives de branche en 2017 », Dares Résultats, n° 37, novembre.

          

Women in Politics

Workshop organised by the Evaluation of Democracy Research Group
  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

LIEPP “Women in Politics” Workshop

Paris, September 21-22, 2023,  Room H204 - 28 rue des Saint Pères, 75007

Mandatory registration

This workshop brings together researchers working on the causes and consequences of women's political representation in democratic electoral systems. Presentations last 35 min (including clarification questions) and are followed by 10 minutes of Q&As.

Thursday 21st

12.30 pm – 1.30 pm Welcome lunch 

1.30 pm – 2 pm Workshop Introduction Julia Cagé (Sciences Po)

2 pm – 3.30 pm 

« Party Nominations and Female Electoral Performance: Evidence from Germany » Thomas Fujiwara (Princeton)

« Gender and Political Coalitions » Pamela Campa (SITE - Stockholm School of Economics)

4 pm – 5.30 pm

« Gender Gaps in Political Seniority Systems » Jon Fiva (BI Norwegian Business School)

« Gender Bias in the Reelection of Politicians » Zohal Hessami (Ruhr-University Bochum)

 7.30 pm Dinner (speakers-only) - Location TBA

Friday 22nd

9.00 am – 9.30 am Coffee & pastries

9.30 am – 11 am 

« Learning about Women's Competence: the Dynamic Response of Political Parties to Gender Quotas in South Korea » Martina Zanella (Trinity College Dublin)

« Campaign Finance Quotas and Political Representation: Evidence from Brazil, 2002-2022 » Felipe Lauritzen & Olivia Tsoutsoplidi (Sciences Po)

11 am – 11.30 am Coffee & pastries

11.30 am – 1 pm

Becoming Political: How Marching Suffragists Facilitated Women’s Electoral Participation in England Valeria Rueda (University of Nottingham)

Increased Representation of Women Improves The Electoral Performance of Political Parties Frederik Kjøller Larsen (University of Copenhagen)

1 pm – 2 pm Lunch

2 pm – 3.30 pm

« The geography of women's political representation » Johanna Rickne (Stockholm University)

« 100 Years of (women) political representation in the UK » Edgard Dewitte (Sciences Po/University of Oxford)

3.30 pm – 4 pm Coffee & pastries

4 pm – 5 pm Keynote address - Rohini Pande (Yale)

5.15 pm – 6 pm « Social desirability bias in attitudes towards sexism and DEI policies in the workplace » Anne Boring (Erasmus University Rotterdam - LIEPP)

Pascale Molinier - Care = ! Travail

Pascale Molinier est professeure de psychologie sociale à l'Université Sorbonne Paris Nord depuis 2010. Ses recherches se situent pour la plupart à l'intersection entre la psychodynamique du travail, les études de care et la psychothérapie institutionnelle. Un autre courant de ses recherches est consacré à l'articulation entre psychanalyse, études de genre et sexualités. Elle est l'auteure de nombreux livres et articles, notamment L'énigme de la femme active. Sexe, égoïsme et compassion rééditée chez Payot en 2023 et Le Care monde, 3 essais de psychologie morale, ENS Lyon en 2018.

Care = ! Travail

Pascale Molinier

Certains spécialistes de l’art pariétal font précéder d’un point d’exclamation les catégories d’images incertaines ou soumises à controverses (exemple : « ! vulve ») (Le Quellec, 2022). Le titre de cet article s’en inspire ironiquement pour mettre en question les rapports entre care et travail. Care signifie, en première approximation, responsabilité active en réponse aux besoins vitaux des autres. Les éthiques du care sont apparues dans le champ de la psychologie et la philosophie à la fin du siècle dernier (Gilligan, 2009). Puis les études de care se sont développées depuis vingt ans au niveau international et sur un mode interdisciplinaire pour répondre à ce qui a été identifié comme une « crise du care » (Dammame et al. 2017). En substance, les femmes du Nord global ont investi le travail salarié, d’où résulte un appel à une main d’œuvre de femmes migrantes des Suds pour s’occuper à bas coût des personnes vulnérables (enfants, malades, vieillards) au domicile ou en institution.

La perspective du care – en tant que manière de regarder le monde à partir des besoins générés par la vulnérabilité du vivant – se déploie dans les registres de l’éthique, du travail et de la politique. Dans cet article, on se demandera quelles sont les incidences de théoriser le care comme un travail. C’est-à-dire d’investir un cadre conceptuel qui a été pensé au masculin-neutre pour rassembler sous un terme générique des activités masculines et leur donner une valeur.

Sortir des dualismes

La pensée sur le travail est marquée par un dualisme si répandu dans la pensée occidentale qu’il semble aller de soi (Plumwood, 1993). Les sciences du travail ont opposé le travail au hors travail, ce dualisme s’associant à d’autres tels que hommes/femmes ; public/privé ; salaire/gratuité ; contrat/don. Pour aller vite, les femmes dont l’activité se réalisait dans l’espace privé au bénéfice de leur famille ne travaillaient pas, même si elles s’échinaient dix heures par jour tout au long de leur vie. Par ailleurs, la valeur morale et politique accordée au travail à partir du dix-neuvième siècle, se répercutant sur le plan social, économique et symbolique, a « logiquement » dévalué toutes les activités qui n’accédaient pas à la dignité d’un travail et déchues les personnes qui les réalisaient. Ainsi non seulement la division sexuée du travail est-elle hiérarchisée, mais une partie de ce que font les femmes n’est même pas reconnue dans le concept. Cette disqualification des occupations domestiques dans le registre de l’insignifiance, voire de la bêtise, a conduit des sociologues dans les années 1970 – en lien avec le mouvement féministe - à visibiliser la part de travail cachée dans le hors travail en créant les concepts de « travail domestique » et de « travail reproductif ». Ce dernier a d’abord signifié, dans une perspective marxiste critique : produire et reproduire la force de travail. La reproduction était pensée, dans une analogie avec la production industrielle, comme une « chaîne de montage » pour produire des ouvriers. Nous verrons plus loin que ce concept a suivi depuis d’autres évolutions.

Ces premières conceptualisations sont ambiguës du point de vue de la « valeur travail » car en investissant la catégorie du travail, il s’agit de visibiliser la contribution gratuite des femmes à l’économie domestique et nationale sous tous les régimes politiques (Delphy, Léonard, 2019). Mais il ne faudrait pas les enfermer dans le foyer « comme prison dorée ». (Hirtz, 2021). Du côté des théoriciennes françaises, on reste sceptique sur la valeur intrinsèque du travail domestique et celui-ci est plutôt pensé comme une corvée à partager. L’un des apports significatifs sur le plan conceptuel est celui de la mise en exergue d’une « disponibilité permanente » des épouses-mères (Chabaud-Rychter et al, 1985). En associant le travail reproductif à « l’élevage des enfants », un terme sec, fait pour choquer le ou la bourgeoise, on maintient une étanchéité entre le travail domestique et les affects. En effet, l’Amour serait un piège tendu aux femmes dont les compétences relationnelles et autres savoir-faire discrets sont naturalisés afin de mieux être exploités. Mais en associant la production d’enfants à celle d’obus ou de biens de consommation, en privant le travail domestique d’un substrat subjectif, bref en se coulant dans les formes et limites de la rhétorique virile du travail, on encourt le risque d’altérer l’expérience domestique et les formes de subjectivation qu’elle implique.

Rétrospectivement, il apparaît qu’un pas important a été franchi lorsque divers travaux consacrés au travail posté (en 3/8) ont montré que les conditions de santé des travailleurs, et donc leur efficacité au service de la production, était incompréhensible sans la référence au travail domestique réalisés par les épouses (Quéinnec, Teiger et al, 1985). « Un célibataire ne tient pas », disent les travailleurs postés d’une industrie de process dans une enquête de psychodynamique du travail où les épouses sont également interrogées (Molinier, 2004). Ce « travail domestique de santé » (Cresson, 2000), qui implique de jongler entre les besoins des enfants et ceux d’un « père allongé » la journée, écarte durablement les femmes du marché de l’emploi. Cette interdépendance génère de l’inquiétude chez les hommes (peur d’être quitté), de la frustration et du ressentiment chez les femmes.

Cette enquête vient contester la dichotomie travail/hors travail en montrant que production et reproduction ne renvoient pas à des polarités distinctes et ne sont pas compréhensibles dans un modèle analogique, mais répondent à une intrication instable, voire à un continuum en forme de bande de Moebius. L’analyse du travail domestique de santé réalisé par les femmes transforme ainsi l’analyse de l’activité de production des hommes – de leur santé et de leur efficience – jusqu’alors lue comme séparée et autonome de la vie familiale. Cette enquête est passée relativement inaperçue, pourtant elle remet en question l’idée du travail/hors travail comme un couple d’opposés exclusifs tout en échappant à l’analogie production/reproduction. Dommage que les conséquences en termes méthodologiques et théoriques en soient restées à ce jour marginales, y compris dans le champ de la psychodynamique du travail. Analyser plus systématiquement l’interdépendance les sphères du travail et de la vie privée – et cette enquête suggère que cela est possible sans mordre le trait d’une intrusion de l’entreprise dans l’intimité – permettrait de desserrer l’étau dualiste déformant.

S’emparer de la « valeur travail »

La pensée féministe n’est pas, sauf exceptions notables sur lesquelles je reviendrai plus loin, située à l’extérieur de l’épistémè de travail (Molinier, 2020), elle ne critique pas tant « la valeur travail » qu’elle ne cherche à en élargir le potentiel politique. Pourquoi les hommes auraient-il le monopole de la culture, du travail et de la liberté que le salaire procure ? La séparation conceptuelle entre le travail et l’amour s’est maintenue pour contrer la naturalisation des activités féminines et s’opposer à l’idéologie patriarcale de l’amour féminin dont la généreuse nature serait donnée gratuitement au service de la famille ou d’autres proximaux. Cette idéologie vient masquer le travail domestique confondu avec la féminité et elle perdure même quand les femmes obtiennent finalement massivement emploi et salaire.

L’idéologie de l’amour justifie la double tâche avec l’appui de ce relai néolibéral de la « conciliation » qui commence à pointer dans les années 1990 : une femme accomplie en vaudrait deux, elle serait une travailleuse salariée performante en même temps qu’une épouse-mère dédiée à ses proches. Superman est peut-être unique et fictionnel mais les superwomen sont légion dans le monde réel. Pour critiquer la chimère de ce double accomplissement, la dessinatrice Emma remettra au goût du jour le vieux concept de « charge mentale » (Emma, 2017), car malgré tous les efforts accomplis pour distinguer le travail de l’amour, l’expérience de nombreuses femmes est plutôt celle d’une perméabilité des sphères avec des préoccupations professionnelles qui infiltrent l’espace privé et des préoccupations affectives qui infiltrent l’espace salarial, comme en attestent les dynamiques subjectives autour du télétravail (cf la contribution de Claudia Senik). Et c’est bien le poids de ces préoccupations combinées qui constituent une « charge ». Bien sûr cette performance féminine sur tous les tableaux contribue à l’échec du partage conjugal des tâches et aboutit dans les classes moyennes à une délégation de certaines tâches à d’autres femmes subalternes, plus ou moins salariées et racisées. Pour éviter les scènes de ménage, on prend une femme de ménage (Molinier, 2009, cf la contribution de Xavier Devetter et Julie Valentin). Parce que la motivation première de ces femmes n’est pas l’amour mais la rémunération, nul ne contestera que ces tâches relèvent bien d’un travail, même si les femmes qui les exercent parlent elles aussi… d’amour. Certaines migrantes racontent s’être attachées aux enfants dont elles s’occupent qui prennent affectivement la place de leurs propres enfants laissés à la garde de grand-mères ou tantes (Hochschild, 2004, sur « l’amour des malades » voir aussi Molinier, 2020).

Pour le dire en d’autres termes, élargir le concept de travail aux activités féminisées jusqu’alors invisibles a eu comme avantages de donner une valeur économique, sociale et symbolique à des activités qui n’en avaient pas, ce qui a permis en les objectivant de générer un socle à partir duquel des luttes pour la reconnaissance et un meilleur statut social ont été rendues possibles (Cahiers du genre, 92, 2022). A l’inverse, et pour ne prendre qu’un seul exemple, l’incapacité des infirmières colombiennes à considérer au sein de leur profession le care (en tant que souci des autres) comme un travail, tandis qu’elles l’ont durablement investi comme une obligation morale catholique pour les femmes (blanches), joue un rôle central dans leur absence de luttes collectives et le maintien de bas salaires associés à de très mauvaises conditions de travail (Castro Suarez, 2021). Politiquement, investir la catégorie du travail demeure une stratégie utile.

Le travail est-il un concept dépassé ?

Pourtant ce concept, même élargi, reste captif d’une vision androcentrée et duale des activités qui déforme ou distord les activités de care : celles-ci ne respectent pas les frontières travail/hors travail, travail/affect-amour et résistent à leur objectivation. Les savoir-faire discrets anticipent sur les besoins d’autrui avec tact, ce qui tend à les rendre invisibles. Mais surtout, on doit s’interroger : si le travail a été un levier puissant de reconnaissance de la contribution des femmes, il demeure en 2023 que le retour perpétuel de l’effacement du travail de care au profit de visions abstraites du soin et de la société (le jeunisme ou le validisme, par exemple) suggère que nous arrivons peut-être aux limites de ce que le cadre conceptuel du travail peut faire pour changer la société. Le travail est peut-être un concept trop massif, trop inscrit dans une modernité industrielle androcentrée, trop capitaliste et trop incrusté dans des séries d’oppositions polarisées pour représenter un outil adéquat aux subtilités du care, à la reconnaissance des travailleuses du care et de leur contribution essentielle à notre survie.

Renoncer au travail, c’est renoncer à sa puissance sociale et politique. Libérons le travail ! disent certains avec pertinence (Coutrot, 2018). Mais vouloir le réformer pour un usage plus inclusif et moins hiérarchisé, pour l’instant, ne semble pas avoir fondamentalement changé la donne. On peut même s’appuyer sur l’exceptionnelle visibilité donnée à l’ensemble des activités du soin durant la pandémie pour constater a contrario que celle-ci n’a débouché sur aucune transformation majeure, si ce n’est le renoncement de nombreux soignants et soignantes à leur poste, voire à leur métier. Or le travail de care – à l’égard des humains, des non humains et de l’environnement saisis dans leurs interdépendances – est sans doute le défi politique le plus vital actuellement, pour répondre au réchauffement climatique, à l’épuisement des ressources, aux risques pandémiques, au vieillissement des populations, etc. Le travail est-il vraiment le bon cadre conceptuel pour désigner telle ou telle activité essentielle à notre survie ?

! Travail (et anarchie ?)

! travail est une graphie qui privilégie l’ironie et l’incertitude –– et remet en question les dualismes conceptuels qui sont la marque de fabrique de l’épistémè du travail difficilement détachable des oppressions qu’elle a générées (contre les femmes, les esclaves, les peuples colonisés). ! travail privilégie les interdépendances et renoue avec une veine plus libertaire, par exemple celle des utopies des associationistes durant la révolution de 1848, en France, où le pouvoir d’agir en toute liberté a supposé la capacité de s’organiser dans des collectifs autonomes.

Je cite ici longuement Anne Flottes qui reprend les travaux de Michelle Riot-Sarcey (1998) sur les utopies réalisées : « Instruits par l’écrasement des mouvements de 1831, 1834, 1840, n’attendant plus rien d’un gouvernement qui fermait les ateliers nationaux, osait tirer sur la foule, refusait de rétablir le divorce et de considérer les femmes en citoyennes majeures, ces ouvrières et ouvriers ont cessé de croire que le suffrage universel suffirait à répondre à leurs aspirations de ‘vivre libres en travaillant’. Sans tenter de prendre le pouvoir, elles et ils ont concrètement incarné la capacité qui leur était déniée à exister, intellectuellement, socialement et politiquement. Et cela, dans des espaces certes réduits, mais où s’interpénétraient travail professionnel, domestique, éducatif, social voire culturel. Sans oublier une intense activité de publication et de coordination entre collectifs. Elles et ils ont expérimenté une vie collective auto-administrée et égalitaire, centrée sur le travail, mais un travail étroitement lié aux besoins et ressources proches ; un fonctionnement où chacune et tous interviennent à la fois en tant que producteurs, consommateurs, éducateurs, décideurs ; des relations considérant les erreurs et les imperfections comme inévitables, et les conflits comme des écueils ordinaires et dépassables » (Flottes 2017 : 30). Les associations ont été combattues et réprimés par l’Etat bourgeois car touchant aux moyens de production du capital. Mais la force de l’utopie est qu’elle ne meurt jamais tout à fait.

On peut aujourd’hui se demander si plutôt que de réformer la démocratie dans son ensemble en une caring democracy qui ferait une place à la solidarité à côté du marché (Tronto, 2013), il ne s’agirait pas plutôt de careformer l’environnement (sur le modèle de la terraformation de planètes hostiles à la vie) à partir d’une multitudes d’actions collectives dans une logique arachnéenne de tissage, de mise en réseau et relation, de micropolitiques locales, de dissémination du pouvoir d’agir… en s’exerçant partout où cela est possible à la pluralité et à l’interdépendance et en laissant place à l’expérimentation d’autres formes d’agentivité. C’est par exemple ce qui se machine dans la plateforme d’inclusion citoyenne de la Trame 93 autour d’actions de pairaidance pour et avec des personnes qui connaissent encore, ou ont connu, des parcours psychiatriques, dans des pratiques d’accompagnement qui s’inventent en même temps qu’elles cherchent à se comprendre (Couapel, Lescot, 2020). Le travail peut-il être réapproprié, relocalisé ? (Pruvost, 2020). Dans ce parcours commun à la Trame, collectif en débat et en soutien contre les brumes de la folie et de la précarité, nous sommes « périphériques », de l’autre côté du périphérique. Il n’y a pas besoin d’aller chercher loin pour rencontrer du travail de care situé dans une autre économie que marchande.

La vulnérabilité, un appel aux relations

Le care selon Joan Tronto est « une espèce d'activités qui inclut tout ce que nous accomplissons pour soutenir, perpétuer et réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes (selves) et notre environnement – toutes choses que nous cherchons à entremêler dans un ensemble complexe qui préserve et développe la vie » (Tronto, 2009). En mettant au centre de la réflexion, la vulnérabilité non comme une essence mais comme un dynamisme relationnel, un appel à la responsabilité vis-à-vis du proche, les éthiques du care pensent en termes d’interdépendance entre humains, avec les non humains et l’environnement. On a beaucoup insisté sur la critique de l’autonomie néolibérale que contient la perspective du care. Mais il s’agit aussi d’une façon de penser à partir des relations vs les individus. On rejoint ici la formule de Marilyn Strathern s’inspirant des mondes mélanésiens : « l’être humain est un composé de relations » (citée par Donna Haraway, 2020 : 293). Chacun d’entre nous est formé dans et par un ensemble de relations dont il ne peut être détaché sans qu’une partie de ce qui le rend viable et intelligible disparaisse de la compréhension qu’on peut en avoir. Ces relations sont fondamentalement des attachements qui nous lient affectivement de façon agissante. Ces attachements nous lient à des lieux, à des arbres, à des montagnes, à des animaux, à des gens. S’agissant du travail de care, ces attachements agissants, ces agirs sensibles ou compatissants débordent le cadre de l’utilitarisme ; c’est ce qu’on peut appeler la démesure du care. 

Se saisir de ce que nous font les relations n’est pas si facile. En réduisant les relations à un « travail relationnel » qui s’opposerait à un « travail technique », le cadre conceptuel du travail et ses visées opératoires risque toujours de déformer la dimension affective des attachements et de l’éthique du care. Ainsi cette infirmière explique que durant la pandémie, ce qui lui était le plus difficile était d’être en relation avec les familles des personnes intubées et sédatées dont nombreuses mourraient sans que leurs proches puissent leur dire adieu (entretien avec A, le 16 juillet 2023, Bogota, dans le cadre de la recherche ANR Whocares). C’était dur, répètera-t-elle à de nombreuses reprises. Elle raconte également que certaines de ses collègues dont des membres de la famille sont tombés malades ont dû renoncer à leur travail car il leur était insoutenable de mettre en relation l’évolution léthale des patients avec la maladie ou la mort de leurs proches.

Stratégies conceptuelles

Dans l’urgence de la pandémie, de quelle marge de manœuvre disposaient cette infirmière et ses collègues pour réconforter les familles ?  Cette part de leur ! travail n’est pas à proprement prescrite, elle est certes attendue mais laissée à discrétion, alors même qu’elle est au cœur de ce qui compte et de leur souffrance au travail. Alexis Jeamet parle de façon suggestive de « travail gratuit » au sein du travail salarial pour désigner cette part non technique du soin infirmier qui est niée par l’organisation néo-taylorisée du soin (Jeamet, 2021, cf aussi la contribution de Annie Dussuet, François-Xavier Devetter, Laura Nirello et Emmanuelle Puissant), mais sans laquelle le soin tourne à la barbarie.

Prendre soin des relations est un ! travail. On se souvient de la cruauté des interdits de faire entrer les familles dans les EPHAD pour visiter leur proche à l’agonie, de l’effroi que génère ce mourir sans adieu et des séquelles pour les familles. Jean Oury, pour sa part, a proposé l’oxymore de « travail inestimable » pour désigner cette attention aux relations, à l’ambiance dans un service de psychiatrie, à une certaine gentillesse non mièvre (Oury, 2008). Il ne situait pas ce travail du côté de l’économie de production capitaliste, mais plutôt du côté de la dépense, comme ce qui a le plus de valeur (éthique) et en même temps ne se mesure pas, reste à jamais de l’ordre de l’inestimable. Il s’agit d’une proposition radicale qui nous place aux marges du travail tel qu’on l’entend habituellement. Dans la démesure du care, ce qui compte le plus l’emporte sur toute autre préoccupation de rendement, de performance, de mesure gestionnaire, etc. L’inestimable ne peut devenir l’évaluable au sens de la gestion, mais le travail inestimable donne une profondeur à l’activité d’aide ou de soutien, comme me le rappelle souvent un pair aidant de la Trame 93 disant qu’il n’en oubliera jamais la puissance de révélation. Et n’est-ce pas ce que l’on attend d’un concept, une mise en forme de l’expérience vécue qui transforme celle-ci en l’ « empuissantant » (empowering) ?

Reclaim : s’approprier le travail autrement

La production du vivre n’a pas de prix. Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas en vivre décemment. Notons que pour bell hooks aussi, la féministe afro-américaine, il fallait rompre avec une idéologie consistant à donner de l’importance au travail uniquement à travers sa valeur marchande (hooks, 2017) ou sous la loupe du marxisme (même celui du travail vivant, ce que je ne développe pas ici). Dans le contexte d’une économie de subsistance, la reproduction ne peut être « dépassée » ; voir la critique de Gorz par Larrère, les tâches de subsistance ne peuvent être « intégrées dans une étape supérieure où elles disparaîtraient » (Larrère 2023 : 84). Grâce au care, il est possible de penser le ! travail en relation avec d’autres cadres conceptuels (l’afroféminisme, l’écoféminisme et sa critique des dualismes) et à travers une multiplicité d’expériences qui n’ont pas à être unifiées ou hiérarchisées et des agents dont certains échappent clairement à l’employabilité. Libérer le travail ? Réhabiliter la pluralité désordonnée des travaux et des singularités ? Oui, si les théoriciens qui s’en préoccupent acceptent de s’ouvrir à d’autres possibles et ne ricanent pas devant l’utopie. Comme le souligne Catherine Larrère, « les utopies réelles ne peuvent être réduite à un modèle unique » (2023, page 80). Le temps est venu de s’approprier (reclaim) le travail autrement. Pour amorcer ce processus de réappropriation, place aux chemins incertains, place au ! travail.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie

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Nathalie Greenan, Silvia Napolitano - Investir dans la capacité d’apprentissage de l’organisation pour la double transition digitale et écologique

Nathalie Greenan est économiste, spécialiste de l’analyse des changements au sein des organisations privées et publiques, de leurs performances économiques et de leurs conséquences pour les salariés et sur le marché du travail. Professeure des Universités au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam, Paris) et membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherches et sciences de l'action (Lirsa), elle dirige scientifiquement les programmes de recherche transversaux Changements organisationnels, travail et emploi du Centre d’Études de l’Emploi et du Travail (CEET) et Politiques des organisations de la Fédération de recherche Théorie, Évaluation et Politiques Publiques (TEPP) du CNRS.

Silvia Napolitano est économiste, spécialisée dans la mesure de la transformation technologique, des pratiques organisationnelles des entreprises et de leurs conséquences socio-économiques, en mobilisant des données combinées à partir des enquêtes européennes auprès des employeurs et des ménages. Elle est chercheuse au Cnam - CEET (Centre d'études de l'emploi et du travail) et associée au Laboratoire interdisciplinaire de recherches et sciences de l'action (Lirsa).

Investir dans la capacité d’apprentissage de l’organisation pour la double transition digitale et écologique

Nathalie Greenan et Silvia Napolitano 

La capacité d’apprentissage de l’organisation est un facteur d’innovation identifié dans la littérature économique et de gestion mais la plupart du temps non mesuré et donc absent des études empiriques sur la transformation technologique. Pourtant, ce facteur semble essentiel à la réussite de la double transition digitale et écologique. En effet, pour passer de la crise et de l'urgence à la transition, c'est à dire à une trajectoire de changement progressive et maîtrisée, il ne suffit pas de mettre en place des filets de sécurité ou d'équiper les individus avec des compétences ou même des attitudes particulières. C'est au cœur de nos organisations publiques et privées que doivent se développer les ressources permettant de réduire notre vulnérabilité et d'augmenter notre résilience face aux chocs à venir. En soutenant les activités d’exploration de champs de connaissances nouvelles tout en exploitant la connaissance des situations de travail existantes, la capacité d’apprentissage des organisations contribue au déplacement de la frontière technologique (Greenan et Lorenz, 2010 ; Greenan et Napolitano, 2021). Un tel saut qualitatif est en effet indispensable pour sortir du monde d’hier. Rester focalisé sur le seul objectif d’optimisation des processus existants contribue en effet à intensifier le travail (Green et al., 2021, cf la contribution de Maelezig Bigi et Dominique Méda) et à poursuivre une exploitation des ressources naturelles qui n’est plus soutenable. Investir dans la capacité d'apprentissage des organisations est donc un choix essentiel pour prendre le chemin de la transition.

Ce texte vise à restituer de façon synthétique les enseignements de travaux réalisés dans le cadre du projet européen Beyond 4.0 qui explorent les conséquences socio-économiques de la transformation technologique en mobilisant de façon nouvelle des sources statistiques européennes. La capacité d’apprentissage des organisations y est apparue comme un élément central de l’analyse. Après avoir présenté comment la définir et l’évaluer, nous situons la France par rapport à d’autres pays européens en matière de capacité d’apprentissage. Ensuite, nous montrons en quoi son développement dans la double transition digitale et écologique est bénéfique pour les entreprises et pour les salariés.

Comment évaluer la capacité d’apprentissage des organisations ?

La capacité d'apprentissage d’une organisation se développe avec des outils de gestion et des pratiques organisationnelles visant à améliorer l'apprentissage individuel et organisationnel et à encourager les comportements innovants au travail. Nous nous référons à la notion d’« organisation apprenante », définie comme une entité capable de s'adapter et d'être compétitive à faible coût grâce à l'apprentissage (Greenan et Lorenz, 2010 ; cf la contribution de Salima Benhamou). Une organisation apprenante favorise l'apprentissage individuel des travailleurs en stimulant leur autonomie, leur esprit d'initiative et en leur offrant des possibilités de développement de leurs compétences. En outre, grâce à son cadre organisé, les connaissances sont également partagées et distribuées entre ses membres, une culture de l'innovation est favorisée et les compromis entre les objectifs concurrents d'exploration et d'exploitation sont résolus grâce à un processus dynamique de renouvellement stratégique (Greenan et Napolitano, 2021).

L’opérationnalisation du concept de capacité d’apprentissage de l’organisation dans les travaux du projet Beyond 4.0 s'inspire de plusieurs études empiriques dans les trois courants de littérature qui analysent la relation entre les pratiques organisationnelles et les comportements innovants au travail et qui prennent respectivement appui sur les concepts d’apprentissage organisationnel (Jerez-Gómez et al., 2005 ; Franco et Landini, 2022), de pratiques organisationnelles à haute performance (Felstead et al., 2020 ; Appelbaum et al., 2000) et d’innovation en milieu de travail (Costantini et al., 2017).

La capacité d’apprentissage de l’organisation intègre huit dimensions qui représentent une pratique organisationnelle ou une famille de pratiques. Elle se construit tout d’abord au niveau des situations de travail où il s’agit de préserver la dimension cognitive du travail (1), d’ouvrir des opportunités de formation (2) et de favoriser l’autonomie dans les tâches cognitives (3). Les travailleurs doivent ainsi être en mesure de régler eux-mêmes les problèmes, d’apprendre et de se former dans le cadre de leur travail. L’apprentissage prend aussi appui sur l’organisation du travail collectif. La mise en place d’équipes de travail autonome (4) favorise la capitalisation et le transfert de connaissances entre travailleurs. L’existence d’un soutien social dans les collectifs (5), apporté par les collègues ou par la hiérarchie est un autre élément qui nourrit les échanges et la confiance. Un style d’encadrement coopératif (6) qui autorise et accompagne l’expérimentation, fournit des retours sur expérience et contribue à la résolution des conflits, favorise la prise de risque que représente l’exploration d’idées nouvelles. Le niveau organisationnel intervient enfin dans le développement de la capacité d’apprentissage en permettant la participation directe des travailleurs (7) grâce à des espaces de régulation conjointe et en soutenant leur motivation (8).

Deux enquêtes européennes, l’une auprès des salariés, l’enquête conditions de travail européenne et l’autre auprès des employeurs, l’enquête sur les entreprises en Europe permettent d’approcher empiriquement la capacité d’apprentissage des organisations. Ces deux enquêtes sont réalisées régulièrement par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail (Eurofound). Nous mobilisons les éditions de 2015 pour l’enquête sur les conditions de travail européenne et 2019 pour l’enquête sur les entreprises en Europe. Afin de comparer les deux mesures, le champ couvert ici est celui qui est commun aux deux enquêtes. Les observations portent sur les quinze secteurs suivants au sein des 27 pays de l’Union Européenne et du Royaume-Uni : industrie manufacturière, industries extractives, énergie, eau et gestion des déchets, construction, commerce de gros et de détail, transports, hôtels et restaurants, information et communication, activités financières et d’assurance, activités immobilières, activités spécialisées, scientifiques et techniques, activités de service administratifs et de soutien, arts et activités récréatives, autres activités de services. Si nous avons cherché à harmoniser au mieux les deux indicateurs, il reste néanmoins de petites différences (Encadré 1).

Les deux graphiques suivants fournissent des statistiques descriptives sur nos indicateurs mesurés à partir de données recueillies auprès des salariés (graphique 1) et auprès des employeurs (graphique 2). La partie gauche de chaque graphique s’organise autour de « boîtes à moustache » qui décrivent la distribution des sous-composantes de la capacité d’apprentissage de l’organisation au sein de la population de secteurs. Dans chaque « boîte », le trait central représente la médiane (50% de la population de part et d’autre), et les bordures basses et hautes le premier quartile (25% de la population en deçà) et le troisième quartile (25% de la population au-delà). Les deux traits horizontaux au-delà de la boite signalent les valeurs extrêmes de la distribution. En comparant la partie gauche des deux graphiques, on observe une plus grande dispersion dans les réponses des salariés que dans les réponses des employeurs car les valeurs comprises entre les deux extrémités de chaque boite à moustache sont plus étendues dans le premier que dans le second cas.

 

Dans chacun des graphiques, les sous-composantes sont ordonnées de celle ayant la médiane la plus élevée à celle ayant la médiane la plus faible. On peut remarquer que la préservation de la dimension cognitive du travail, la motivation soutenue par l’organisation et le soutien social sont plus intensément pratiqués au sein des secteurs que les autres dimensions, selon les déclarations des salariés et des employeurs. La participation directe et le travail en équipes autonomes sont par contre, dans les deux cas, des composantes qui ont encore une marge considérable de développement.

La médiane française est représentée par le centre du triangle noir qui a été ajouté dans chaque « boite à moustache ». Quand les salariés évaluent l’organisation du travail, la France se positionne sous la médiane européenne pour le style d’encadrement coopératif, le soutien social et la motivation soutenue par l’organisation (graphique 1). Seule la préservation de la dimension cognitive du travail se situe en France au-dessus de la médiane européenne. Cette composante est en revanche légèrement en dessous de la médiane européenne selon les données fournies par les employeurs français (graphique 2). La participation directe et le travail en équipes autonomes sont également moins intensément pratiqués par les entreprises françaises comparativement à leurs homologues européennes.

La partie droite des deux graphiques donne la distribution moyenne de la capacité d’apprentissage des organisations dans les 27 pays de l’Union Européenne et au Royaume-Uni. La ligne horizontale exprime la moyenne européenne et le bâton noir donne la position française. Nous avons tout d’abord vérifié que nos deux mesures de la capacité d’apprentissage sont proches et significativement corrélées confirmant que nous sommes bien parvenues à approcher un même concept à partir de sources différentes. D’une manière générale, comme le montrent les diagrammes par pays, la France est représentative de la moyenne européenne en termes de capacité d’apprentissage des organisations. Elle se situe en dessous des pays d’Europe du Nord et au-dessus des pays d’Europe du Sud et de l’Est.

Investir dans la capacité d’apprentissage des organisations, une stratégie gagnant-gagnant

Nous argumentons par ailleurs sur l’importance de la capacité d’apprentissage de l’organisation dans la transformation technologique (Greenan et Napolitano, 2023). En effet, il ne suffit pas d’insérer une technologie nouvelle dans le processus de production pour qu’il y ait transformation technologique. L’outil nouveau doit être mobilisé pour produire des connaissances nouvelles qui contribuent à générer des innovations.

Les attentes sont grandes quant au potentiel transformateur des outils digitaux car ils sont au cœur de la révolution industrielle qui se développe, depuis les années 70, autour des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). La technologie n’est cependant pas le seul facteur impliqué dans ce processus de production de savoirs encastré dans le processus de production de l’entreprise, encore appelé « fonction de production de connaissances ». La recherche et développement, traditionnellement considérée en économie de l’innovation, joue également un rôle important, ainsi que la capacité d’apprentissage de l’organisation, moins souvent intégrée dans les études empiriques car plus difficile à mesurer. Ainsi, la transformation technologique résulte des innovations générées par la combinaison d’investissements matériels et immatériels dans la technologie, la R&D et la capacité d’apprentissage de l’organisation.

Les travaux de recherche du projet Beyond 4.0 ont tout d’abord cherché à identifier empiriquement ce rôle de la capacité d’apprentissage de l’organisation dans la transformation technologique puis ils ont analysé les conséquences de cette transformation pour les salariés. Les résultats obtenus s’appuient sur la construction de deux bases de données intégrant les enquêtes d’Eurofound à des enquêtes coordonnées par Eurostat (Encadré 2).

  

Les estimations de la fonction de production des connaissances réalisées à partir de ces deux bases conduisent à des résultats convergents. Elle témoigne de la contribution essentielle de la capacité d’apprentissage de l’organisation au processus d’innovation. Son impact sur les différentes formes d’innovation (encadré 3) est en effet comparable à celui de l’investissement dans les technologies digitales. En outre, plus on investit simultanément dans les trois facteurs de la fonction de production des connaissances, plus on favorise les formes d’innovation les plus avancées qui combinent innovation de produits, de procédés, organisationnelle et marketing.

L’importance de la capacité d’apprentissage de l’organisation pour l’économie européenne dans la révolution technologique en cours tient notamment à ce que sa main d’œuvre est à la fois éduquée et expérimentée et qu’elle peut accéder de façon libre à un vaste ensemble de connaissances grâce à Internet et aux nouveaux outils qui facilitent sa navigation. En outre, les savoirs tacites sur les contextes locaux de production sont susceptibles d’être porteurs de solutions pour faire face à une incertitude croissante. Les organisations doivent être en mesure de prendre appui sur ces ressources pour s’adapter aux contraintes accrues que la transition écologique fait peser sur les systèmes productifs (cf. la contribution de Catherine Delgoulet sur l’importance du partage des savoirs et savoir-faire pour un travail soutenable et celle de Liza Baghioni et Nathalie Moncel sur l’importance des espaces délibératifs pour la transformation écologique).

Les recherches du projet Beyond 4.0 ont ensuite analysé, à partir des mêmes bases de données combinées, les relations entre la transformation technologique et les enjeux socio-économiques pour les travailleurs. Les modèles estimés permettent de considérer l’impact direct des investissements dans les technologies digitales et dans la capacité d’apprentissage des organisations sur le chômage et la qualité des relations de travail et d’emploi. Ils rendent compte également de l’existence d’un rôle médiateur des différentes formes d’innovation.

Les résultats obtenus indiquent que tout en contribuant positivement à l’innovation, l’investissement dans la capacité d’apprentissage des organisations est associé à des effets socio-économiques globalement favorables pour les travailleurs : les secteurs où les entreprises investissent plus dans leur capacité d’apprentissage se caractérisent par moins de chômage, un déplacement de la structure des emplois vers des emplois plus qualifiés et rémunérateurs, une moindre exposition à la plateformisation du travail, une plus grande autonomie du temps de travail bénéfique aux enjeux de conciliation entre vie professionnelle et familiale et une moindre restructuration des métiers.

L’investissement dans les technologies digitales n’a pas ces propriétés. Ses effets socio-économiques sont en effet la plupart du temps déterminés par le type d’innovation qui prend appui sur la digitalisation. Ainsi, si les secteurs utilisent ces technologies pour innover en produits, ils génèrent plus d’emplois de meilleure qualité tandis que, s’ils les utilisent pour réaliser des innovations marketing, ils connaissent un chômage accru et des conditions de travail et d’emploi plus défavorables, probablement parce que ces dernières conduisent à la prédation des marchés existants plutôt qu’à leur expansion ou à la création de marchés nouveaux.

L’investissement dans la capacité d’apprentissage de l’organisation est donc une stratégie gagnant-gagnant, avantageuse pour les entreprises qui innovent plus et pour les travailleurs qui bénéficient d’une plus grande protection de leur emploi et de meilleures conditions de travail et d’emploi. Quelques points de vigilance sont cependant à signaler. Dans les secteurs où la capacité d’apprentissage des organisations est plus élevée que la moyenne, on note davantage d'interférences entre la vie professionnelle et la vie personnelle, ces effets négatifs étant atténués par les innovations organisationnelles et de procédés. Dans les secteurs où elle augmente, davantage de salariés estiment qu'ils ont besoin d'une formation complémentaire pour bien s'acquitter de leurs tâches.

En outre, dans la plupart des secteurs, le niveau de la capacité d'apprentissage de l'organisation a stagné au cours de la dernière décennie. Son développement se heurte donc à des obstacles, notamment en France où son niveau moyen est plutôt faible comparé à d’autres pays d’Europe, notamment aux pays nordiques. Ce point est soulevé par Benhamou et Lorenz (2020) qui suggèrent l’existence de barrières institutionnelles, notamment un manque de valorisation des compétences acquises par l’expérience professionnelle, une formation continue trop éloignée du contexte de l’entreprise et une culture managériale autoritaire. Enfin, la préservation de la capacité à générer des connaissances nouvelles sur les processus productifs et les conditions de marché pourrait devenir un défi dans des situations de surveillance digitale insuffisamment maîtrisées. Un dialogue social de qualité autour de ces enjeux a un rôle important à jouer.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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JEREZ-GOMEZ Pilar, CÉSPEDES-LORENTE José et VALLE-CABRERA Ramón (2005), Organizational learning capability: a proposal of measurementJournal of business research, vol. 58, no 6, p. 715-725.


Thomas Breda, Paul Dutronc-Postel, Marion Leturcq, Joyce Sultan Parraud, Maxime Tô - Quel est l’impact de l’Index de l’égalité professionnelle ?

Thomas Breda est professeur associé à l’École d’économie de Paris et chargé de recherche au CNRS. Il est également responsable du programme Travail et Emploi à l’Institut des politiques publiques. Ses recherches portent notamment sur les inégalités au travail et les discriminations.

 

Marion Leturcq est chargée de recherche à l’Ined (Institut National des Études Démographiques). Ses travaux portent sur les inégalités femmes-hommes de patrimoine ainsi que sur le marché du travail, en lien avec l’évolution des modes de vie en couple. 

 

Paul Dutronc-Postel est économiste sénior à l'IPP et responsable du programme Environnement à l’Institut des politiques publiques. Il travaille sur les problématiques liées à la fiscalité des ménages, au marché du travail, aux entreprises et à l’environnement.

 

Joyce Sultan Parraud est économiste sénior à l'IPP. Diplômée de l’École d’économie de Paris, elle participe aux travaux de l’IPP liés au marché du travail et à l’emploi. Elle s’intéresse notamment aux inégalités salariales entre les femmes et les hommes dans les entreprises et aux discriminations à l’embauche selon le sexe et l’origine.

Maxime Tô est responsable du programme retraites à l’IPP. Il travaille en particulier sur les questions d'offre de travail, sur les inégalités salariales entre les femmes et les hommes et sur la réforme du système des retraites.

 Quel est l’impact de l’Index de l’égalité professionnelle ?

Thomas Breda, Paul Dutronc-Postel, Marion Leturcq, Joyce Sultan Parraud, Maxime Tô

Afin de lutter contre les inégalités entre femmes et hommes sur le marché du travail, la loi du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » a fait évoluer le cadre normatif en soumettant les entreprises à une obligation de transparence et de résultat en matière d’égalité professionnelle. Elle témoigne d'un changement de paradigme : alors que les diverses politiques antérieures soumettaient essentiellement les entreprises à une obligation de moyen, cette loi introduit pour la première fois une obligation de résultat. Celle-ci est basée sur la création d'un instrument de mesure commun des inégalités professionnelles : l’Index de l’égalité professionnelle.

Le décret du 8 janvier 2019 définit les modalités pratiques de calcul de cet Index. Celui-ci est composé de quatre indicateurs et a pour objectif une meilleure application du principe inscrit dans la loi : « à travail de valeur égale, salaire égal ». L’obligation de publier l’Index a été échelonnée. Elle concerne les entreprises de plus de 1 000 salariés depuis le 1er mars 2019, celles de plus de 250 salariés le 1er septembre 2019, puis toutes les entreprises d’au moins 50 salariés depuis le 1er mars 2020. Les entreprises dont l’Index est en-dessous du score de 75 points ont trois ans pour mettre en place des mesures correctives (avec des possibilités d’assouplissement).

L’étude sur l’Évaluation de l’Index d’égalité professionnelle, publiée par l’Institut des politiques publiques et présentée dans cette contribution, propose une évaluation de l’effet de la mise en place de l’Index sur les écarts salariaux et plus généralement les inégalités entre les femmes et les hommes dans les entreprises concernées (Breda, T. et al, 2023). Pour cela, elle mobilise des sources de données administratives couvrant l’ensemble des salariés de l’ensemble des entreprises françaises ainsi que les données déclaratives des entreprises sur la valeur de l’Index et ses différentes composantes. Les données administratives nous ont permis de calculer les inégalités entre femmes et hommes dans chaque entreprise française selon divers indicateurs, dont la plupart de ceux composant l’Index. Elles permettent donc d’examiner comment évoluent les inégalités selon le sexe au cours du temps pour les entreprises concernées et non concernées par l’Index. Elles permettent également d’examiner si les notes déclarées par les entreprises à l’Index correspondent aux inégalités recalculées. Nous dégageons cinq résultats principaux de cette étude. 1. La couverture de l’Index est très imparfaite, une note à l’Index est déclarée par la moitié des entreprises seulement et seul un quart environ des salariés du secteur privé y est pris en compte ; 2. l’Index tend à invisibiliser les inégalités réelles entre femmes et hommes du fait notamment des choix méthodologiques retenus pour calculer l’Index ; 3. les entreprises reportent des notes à l’indicateur d’écart salarial qui sont en moyenne largement plus élevées que celles recalculées à partir des données administratives ; 4. les entreprises qui déclarent leur Index ne sont pas plus vertueuses que celles qui ne déclarent pas ; 5. la mise en place de l’Index n’a pas d’effet détectable sur les inégalités femmes-hommes dans les entreprises concernées entre 2018 et 2020 alors que les notes déclarées par les entreprises progressent en 2019 et en 2020. Nous détaillons ces résultats ci-après après avoir rappelé la méthode de calcul de l’Index de l’égalité professionnelle.

Comment est calculé l’Index de l’égalité professionnelle ?

Avant de discuter les principaux résultats de cette étude, il est nécessaire de présenter brièvement les modalités de calcul de l’Index de l’égalité professionnelle. Celui-ci inclut quatre indicateurs :

1. L’écart de salaire horaire entre femmes et hommes, à catégorie d’âge et d’emploi donnée (pour un maximum de 40 points quand il n’y a pas du tout d’écart, et de zéro point quand l’écart est supérieur à 20%) ;

2. un indicateur de mobilité salariale entre femmes et hommes (35 points) :

  • pour les entreprises de 50 à 249 salariés, l’indicateur correspond aux différences de taux d’augmentation entre femmes et hommes ;
  • pour les entreprises de plus de 250 salariés, l’indicateur se décompose en deux : il prend à la fois en compte les différences de taux d’augmentation (hors promotion) entre femmes et hommes (20 points), et les écarts de taux de promotion (15 points).

3. les augmentations de salaires des femmes à l’issue d’un congé maternité (15 points) ;

4. le nombre de femmes et d’hommes parmi les dix plus hautes rémunérations de l’entreprise (10 points).

Les entreprises sont chargées de calculer et de publier l’Index chaque année. Pour ce faire, elles peuvent s’appuyer sur le simulateur-calculateur mis en place par le ministère du Travail car le calcul de l’Index est complexe, les modalités et les règles de calcul étant propres à chaque indicateur. Le résultat global pour une entreprise prend des valeurs entre 0 et 100 points : il correspond à la somme des scores obtenus aux différents indicateurs. Les entreprises s’exposent à des sanctions potentielles dès lors qu’elles n’obtiennent pas au minimum 75 points sur 100 (après un délai de 3 ans pour se mettre en conformité, et avec des possibilités d’assouplissement).

Depuis 2019, toutes les entreprises doivent envoyer leur calcul de l’Index à l’administration et celui-ci est ensuite rendu public. Néanmoins, elles peuvent déclarer leur Index non calculable si elles sont dans l’incapacité de calculer des indicateurs dont le cumul de points dépasse 25 points. Ce sera en particulier le cas si elles ne peuvent pas calculer l’indicateur d’écart salarial (qui compte pour 40 points) ou quand au moins deux des autres indicateurs, notés sur 15 ou 20 points, ne sont pas calculables. Or, l’indicateur d’écart salarial est soumis à des critères complexes d’exclusion de salariés. Il est calculé à partir de la moyenne de la rémunération horaire des femmes comparée à celle des hommes pour 16 groupes correspondants à 4 tranches d’âge (moins de 30 ans, de 30 à 39 ans, de 40 à 49 ans et 50 ans ou plus) et, par défaut, 4 catégories socioprofessionnelles (CSP) : ouvriers, employés, techniciens et agents de maîtrise, ingénieurs et cadres. Seuls les salariés présents au moins 6 mois sur la période de référence sont retenus dans le calcul et seuls les groupes comprenant au moins 3 femmes et au moins 3 hommes sont pris en compte. Si le total des effectifs pouvant être pris en compte une fois ces exclusions effectuées est inférieur à 40% des effectifs totaux, l’indicateur d’écart de rémunération, et donc l’Index, ne sont pas calculables : l’entreprise déclare son Index non calculable.

Pour examiner l’ampleur des inégalités salariales entre femmes et hommes au niveau des entreprises, nous nous appuyons sur des travaux antérieurs (Breda et al., 2021) et privilégions un indicateur alternatif des inégalités de salaire horaire qui n’impose ni des critères d’exclusion aussi stricts, ni les choix méthodologiques décrits ci-dessus. Cet indicateur tient également compte des différences d’âge et de catégories socio-professionnelles. Il peut être calculé pour la grande majorité des entreprises de plus de 50 salariés (91 % contre 56 % seulement pour l’indicateur de l’Index). Notre indicateur (IPP) rend compte des inégalités de salaire femmes-hommes d’une façon plus directement et facilement interprétable, et donc plus transparente. Il constitue une piste alternative envisageable. Si l’on utilise la méthodologie décrite dans le décret du 8 juillet 2019 pour construire l’indicateur des écarts de rémunération au sens de l’Index avec les données administratives que nous utilisons, nous trouvons qu’en moyenne, dans une entreprise donnée, le salaire des femmes est inférieur de 4,2 points de pourcentage à celui des hommes en 2020. Avec notre propre méthode de calcul, nous obtenons un écart de rémunération de 2,3 points plus élevé : selon l’indicateur «  IPP », dans une entreprise donnée, le salaire des femmes est  inférieur de 6,5 points de pourcentage à celui des hommes en 2020 en moyenne (cf. le tableau 3.2 de l’étude sur l’Évaluation de l’Index d’égalité professionnelle).

Il faut garder en tête que cet écart, qui reste plus faible que les différences de salaire entre femmes et hommes traditionnellement mises en avant dans le débat public (entre 10% et 25% selon la méthode utilisée et les corrections appliquées), ne leur est pas directement comparable. En effet, contrairement à ces différences qui ne tiennent pas compte de l’entreprise dans laquelle les individus travaillent, l’écart de 6,5 points correspond à un écart calculé dans chaque entreprise en corrigeant des différences d’âge et de catégories socioprofessionnelles puis moyenné sur l’ensemble des entreprises concernées.

Principaux résultats

Cinq résultats principaux se dégagent de l’étude.

Tout d’abord, la couverture de l’Index est très imparfaite : près d’un quart des entreprises normalement assujetties omettent de déclarer leur Index portant sur l’année 2020 tandis qu’un autre quart le déclare « incalculable ». C’est donc seulement la moitié des entreprises (44% pour les PME-PMI) normalement assujetties qui déclarent une note sur 100 points. La couverture de l’Index est en revanche élevée parmi les grandes entreprises : 93% des entreprises de plus de 1 000 salariés le déclarent calculable.

Cela ne suffit pas pour autant à garantir une large couverture au niveau des salariés. En réalité, le calcul de l’indicateur d’écart salarial de l’Index ne porte que sur un quart des salariés du secteur privé : 44 % des salariés sont d’emblée exclus parce qu’ils travaillent dans une entreprise de moins de 50 salariés, 12 % sont dans des entreprises de plus de 50 salariés mais qui, d’après nos estimations, ne peuvent pas calculer leur Index, 18 % sont dans des entreprises qui doivent et peuvent déclarer leur Index, mais ils sont absents du calcul du fait des critères d’exclusion (ancienneté inférieure à 6 mois ou appartenance à un groupe avec moins de 3 femmes ou 3 hommes).

Ensuite, l’Index tend à invisibiliser les inégalités réelles entre femmes et hommes. La note moyenne des entreprises déclarant l’Index est élevée par rapport au seuil de 75/100 (qui correspond au seuil des sanctions financières), et augmente au cours du temps. Elle passe de 82,4/100 en 2018 à 85,9/100 en 2021. 85/100 est le seuil en-dessous duquel les entreprises doivent depuis 2022 communiquer les mesures d’amélioration qu’elles envisagent de mettre en place. Ces notes élevées sont notamment tirées par le respect d’obligations légales (augmentation des femmes au retour de congés maternité) et des résultats élevés concernant les écarts de rémunération pour les entreprises qui les déclarent (en moyenne les entreprises obtiennent une note de 35,3 points sur 40 en 2021 pour cet indicateur). Ces résultats élevés pour les écarts de rémunération ne sont pas liés aux critères d’exclusion de salariés appliqués pour le calcul. En revanche, deux autres choix méthodologiques faits pour le calcul de l’indicateur d’écart de salaire de l’Index permettent de les expliquer : l’application d’un seuil de tolérance (tous les écarts inférieurs à 5 % sont ramenés à 0) et l’utilisation des hommes comme catégorie de référence pour normaliser les écarts (les écarts dans chaque groupe sont divisés par le salaire moyen des hommes, ce qui les réduit quand les femmes sont moins bien payées que les hommes mais les augmentent dans le cas inverse, cf. la section 3.2 de notre étude). Ces deux choix ont tendance à produire une représentation plus resserrée des écarts de salaire femmes-hommes, les réduisant de plus d’un tiers en moyenne par rapport à la mesure alternative que nous proposons.

En troisième lieu, nous montrons que les entreprises reportent des notes à l’indicateur d’écart salarial qui sont en moyenne plus élevées que celles recalculées à partir des données administratives. La note moyenne déclarée pour les entreprises déclarantes est en effet de 35/40 en 2020 alors qu’elle n’aurait été que de 31,9/40 selon nos calculs à partir des données administratives en 2020. Cela peut s’expliquer par l’utilisation par les entreprises de catégories professionnelles différentes de celles proposées par défaut pour le calcul, par des différences dans la prise en compte des primes de pénibilité (normalement exclues du calcul officiel mais intégrées dans les données administratives), ou encore par des erreurs systématiques en leur faveur ou non-respect volontaire des règles de calcul de la part des employeurs.

En quatrième lieu, la comparaison des écarts de salaire entre les entreprises qui déclarent leur Index et celles qui ne le déclarent pas montre que les entreprises qui déclarent leur Index ne sont pas plus vertueuses – au sens de leur performance en matière d’égalité professionnelle – que celles qui ne déclarent pas. En effet, les données administratives que nous utilisons permettent de calculer les écarts de salaire entre femmes et hommes à la fois pour les entreprises qui déclarent et celles qui ne déclarent pas l’Index. La comparaison des résultats au sein de ces deux groupes montre que les entreprises qui ne déclarent pas leur Index ne sont pas plus inégalitaires que les autres. De la même manière, les entreprises qui déclarent leur Index non calculable alors même que, selon les données administratives que nous utilisons, le calcul aurait pu être fait, ne sont pas plus inégalitaires que celles qui déclarent bien une note calculable.

Finalement, et c’est sans doute le résultat principal de l’étude, la mise en place de l’Index n’a pas d’effet détectable sur les inégalités femmes-hommes dans les entreprises concernées entre 2018 et 2020. Pour le montrer, notre étude met en œuvre des méthodes d’évaluation d’impact visant à comparer l’évolution au cours du temps de groupes d’entreprises concernées et non concernées par la mise en place de l’Index. Plus exactement, nous examinons si les inégalités liées au sexe évoluent de façon similaire au sein des entreprises de moins de 50 salariés (non assujetties à l’Index, groupe « témoin ») et celles ayant juste au-dessus de 50 salariés (assujetties à l’Index, groupe « traité »). Notre analyse d'impact se concentre intégralement sur des mesures d'inégalités entre femmes et hommes dans l'entreprise établies à partir des données administratives, c'est à dire la source couramment utilisée par la statistique publique pour mesurer ces inégalités (Georges-Kot, S., 2020). Nous retenons cinq mesures d'inégalités principales : l’écart de rémunération entre femmes et hommes au sens de l'IPP (« indicateur IPP »), l’écart de rémunération entre femmes et hommes au sens du l'Index ; l’écart de salaire horaire moyen (sans aucun ajustement pour les différences d'âge ou de catégories socioprofessionnelles) entre femmes et hommes ; la proportion de femmes et d'hommes parmi les dix plus hautes rémunérations et enfin, l’écart de taux d'augmentation entre femmes et hommes au sens de l'Index.

Il apparaît que les deux groupes d’entreprises ont des trajectoires totalement similaires en termes d’inégalités femmes-hommes entre 2010 et 2020, que celles-ci soient mesurées en termes d’écarts de salaire (bruts, construits selon la définition du décret ou encore construits selon notre proposition alternative), de différences de promotions, ou de part des femmes parmi les dix plus hautes rémunérations. En particulier, nous n’observons pas de changement de tendance pour les entreprises assujetties à partir de la mise en place de l’Index (2018 ou 2019 selon la taille des entreprises). Ce constat est vrai pour les cinq mesures d’inégalités que nous avons reconstruites (voir Graphique 1 pour les écarts de salaire obtenus avec l’Indicateur IPP). Ces résultats et le caractère exhaustif des données que nous avons utilisées permettent d’exclure que la mise en place de l’Index ait eu des effets, même petits. Il est en revanche impossible d’exclure des effets à plus long terme qui pourront être examinés avec les mêmes méthodes une fois que les données nécessaires seront rendues disponibles.

Cette absence d’impact à court terme pourrait paraître en contradiction avec l’augmentation régulière depuis 2018 des notes déclarées par les entreprises assujetties à l’Index. Il faut ici rappeler que l’augmentation des notes déclarées par les entreprises ne saurait constituer une preuve d’un effet réel sur les inégalités femmes-hommes. D’abord, les inégalités de salaire tendent à se réduire sur le long terme, de sorte que même en l’absence de l’Index, les entreprises concernées auraient pu voir leurs niveaux d’inégalité baisser. Ensuite, l’Index offre une mesure assez imparfaite des inégalités réelles : les modalités de calcul de l’indicateur d’écart salarial sont complexes et peuvent varier au cours du temps, de sorte qu’il n’est pas certain que de meilleures notes soient effectivement synonymes de réduction réelle des inégalités salariales. Il est possible que les entreprises tirent parti au fil des années des possibilités d’adaptation du calcul qui leur sont offertes (choix de catégories socioprofessionnelles différentes notamment) afin d’afficher de meilleurs résultats.

 

Enseignements et conclusions

Si elle peut être considérée comme une avancée en matière d’égalité professionnelle, l’introduction d’une obligation de résultat via la mise en place de l’Index représente aussi un coût important pour les entreprises : le calcul de l’Index est lourd et certainement difficile à réaliser, notamment pour les PME qui manquent de services RH dédiés.

L’absence d’effet à court terme de la mise en place de l’Index sur les inégalités de salaire réelles invite à s’interroger sur la solution retenue et son efficacité au regard des coûts qu’elle induit, y compris pour les entreprises vertueuses. De nombreux éléments d’analyse suggèrent que la complexité du calcul de la note globale induit un manque de transparence et de lisibilité sur les inégalités réelles dans l’entreprise qui peut nuire à l’efficacité de l’Index (Coron, 2018 ; Coron, 2019).

En France, même si les résultats obtenus à l’Index sont rendus publics, les notes obtenues par les entreprises, élevées au regard des seuils de 75 et 85, reflètent mal les inégalités réelles et n’invitent pas à progresser. Elles ne permettent pas d’amener un véritable débat démocratique au sein de chaque entreprise et dans la société dans son ensemble sur les niveaux d’inégalité que l’on pourrait considérer comme « acceptables » (par exemple parce qu’ils sont dus à des difficultés de recrutement ou qu’ils sont considérés comme suffisamment faibles pour refléter une forme d’aléa statistique) et « non acceptables » (parce qu’ils sont élevés ou injustifiables par des éléments liés à l’organisation ou l’activité de l’entreprise). Parce qu’elles ne donnent aucune idée tangible de l’ampleur des inégalités réelles, les notes à l’Index ne permettent pas de structurer un tel débat.

Ailleurs qu’en France, l’obligation de publication des écarts de salaire entre femmes et hommes dans les entreprises a pris une forme beaucoup plus simple dans la plupart des pays en ayant fait l’expérience (e.g. écart moyen, écart médian, part des femmes dans chaque quartile). Les évaluations existantes pour certains de ces pays (Canada, Danemark et Royaume-Uni) suggèrent que cette obligation de transparence, typique des politiques de « name and shame » qui ont déjà fait leur preuve dans le milieu des entreprises, a effectivement permis de réduire les inégalités de salaire, même à court-terme et en l’absence de sanctions effectives (Baker et al., 2019 ; Duchini et al., 2020 ; Bennedsen et al., 2022). Notons par ailleurs que l’Index devra certainement être revu dans les prochaines années en raison d’une nouvelle directive de l’Union Européenne qui vient d’être votée et qui prévoit la publication obligatoire par les entreprises de statistiques simples sur leurs écarts de salaire entre femmes et hommes.

Concluons cette contribution par quelques pistes de réflexion plus générales. Premièrement, si la mise en place de l’Index n’a pas permis de réduire les inégalités de salaire à ce stade, il semble qu’elle ait incité nombre d’entreprises à respecter leurs obligations légales concernant les augmentations au retour du congé pour maternité (Farvaque et al., 2021 ; Cart et al., 2022) Deuxièmement, pour alléger le coût du calcul pour les entreprises, les pouvoirs publics pourraient directement leur fournir un bilan de leurs inégalités salariales femmes-hommes en utilisant les mêmes données que celles que nous avons exploitées dans notre étude. Cela permettrait également d’éviter les risques de manipulation et de garantir la transmission d’informations claires et pédagogiques aux partenaires sociaux. Troisièmement, dans la perspective d’accentuer la politique de transparence et de « name and shame », les pouvoirs publics pourraient également publier le classement de chaque entreprise en termes d’écarts de salaire femmes-hommes au sein de son secteur d’appartenance.

Enfin, il faut rappeler que les écarts de salaire au sein d’une entreprise et d’un métier donnés sont de l’ordre de 5 % en moyenne, et ne représentent ainsi qu’une petite partie de l’écart total de rémunération entre femmes et hommes. Une part importante de cet écart est liée au fait que femmes et hommes travaillent dans des entreprises différentes (Breda  et al., 2021), des secteurs différents et n’exercent pas les mêmes métiers. La négociation de branche a donc un rôle clé à jouer pour réduire les inégalités au-delà de l’entreprise et en particulier revaloriser les carrières dans les métiers les plus féminisés tels que les sages-femmes (cf la contribution de Lemière et Silvera), les aides à domiciles (cf la contribution de Dussuet et al.), les assistantes maternelles (cf la contribution de Cresson et al.) ou encore le nettoyage (cf la contribution de Devetter et Valentin). Au-delà des politiques publiques directement propres au marché du travail, il est bien sûr aussi nécessaire de s’attaquer aux facteurs sociétaux plus structurels qui contribuent aux inégalités de carrière entre femmes et hommes (e.g. stéréotypes de genre, choix d’études différenciés, répartition du travail domestique, conciliation vie personnelle vie professionnelle, voir par exemple la contribution de Di Paola et Moullet).

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

BREDA Thomas, DUCOULOMBIER Juliette, DUTRONC-POSTEL Paul., LETURCQ, Marion, SULTAN PARRAUD Joyce et TÔ Maxime (2023), « Évaluation de l'Index de l'égalité professionnelle ». Rapport IPP (42).

BAKER Michael, HALBERSTAM Yosh, KROFT Kory, MAS Alexandre & MESSACAR Derek (2019), ‘Pay transparency and the gender gap’, NBER.

BENNEDSEN Morten, SIMINTZI Elena, TSOUTSOURA Margarita & WOLFENZON Daniel (2022), ‘Do firms respond to gender pay gap transparency?’, The Journal of Finance 77(4), 2051–2091.

BREDA Thomas, DUTRONC-POSTEL Paul, SULTAN-PARRAUD Joyce & TÔ Maxime (2021), « Les inégalités salariales femmes-hommes dans les entreprises », Note IPP (68).

CART Benoit, PERNOD-LEMATTRE Martine & TOUTIN Marie-Hélène (2022), « L’index de l’égalité professionnelle : utile mais imparfait », Céreq Bref 428(12), 1–4.

CORON Clothilde (2018), « Quels effets des mesures d’égalité professionnelle, en fonction de leur difficulté d’appropriation ? Une étude de cas », Revue de gestion des ressources humaines, 2018/4 (N° 110), p. 41-53.

CORON Clothilde (2019), « Quantifier les inégalités salariales. La sophistication de la mesure, au risque de la justification des inégalités ? », Terrains & travaux, 2019/2 (N° 35), p. 69-90.

CULLEN Zoë & PEREZ-TRUGLIA Ricardo (2022), ‘How much does your boss make? the effects of salary comparisons’, Journal of Political Economy 130(3), 766–822.

DUCHINI Emma, SIMION Stephania & TURRELL Arthur (2020), ‘Pay transparency and cracks in the glass ceiling’, arXiv preprint arXiv :2006.16099.

FARVAQUE Nicolas, PERNOD-LEMATTRE Martine, BUSTREEL Anne, CART Benoit, DILMI Maleka, FABRE Lucas. & TOUTIN Marie-Hélène (2021), « Étude de terrain qualitative sur la mise en oeuvre de l’index de l’égalité professionnelle femmes-hommes ».

GEORGES-KOT Simon (2020), « Écarts de rémunération femmes-hommes : surtout l’effet du temps de travail et de l’emploi occupé », Insee Première (1803).

Pierre François, Théo Voldoire - Capital vs. Travail : le retour ?

Pierre François est sociologue et directeur de recherche au CNRS, au Centre de sociologie des organisations. Il utilise les outils de la sociologie économique pour rendre compte des transformations du capitalisme contemporain, et en particulier de ses dynamiques de financiarisation. Il travaille plus spécifiquement sur les grandes entreprises françaises et sur leurs dirigeants. Il co-dirige la Chaire PARI qui analyse les transformations du monde assurantiel européen. Il a récemment publié, avec Claire Lemercier, une Sociologie historique du capitalisme à la Découverte et Financiariser l'assurance aux presses de Sciences Po. Une partie de ses travaux continuent de porter par ailleurs sur la sociologie de l'art.  

Théo Voldoire est mathématicien, statisticien et sociologue en formation, étudiant en master à l'Université Paris-Dauphine, Sciences Po et l'ENS Ulm. Ses travaux méthodologiques portent sur l’inférence écologique et l’imputation de données manquantes, l’inférence causale sur des effets hétérogènes et l’analyse statistique de séquences. Il réalise des applications en sociologie économique, sociologie des organisations et sciences politiques, et travaille en particulier sur l’effet des restructurations de l’actionnariat des sociétés sur la trajectoire d’emploi de leurs salariés. Il a publié dans la revue Big Data and Society (2022) sur la transformation du secteur de l’assurance sous l’effet de l’intelligence artificielle. 

Capital vs. Travail : le retour ?

Pierre François, Théo Voldoire 

A-t-on assisté, au cours des quarante dernières, à une nouvelle phase de l’affrontement du capital et du travail ? Si l’on s’intéresse à la situation états-unienne, la réponse est sans ambiguïté positive, et l’issue de cet affrontement est très favorable au capital. D’un côté, en effet, le pouvoir du capital s’est spectaculairement réaffirmé, comme en témoigne la montée en puissance des acteurs financiers, et notamment des investisseurs institutionnels, dans l’actionnariat des plus grandes entreprises ou celle des dirigeants issus des fonctions financières dans la direction exécutive des firmes (Useem, 1996 ; Zorn, 2004). Le partage de la valeur s’est lui aussi profondément modifié, et les actionnaires (et les dirigeants) en captent une part sensiblement accrue (Lazonick et O’Sullivan, 2000). Les entreprises, enfin, ont été elles aussi réorganisées dans un sens davantage conforme aux vœux des actionnaires financiers (Davis et al., 1994), comme en témoigne le mouvement de concentration sur la « compétence centrale » constaté depuis le début des années 1980, qui est l’un des symptômes classiques de la financiarisation des firmes. La diversification, en effet, coûte cher aux actionnaires (pour faire tenir ensemble des activités très différentes, il faut développer une infrastructure organisationnelle très lourde) et elle rend plus délicate la valorisation de l’entreprise (quand elle est trop hétérogène, faut-il considérer qu’elle vaut ce que vaut son activité la plus rentable, la moins rentable, une moyenne des deux ?). Simultanément, les contre-pouvoirs syndicaux ont fait l’objet d’assauts délibérés, qui ont conduit à un affaiblissement durable et profond des représentants et des intérêts du travail (Kollmeyer et Peters, 2019). 

Ce double mouvement, central pour comprendre l’évolution de l’économie états-unienne, se retrouve-t-il en Europe, et notamment en France ? Le premier mouvement d’affirmation du pouvoir du capital, couramment désigné comme une dynamique de « financiarisation », a été mis en évidence dans le cas des plus grandes entreprises (François et Lemercier, 2016). Pour autant, l’emprise de la financiarisation n’est pas nécessairement la même partout, i.e. dans tous les secteurs et quelle que soit la taille des entités concernées. Quant au second mouvement, celui d’un affaiblissement de la représentation des intérêts du facteur travail, des indices vont effectivement en ce sens : le taux de syndicalisation, qui s’établissait autour de 20% au milieu des années 1970, s’est stabilisé autour de 10% depuis le début des années 1990 (DARES). Quant aux conflits liés au travail – sur lesquels nous concentrerons ici notre propos – ils connaissent eux aussi une baisse tendancielle au cours des vingt-cinq dernières années –  certes non linéaire, les conflits du travail ayant connu un net rebond entre 2005 et 2011 pour repartir à la baisse depuis (Pélisse et al., 2021). On reste cependant loin, en France et plus généralement en Europe, de l’effondrement constaté aux États-Unis. 

Cette contribution propose de prendre la mesure de l’affrontement capital-travail en France au cours du dernier quart de siècle, en posant successivement deux questions : quel(s) segment(s) du tissu socio-productif sont effectivement sous l’emprise croissante des logiques financières, i.e. sous la domination accrue du capital ? cette domination accrue du capital s’accompagne-t-elle, comme aux États-Unis, d’un affaiblissement délibéré, profond et durable, de la représentation des intérêts du travail, ou, au contraire, d’une revivification du conflit entre les deux facteurs de production ?   

L’inégale emprise de la financiarisation

Au cours des vingt-cinq dernières années, les grandes entreprises cotées ont indéniablement vu progresser en leur sein l’emprise des logiques financières (François et Lemercier, 2016). Mais, cette emprise vaut-elle pour toutes les firmes ? Si l’on se fonde sur le recensement proposé par l’INSEE, la France comptait en 2021 environ 4,1 millions  entreprises (INSEE, 2021). Cette population est, évidemment, extrêmement hétérogène. Dans notre étude du tissu socio-productif français (François et Voldoire, 2020) sur laquelle s’appuie cette contribution, nous analysons cette hétérogénéité en mobilisant les vagues 1999, 2005, 2011 et 2017 de l’enquête REPONSE, en nous inspirant de la démarche d’Amossé et Coutrot (2008) et montrons qu’il est possible de distinguer trois configurations principales.

Six grandes familles de variables (cf. encadré) permettent de décrire les grandes lignes de fracture du tissu socio-productif, qu’elles renvoient au secteur (service vs. industrie), à la taille (petite vs. grande) ou à l’organisation de la production (taylorisme ou lean management).  En décrivant l’hétérogénéité du tissu socio-productif, où peut-on y repérer – et avec quelle intensité – les symptômes de la financiarisation ?

 

Les jeux de proximité et d’opposition qui structurent le capitalisme français sont d’une remarquable stabilité, et ils permettent de mettre en évidence trois grands segments au sein du tissu productif. Le premier, qui regroupe 20% des établissements et 45% des salariés, rassemble des établissements qui relèvent avant tout des secteurs industriels (même si la part des établissements industriels décroît régulièrement d’une cohorte à l’autre) et, dans une moindre mesure, financier, tandis le commerce et (plus encore) le médico-social y sont sous-représentés. Dominent dans cette classe les établissements de grande taille, inscrits dans des groupes où dominent soit des cadres, soit des ouvriers. Les établissements de cette classe sont inscrits sur des marchés internationaux où les prix dépendent avant tout de logiques marchandes. L’activité y est soumise à des tensions : les revenus y sont décroissants et l’évolution de l’activité difficile à prévoir. Ces tensions se retrouvent dans la gestion de l’emploi : les effectifs y sont, beaucoup plus qu’ailleurs, en diminution, au gré notamment de licenciements collectifs, eux aussi plus fréquents dans cette classe que dans les autres. L’organisation du travail se caractérise par l’importance des dispositifs de formalisation, et elle est fréquemment réorganisée.

Les établissements de ce premier segment sont particulièrement exposés aux dynamiques de financiarisation. Les deux tiers des établissements engagés dans un recentrage sur leur compétence centrale s’y retrouvent, tandis que plus des trois quarts des établissements appartenant à des entreprises cotées appartiennent à cette classe. Les actionnaires institutionnels (financiers ou non) y sont surreprésentés et, parmi eux, le poids des actionnaires financiers ne cesse de croître. Or, si les entreprises de cette classe sont particulièrement soumises aux logiques financières, ce sont aussi celles où la représentation du personnel est la plus constituée comme un enjeu : au sein de ce premier segment sont sur-représentées les entités où l’on recense une instance représentative du personnel et un délégué syndical, c’est également là que l’on retrouve le plus d’établissements où le taux de syndicalisation est le plus élevé. C’est donc dans les entreprises les plus grandes, celles qui relèvent par ailleurs de secteurs (l’industrie, en particulier) où les luttes sociales se perpétuent de longue date, que les logiques de financiarisation se développent de manière privilégiée.

Dans les deux autres segments du tissu socio-productif, les traits qui permettent d’identifier l’emprise croissante des logiques financières sont au contraire très fortement sous-représentés. Le deuxième segment, en léger retrait sur la période étudiée (il regroupe 64% des établissements et 40% des salariés en 1999, contre 56% des établissements et 37% des salariés en 2017), rassemble les établissements appartenant à des entreprises familiales, inscrites avant tout sur des marchés locaux ou nationaux, où la concurrence est vive et porte sur les prix, qui eux-mêmes dépendent d’abord des coûts de production. Ces établissements relèvent avant tout du secteur commercial et, dans une proportion moindre, de la construction et de l’hôtellerie. De petite taille, ils emploient d’abord des employés ou des ouvriers. Très majoritairement non cotées, les entreprises qui possèdent ces établissements sont dominées par un actionnariat familial. Elles ne sont pas soumises à la même emprise financière que celles du premier segment. L’organisation du travail y est traditionnelle : peu formalisée, les dispositifs participatifs y sont rares, le contrôle qui s’exerce sur les salariés est fort, la formation ne fait pas l’objet d’un effort particulier. Traditionnelle, l’organisation est aussi stable : on n’y rencontre pas de refonte des grilles de compétences ou des catégories d’emploi, de réorganisation des supports ou de recentrage sur la compétence centrale. Cette stabilité d’une organisation du travail trouve sans doute l’une de ses conditions de possibilité dans une politique d’emploi elle-même stable : dans ces établissements, les effectifs sont stables ou s’accroissent, et il n’y a pas de recours aux licenciements collectifs. La représentation des salariés, enfin, n’est pas un enjeu : entre 80 et 90% des établissements qui n’ont aucune instance représentative du personnel se retrouvent dans cette classe, et entre la moitié et les deux tiers de ceux dont la syndicalisation est faible.

Le troisième segment est composé avant tout d’établissements relevant de ce que l’on peut appeler le « tiers secteur ». Il croît légèrement sur la période, mais il reste moins important que les deux premiers : en 2017, il regroupe 23% des établissements (17% en 1999) et 20% des salariés (16% en 1999). Ces établissements s’inscrivent avant tout au sein des secteurs de la santé et du social. Cette inscription sectorielle surdétermine d’autres propriétés autour desquelles cette classe se construit, et avant tout celles qui renvoient à l’inscription marchande des établissements qui s’y retrouvent : la concurrence y est dite sans objet, les prix sont fixés en suivant des règlements. L’inscription économique est avant tout locale, les tensions y sont relâchées : les revenus sont stables et l’activité prévisible. Les modalités de financement (l’absence de cotation, l’identification d’un actionnaire principal désignée comme sans objet), très liées à l’appartenance sectorielle, jouent un rôle déterminant dans l’identification des établissements de cette classe – et ils soustraient les établissements de ce segment aux dynamiques de financiarisation qui singularisent très fortement le premier segment. Ces établissements, par ailleurs, se singularisent peu par les formes d’organisation de la production qui s’y déploient. Plus encore que dans la deuxième classe – et à la différence de ce qui se joue dans la classe 1 – la représentation du personnel n’est ici pas un enjeu.

  Dans cette distribution en trois classes ne se retrouve plus la catégorie « public en transition » identifiée par Amossé et Coutrot (2008). En travaillant sur les cohortes 1993, 1999 et 2005, ils montraient en effet qu’un petit cinquième des établissements, relevant avant tout des secteurs bancaires, énergétiques ou des transports, s’inscrivaient sur un marché national et stable, voyaient l’organisation du travail en leur sein se transformer en profondeur et connaissaient, plus qu’ailleurs, des conflits du travail.  Cette absence peut se comprendre comme un résultat : alors que, dans les années 1990, la transition des grandes entreprises nationalisées à la Libération vers des formes de gestion, de financement et d’inscription marchande plus proches de celles des grands groupes privés est encore en cours, cette « normalisation » (au sens statistique) est achevée durant les années 2000 et 2010.

Comme le montre le tableau 1, le poids relatif des trois segments que nous venons de décrire peut se modifier au cours du temps. Les lignes de fracture qui permettent de les identifier sont, en revanche, remarquablement stables. Plus encore : elles sont souvent de plus en plus clivantes à mesure que l’on avance dans le temps. C’est en particulier le cas de l’emprise des logiques financières, dont on voit qu’elle est très inégale d’un pôle à l’autre du tissu socio-productif : très forte pour les établissements du premier segment, elle est beaucoup plus faible au sein des autres classes.

Financiarisation et conflits du travail 

D’un segment à l’autre du tissu socio-productif, l’emprise de la financiarisation est donc très inégale. Là où elle peut se repérer, cette emprise engendre-t-elle une redynamisation de l’affrontement avec les intérêts du travail ? Très schématiquement résumé, dans la lutte qui oppose le capital au travail dans le partage du pouvoir et de la valeur, la financiarisation correspond en effet à une offensive du premier sur le second. Et dans le cas états-unien, on le rappelait plus haut, cet affrontement a bien eu lieu et s’est traduit par une offensive systématique (et victorieuse) contre les formes de représentation des salariés (Kollmeyer et Peters, 2019). Assiste-t-on à une dynamique comparable en France ? Pour y répondre, nous nous concentrerons sur l’intensité des conflits – une intensité qui, rappelons-le, connaît sur la période une décrue sensible : les entreprises les plus financiarisées sont-elles celles où les conflits sont les plus fréquents ? et le sont-ils de plus en plus à mesure que la financiarisation se déploie ?  

Une série de régressions réalisées sur un indicateur d’intensité des grèves pour les cohortes 2005, 2011 et 2017 montre que l’intensité des conflits du travail dépend avant tout de variables qui, de très longue date, déterminent la conflictualité, et que celles qui mesurent l’emprise de la financiarisation ne joue qu’un rôle très secondaire (François et Voldoire, 2020b).  D’une cohorte à l’autre, les variables qui pèsent sur la conflictualité ne changent guère, et elles prolongent les logiques syndicales, sectorielles et économiques qui ont structuré la conflictualité au moins depuis la deuxième guerre mondiale.

C’est le cas, par exemple, des logiques sectorielles : les grèves ont d’autant plus de chance de survenir et de durer que l’établissement s’inscrit dans des secteurs (l’industrie, le transport) marqués par des relations de travail conflictuelles. La taille continue elle aussi de jouer très fortement : plus l’établissement est grand, plus l’intensité des conflits avec arrêt est forte. C’est également le cas des instances de représentation : la présence d’une institution représentative du personnelle (IRP) et, plus encore, d’une IRP et d’un délégué syndical, est toujours positivement corrélée à la conflictualité. La syndicalisation a, également, un effet toujours positif et significatif. Les effets attachés à la fluctuation de l’activité sont eux aussi très stables. Dans les trois cohortes, en effet, la fluctuation des revenus de l’entreprise et l’imprévisibilité de l’activité ne se répercutent pas sur le conflit, dès lors qu’elles ne se répercutent pas sur la politique d’emploi de l’entreprise. C’est lorsque sont mis en œuvre des licenciements collectifs que des conflits se développent, autrement dit lorsque l’entreprise transmet à ses salariés les difficultés économiques auxquelles elle est confrontée. Les effets de cette transmission sont d’une intensité comparable d’une cohorte à l’autre, et ils sont sans commune mesure, soulignons-le, avec les effets liés au secteur, à la taille ou à la représentation des salariés. 

Au contraire de ces propriétés traditionnellement attachées à la conflictualité, celles qui décrivent l’emprise des logiques financières n’ont qu’une d’incidence marginale sur l’intensité des conflits. Ni la cotation en bourse, ni le recentrage sur la compétence centrale ne pèsent significativement sur la survenue et la durée des conflits avec arrêts. La présence d’un actionnaire financier comme actionnaire principal n’accroit quant à elle la conflictualité qu’en 2005 – en 2011, l’effet de l’actionnariat n’est pas significatif et, en 2017, il joue significativement mais cette fois à la baisse. Autrement dit, à mesure que l’on avance dans le temps et lorsqu’elle a un effet, l’emprise de la financiarisation ne se traduit pas, toutes choses égales par ailleurs, par un accroissement de la conflictualité, mais par une baisse des conflits. La financiarisation semble favoriser la conflictualité au début des années 2000, mais elle l’entrave quinze ans plus tard. Une telle inversion peut correspondre au fait que les actionnaires des entreprises les plus financiarisées peuvent considérer les conflits comme trop coûteux et qu’il leur est plus bénéfique de « lâcher du lest » pour « acheter la paix sociale » que d’aller au conflit. Dans les entreprises qu’ils dominent, les règles qui continuent de s’appliquer en termes de représentations syndicales et d’instances de représentations du personnel garantissent une forme de (contre-) pouvoir aux entités chargées de représenter les intérêts des salariés. Dès lors que ces entités, même diminuées, demeurent, le coût des conflits qu’elles peuvent porter est trop important pour ceux qui sont avant tout soucieux de la rentabilité des organisations qu’ils dirigent.

La conflictualité du travail est donc davantage liée à des formes d’inertie qu’à une revivification du conflit capital-travail portée par la financiarisation. Pour affiner l’analyse, il faut cependant distinguer deux mécanismes. Le premier, « morphologique », renvoie au fait que les conflits sont davantage présents dans certaines entreprises : ils sont par exemple plus fréquents dans des grandes entreprises de transport que dans des petits commerces. Si les premières se font moins fréquentes et que les secondes se multiplient, les conflits seront moins nombreux. Par ailleurs, l’intensité conflictuelle liée à telle ou telle caractéristique peut elle-même diminuer – par exemple, dans les entreprises de transport, le conflit peut être de moins en moins fréquent. On parlera alors, par commodité, d’effet « causal », qui identifie le poids des facteurs de conflictualité. C’est la combinaison de ces deux dimensions qui expliquent la baisse tendancielle de la conflictualité : les segments du tissu socio-productif où les conflits, toutes choses égales par ailleurs, sont traditionnellement plus fréquents se réduisent ; et l’intensité conflictuelle traditionnellement liée à ces segments tend elle-même à diminuer.

La combinaison de ces deux effets permet de comprendre l’évolution de la conflictualité depuis 2005. Entre 2005 et 2011, la hausse de la conflictualité résulte de la combinaison de deux effets opposés : les modifications de la structure socio-productive (l’effet « morphologique ») engendrent une baisse de la conflictualité, en particulier parce que les établissements industriels sont en net reflux. Mais, l’intensité causale attachée aux variables qui engendrent des conflits s’accroît au contraire : c’est le cas, en particulier, des effets liés à la présence d’un délégué syndical, dont l’effet sur la survenue de conflits est plus important en 2011 qu’en 2005. Entre 2011 et 2017, ces liens causaux se distendent au contraire, et très sensiblement. Sur moyenne période, de 2005 à 2017, la conflictualité baisse sensiblement, et cette baisse est due, à parts égales, aux transformations de la structure socio-productive d’un côté, et à l’affaiblissement de l’emprise des variables traditionnellement associées aux conflits, de l’autre.

Certaines évolutions de l’espace socio-productif contribuent ainsi significativement à réduire la conflictualité. C’est le cas du recul des établissements industriels, tandis que les établissements relevant du secteur financier sont quant à eux plus nombreux. De même, la proportion de salariés qui travaillent dans des entreprises de grande taille (où les conflits sont plus susceptibles de survenir) diminue, tout comme la couverture des délégués syndicaux ou le taux de syndicalisation. Enfin, les établissements qui appartiennent à une entreprise dont le principal actionnaire est un actionnaire public sont eux aussi moins nombreux. Si l’on se tourne maintenant vers les liens « causaux » entre certaines modalités et l’occurrence de conflits, les constats sont moins nets. L’évolution la plus remarquable est liée à la présence d’instances représentatives du personnel, et en particulier de délégués syndicaux : l’effet de leur présence sur l’intensité de la conflictualité est en effet de plus en plus marqué – toutes choses égales par ailleurs, autrement dit, plus le temps avance et plus le différentiel de conflictualité entre les entreprises avec des IRP et les entreprises sans IRP progresse.   

Conclusion 

Depuis le début des années 2000 en France, le conflit capital-travail a quelque chose d’hémiplégique. L’emprise du capital et des logiques financières s’est incontestablement affermie sur un segment particulier – mais dominant : il regroupe près de la moitié des salariés, rassemble les principaux groupes industriels et financiers et il est le plus inséré sur les marchés internationaux – du tissu socio-productif. Mais, cette emprise croissante des logiques financières ne s’accompagne pas d’un accroissement de l’intensité des conflits liés au travail, qui restent attachés aux caractéristiques sectorielles, organisationnelles et économiques qui déterminaient leur intensité au cours du second vingtième siècle. C’est parce que ces facteurs de conflictualité restent traditionnels (secteurs industriels et transports, grande taille, existence d’une IRP et présence de délégués syndicaux), et parce qu’ils sont de moins en moins présents au sein des entreprises françaises – même si cette rétraction est lente – que, tendanciellement, les conflits sont moins présents sur les lieux de travail.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie 

AMOSSÉ Thomas et COUTROT Thomas (2008), « En guise de conclusion. L’évolution des modèles socioproductifs en France depuis 15 ans : le néotaylorisme n’est pas mort », in AMOSSÉ Thomas (éd.) Les relations sociales en entreprise, Paris, La découverte: 423451.

DAVIS Gerald F, DIEKMANN Kristina A et TINSLEY Catherine H (1994), « The decline and fall of the conglomerate firm in the 1980s’: the deinstitutionalization of an organizational form », American sociological review, vol. 59, no 4 : 547570.

FRANÇOIS Pierre et LEMERCIER Claire (2016), « Une financiarisation à la française (1979-2009). Mutations des grandes entreprises et conversion des élites », Revue française de sociologie, vol. 57, no 2 : 269320.

FRANÇOIS Pierre et VOLDOIRE Théo (2020a), « L’hétérogénéité du tissu socio-productif français : l’inégale emprise de la financiarisation », Document de travail CSO, 64 p.

FRANÇOIS, Pierre et VOLDOIRE Théo (2020b), « Hétérogénéité du tissu socio-productif et conflictualité », Document de travail CSO, 28 p.

INSEE (2021), « Les entreprises en France », INSEE Référence: 188.

KOLLMEYER Christopher et PETERS John (2019), « Financialization and the Decline of Organized Labor: A Study of 18 Advanced Capitalist Countries, 1970–2012 », Social Forces, vol. 98, no 1 : 130.

LAZONICK William et O’SULLIVAN Mary (2000), « Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance », Economy and society, vol. 29, no 1 : 1335.

PÉLISSE Jérôme, BLAVIER Pierre, BONANNO Anaïs, FRANÇOIS Pierre, GOURGUES Guillaume et GRIMAUD Pauline (2021), Tensions et conflits du travail dans les établissements français depuis les années 2000, Paris, DARES.

USEEM Michael (1996), Investor capitalism, New York, Basic books.

ZORN Dirk M. (2004), « Here a chief, there a chief : the rise of the CFO in the American firm », American sociological review, vol. 69, no 3 : 345364.


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Salima Benhamou - La transformation des organisations du travail en France, un défi à relever pour concilier qualité du travail et économie performante

Salima Benhamou (Ph.D) est économiste du travail à France Stratégie au département Travail-emploi-Compétences. Ses domaines d'expertise portent sur les mutations du travail, en lien avec l’évolution des organisations du travail et des technologies telles que l’intelligence artificielle, leur impact sur la qualité du travail (conditions de travail, le développement des compétences, qualité du management, le bien-être etc.) et sur la performance économique. Salima Benhamou a récemment co-publié un rapport visant à améliorer la qualité du travail en France pour une économie moderne : Les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France, une étude prospective sur le travail en 2030 et sur les transformations du travail et de l’emploi à l’ère de l’intelligence artificielle.  Elle a été membre du groupe d'experts internationaux du G7 sur l’intelligence artificielle sous la présidence canadienne sur l'avenir du travail: des compétences pour l'économie moderne.

La transformation des organisations du travail en France, un défi à relever pour concilier qualité du travail et économie performante

Salima Benhamou

L’organisation du travail est souvent ignorée dans les débats et les politiques publiques visant à améliorer la qualité du travail et des emplois soit parce que ses modalités de mise en œuvre sont difficiles à identifier, soit parce qu’elle est considérée comme la « boîte noire » de l’entreprise. Pourtant, elle a un impact déterminant sur la qualité du travail et des emplois (conditions de travail, développement des compétences, qualité du management, statut de l’emploi…). Parmi la pluralité des formes d’organisations du travail (taylorienne, simple, lean management et apprenante), certaines sont plus favorables que d’autres aux salariés. C’est notamment le cas de l’apprenante, une organisation du travail qui repose fondamentalement sur le développement en continu des capacités d’apprentissage des travailleurs, sur leur autonomie et leur participation aux décisions. En donnant une plus grande maitrise aux salariés, elle permet aussi aux entreprises d’être plus innovantes, plus performantes et plus soutenables.

En Europe du Nord, plusieurs pays (Suède, Norvège, Finlande, Pays-Bas…) ont mis en place des programmes pour moderniser leurs organisations du travail en ce sens. Ils visent à orienter les stratégies des entreprises vers une stratégie globale en matière de qualité : qualité du travail et des emplois, qualité des produits et innovation. À l’origine de ces initiatives européennes, on trouve toujours la même prise de conscience des gouvernements, des entreprises et des syndicats : le travail n’est pas un coût mais un investissement à valoriser en tant que tel pour soutenir un développement économique équilibré, c’est-à-dire qui soutient la croissance économique et le bien-être social. Ce « partenariat social » reposait également sur un principe fondateur, celui de la démocratie participative sur le lieu de travail. Ce « modèle » s’est depuis largement diffusé en Europe du Nord, mais qu’en est-il précisément en France ?

En s’appuyant sur les principaux résultats d’une étude publiée par France Stratégie (Benhamou, Lorenz, 2020), cet article apporte un éclairage statistique inédit sur les liens entre organisations du travail, qualité du travail et innovation avec une attention particulière sur la France. Il souligne également le retard persistant de la France dans la diffusion d’organisation du travail apprenante. Mais, plus inquiétant encore, il montre une baisse tendancielle des organisations apprenantes, depuis une dizaine d’années, au profit d’organisations du travail moins soutenables et peu performantes. Face à ces constats, cette contribution identifie plusieurs freins pour expliquer ce retard et plaide pour que la transformation des organisations du travail s’inscrive enfin dans l’agenda des réformes sociales et économiques de la France.

1- Quatre formes d’organisation du travail en Europe

On distingue aujourd’hui quatre grands modèles d’organisation du travail. À côté des deux formes traditionnelles dites taylorienne et simple sont apparues deux formes modernes, dites apprenante et lean production. Cette classification typologique, développée initialement par les chercheurs Antoine Valeyre et Edward Lorenz (Lorenz et Valeyre, 2005), permet d’identifier statistiquement les principales caractéristiques organisationnelles entre ces différentes formes d’organisations du travail, grâce à l’enquête d’Eurofound menée auprès des salariés européens en 2015  (EU-27) sur leurs conditions de travail (European Working Conditions Survey).

Ces formes organisationnelles se différencient selon deux dimensions majeures : d’une part l’autonomie des salariés et le contenu cognitif du travail, d’autre part le degré de diffusion de pratiques organisationnelles comme le travail en équipe, la rotation des tâches et les modes de gestion de la qualité. Dans les organisations de travail apprenantes, les salariés sont souvent polyvalents, disposent d’une forte autonomie et travaillent le plus souvent dans des équipes pluridisciplinaires. Le contenu cognitif de leur travail est aussi très élevé en raison de méthodes de travail reposant sur la résolution de problèmes complexes et l’expérimentation. La monotonie et la répétitivité des tâches sont relativement absentes ainsi que les différentes contraintes – normes quantitatives de production, cadences automatiques, etc. Dans la lean production, le contenu cognitif du travail est aussi élevé que dans l’apprenante, il s’en distingue toutefois par une autonomie plus faible et par des contraintes de rythme de travail très élevées (sur le lean dans l’industrie automobile, cf la contribution de Juan Sebastian Carbonell et dans l’aéronautique, voir celle de Jérôme Gautié). L’autonomie procédurale modérée des salariés s’y exerce en outre sous la contrainte de respect des normes quantitatives de production et des démarches qualité. Ce modèle, introduit initialement dans les années 1970 dans les usines du constructeur Toyota, est principalement axé sur l’amélioration de la qualité et sur une rationalisation maximale des coûts de production. Les organisations tayloriennes et simples se caractérisent de leur côté par une autonomie limitée des salariés, une grande répétitivité des tâches et un faible apprentissage dans le travail avec des procédures de travail moins formalisées pour les structures simples.

2 - Les liens entre organisation du travail, qualité du travail et des emplois et innovation 

En partant de cette typologie organisationnelle, nous avons comparé (toutes choses égales par ailleurs), les liens entre les différentes formes d’organisation du travail et plusieurs dimensions de la qualité du travail et de l’emploi en nous concentrant sur la situation des salariés français (Benhamou, Lorenz, 2020). Grâce à l’enquête d’Eurofound, nous avons retenu cinq dimensions pour mesurer la qualité du travail et des emplois : les pratiques de consultation/participation, la sécurité socio-économique et le statut de l’emploi, la reconnaissance et le sens au travail, la qualité du management, les conditions de travail et risques psychosociaux. Nos résultats montrent, quels que soient la taille, le secteur d’activité ou encore la catégorie socio-professionnelle, que l’organisation du travail apprenante apparaît comme la plus favorable aux salariés sur une grande majorité d’indicateurs liés à la qualité du travail et de l’emploi.

Stabilité de l’emploi, sentiment d’insécurité économique et accès à la formation professionnelle

Même si le contrat à durée indéterminé (CDI) reste en France la norme, quelles que soient les formes organisationnelles, c’est dans les apprenantes qu’il est le plus souvent proposé aux salariés. Un salarié qui travaille dans une organisation du travail de type lean a par exemple un peu moins d’une chance sur deux de se voir proposer un CDI qu’un salarié travaillant dans une organisation apprenante. Cette probabilité est encore plus faible : les salariés de la classe taylorienne n’ont qu’une chance sur quatre d’occuper un CDI. En revanche, les salariés de la classe lean ou taylorienne ont respectivement deux fois plus et près de quatre fois plus de risques d’occuper des emplois en CDD. Le sentiment d’insécurité socio-économique est moins ressenti chez les salariés français dans l’apprenante et ils ont également plus souvent accès à la formation financée par l’employeur.

Reconnaissance au travail, sentiment d’effectuer un travail utile, participation des salariés aux décisions

En situation d’organisation apprenante, les salariés déclarent aussi plus souvent « être reconnus comme il se doit pour leur travail » (financièrement ou non) et sont les plus nombreux à avoir « l’impression de faire un travail utile ». Ces résultats peuvent s’expliquer par une plus grande participation des salariés aux décisions : 75 % des salariés peuvent mettre en pratique leurs propres idées dans leur travail contre 47 % pour la lean, 26 % pour la Taylorienne et 44 % pour la simple, toutes choses égales par ailleurs. La possibilité plus élevée qui leur est (toujours ou la plupart du temps) donnée de participer activement à la fixation des objectifs pour leur travail (54% contre 30% pour la lean et 15% pour la taylorienne et 28% pour la simple), et de pouvoir « influencer des décisions importantes pour leur travail » (50% contre 34% pour la lean, 9% pour la taylorienne et 15% pour la simple) expliquent les meilleurs scores en faveur de l’apprenante.

Qualité du management

Pour mesurer la « qualité du management » selon le type d’organisation du travail, nous avons comparé plusieurs questions comme : « Vous sentez-vous être traité de façon équitable au travail ? », « Faites-vous confiance à votre direction ? », « Est-ce que votre direction vous respecte en tant que personne ? », ou encore, « Est-ce que votre manager vous apporte son soutien et vous aide à accomplir votre travail ? » Sur l’ensemble de ces questions, l’apprenante obtient également les meilleurs scores. Ils sont par exemple 84 % à se sentir traités au travail avec équité contre, respectivement 69 % et 64 % des salariés des classes lean et taylorienne.

Soutenabilité du travail et risques psycho-sociaux 

C’est surtout sur les indicateurs liés aux conditions de travail que les écarts avec l’apprenante sont tous significatifs et importants comparativement à l’organisation lean et à l’organisation taylorienne. Les salariés appartenant au modèle apprenant sont les moins exposés aux risques psychosociaux et aux cadences de travail élevées. Ce sont les salariés de la lean production qui connaissent les moins bonnes conditions : ils ressentent plus souvent du stress au travail et sont également presque la majorité (47%) à déclarer que leur santé ou leur sécurité est menacée par leurs conditions de travail, contre 29 % pour les salariés de l’apprenante. Ils sont également les plus nombreux à se déclarer incapables d’effectuer leur travail – ou un travail similaire – jusqu’à 60 ans.

Les organisations du travail apprenantes favorisent aussi une plus grande diffusion des innovations dans l’économie

Les opportunités qu’offrent les organisations apprenantes ne se mesurent pas uniquement en matière de qualité du travail. En couplant l’enquête européenne sur leurs conditions de travail (European Working Conditions Survey) de 2015 et l’enquête européenne CIS 2015 (Community Innovation Survey) d’Eurostat, nos résultats montrent une corrélation positive entre l’apprenante et la diffusion des innovations, surtout quand il s’agit d’innovations nouvelles sur les marchés mondiaux. Ce n’est pas le cas pour les formes lean ou tayloriennes. Ces résultats suggèrent qu’il existe un lien systémique entre les possibilités d’apprentissage et d’exploration de nouvelles connaissances dont bénéficient les salariés dans leur activité du travail quotidien, et la capacité des entreprises à développer de nouveaux produits et services avec un fort degré de nouveauté. Ainsi, l’augmentation de la capacité des entreprises à bien figurer dans la compétition mondiale passe aussi par une amélioration de la qualité du travail.

3 - Malgré ces opportunités, les organisations apprenantes baissent en France au profit d’organisations du travail moins soutenables et peu performantes…

Combien de salariés français évoluent dans une organisation du travail apprenante ? Nos estimations ont montré que la proportion de salariés français du secteur privé travaillant dans une organisation apprenante est un peu plus élevée que la moyenne européenne des 27 pays États membres (soit 43 % versus 40 %). La France est également en avance sur certains pays du Sud (Grèce, Espagne et Portugal). Cependant, si on la compare aux pays européens ayant un niveau de développement économique et technologique similaire, la France est en retard. C’est en particulier le cas vis-à-vis des pays nordiques (Finlande, Suède et Danemark) et d’Europe continentale (Pays-Bas, Autriche, Allemagne et Belgique) où la proportion de salariés travaillant dans des organisations apprenantes oscille entre 54 et 65%.

L’analyse longitudinale via l’exploitation des trois vagues d’enquêtes européennes sur les conditions de travail (EWCS 2005 – 2010 – 2015) montre aussi que l’évolution tendancielle du modèle apprenant est à la baisse en France depuis une dizaine d’années (- 3 points passant de 46% à 43%) au profit d’une hausse importante des organisations du travail lean (+ 10 points : de 22% à 32% des salariés concernés), alors même qu’elles présentent une plus faible qualité du travail et une faible diffusion d’innovations sur les marchés mondiaux.

L’organisation taylorienne, modèle dominant pendant plus d’un siècle, semble, quant à elle, marquer le pas en France comme en Europe : seul 12% des salariés français travaillent dans des organisations tayloriennes (15% en Europe) et 13% dans des organisations simples (18% en Europe). La baisse tendancielle de l’organisation apprenante au profit de la lean production est principalement liée à la baisse de l’autonomie des salariés, à la baisse des activités liées à la résolution de problèmes et au contenu cognitif du travail mais aussi à une hausse des contraintes de normes quantitatives, hiérarchiques et horizontales sur le rythme du travail. On retrouve ici les constats sur la prévalence du management vertical par les chiffres énoncés dans de nombreuses autres contributions (notamment celle de T. Coutrot et C. Perez).

4 - Comment expliquer ce retard ? 

Nos analyses économétriques montrent que la taille, le secteur d’activité de l’entreprise ou encore la catégorie socio-professionnelle ne permettent pas d’expliquer les différences internationales dans l'adoption de différentes formes d'organisation du travail. Ce retard est, selon nous, en grande partie lié à des facteurs institutionnels et culturels, notamment ceux renvoyant aux caractéristiques du système de formation initiale et continue, et aux modes de management en France.

Les caractéristiques du système éducatif en France 

Il existe en effet un lien très clair entre les caractéristiques des systèmes éducatifs nationaux et la diffusion des organisations de type apprenante (Lorenz et al, 2016). Les pays qui accordent une plus grande « valeur » à la filière « académique » classique, vouée à l’acquisition d’un savoir théorique et abstrait, qu’à la filière professionnelle, destinée à fournir des compétences pratiques et un savoir-faire technique spécifique à un métier ou un secteur, ont plus de chances d’adopter des organisations plus hiérarchisées et bureaucratiques. À l’inverse, ceux qui accordent une valeur plus « équilibrée » aux deux filières ont plus de chances d’adopter des organisations qui valorisent toutes les formes de savoir et de connaissance ; où la gestion des savoirs et des compétences se focalise sur la résolution de problèmes pratiques, sur le travail en équipes pluridisciplinaires et sur l’autonomie des salariés.

La France est l’un des pays européens qui accordent une valeur économique et sociale supérieure aux diplômes de la filière « académique » du supérieur qu’à ceux de la filière professionnelle, surtout dans le secondaire. Dans les pays scandinaves et d’Europe du Nord (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède), où l’organisation apprenante est plus diffusée, l’importance accordée à l’expérience pratique en milieu professionnel comme source de compétences et de qualification encourage l’investissement dans la formation professionnelle continue dès le secondaire et par voie d’alternance, en la rendant accessible au plus grand nombre (qualifiés et peu qualifiés). Dans ces pays, combiner les deux types de savoir provenant de ces deux filières constitue un élément fondamental de l’expertise et du professionnalisme pour l’occupation d’un emploi. Ainsi, la mise en place de dispositifs organisationnels et managériaux facilitant la coopération et les groupes interdisciplinaires est encouragée, et permet de faire tomber les « frontières » entre les métiers et les différents « statuts » entre les métiers de la « conception » et les métiers de la « production » au sein de l’organisation . À l’inverse en France, le « biais » académique renvoie à la manière dont les critères de compétences et les programmes de formation initiale sont dominés par la connaissance théorique et abstraite et organisés autour de « frontières » intellectuelles et conceptuelles et moins sur la gestion et la résolution de problèmes pratiques.

Les pratiques de formation en France sont peu diversifiées et plaquées sur le modèle scolaire 

Une autre explication concerne les caractéristiques du système de formation professionnelle. Comme l’a montré une étude du Céreq de 2020, les salariés français qui ont accès à la formation continue, financée par l’employeur, suivent majoritairement des formations qui se déroulent en dehors de l’entreprise, sous forme de cours ou de stages et pouvant donner lieu à une certification ou à un diplôme. Les actions de formation sur le lieu de travail (cercles d’apprentissage, séminaires spécifiques, temps dédié à la formation, présence d’un tuteur-salarié ou d’un formateur externe, rotation temporaire de poste…), qui visent à accroître les compétences techniques, organisationnelles et cognitives de manière plus opérationnelle en mobilisant les outils de travail quotidien des salariés sont moins développées que dans les pays d’Europe du Nord et scandinaves.

Si la France est un pays « monoformateur » emblématique en matière de formation classique, c’est aussi parce que son système de formation continue s’est construit sur le modèle scolaire et académique, qui valorise davantage des actions de formation plus structurées, fondées sur un savoir théorique et formel, que sur les actions de formation en situation de travail liées directement aux activités quotidiennes. La formation a aussi longtemps été appréhendée en France comme étant plus une politique d’emploi (accès à l’emploi et sécurisation des parcours notamment des moins qualifiés) qu’une politique d’innovation et de compétitivité des entreprises, à l’instar des pays d’Europe du Nord. Le système de formation est donc resté longtemps ancré dans une logique de poste et moins dans une logique de développement continu de compétences en situation de travail pour l’amélioration de la performance des entreprises.

Un management encore trop top-down 

Le caractère « top down » du management à la française fait consensus. Mais pourquoi ? Et surtout, quels sont les mécanismes spécifiques qui gouvernent ce mode de management ? C’est en répondant à ces questions clés qu’il sera possible de développer des leviers, propres à la France, qui favoriseraient l’émergence d’organisations apprenantes. 

Philippe d’Iribarne nous éclaire sur cette question. Dans son ouvrage classique La Logique de l’honneur (1989), il montre combien il est essentiel, lorsqu’il s’agit de mener des comparaisons entre pays, de reconnaître et de tenir compte des spécificités propres à chaque pays. Ses travaux montrent que la culture managériale est très liée aux dimensions historiques et culturelles de la société française. Si elle reste une société profondément hiérarchisée, les hiérarchies sociales sont acceptables si elles reposent sur une notion d’autonomie à l’intérieur de chaque « case ». Transposé au monde du travail, les salariés français, chacun dans leur « case », tiennent à interpréter à « leur » façon leur responsabilités et se fixent eux-mêmes des devoirs, selon des coutumes étroitement liées à la catégorie particulière d’appartenance, plutôt qu’en suivant des règles édictées par la hiérarchie. L’aspiration à l’autonomie et la reconnaissance du travail sont consubstantielles à la « logique de l’honneur ». Elle repose aussi sur la fierté du travail bien fait et sur une compétence qui doit être reconnue. Il en résulte une relation très affective au travail, empreinte de fierté et d’amour propre. L’autre corolaire de cette « logique de l’honneur » est un investissement important dans son travail car cet investissement renvoie à un statut social. Les Français, de manière générale et davantage que les citoyens des pays d’Europe du Nord, se définissent par leur travail, comme au Moyen-âge où chacun était socialement défini par la place précise qu’il occupait dans la pyramide sociale.

Cette « logique de l’honneur au travail » permet aujourd’hui d’expliquer d’une part pourquoi l’inves­tissement des Français dans leur travail, leur forte identification à leur travail et leurs attentes en matière de réalisation de soi et de sens au travail restent parmi les plus élevées en Europe d’après les résultats issus des différentes vagues d’enquêtes sur les valeurs menées auprès des citoyens et d’autre part pourquoi les citoyens d’Europe du Nord ont un rapport plus distancié au travail (notamment Pays-Bas, Danemark, Finlande, Allemagne) ou encore les Britanniques ou les Américains pour les pays Anglo-saxons.

Ce mode de management n’est pas une fatalité en France

Ainsi, même si la société française reste structurée par une hiérarchie sociale, où les « rangs » sont encore fortement conditionnés par la réussite au sein du système scolaire, ce type de management top-down n’est pas pour autant une fatalité, la France possède aussi des atouts : ce fort investissement et l’identification dans le travail… et une forte autonomie. Il serait possible, et même cohérent avec la culture française, de chercher à développer des organisations apprenantes à la « française », c’est-à-dire qui correspondent réellement à l’image que se font les Français du travail, de leur rôle dans celui-ci, de leurs compétences et de leurs capacités à prendre les bonnes décisions en ce qui concerne les tâches qui leur reviennent. C’est sans doute l’importation malhabile et mal avisée de modes de management conçus dans des contextes culturels différents et cohérents avec ceux-ci qui empêche l’émergence d’orga­nisations du travail apprenantes. Donner plus de marge de manœuvre à ceux qui ont une connaissance intime de leur métier et de leur environnement professionnel, semble indispensable pour favoriser les organisations apprenantes en France. La promotion des organisations du travail apprenantes pourrait aussi être un moyen de renouer et d’exploiter à plein la grande force de la France : l’engagement des Français dans le travail.

Chercher à appliquer, comme certaines entreprises et administrations françaises ont voulu le faire, un modèle de management universel, risque tout simplement de faire échouer toute tentative de transformation organisationnelle et de conduite du changement. Ainsi, les mécanismes de reporting d’inspiration anglo-saxonnes ont sans doute fonctionné comme une intrusion dans les sphères de compétence et d’autonomie des travailleurs « subordonnés » et sont en conséquence rejetés et contribuent au mal-être au travail.

Conclusion : la promotion d’organisations du travail apprenante doit s’inscrire dans l’agenda des réformes de la France 

Compte tenu des avantages que procurent les organisations du travail apprenantes – pour les travailleurs comme pour les entreprises – leur recul en France au profit d'organisations du travail peu performantes socialement et économiquement n’est pas une bonne nouvelle. La voie de l’avenir, celle qui déboucherait à la fois sur des emplois de qualité et sur une croissance économique robuste, passe par le développement des organisations du travail apprenantes ; des organisations qui redonnent du pouvoir d’agir aux salariés et qui les incitent à réfléchir à ce qu’ils font, comment ils le font et pourquoi ils le font.

Derrière ce changement de paradigme organisationnel, c’est bien la conception même du travail qu’il convient de faire évoluer en France. La question du travail ne doit plus se penser comme un coût qu’il convient de réduire au maximum pour maintenir ses marges et pour rester compétitif, souvent au prix d’une détérioration des conditions de travail. Si cette conception du travail n’est plus soutenable pour les travailleurs, elle n’est pas non plus durable et optimale pour les entreprises. Elle diminue leurs chances d’être performantes et innovantes et les encourage à se positionner sur des segments peu innovants et de moyenne gamme (cf la contribution de Bruno Palier).  

La vision de la façon dont se génèrent la croissance et la performance économiques doit aussi évoluer. La « croissance » est un mot magique qui revient sans cesse, comme une fin en soi. Mais, s’interroge-t-on d’abord sur la façon dont cette croissance sera générée, et surtout sur sa nature ? Par exemple, les allégements de charges sont sans doute utiles pour favoriser l’embauche, mais si les embauches se font au sein d’organisations de type
« traditionnelles », qui ne sont pas des entreprises capacitantes et apprenantes, alors les emplois créés ne seront ni pérennes, ni de bonne qualité. En définitive, les entreprises françaises ne seront pas plus performantes, et de tout cela ne résultera qu’en une croissance fragile.

S’interroger sur ce qui génère une économie performante et innovante solide est d’autant plus inévitable que la France comme la quasi-totalité des pays avancés feront face à des changements d’une ampleur inégalée à horizon 2030 : crises économiques, géopolitiques, climatiques, épidémiques successives, intensification de la concurrence mondiale, avènement de l’intelligence artificielle et l’ère du big data. Ces tendances de fond dessinent un monde très instable et imprévisible qui soumettra les entreprises à rude épreuve. Comme l’a notamment souligné l’étude prospective sur les organisations du travail en 2030 de S. Benhamou (2017 et 2018), les entreprises devront mettre en place des organisations du travail capables d’anticiper les changements, même brutaux pour rester performantes et à la pointe de l’innovation. L’organisation apprenante, particulièrement adaptée à un environnement mouvant, sera plus adaptée pour optimiser rapidement la gestion des savoirs et des connaissances tout en développant les capacités d’apprentissage en continu. La complémentarité humain-machine, indispensable à l’innovation, à la créativité et à la soutenabilité du travail, passera aussi par des organisations apprenantes (S. Benhamou, 2020 ; S. Benhamou, 2022).

Le couple « entreprises peu performantes » et « travailleurs mal traités » qui subsiste en France est une impasse. La modernisation des organisations du travail peut contribuer à « rehausser » la valeur travail et favoriser une croissance pérenne. C’est pour en sortir que nous préconisons le lancement d’un programme national et sectoriel (pour plus de détail, se reporter à Benhamou et Lorenz, 2020) pour accompagner les entreprises, privées et publiques, dans la mise en place des innovations organisationnelles et managériales inspirées du modèle apprenant, à l'instar des programmes nationaux et régionaux qui ont été menés et évalués dans les pays d'Europe du Nord. Pour autant, ce n’est pas à une copie stérile qu’il faudra se livrer, mais bien à l’invention, puis à la diffusion, d’organisations apprenantes « à la française » reposant à la fois sur l’importance accordée par les Français au travail, et à leur demande d’autonomie.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

BENHAMOU Salima (2017), Imaginer l’avenir du travail - Quatre types d’organisation du travail à l’horizon 2030, Étude prospective, France Stratégie, n° 2017-05, Avril.

BENHAMOU Salima (2018), “The world of work in 2030: Four scenarios” in NEUFEIND M., O’REILLY J. & RANFT F. (Ed.) Work in the Digital Age: Challenges of the Fourth Industrial Revolution, Rowman & Littlefield Intl., London-New York.

BENHAMOU Salima (2020), “Artificial Intelligence and the Future of Work”, Revue d’économie industrielle, vol. 169, n°1, pp. 57-88

BENHAMOU Salima et LORENZ Edward (2020), « Les organisations du travail apprenantes : Enjeux et Défis pour la France », rapport de France Stratégie, avril.

BENHAMOU Salima (2022), Les transformations du travail et de l’emploi à l’ère de l’Intelligence artificielle : évaluation, illustrations et interrogations, Rapport 48529, CEPALC, Nations-Unies.

CARBONNIER Clément, PALIER Bruno (2022), Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord, investissement social et économie de la qualité, Paris, PUF

CHECCAGLINI Agnès, MARION-VERNOUX Isabelle (2020), Regards comparatifs sur la formation en Europe : un plafond de verre du côté des entreprises françaises, Céreq Bref, n°392, 4 p.

Eurofound (2022), Working conditions in the time of COVID-19: Implications for the future, European Working Conditions Telephone Survey 2021 series, Publications Office of the European Union, Luxembourg.

IRIBARNE Philippe (1989), La Logique de l’honneur, Paris, Points Essais.

IRIBARNE Philippe (2008), L’Étrangeté française, Paris, Points Essais.

LORENZ Edward et VALEYRE Antoine (2005), “Organizational innovation, human resources management and labor market structure: A comparison of the Eu-15”, The Journal of Industrial Relations, vol. 47(4), décembre, p. 424-442.

LORENZ Edward, LUNDVALL Bengt-Ake, KRAEMER-MBULA Erika et RASMUSSEN Pall (2016), “Work organisation, forms of employee learning and national systems of education and training”, European Journal of Education, vol. 51(2).

Jérôme Gautié, Coralie Perez - Le Taylorisme à l’âge du numérique. L’exemple des entrepôts logistiques

Jérôme Gautié est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’Economie de la Sorbonne(CES) et chercheur associé au CEPREMAP. Ses recherches portent sur le travail à bas salaire et le salaire minimum, les politiques de l’emploi, et plus largement les transformations du travail et de l’emploi. Il a notamment coordonné (avec John Schmitt) Low Wage Work in the Wealthy World (New York, Russell Sage, 2010), issu d’une recherche internationale comparative sur l’Europe et les États-Unis, et publié Salaire minimum et emploi (Paris, Presses de Sciences Po, 2020). Il préside le Conseil Scientifique de Pôle Emploi depuis 2013.

Coralie Perez est économiste, ingénieure de recherche à l’Université de Paris 1, membre du Centre d'économie de la Sorbonne (CES). Ses recherches portent sur la formation continue des salariés, les effets des changements technologiques et organisationnels sur les conditions de travail et d’emploi, les modes de gestion de la main d’œuvre et les relations professionnelles. En 2022, elle a publié l’ouvrage co-écrit avec Thomas Coutrot : Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, paru au Seuil (collection « La république des idées »).

Le Taylorisme à l’âge du numérique. L’exemple des entrepôts logistiques.

Jérôme Gautié, Coralie Perez

Les ouvriers n’ont pas disparu, même si, avec l’érosion des bastions ouvriers traditionnels, ils tendent à disparaitre des représentations collectives. Leur invisibilisation résulte en partie du fait qu’un grand nombre assurent des activités de types tertiaire, notamment dans la logistique, qui a connu un fort développement au cours des dernières décennies (Benvegnù et Gaborieau, 2020). En 2019, la somme des « ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport », des « manutentionnaires non qualifiés » et des « ouvriers du tri, de l’emballage, de l’expédition, non qualifiés » avoisinait les 780 000, soit 14,6% de l’ensemble des ouvriers au sens de l’Insee. Si on rajoute les « chauffeurs livreurs et coursiers » et « les chauffeurs routiers », ce sont, la même année, 400 000 salariés supplémentaires (soit encore 7,4% des ouvriers). Nous nous intéressons plus particulièrement ici aux ouvriers de la logistique du commerce de détail des grandes chaînes de distribution (hors chauffeurs), à partir d’une recherche menée en France et en Allemagne (Gautié, Jaehrling, Perez, 2020).

Le secteur de la logistique est particulièrement intéressant à étudier car il a été fortement marqué par le développement des technologies numériques. Mais quel en a été l’impact sur l’emploi en majorité peu qualifié ? On peut, à la suite de Hirsch-Kreinsen (2016) distinguer quatre scénarii. Le premier scénario est simplement celui du « non impact » – si les innovations numériques ne sont pas introduites, c’est notamment parce qu’elles ne sont pas rentables. Le deuxième, à l’opposé, est celui de l’automatisation complète – i.e. le remplacement des emplois peu qualifiés par une machine ou un algorithme. Le troisième est celui du maintien (au moins partiel) de ces emplois, mais qui s’accompagnerait de leur montée en compétences – les nouveaux process de production exigeant des qualifications plus importantes. Le quatrième est celui de la « numérisation du travail », où le travailleur peu qualifié n’est pas complètement remplacé par la machine, mais lui est soumis, et n’en devient, dans certains cas, qu’un simple prolongement – dans le cadre de ce que l’on peut nommer un « taylorisme numérique » (« digital Taylorism »). Le secteur de la logistique offre une bonne illustration de ce dernier scénario. 

Des mutations importantes en lien avec les technologies numériques

On peut identifier trois tendances qui ont profondément transformé la chaîne d'approvisionnement du commerce de détail au cours des trois dernières décennies (voir aussi Benvegnù et Gaborieau, 2020 pour une analyse plus approfondie). Si la numérisation n'est pas à l'origine de ces tendances, elle les a facilités. La première est le passage d'une chaîne d'approvisionnement axée sur l'offre à une chaîne d'approvisionnement axée sur la demande ; elle a commencé au milieu des années 1980 lorsque les détaillants ont pris le contrôle des services logistiques en acheminant une proportion croissante de leurs approvisionnements par l'intermédiaire de leurs propres « centres de distribution » au lieu de compter sur les livraisons directes des fabricants aux magasins de détail. L'objectif de cette transformation était de réduire les coûts des stocks et de « comprimer le temps » des processus logistiques. Cette évolution a été renforcée par l'adoption, à partir de la seconde moitié des années 1990, des principes de la « logistique allégée » (la "Lean Logistics" - sur le Lean, voir les contributions de Jérôme Gautié et Juan Sebastian Carbonell).

La seconde est celle d’un mouvement de désintégration verticale par l’externalisation des activités jugées périphériques. Beaucoup de chaînes de détaillants ont filialisé, voire complètement externalisé partie ou totalité de leur chaîne logistique, contribuant à l’augmentation des parts de marché des logisticiens indépendants - la « logistique de tierce partie » (3PL – "Third Party Logistics"). La numérisation a joué un rôle important dans ce processus, grâce à l’implémentation de progiciels de gestion de l’ensemble de la chaîne d'approvisionnement qui a grandement facilité la coordination et l'échange d'informations entre les détaillants, les fournisseurs et les prestataires de services logistiques.  La menace de l'externalisation contribue à l'augmentation de la pression exercée par les détaillants sur les centres de distribution internes. On peut noter aussi que l’externalisation a aussi eu tendance à faire disparaitre des chaînes de mobilité professionnelle consistant à commencer dans l’entrepôt puis à passer dans les points de vente dans la même entreprise. Outre l'externalisation, les entreprises ont également commencé à optimiser leur réseau logistique en déplaçant leurs entrepôts vers des sites plus « géo-optimaux » (en fonction de la localisation des fournisseurs et des clients, et des infrastructures routières). Ce processus d’optimisation repose lui aussi sur les technologies numériques.

Troisièmement, le commerce électronique a intensifié la recherche de délais de livraison toujours plus courts, renforçant la logique du « juste-à-temps ». Prises ensemble, ces tendances exercent des pressions significatives sur le travail dans les entrepôts, en termes de coût mais aussi d’organisation du travail, dans le contexte d’une relation structurellement asymétrique entre les détaillants et leurs prestataires logistiques. C’est ce contexte qui permet de comprendre l’évolution du travail salarié dans les entrepôts, et notamment celui des préparateurs de commande, qui en constituent le métier de base.

Prescription et parcellisation

La logistique a connu un mouvement de rationalisation et d’industrialisation depuis les années 1990, faisant des entrepôts des véritables « usines à colis » selon l’expression du sociologue David Gaborieau (2016). Un premier constat amène cependant à relativiser toute vision en termes de déterminisme technologique : coexistent encore divers types d’entrepôts selon le type d’organisation et de technologies mis en œuvre, ce qui exclut la vision simpliste d’un "one best way" qui serait dicté par la technologie. Si on exclut les entrepôts entièrement automatisés, encore très rares en France et en Allemagne, deux grands types peuvent être distingués.

Les entrepôts que l’on peut qualifier de traditionnels où préparateur de commande reste le métier de base. Cependant, son activité de travail a connu une profonde transformation, en liaison notamment avec l’implémentation de progiciel de gestion (les "warehouse management systems") qui optimisent les opérations au sein de l’entrepôt. Les technologies de préparation des commandes sont progressivement passées du « papier » – où les opérateurs préparent les commandes sur la base de listes générées par ordinateur - à d'autres technologies, telles que la « commande vocale » ("voice-picking") – la technologie la plus répandue au moment de notre étude – où les préparateurs portent des écouteurs et communiquent oralement avec un système logiciel pour recevoir et confirmer les tâches de préparation des commandes. Avant leur introduction, les préparateurs de commandes disposaient d'une plus grande marge de manœuvre pour organiser leur activité en minimisant le temps passé et la distance parcourue dans l'entrepôt (Gaborieau, 2012). Ils choisissaient l’ordre dans lequel ils recueillaient les différents items pour construire une « belle palette » qui faisait leur fierté. Lorsque le prélèvement a été prescrit par le logiciel, ces connaissances et compétences spécifiques acquises sur le tas ont eu tendance à disparaître, et avec elle ce qui faisait la professionnalité des préparateurs. Avec le nouveau système, ces derniers suivent une trajectoire entièrement conçue par un algorithme, qui leur indique oralement où aller et quel article prélever pour compléter une commande. Les préparateurs n'ont même pas besoin de savoir quels articles ils prélèvent, puisque ceux-ci sont de plus en plus conditionnés en cartons uniformes et simplement réduits à des codes-barres. Comme l’a résumé l’un d’entre eux, « Avant [l'introduction de la commande vocale], il fallait être un expert dans son métier, maintenant il suffit de savoir utiliser l'outil [...] en fait, ce n'est même plus un métier [....] on est branché quand on commence, on est débranché à la fin de la journée, c'est tout » (Gautié et al., 2020). Le travailleur est transformé en robot…. En attendant d’être peut-être un jour remplacé par une machine.

L’autre type le plus répandu, mais moins que le précédent, est celui des entrepôts semi-automatisés, qui peut connaître un grand nombre de variantes, selon le degré et type d’automatisation. Dans ces derniers, les processus de production rappellent une forme plus classique de Taylorisme qui s'apparente fortement aux chaînes de montage traditionnelles des industries manufacturières. Les tâches sont encore moins variées que dans le cas de la préparation manuelle des commandes et le travail est tout autant sinon davantage intense et répétitif. Les tâches humaines restantes ne sont pas des tâches complexes, mais des tâches de routine qui ont été jugées trop coûteuses pour être automatisées. La préparation manuelle des commandes est par exemple remplacée par un système de tri automatique. Dans certains entrepôts par exemple, chaque article emballé dans un carton muni d'un code-barres est placé sur un convoyeur de tri ; le code-barres est scanné et le colis est dirigé vers l'une des nombreuses goulottes de sortie pour être assemblé en palettes de commandes de magasin. Les préparateurs de commandes ont été remplacés par deux nouveaux emplois : les « injecteurs », qui prélèvent les colis sur les palettes d'un article donné, arrivé de chez un fournisseur, et les placent sur le convoyeur de tri, et les « palettiseurs », qui collectent les colis dans les goulottes et les placent sur la palette rassemblant une commande d’un point de vente. Ces deux tâches sont si répétitives et intenses que la direction impose une rotation des postes toutes les 1h30/2h. Le passage d’un entrepôt traditionnel à un entrepôt semi-automatisé économise beaucoup de main d’œuvre – jusqu’à la moitié selon les estimations de certains syndicats dans les cas étudiés – mais entraîne aussi une élévation du taux de rotation, du fait de la dureté des conditions de travail.

Déqualification, flexibilisation, management par indicateurs et course à la productivité

On a noté le fort sentiment de perte de professionnalité des anciens, y compris dans les entrepôts traditionnels, qui avaient connu les anciens modes d’organisation. Le processus de déqualification est attesté par le fait que le temps de formation (principalement sur le tas) estimé pour devenir un préparateur pleinement opérationnel est passé, selon certaines estimations, de 2-3 semaines dans l’ancien système à 2-3 jours avec la commande vocale (le temps de s’approprier l’outil).

Comme le reconnaissent les directeurs d’entrepôt eux-mêmes, ce raccourcissement du temps de formation fait qu’il est plus facile de recourir à des travailleurs intérimaires, ce qui permet d’accroître la flexibilité pour s’ajuster au mieux aux fluctuations de la demande. Ces derniers représentent en moyenne environ un quart des travailleurs des entrepôts. Comme les entrepôts logistiques sont souvent regroupés dans des mêmes zones, ils disposent d’une réserve de main d’œuvre « flottante », pouvant passer d’un entrepôt à l’autre, très rapidement opérationnelle, dans laquelle ils peuvent puiser au gré de leurs besoins. En majorité jeune, cette main d’œuvre présente l’avantage de ne pas avoir connu d’autres systèmes que la commande vocale, est davantage socialisée aux outils numériques, et aussi, pour un certain nombre d’entre eux – notamment les étudiants – de ne prendre l’emploi de préparateur que de façon temporaire, pour des raisons alimentaires.  Leur attente en termes de sens du travail (voir la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez) est donc moindre que celle des anciens qui font davantage carrière dans l’entrepôt. Certains jeunes trouvent même dans la fixation des objectifs de productivité (souvent accompagnée d’un système de primes à la performance – cf. plus bas) un aspect ludique, de compétition sportive, un moyen de résister à l’ennui d’un travail trop prescrit, et du fait aussi qu’ils sont moins sensibles au risque de troubles musculosquelettiques (Gaborieau, 2012).

La semi-automatisation, en parcellisant encore davantage les tâches, permet aussi un recours accru au travail précaire. Elle présente également un autre avantage : elle peut s’accompagner, dans certains cas, de la suppression de certaines tâches pénibles, comme le port de charges lourdes. Dans un des entrepôts étudiés, cela a permis d’embaucher sur les postes de la chaîne des jeunes femmes sans aucune qualification, d’origine étrangère, pour certaines ne parlant pas français, qui ont l’avantage d’être peu revendicatives en termes de salaire et de conditions de travail. On retrouve là aussi une dimension importante du Taylorisme-Fordisme, qui a permis de saper le pouvoir des ouvriers qualifiés en intégrant grâce à la chaîne une main d’œuvre sans qualification d’origine rurale et/ou immigrée.

Une autre tendance à l’œuvre dans les entrepôts – elle aussi fortement associée à l’introduction des outils numériques, est le fort développement du « management par indicateurs » – cf. les contributions d’Anne-Marie Dujarier, et de Jérôme Gautié). L'introduction des progiciels de gestion a permis de développer et surtout de renseigner et contrôler (parfois en temps réel) une large gamme d'indicateurs de performance – tels que le taux d'absentéisme, le nombre d'accidents du travail, le coût unitaire par colis, les taux d'erreur, le rapport entre le « temps productif » et le temps de travail total (les salariés n’étant pas considérés comme productifs quand ils sont en formation), etc.  Dans certains entrepôts, les indicateurs sont fortement orientés vers la satisfaction des clients sur la base d'enquêtes régulières. Les méthodes traditionnelles de sécurisation des performances (supervision par les chefs d'équipe, interactions directes) ont été réduites et remplacées par le contrôle d’indicateurs et par des managers agissant à une plus grande distance de l'atelier. La volonté des directions est de relier le plus possible la rémunération à ces indicateurs de performance, sous forme individuelle, en fonction par exemple du nombre de commandes effectuées dans la journée, et/ou de l’absentéisme, ou sous forme collective, notamment via l’intéressement. Celui-ci est souvent conditionné à tout un ensemble d’indicateurs – des accidents du travail à la satisfaction client – et la formule en devient parfois si complexe qu’elle est peu lisible pour les travailleurs et leurs représentants. Ces composantes variables de la rémunération jouent aujourd’hui un rôle d’autant plus important que, avec la filialisation et le recours à la sous-traitance, le pouvoir des clients et/ou donneurs d’ordres sont renforcés ; la pression à la modération voire à la baisse a été très forte sur la rémunération fixe, et les primes (ancienneté, 13ème mois, panier etc.) ont été dans certains cas supprimées, notamment pour les nouveaux entrants.

Si la rémunération est devenue plus flexible, il en est de même des horaires. Comme noté plus haut, la logique du « juste-à-temps » a été renforcée par le développement du e-commerce, davantage encore dans les entrepôts livrant directement des clients finaux, impliquant des horaires toujours plus flexibles (via le jeu des heures supplémentaires parfois imposées avec des délais de prévenance très courts) et décalés.  

Au total, cette recherche d’hyper-flexibilité différencie le Taylorisme numérique de son ancêtre le Taylorisme Fordiste.

Quelles marges de résistance et d’aménagements ? 

La mobilisation des nouvelles technologies semble bien avoir accompagné – comme facteur facilitant, voire permettant, mais pas déterminant – l’émergence du scénario du « Taylorisme numérique » évoqué par Hirsch-Kreinsen. En attendant les robots (l’automatisation complète – mais qui tarde à venir), on assite à des formes renouvelées voire exacerbées de Taylorisme, où l’homme (de plus en plus fréquemment une femme) est réduit à être « l’appendice de la machine » – selon l’expression de Marx – la machine prenant la forme d’un algorithme et/ou de processus en partie automatisés. Le tableau d’ensemble peut sembler bien sombre. Cependant, sur le terrain, une certaine diversité existe, et peut donner des indications possibles pour contrecarrer certaines tendances à l’œuvre, ou du moins en limiter les effets les plus négatifs en termes de conditions de travail et d’emploi.

De fait, d’une entreprise à l’autre, mais parfois aussi d’un entrepôt à l’autre au sein d’une même entreprise, on peut constater certaines différences d’organisation et de gestion. Dans les entrepôts traditionnels, la rotation des postes peut s’accompagner de la reconnaissance de la polyvalence par une certification au niveau de la branche (le Certificat de Qualification Professionnelle « d’agent logistique ») et par un surcroît de rémunération. Cependant, cette démarche, qui recherche avant tout la flexibilité interne, se heurte à des résistances, car elle remet en cause les chaînes de mobilité traditionnelles, où l’on commence préparateur de commande ou simple manutentionnaire, pour évoluer vers un poste de cariste (équipé d’un chariot élévateur, chargé de trier et ranger les palettes de produits), de « réceptionniste » (qui réceptionne les livraisons de fournisseurs) ou d’expéditeur (contrôle et chargement des camions à destination des clients). Demander à un cariste d’accepter de refaire de la manutention manuelle ou de la préparation de commande en fonction des besoins suscite des réticences. Dans les entrepôts semi-automatisés, on a vu que la rotation de poste avait avant tout pour but d’éviter les troubles musculosquelettiques. Comme l’a fait remarquer un ouvrier interrogé, alterner des tâches très parcellisées ne suffit pas à faire à « enrichir » l’emploi. Dans certains entrepôts, les salariés ont pu obtenir des améliorations (ou moindres dégradations) en termes d’horaire ou de rémunération.

Les rapports de force au niveau local, et notamment la capacité des syndicats à mobiliser différentes ressources, sont de ce point de vue déterminants – dans un secteur où le taux de syndicalisation est très faible (de l’ordre de 4%). En s'appuyant sur la littérature comparative en relations de travail (voir par exemple Doellgast, et al., 2018) qui distingue les différents types de ressources de pouvoir des travailleurs (institutionnelles, associatives, structurelles), on peut essayer d’analyser comment les choix technologico-organisationnels peuvent être négociés, ou au moins influencés, par les salariés et leurs représentants. Les sources de pouvoir « institutionnel » renvoient aux règles et aux lois visant à protéger les travailleurs et/ou à leur donner un droit de regard, voire de contrôle sur les décisions pouvant affecter leurs conditions de travail et rémunération. Ce pouvoir est plus important dans des pays comme l’Allemagne et la France que dans les pays anglo-saxons, du fait notamment d’un droit, étatique et/ou conventionnel, plus développé, et des prérogatives du comité d’entreprise en Allemagne, et du Comité Économique et Social en France. Mais ceci ne contribue qu’à atténuer les formes les plus exacerbées de Taylorisme digital (Gautié et al., 2020). Le pouvoir de mobilisation ("associational power") reste donc déterminant. Or, on l’a vu, celui-ci tend à être affaibli par le « Taylorisme numérique », qui permet le recours à une main d’œuvre plus précaire, plus jeune, plus féminisée et/ou d’origine immigrée sans qualification. Cette main d’œuvre tend à être, non pas tant par choix que par contrainte économique, davantage dans une logique de court terme, moins exigeante en termes de conditions de travail, et en même temps moins réticente à la rémunération à la performance individuelle – qui suscite beaucoup de réticences de la part des syndicats, dont la base est constituée des salariés plus anciens, parce qu’elle induit de la concurrence entre salariés, mais aussi parce qu’elle induit, dans une logique court-termiste, à privilégier la rémunération par une intensification du travail aux effets potentiels délétères en termes de santé à long terme. La mobilisation doit donc réussir à surmonter les clivages potentiels de générations, de genres et d’origines.

Un élément crucial est enfin le pouvoir « structurel » (ou « positionnel ») des travailleurs qui découle de la position de leur entreprise dans la chaîne de valeur et sur le marché du travail. Le développement du Lean dans l’industrie et les services se traduisant notamment par la réduction des stocks à toutes les étapes de la chaîne de valeur rend celle-ci particulièrement vulnérable à toute rupture dans la chaîne d’approvisionnement. Une grève dans ses entrepôts logistiques peut donc avoir des répercussions importantes. Mais, en même temps, la multiplication des prestataires indépendants fait qu’il est plus facile aujourd’hui substituer un maillon défaillant dans la chaîne logistique. C’est plutôt du côté des évolutions sur le marché de l’emploi que les conditions d’une évolution du rapport de force en faveur des travailleurs peut émerger. Depuis la crise du Covid, la pénurie de main d’œuvre pousse les employeurs à augmenter la rémunération mais aussi à améliorer les conditions de travail. Reste à savoir si c’est un mouvement de fond ou une embellie passagère.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie : 

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Hirsch-Kreinsen Hartmut (2016), « Digitalization and low-skilled work », WISO-Dikurs 19/2016, Friedrich Ebert Siftung.

   

Claudia Senik - Le télétravail fait-il du bien aux salariés ?

Claudia SENIK est professeure à Sorbonne Université et à l’École d’économie de Paris (PSE). Elle est Directrice de l’Observatoire du bien-être au Cepremap, et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses travaux portent sur l’économie du bien-être subjectif, et en particulier sur le lien entre revenu, croissance, inégalités et bonheur. Elle s’intéresse également aux sources du bien-être au travail et en entreprise. Elle étudie enfin le comportement des femmes à l’école et sur le marché du travail. Elle est l’auteur de nombreuses publications dans des revues internationales ainsi que d’ouvrages tels que : Bien-être au travail : ce qui compte (Presses de SciencesPo, 2020), L’économie du bonheur (Seuil, République des idées, 2014), Les Français, le bonheur et l’argent (Presses de l’ENS, 2018) avec Yann Algan et Elizabeth Beasley. Elle a également dirigé les ouvrages collectifs suivants : Le bien-être en France. Rapport 2022. (Observatoire du bien-être. CEPREMAP, Mathieu Perona et Claudia Senik éditeurs, 2023), Le travail à distance. Sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2023), Pandémies, sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2022), Les Français et l’argent. 6 nouvelles questions d’économie contemporaine. (Economiques, 5), Daniel Cohen et Claudia Senik éditeurs (Albin Michel, 2021), Sociétés en danger, sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2021), Crises de confiance ? sous la direction de Claudia Senik (La Découverte, 2020).

Le télétravail fait-il du bien aux salariés ?

Claudia Senik, Sorbonne-Université, PSE et IUF

Pendant de longues années, les salariés ont rêvé de pouvoir travailler à distance au moins un jour par semaine, tout en se heurtant à la réticence sceptique des entreprises. Mais, en mars 2020, le dispositif du télétravail, qui concernait moins de 5 % des travailleurs avant la pandémie de Covid-19, a soudain été imposé à près de 40 % d’entre eux. Cette expérience permet de mieux comprendre si le télétravail est propice ou néfaste à leur bien-être.

Les sources du bien-être au travail sont connues : autonomie, qualité des relations humaines avec les collaborateurs, perspectives de progression, sens, sécurité de l’emploi et équilibre entre vie personnelle et professionnelle (Senik, 2020, ainsi que la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez). Or, a priori, chacun de ces leviers est susceptible d’être soit activé, soit neutralisé par la distance à l’entreprise. On peut s’attendre, par exemple, à ce que le travail à distance soit favorable à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, à moins que la porosité entre ces deux domaines ne devienne une source de tension, notamment pour les femmes. Le travail à distance pourrait appauvrir les interactions interpersonnelles, affectant surtout ceux qui bénéficient de l’entreprise en tant que structure d’intégration sociale, mais il pourrait au contraire susciter de nouvelles formes de coopération horizontale (Epstein, 2023 ; Hergeux, 2023). Le travail à distance pourrait être favorable à l’expression de l’autonomie des travailleurs en leur permettant de planifier et d’organiser leur travail de façon plus personnalisée, ou bien au contraire, pour certains d’entre eux, s’accompagner d’une surveillance électronique redoublée. Seul l’allègement des contraintes liées aux trajets domicile-travail constitue une source de bien-être indiscutable. Que sait-on alors, empiriquement, sur le lien entre télétravail et bien-être subjectif ?

Si la possibilité de travailler à domicile est largement plébiscitée par les employés, l’expérience montre que le fait de travailler entièrement à domicile est susceptible d’avoir un effet néfaste sur le bien-être subjectif, surtout pour les femmes. La solution idéale résiderait-elle dans le télétravail partiel ? Celui-ci ne présente-t-il pas ses propres écueils ?

Ce texte reprend partiellement le contenu d’une note de l’Observatoire du bien-être du Cepremap.

Que désirent les salariés ?

Pour estimer l’appétence des travailleurs pour le travail à distance, une approche souvent adoptée par les chercheurs consiste à conduire des « expériences de choix ». Placés en situation de choisir entre des paires d’emplois aux caractéristiques différentes, les travailleurs révèlent la valeur qu’ils attachent à chacune de ces caractéristiques. Sont-ils prêts, par exemple, à accepter un salaire plus faible afin de pourvoir télétravailler quelques jours par semaine ? Que ces situations de choix soient réelles (concernant de vrais emplois, sur une plateforme de recrutement par exemple) ou hypothétiques, c’est-à-dire réalisées par le biais d’enquêtes, elles conduisent à des résultats très proches.

Ce type d’expérience avait déjà été réalisé avant l’épisode de Covid. Par exemple, des économistes avaient profité d’une campagne de recrutement à grande échelle pour un centre d’appels américain, réalisée sur une plateforme d’emploi (Mas et Pallais, 2017). Au sein de cette expérience, certains des candidats à l’emploi ont été placés en situation de choisir entre deux emplois : l’un avec une organisation classique sur site, et l’autre avec la possibilité de travailler à domicile, la différence de salaire entre ces deux options variant de façon aléatoire. Résultat de l’expérience : en moyenne, les sujets se montrent prêts à accepter un salaire inférieur de 8 % pour avoir la possibilité de travailler à domicile. Cette « disposition à payer » est encore plus élevée chez les femmes, surtout les mères de jeunes enfants. On relève cependant des différences entre les travailleurs. Si un quart d’entre eux sont prêts à renoncer à une partie importante (14 %) de leur salaire pour travailler à domicile, 20 % d’entre eux choisissent au contraire de travailler exclusivement sur site, même à salaire égal.

Afin de vérifier la généralité de ces résultats, les auteurs ont également introduit des expériences de choix hypothétiques dans une enquête nationale (Understanding America Study), touchant alors une population générale de travailleurs américains. Ils obtiennent une estimation de même ordre de grandeur de la disposition à payer pour la possibilité de travailler à domicile (8,4 % du salaire en moyenne). Naturellement, ceux qui travaillent déjà à domicile valorisent beaucoup plus cette option (à 18,7 % de leur salaire). Le temps de trajet entre domicile et travail joue également un rôle important dès qu’il dépasse une heure aller-retour. Une autre expérience de choix introduite dans l’enquête américaine sur les conditions de travail (Survey of Working Arrangements and Attitudes – AWCS) révèle que la possibilité de travailler à distance équivaudrait en moyenne, aux yeux des salariés, à une augmentation de salaire de 4,1 % et serait encore davantage valorisée par les femmes, les blancs et les personnes les plus diplômées (Maestas et al., 2023). Dans le même ordre d’idées, lors d’une expérience réalisée sur un grand site en ligne d’offres d’emploi très qualifié en Chine, les annonces permettant le télétravail attirent des taux de candidature plus élevés, même pour des salaires inférieurs (He, Neumark et Weng, 2021).

L’expérience du télétravail pratiqué pendant la pandémie de Covid a-t-elle modifié l’attrait de ce dispositif ? Plusieurs études montrent qu’il n’en est rien.

Dans le contexte américain, la vague 2021 de l’enquête SWAA conduite auprès de 30 000 salariés suggère que le télétravail (partiel) est largement plébiscité (Barrero, Bloom et Davis, 2021). Cette enquête pose directement la question de la « disposition à payer » qui était estimée de manière indirecte dans les expériences de choix précitées :

« Après le Covid, en 2022 et plus tard, que penseriez-vous de travailler à domicile 2 ou 3 jours par semaine ? » Les options de réponse sont « Positif : je le verrais comme un avantage ou un salaire supplémentaire », « Neutre » et « négatif : je le verrais comme un coût ou une réduction de salaire ». Si la réponse est « positive » ou « négative », viennent alors les questions suivantes : « Quelle serait l’augmentation [ou la réduction] de salaire (en pourcentage de votre salaire actuel) qui serait pour vous équivalente à la possibilité de travailler à domicile 2 ou 3 jours par semaine ? »

Moins de 5 % d’augmentation [réduction] de salaire

Une augmentation [réduction] de salaire de 5 à 10 %

Une augmentation [réduction] de salaire de 10 à 15 %

Une augmentation [réduction] de salaire de 15 à 25 %

Une augmentation [réduction] de salaire de 25 à 35 %

La grande majorité des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête aimeraient travailler à domicile au moins un jour par semaine, et plus de la moitié d’entre elles se montrent prêtes à accepter une baisse de salaire importante (7 % en moyenne) pour avoir la possibilité de travailler à domicile à raison de deux ou trois jours par semaine après la pandémie. A contrario, 40 % de ceux qui pratiquent déjà le travail à distance un ou plusieurs jours par semaine déclarent qu’ils quitteraient leur emploi si leur employeur exigeait un retour complet sur le site de l’entreprise.

Sur la base de ce même questionnaire, un groupe de chercheurs conduit, depuis 2021, une enquête mondiale régulière auprès de travailleurs à temps plein (Aksoy et al., 2022, 2023). Leurs constats sont similaires : tant les employeurs que les employés s’attendent à ce que le travail à domicile se poursuive après la pandémie, même si les plans des employeurs sont en deçà des souhaits des travailleurs à cet égard (un jour d’écart en moyenne). Aux yeux des salariés, la possibilité de travailler à domicile deux à trois jours par semaine équivaut à 5 % de leur salaire en moyenne, avec des évaluations plus élevées pour les femmes, les personnes ayant des enfants, les travailleurs hautement qualifiés et ceux qui ont des trajets plus long (et des variations selon les pays). Au niveau mondial, un quart des employés qui pratiquent effectivement le télétravail un ou plusieurs jours par semaine déclarent qu’ils quitteraient leur emploi s’ils devaient renoncer à ce dispositif.

Au total, avant comme après l’épisode de Covid, le télétravail est largement plébiscité par les salariés.

Le télétravail rend-il les salariés plus heureux ?

Compte tenu de cette conclusion, on s’attend à ce que le télétravail accroisse le bien-être des salariés. C’est ce que confirment certaines expériences… mais pas toutes.

Avant la pandémie, des économistes avaient organisé une expérience dans le centre d’appel d’une grande agence de voyage chinoise (Bloom, Han, et Liang, 2022). À l’aide d’un tirage au sort, la moitié des employés qui s’étaient portés volontaires pour le travail à domicile ont pu pratiquer cette organisation du travail pendant neuf mois, tandis que les autres restaient au bureau. L’expérience a été concluante : les télétravailleurs ont fait état d’une meilleure satisfaction au travail et leur taux de démission a été deux fois plus faible. Notons cependant qu’à la suite de l’expérience, l’entreprise a étendu la possibilité de travailler à domicile à l’ensemble de ses salariés, mais seuls la moitié de ceux qui avaient pu expérimenter le dispositif ont choisi de le poursuivre.

Quid du télétravail imposé par les confinements ? La question peut sembler étrange dans un contexte où le bien-être de la population a fortement chuté. Il est pourtant possible de démêler l’effet du travail à distance en tant que tel du contexte anxiogène de la pandémie. En réalité, l’épisode de Covid-19 est même propice à l’identification de l’impact du télétravail sur le bien-être dans la mesure où le travail à domicile a été imposé à tous ceux qui le pouvaient techniquement, ce qui exclut le problème habituel d’auto-sélection, du moins pendant les périodes de confinement les plus strictes. On peut en effet considérer qu’au cours de ces épisodes, une personne travaillait à domicile si cela avait été décidé par le gouvernement ou par son employeur et non par elle-même, ce qui permet au chercheur d’identifier l’effet causal du télétravail sur son bien-être en évitant de le confondre avec l’effet les caractéristiques des personnes désireuses de travailler à distance.

Cependant, même dans ce contexte, il n’est pas facile de mesurer l’effet propre du travail à domicile sur le bien-être subjectif. Pour le faire, il est nécessaire de réunir plusieurs conditions. En premier lieu, il faut suivre les mêmes individus depuis la période antérieure à la pandémie puis au cours de celle-ci. Ensuite, il faut pouvoir les observer à différents moments (confinement et déconfinement) pendant la période de Covid, afin de mesurer leur bien-être subjectif selon qu’ils travaillent à domicile ou non. On peut alors espérer distinguer l’effet du passage au travail à domicile de l’impact général de la pandémie et de l’impact différentiel de la crise sur les travailleurs selon qu’ils occupent ou non un emploi « télétravaillable ».

Deux enquêtes réunissent ces conditions. L’enquête longitudinale anglaise auprès des ménages britanniques (UKHLS) et l’enquête allemande (SOEP). Or, l’analyse de ces enquêtes, selon la méthode évoquée, produit des résultats étonnants : le passage au télétravail intégral se révèle préjudiciable à la satisfaction de vie (enquête allemande) et à la santé mentale (enquête anglaise) des salariés (Senik et al., 2022 ; Gueguen et Senik, 2023). Il réduit notamment le sentiment d’être utile, la concentration, la confiance en soi, le sentiment de joie, la capacité de prendre des décisions, et augmente le risque de dépression.

Ce résultat concerne les employés qui ont travaillé à domicile à plein temps, et non à temps partiel. Ce dernier serait-il donc le dispositif optimal, conjuguant flexibilité et intégration sociale ?

Le travail hybride est-il la panacée ?

Concernant le télétravail partiel, une expérience conduite en 2021 et 2022 au sein d’une agence de voyages mondiale révèle l’impact positif de ce dispositif sur le bien-être des salariés. Au sein d’un groupe d’ingénieurs et d’employés du marketing et de la finance, ceux qui étaient nés un jour impair se sont vus offrir la possibilité de télétravailler le mercredi et le vendredi. Les autres ont continué à venir au bureau à plein temps comme avant. On constate que cet arrangement hybride a permis de réduire les démissions de 35 % et d’augmenter la satisfaction au travail dans le groupe « de traitement » qui bénéficiait du dispositif par rapport au groupe « de contrôle » qui n’en bénéficiait pas (sans perte de productivité). L’entreprise a ensuite étendu le travail hybride à l’ensemble de la société après la fin de l’expérience. Dans le même ordre d’idées, une autre enquête fondée sur une expérience de choix réalisée en Pologne montre que c’est pour avoir la possibilité de travailler à domicile 2 à 3 jours par semaine plutôt que 5 jours par semaine que les travailleurs sont prêts à sacrifier une partie non négligeable (7,5 %) de leur salaire (Lewandowski, Lipowska, et Smoter, 2022).

Au-delà des expériences, le sondage direct des salariés conforte cette hypothèse. L’enquête mondiale précitée auprès de salariés à temps plein et qui avaient pratiqué le travail à domicile pendant la pandémie permet de comprendre ce que les salariés attendent du télétravail (Barrero, Bloom et Davis, 2021 ; Aksoy et al., 2023). À la question « Quels sont les principaux avantages du travail à domicile ? », avec la possibilité de choisir jusqu’à trois options, 51 % répondent « Pas de trajet », 44 % « Horaire de travail flexible », 41 % « Moins de temps pour se préparer au travail », 37 % « Calme » et 18 % « Moins de réunions ». Il s’agit donc essentiellement de gestion du temps, et non d’avantage directement lié à l’exercice du travail. À la question « Quels sont les principaux avantages de travailler dans les locaux professionnels de votre employeur ? », 49 % répondent « Collaboration en face-à-face », 49 % « Socialisation », 41 % « [maintenir] les limites entre le travail et la vie personnelle », et 40 % « Meilleur équipement ». Il s’agit donc plutôt d’avantages liés à l’activité professionnelle elle-même. Ainsi, le télétravail à temps partiel desserrerait les contraintes temporelles auxquelles font face les travailleurs tout en conservant les avantages du travail au sein du collectif. Il permettrait de trouver un équilibre entre satisfaction professionnelle et satisfaction de vie générale.

On peut cependant douter que ce choix du travail hybride, apparemment optimal au niveau individuel, soit réellement sans inconvénient une fois généralisé. Ne pose-t-il pas des problèmes de coordination ? Comment faire en sorte que les collaborateurs soient présents en même temps sur les lieux de l’entreprise, afin de bénéficier des interactions en personne ? Ce problème de synchronisation devra être résolu par chaque entreprise, mais l’écueil est de le voir ressembler à un dilemme du prisonnier, où la solution sous-optimale (personne au bureau) tend à émerger spontanément. Ceci serait probablement contraire au bien-être des salariés. Le travail est, avec la famille et l’école, l’une des principales instances de socialisation. L’entreprise, le lieu de travail, est l’un des espaces où les gens se rencontrent spontanément. Quel serait l’impact, en termes de bien-être subjectif, d’une éventuelle atténuation de cette fonction de socialisation ? Quels autres espaces de socialisation remplaceront le lieu de travail ? Autre conséquence, si le travail hybride devient la norme, les entreprises devront trouver de nouveaux moyens d’accueillir les salariés. Réduiront-elles leur espace de bureau pour réunir les équipes entières le même jour ? Ou bien les bureaux seront-ils partagés par plusieurs employés, se relayant pour être présents à des jours différents ? Cela conduirait à généraliser le flex-office, pourtant généralement considéré comme contraire au bien-être au travail. Quel sera alors l’effet net du travail hybride sur le bien-être des travailleurs ?

Le passage à une généralisation du travail hybride est certainement en cours, mais il est loin d’être stabilisé, et ses conséquences ne sont pas encore toutes connues.

Les femmes ont-elles raison de vouloir travailler à domicile ?

On a vu à l’aide des expériences de choix, les femmes, et notamment les mères de jeunes enfants, accordent une plus grande valeur à la possibilité de télétravailler. Il s’agit évidemment, pour elles d’essayer de mieux concilier contraintes familiales et professionnelles. Pourtant, toutes les études empiriques concluent à l’effet négatif du travail à domicile sur leur bien-être. Nos propres travaux permettent de vérifier ces résultats. Au Royaume-Uni, l’influence du télétravail (à la fois partiel et complet) se révèle particulièrement néfaste à la satisfaction de vie et à la santé mentale des mères d’enfants de moins de 15 ans (mais pas des pères), surtout entre les mois d’avril et juillet 2020 quand l’enseignement à domicile était le plus répandu. En Allemagne, la baisse de la satisfaction de vie concerne particulièrement les mères d’enfants en âge scolaire. Certes, cet impact négatif du télétravail sur les mères est probablement dû à la charge que représentait à cette période particulière « l’école à la maison », mais ces résultats confirment la plus grande porosité des espaces professionnels et familiaux pour les femmes, c’est-à-dire l’asymétrie des rôles masculins et féminins. Pour les femmes, le travail à domicile pourrait donc ressembler à un leurre.

Cependant, le télétravail s’articule avec les normes propres à chaque culture en matière de répartition des tâches au sein du foyer. Dans un cadre de forte asymétrie des rôles, il n’est pas étonnant qu’avec le travail à domicile, le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères et à la garde des enfants augmente de manière disproportionnée. À cet égard, une étude comparative de la France, de la Suède et de la Suisse, réalisée pendant le confinement, est révélatrice (Landour, 2023) : la Suède est le seul pays où l’homme, lorsqu’il travaille à domicile, endosse l’essentiel des tâches associées à cet espace – tâches ménagères comme soins aux enfants. Or, il s’agit justement d’un pays caractérisé par des normes de genre particulièrement égalitaire. Le télétravail agit ici comme un révélateur des normes de division du travail entre hommes et femmes. Pourrait-il au contraire les modifier ? L’effet asymétrique du travail à domicile sur les hommes et les femmes, tient à ce qu’il s’est produit alors que la répartition des tâches entre les conjoints qui était déjà en place et qu’elle a eu peu de temps pour évoluer. Mais si, à l’avenir, les deux conjoints travaillaient au moins partiellement à domicile, il se pourrait qu’ils modifient cette répartition des tâches de manière plus équitable, étant tous deux également plongés dans cette réalité. Il reste à voir si tel sera le cas.

La France fait-elle exception ?

Les travaux conduits dans le contexte français confirment les observations précédentes, notamment Les conséquences négatives du télétravail à temps plein sur la santé physique et mentale des salariés (Erb et al., 2022), la question de la frontière entre temps professionnel et temps privé et le déséquilibre dans la répartition des travaux domestiques entre conjoints. Les analyses de la Dares, fondées sur l’enquête TraCov, montrent que, parmi ceux qui le pratiquaient en 2021, huit personnes sur dix souhaitaient poursuivre le télétravail, mais à condition de réduire le nombre de jours par semaine (Erb et al., 2022), ce qui confirme l’attrait particulier du travail « hybride ».

Les analyses conduites à l’occasion des confinements imposés par la pandémie de Covid suggèrent que le fait de travailler entièrement à domicile est susceptible d’exercer un effet néfaste sur le bien-être subjectif des salariés, notamment les femmes. Pourtant, les « expériences de choix » menées par des chercheurs montrent sans ambiguïté que les salariés valorisent la possibilité de travailler à distance. Lorsque plusieurs emplois leur sont proposés, ils optent majoritairement pour celui qui leur permet de télétravailler certains jours de la semaine, quitte à accepter un salaire plus faible, d’environ 5 % à 8 % en moyenne. Le travail « hybride » est-il alors le dispositif optimal ? Si cela semble bien être le cas au niveau individuel, il reste à voir comment, dans ce cadre, préserver les avantages du travail sur site, à savoir les interactions en personne au sein d’un collectif et la fonction de socialisation qu’elles produisent.

Bibliographie

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Sénik Claudia (dir.) (2023), Le Travail à distance. Défis, enjeux et limites, Paris, La Découverte.

 

Le Lean à la française : management technocratique et faiblesse du dialogue social. L’exemple de l’aéronautique.

Jérôme Gautié est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’Économie de la Sorbonne et chercheur associé au CEPREMAP. Ses recherches portent sur le travail à bas salaire et le salaire minimum, les politiques de l’emploi, et plus largement les transformations du travail et de l’emploi. Il a notamment coordonné (avec John Schmitt) Low Wage Work in the Wealthy World (New York, Russell Sage, 2010), issu d’une recherche internationale comparative sur l’Europe et les États-Unis, et publié Salaire minimum et emploi (Paris, Presses de Sciences Po, 2020). Il préside le Conseil Scientifique de Pôle Emploi depuis 2013.

Le Lean à la française : management technocratique et faiblesse du dialogue social. L’exemple de l’aéronautique.

Jérôme Gautié

Quand on les compare à leurs homologues des pays européens, il est frappant de constater que les Français expriment une bien moindre satisfaction générale quant à leurs conditions de travail et d’emploi, et une forte interrogation sur le sens de leur travail (voir notamment les contributions de Maëlezig Bigi et Dominique Méda ; de Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière, et Malo Mofakhami ; ainsi que celle de Thomas Coutrot et Coralie Perez). Ils sont même les champions de l’insatisfaction salariale : parmi les travailleurs interrogés en 2015 dans l’enquête Européenne sur les Conditions de Travail, environ 46% des Français se déclarent en désaccord avec l’affirmation « je trouve que je suis bien payé.e pour les efforts que je fournis et le travail  que je fais » - le taux le plus élevé parmi les 34 pays couverts par l’enquête, loin devant le Royaume-Uni (30% - ce qui correspond à la moyenne européenne), les Pays-Bas (29%), la Suède (28%), l’Italie (27%), l’Allemagne (23%), ou le Danemark (22%). Des éléments laissent penser que ce n’est pas tant la faiblesse des salaires – en termes absolus ou relatifs (par rapport aux plus qualifiés) – qui est ici dénoncée, que le fait que celui-ci n’est pas perçu comme compensant les mauvaises conditions de travail et d’emploi telles qu’elles sont ressenties. Ceci permet notamment d’expliquer le paradoxe français apparent concernant les salariés à bas salaires : malgré le SMIC qui leur assure un salaire absolu et relatif relativement élevé (par rapport aux salariés plus qualifiés) quand on compare aux autres pays européens et aux États-Unis, leur insatisfaction salariale est particulièrement forte (Caroli et Gautié, (dir), 2010).

Pourquoi cette spécificité française ? Les causes de ces constats sont multiples. Mais la façon dont le travail est organisé et « managé » en France joue un rôle sans doute essentiel. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement aux formes d’organisation Lean, aujourd’hui très répandues et encore en expansion au cours des années récentes (cf. la contribution de Salima Benhamou), aussi bien dans l’industrie (voir la contribution de Juan Sebastian Carbonell) que dans un grand nombre d’activités de service. Notre thèse est que la façon dont le Lean a été appliqué en France porte l’ombre du taylorisme, qui a été très prégnant dans notre pays, ce qui se traduit par des procédures contraignantes, laissant peu de place à l’autonomie et l’initiative des travailleurs, dans le cadre d’organisation où la distinction entre ceux qui conçoivent (et dirigent) et ceux qui exécutent reste marquée (voir aussi la contribution de Marie-Anne Dujarier). Cette spécificité française, plus particulièrement quand on compare aux pays Nordiques, s’explique en partie par une culture et des pratiques managériales très verticales, dans un contexte où le dialogue social est limité, et les syndicats faibles et peu à même de peser sur l’organisation du travail.

Pour illustrer ce point, nous prendrons ici l’exemple de l’aéronautique, en nous appuyant sur une étude qualitative comparative, menée dans ce secteur en France et en Suède (Ahlstrand et Gautié, 2022). L’aéronautique est particulièrement intéressant, en cela que c’est un secteur de haute technologie, où la part des salariés qualifiés est relativement importante, et où le Lean a été introduit beaucoup plus récemment que dans l’automobile – à partir des années 2000, et seulement des années 2010 pour certaines entreprises.

Après le Fordisme, le Lean

Cela fait plus de 35 ans que le système de production Lean, a été introduit dans l'industrie automobile des pays occidentaux. Inspiré de l’organisation mise en place par Toyota au Japon, il a été popularisé par le livre Le système qui a changé le monde de Womack, Jones et Roos (1990), du prestigieux Massachussetts Institute of Technology, à la pointe de la recherche technologique et organisationnelle. L'idée générale du Lean (« maigre », « allégé » en anglais) est d'optimiser l'ensemble du processus de production, à l'intérieur des entreprises, mais aussi tout au long de la chaîne de valeur, des fournisseurs aux client finaux, par une organisation en flux tendu – le « juste-à-temps » – grâce notamment à l'élimination des stocks (en amont comme en aval).  Cette nouvelle forme d’organisation, qui vient rompre avec le fordisme, basé sur le taylorisme et la production de masse peu différenciée, doit permettre, de s’ajuster au mieux à la temporalité et la variété de la demande des clients, en mettant l’accent sur la qualité. Elle repose sur un ensemble de principes et de procédures qui forment un système – même si dans la réalité leur implémentation peut revêtir une assez grande diversité – et qui ont été popularisés par des slogans, comme les fameux « 5 zéros » – zéro défaut, zéro papier, zéro stock, zéro délai, zéro panne.

Par rapport à l’organisation taylorienne, le Lean exige une plus forte l'implication des employés, en particulier pour la gestion de la qualité et le processus d’amélioration continue. Selon Womack et al. (op.cit., p.14), l'une des principales caractéristiques du système de production Lean est de "faire descendre la responsabilité très bas dans l'échelle organisationnelle". Cette implication passe par l’organisation en groupe (le « team working »), animé par un team leader, qui se substitue à l’ancienne figure du contremaître ou du « chef » d’équipe, et qui est supposé être plus un animateur- coordinateur qu’un supérieur hiérarchique. Elle repose aussi souvent sur la polyvalence et la rotation des postes, ce qui permet à la fois une plus grande flexibilité organisationnelle et une meilleure intégration dans le collectif. Par rapport à l’organisation taylorienne, l’employé est donc censé gagner en compétence et en responsabilité – du fait notamment de l’intégration de tâches de contrôle de qualité voire de maintenance préventive à son activité, et du fait de la polyvalence. Cependant, très tôt, des études ont montré que, contrairement à certains espoirs soulevés par ses laudateurs, l’autonomie dans les organisations Lean est dans le fait relativement limitée, et qu’il s’agit d’une implication assez fortement contrainte, imposée non plus directement et principalement par la hiérarchie, mais par l’organisation elle-même du fait des flux-tendus et de la pression des pairs, l’individu défaillant ou peu performant apparaissant comme le « maillon faible », pouvant mettre en péril  l’ensemble du processus (Durand, 2004). Si le travail est potentiellement plus intéressant, il est aussi plus stressant, car exigeant une mobilisation totale. Dès le début des années 1990, ce « management par le stress » a été dénoncé dans l’automobile (voir la contribution de Juan Sebastian Carbonell sur le Lean dans ce secteur).

Un Lean à la française ? 

En France comme en Suède, les entreprises du secteur aéronautique étudiées se référent toutes aux principes du Lean. Cependant, la mise en œuvre de ce dernier diffère de façon importante entre les deux pays.

En France, le Lean a été introduit de façon très verticale (top down), comme une injonction venant de la direction, à partir notamment du modèle importé des constructeurs automobiles – des ingénieurs de ce secteur ont même été embauchés dans certaines entreprises à cet effet. Les salariés, y compris les techniciens et les cadres, ont été très peu consultés – du moins dans un premier temps. L’implémentation du Lean s’est faite par l’imposition de procédures relativement rigides et formelles – parfois jusqu’à la caricature. L’implémentation du Lean a accru le contrôle de l'ensemble du processus de travail en renforçant notamment la gestion par indicateurs. Dans une des entreprises, un cadre a estimé qu'il devait suivre environ 200 indicateurs pour gérer l'activité de son département. Cette situation a entraîné une inflation bureaucratique due à l'augmentation des exigences en matière de reporting. Conformément aux préconisations du Lean, des réunions quotidiennes d’ateliers ont été mises en place. Cependant, dans les cas français, les opérateurs se sont plaints que les réunions du matin se réduisaient principalement à la vérification de listes d’indicateurs et à la transmission d'informations de la direction. L’organisation du travail elle-même reste dans une logique taylorienne, en cela que les opérateurs n’ont pas l’impression que leurs compétences sont reconnues et valorisées – « vous n’avez pas à penser, juste à suivre les instructions », selon les termes de l’un d’entre eux. Au-delà du seul cas des opérateurs, la participation des salariés – définie ici comme la possibilité pour les travailleurs d’être consultés et de pouvoir donner leur avis sur le travail qu’ils accomplissent et la façon dont ils s’organisent - semble limitée, y compris pour les techniciens et de nombreux cadres.

Le contraste est important avec les entreprises suédoises. Même si ces dernières ont aussi introduit des éléments du Lean c’est sous une forme beaucoup plus compatible avec des formes d’organisation apprenantes, mettant davantage l’accent sur l'autonomie, l'apprentissage et la participation (sur ces formes d’organisation du travail apprenantes, cf. la contribution de Salima Benhamou). La mise en œuvre est moins descendante et moins formelle, mais aussi plus axée sur les activités d'apprentissage et d'amélioration continue, associée à une plus grande implication des salariés et accompagnée d'investissements plus importants dans la formation. Le principe du « Lean agile », tel que présenté dans une des plus grosses entreprises du secteur, est basé sur l'idée qu'un employé peut avoir un haut degré d'autonomie et de discrétion, tant qu'il l'exerce dans le cadre du groupe, qu'il s'agisse d'équipes d'opérateurs ou d'équipes d'amélioration continue. Une différence avec la France est le plus haut niveau de formation des opérateurs, notamment en formation initiale, mais aussi des politiques de formation en interne plus développées. Un indice d’un investissement plus important dans le capital humain est le fait qu’il n’y ai pratiquement pas de travailleurs intérimaires dans les entreprises suédoises, alors que leur part chez leurs homologues françaises est importante (au moins 25% des opérateurs, ce taux pouvant grimper jusqu’à près de la moitié à certaines périodes dans certaines entreprises).

Le fait qu’en France, le Lean s’inscrive par de nombreux aspects dans l’héritage du taylorisme, alors qu’il a pris, en Suède, une forme beaucoup plus compatible avec une organisation apprenante est-il propre à l’aéronautique ? Pour le cas français, notre constat rejoint malheureusement celui d’autres études dans des secteurs divers – à commencer par l’automobile (cf. la contribution de Juan Sebastian Carbonell). Selon l’ergonome François Daniellou, il y aurait bien un « Lean à la française », caractérisé notamment par une organisation très centralisée et hiérarchique (« top down ») avec des procédures laissant peu de place à l’autonomie et à la participation des salariés, et se traduisant par une intensification du travail (Daniellou, 2015, p.18-19). 

Le management technocratique et ses limites

Certes le Lean lui-même, par la multiplication et la formalisation des procédures dont il est porteur, est propice au déploiement de ce « management désincarné » qu’a étudié en profondeur la sociologue Marie-Anne Dujarier (2015) (cf. sa contribution).  La caste de ce qu’elle nomme les « planneurs » s’est développée dans les entreprises et organisations, dont le rôle est de concevoir, diffuser et contrôler la mise en œuvre de tous les dispositifs, outils de gestion, procédures et protocoles divers qui encadrent le travail des « opérationnels ».  Ces « planneurs » agissent à un niveau centralisé, très loin du terrain et des réalités concrètes du travail des « opérationnels ». Les grandes entreprises françaises ont été un terrain propice au développement de cette caste, de par leur organisation bureaucratique et leur culture managériale, technocratique, et souvent autoritaire – marquée par une distance hiérarchique mais aussi sociale entre les « sachants », issus de grandes écoles d’ingénieur ou de commerce et les subalternes, dont on attend avant tout qu’ils exécutent. En Suède, la culture managériale est très différente, du fait notamment de la moindre distance – ne serait-ce qu’en termes de qualification – entre les encadrants et les encadrés. Alors que le paradigme de la « planification et du contrôle » domine en France, le paradigme du « processus et de l’apprentissage » est beaucoup plus répandu en Suède et plus généralement dans les pays Nordiques (Elg et al., 2015). Plutôt que d’appliquer de façon rigide des procédures pensées loin du terrain, on associe les travailleurs à leur mise en œuvre, dans le cadre d’un processus continuel d’apprentissage et d’adaptation, où le retour du terrain (« le bottom up ») est aussi important que le vertical descendant (« le top down »), dominant en France.

Cette culture managériale technocratique n’a pas seulement pour conséquences la frustration et la perte de sens du travail des « opérationnels ». Elle empêche l’émergence d’organisations apprenantes, qui sont la condition d'une « organisation innovante » ("innovative workplace"), que l'OCDE définit comme « un environnement de travail qui fournit un terrain propice aux innovations » (OECD, 2010, p.11). On peut, en suivant Jensen et al. (2007), distinguer deux modes d'innovation. Selon le premier mode, « Science, technologie, innovation » (le mode STI), l'innovation est conçue comme le résultat avant tout des activités de recherche développement, et se déploie ensuite de façon verticale (top-down), impactant les process de production et les formes d'organisation associées. Le second mode, reposant sur « Faire, expérimenter et interagir » ("Doing, using and interacting", le mode DUI), renvoie aux innovations qui partent du lieu de travail, selon une démarche davantage bottom-up, où les interactions entre travailleurs et leur apprentissage collectif permettent les innovations incrémentales, et facilitent en même temps l'implémentation d'innovations quand celles-ci viennent « d'en haut ». Le mode DUI est donc indispensable pour rester performant. Or, le management technocratique s’inscrit en forte complémentarité avec le seul mode STI. Si on reprend l’exemple de l’aéronautique, il est intéressant de noter que dans toutes les entreprises françaises d’aéronautique que nous avons étudiées (Ahlstrand et Gautié, 2022), au moins une partie du management, y compris au plus haut niveau, a conscience des limites des formes d'organisation et modes de management dominants dans leur entreprise, notamment du fait qu'elles brident les capacités d'innovation des salariés. Ces managers « éclairés » insistent beaucoup sur la nécessaire autonomie et participation des salariés pour développer leurs capacités d’initiative.

Mais, la résistance de l’approche traditionnelle verticale et autoritaire visant à contrôler le processus de travail par des procédures et des indicateurs est forte, notamment du fait que les nouvelles technologies démultiplient les capacités de contrôle. Une illustration est donnée par le plan de digitalisation récemment mis en œuvre dans un des départements d'assemblage d'une des entreprises aéronautiques françaises étudiées, qui avait consisté à doter les opérateurs de tablettes numériques. Ces dernières permettaient de remplacer les instructions sur papier, mais servaient en même temps d'outils de reporting, les opérateurs devant renseigner de façon détaillée les opérations qu'ils effectuaient. La directrice du département avait bien conscience de tout le potentiel de cet outil en termes de contrôle très précis du travail de chaque opérateur en temps réel, et du calcul d’indicateurs de productivité et performance. Mais elle avait refusé de prendre cette voie, en voulant que l'outil serve avant tout au niveau décentralisé pour faciliter le travail, et en même temps favoriser le partage d'informations entre opérateurs et l'amélioration continue du process par une meilleure coordination. Alors qu’elle expliquait à un autre cadre refuser de profiter du nouveau système pour calculer des indicateurs de performance individuelle et mieux contrôler les opérateurs, ce dernier s’exclama « mais tu es une mauvaise manager ! ».

Faiblesse du dialogue social et difficultés des syndicats à peser sur les choix organisationnels et leur mise en œuvre

La participation des salariés peut aussi s’inscrire dans un cadre plus collectif, médiatisé notamment par les organisations syndicales. Or, quand on compare ici encore la France avec les pays Nordiques, force est de constater que les syndicats n’ont que tardivement investi les questions de conditions et de qualité de vie au travail, sans questionner « en amont » les formes d’organisation, mais mettant plutôt l’accent sur la négociation, « en aval », des compensations en termes de salaire et/ou de temps de travail.

Cette attitude s’inscrit dans une histoire longue et qui n’est pas propre seulement à la France. Dans les représentations du travail, on peut distinguer la figure positive et la figure négative de ce dernier (Freyssinet, 2022). La première renvoie au travail comme accomplissement – épanouissement personnel et création de lien social. Elle suppose la bonne « qualité du travail (emploi) » – en termes de conditions de travail et d’emploi – mais aussi, le « travail de qualité » – le travail « bien fait » et ressenti comme utile, dans l’entreprise mais aussi plus largement pour la société. La figure négative renvoie au travail comme aliénation, exploitation, pénibilité. Selon Bruno Trentin (2012), homme politique et syndicaliste italien, dans les pays d’Europe du Sud peut-être plus particulièrement, une grande partie de la gauche et le mouvement syndical ont été marqués durant l’après-guerre, et notamment pendant la période fordiste où le taylorisme était dominant, par une vision selon laquelle il était illusoire de penser pouvoir promouvoir la figure positive du travail dans le cadre du capitalisme existant. En attendant la révolution, la priorité était donc de limiter les aspects négatifs du travail, en essayant certes de contrecarrer son intensification, mais en négociant aussi des compensations salariales, et en essayant de réduire au maximum son emprise sur la vie personnelle, en promouvant la réduction du temps de travail et de l’abaissement de l’âge de la retraite. Cette stratégie s’est inscrite dans le cadre d’un compromis fordiste où l’employeur garde seul la prérogative de l’organisation du travail, les syndicats ne pouvant agir que de façon défensive, et/ou compensatrice pour en limiter les conséquences négatives. En France, cette prérogative a été réaffirmée avec force dans l’Accord national interprofessionnel « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle » de 2013, qui précise que « L’organisation du travail est de la seule responsabilité de l’employeur » (article 12), l’intervention des salariés et de leurs représentants se limitant aux « modalités de mise en œuvre de l’organisation du travail » (Freyssinet, 2022). Ceci est aussi à mettre en relation avec la forte réticence de la plupart des syndicats à s’impliquer dans ce qui pourrait apparaître comme de la cogestion.  Si on ajoute que les syndicats sont divisés et faibles (taux de syndicalisation inférieur à 10% dans le secteur privé), et que la qualité du dialogue social n’est en moyenne pas très élevée, on comprend que leur capacité à peser non seulement sur les choix organisationnels mais aussi les modalités de leur mise en œuvre est limitée.

La situation est assez différente dans un pays comme la Suède. Le syndicalisme est plus unifié – avec notamment une confédération (LO) très dominante parmi les cols bleus – et repose sur une base puissante (taux de syndicalisation de l’ordre de 70%). Surtout, dès les années 1970, les syndicats se sont emparés de la question non seulement des conditions de travail et de qualité de vie au travail, mais plus fondamentalement de son organisation, en mobilisant une expertise académique.  Depuis les années 1980, LO, et en particulier son syndicat affilié de l'industrie manufacturière, Metall (aujourd'hui IF Metall), s'emploie à promouvoir le "système sociotechnique" (STS), qui met l'accent sur la démocratie au travail, basée sur l'autonomie et la participation des travailleurs. L'intérêt pour les STS s'est développé dans le cadre des relations de coopération entre IF Metall et l'Association suédoise des employeurs (SAF, aujourd'hui Confédération des entreprises suédoises), dans un contexte de pénurie de main-d'œuvre et alors que les employeurs étaient eux-mêmes à la recherche d'innovations organisationnelles pour améliorer la qualité et la productivité. Lorsque le Lean a été introduit dans l'industrie automobile suédoise au début des années 1990, les syndicats se sont montrés assez critiques, car il était perçu comme concurrent du STS, avec une autonomie et une participation des travailleurs plus limitées. Toutefois, en raison de l'intérêt croissant des employeurs pour le Lean, les syndicats ont adapté leur stratégie. Lors de son congrès de 2008, IF Metall a mis en avant le concept de "travail durable" pour tenter de défendre les principes des STS dans le cadre du système Lean. Comme nous l’avons constaté dans le secteur de l’aéronautique, grâce à leur expertise et leur pouvoir de négociation, les syndicats suédois ont contribué à infléchir l’implémentation du Lean dans une direction différente de celle prise en France.

Ce constat sur les déficiences françaises – qui va bien au-delà de l’aéronautique – n’énonce cependant pas une fatalité. Nous avons souligné une certaine prise de conscience des limites de nos modes de management et d’organisation du travail chez certains cadres. Cette question commence à être saisie par les syndicats, en lien aussi avec une demande croissante des travailleurs, désireux pour beaucoup de plus d’autonomie et de participation. Si elle a été éclipsée par celle de l’emploi au sortir du fordisme à partir des années 1970 – et notamment en France où le chômage a été massif – il ne faut pas qu’elle redevienne secondaire par rapport à celle du salaire, même si cette dernière est revenue au cœur des préoccupations avec le retour de l’inflation. 

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

 Ahlstrand Roland et Gautié Jérôme (2022), “Labour–management relations and employee involvement in lean production systems in different national contexts: A comparison of French and Swedish aerospace companies », Economics and Industrial Democracy (version électronique, 24 juin).

Caroli Eve et Gautié Jérôme (dir.) (2010), Bas salaires et qualité de l’emploi. Le paradoxe français, Paris, Editions Rue d’Ulm.

Benhamou Salima et Lorenz Edward (2020), « Les organisations de travail apprenantes : enjeux et défis pour la France », Paris, France Stratégie. 

Dujarier Marie-Anne (2015), Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

Durand Jean-Pierre (2004), La chaîne invisible, Paris, Le Seuil.

Daniellou François (2015), “Subsidiarity in the organization – a key issue to prevent psychosocial risks” dans Mattias Elg, Per-Erik Ellström, Magnus Klofsten and Malin Tillmar (eds.), Sustainable Development in Organizations: Studies on Innovative Practices, Cheltenham, Edward Elgar, p.16-28

Elg Mattias, Ellström Per-Erik, Klofsten Magnus and Tillmar Malin (eds.) (2015), Sustainable Development in Organizations: Studies on Innovative Practices, Cheltenham, Edward Elgar.

Freyssinet Jacques (2022), “Le travail, une valeur ?”, Document de Travail, n°01-2022, IRES, février.

Jensen Morten Berg, Johnson Björn, Lorenz Edward, Lundvall Bengt Åke (2007), “Forms of Knowledge and Modes of Innovation”, Research Policy, June.

OECD (2010), Innovative Workplaces, Paris, OCDE.

Trentin Bruno (2012), La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, traduction française, Paris, Fayard.

    

Programme Jeune Recherche (2023)

Lauréat.e.s 2023

Ce programme s’inscrit dans la dynamique de redéploiement du LIEPP en partenariat avec Université Paris Cité. Il est ouvert aux doctorant.e.s (qui doivent être inscrit.e.s en thèse au moment du dépôt de leur candidature) et jeunes docteur.e.s (ayant soutenu depuis moins de 2 ans, la thèse devant avoir été soutenue après le 31 août 2021) dont l’affiliation principale est un laboratoire de Sciences Po ou d’Université Paris Cité, toutes disciplines confondues.

Il poursuit quatre objectifs :

  • Valoriser et apporter un appui aux travaux de jeunes chercheur.e.s 
  • Faciliter la traduction des recherches académiques en résultats utiles pour l’évaluation des politiques publiques 
  • Favoriser la mise en dialogue interdisciplinaire des recherches, en vue notamment de favoriser l’émergence de projets interdisciplinaires 
  • Donner une meilleure visibilité, auprès d’acteurs publics et de la société civile, aux travaux de jeunes chercheur.e.s ayant un apport pour l’évaluation des politiques publiques

Voir le descriptif complet du programme en 2023 et les modalités de candidature.

LAURÉAT.E.S DU PROGRAMME POUR 2023/2024 : 

CARTAILLER, Julie, économie, LIRAES (Université Paris Cité): Quelles sont les préférences des jeunes concernant leur prise en charge en santé mentale ?

L’ENquête sur les Préférences, le recours et le REnoncement aux soINs des jeunes adultes en sanTE mentale (ENPREINTE) a pour objectif de proposer des pistes d’amélioration de la santé mentale des jeunes adultes (18-30 ans). Les troubles psychiques sont considérés comme le premier fardeau économique mondial en santé, plus grand que les maladies cardio-vasculaires ou le cancer. Or, les jeunes adultes souffrent plus de troubles psychiques et addictifs que la population générale. Cependant, ils recourent peu aux soins en santé mentale. Cela implique un coût et une perte de qualité de vie significatifs pour cette population qui se prolongent souvent toute la vie d’un malade. L’enquête ENPREINTE vise donc à quantifier le recours et le renoncement aux soins des jeunes adultes, à en déterminer les causes et à proposer des pistes d’amélioration de leur prise en charge en santé mentale. Ces recommandations reposeront notamment sur la mesure des préférences de soins des jeunes adultes afin de proposer des modalités d’accompagnement qui leur conviennent.

CORCHETE, Charlotte, sociologie, CRIS (Sciences Po): Corriger les conséquences des biais ethno-genrés lors de l'évaluation des élèves à l’aide d’un barème de notation ? Un essai randomisé contrôlé auprès des enseignant.e.s de français au collège

Corriger les conséquences des biais ethno-genrés lors de l'évaluation des élèves à l’aide d’un barème de notation? Un essai randomisé contrôlé auprès des enseignant.e.s de français au collège. En France, les récents résultats de la DEPP ont montré qu’il existe des écarts de performance (non expliqués par l’origine sociale) pour les garçons de troisième d'origine maghrébine ou subsaharienne et que de potentiels biais ethno-genrés peuvent s’activer lors des processus d’évaluation et de suivi scolaire (Brinbaum, 2019). La mise en place d'expérimentations dans l'éducation est un bon levier pour réduire les conséquences des potentiels biais des personnes en charge de l’enseignement afin de favoriser l’égalité. Le premier objectif de ce projet est de réaliser une revue de littérature systématique de l'ensemble des expérimentations (2000-2022) permettant d’identifier les conséquences des biais ethno-genrés des enseignant.e.s lors de l'évaluation des élèves (notamment concernant les notes, le comportement et l'orientation scolaire). Le second objectif est de réaliser une expérimentation peu coûteuse et facile à mettre en oeuvre par l'action publique afin d’encourager le recours, tout au long de l’année, aux barèmes de notation précis (déjà utilisés pour le brevet des collèges) pour l'évaluation des élèves.

DIALLO, Fatoumata, science politique, CERI (Sciences Po): Standardized solutions for sustainable transport. A comparative study of Bus Rapid Transit (BRT) implementation processes in Cape Town, Lagos and Île-de-France

Au cours des dernières décennies, les villes sont devenues des acteurs clés dans la quête de modes de vie et de développement soutenables, en particulier dans le secteur des transports. Au début des années 2000, un projet de mobilité urbaine a connu un succès fulgurant à l’échelle mondiale : le BRT (Bus Rapid Transit). Les réseaux de BRT sont caractérisés par la circulation de bus sur voies dédiées. Rapidement, les banques de développement et ONG ont promu et diffusé cette solution, en soulignant son faible coût et ses potentiels impacts positifs en matière de soutenabilité. Toutefois, au gré des différentes adoptions du BRT dans les années 2000 et 2010, son impact réel sur les avancées vers des mobilités plus durables demeure contestable. Cette étude interroge le rôle du BRT en tant que solution standardisée sur les gains en matière de soutenabilité dans trois contextes locaux : le Cap, Lagos et l’Île-de-France. Les données recueillies indiquent que l’adoption du BRT peut avoir des résultats conséquents sur le long-terme en invitant à repenser la mobilité durable au niveau local. Toutefois, les résultats quant aux gains de court terme en matière de durabilité restent mitigés.

EID, Julia, santé publique, CEPED (Université Paris Cité): Effets sur la situation socio-économique et de santé d’un accompagnement global pour des femmes en situation de précarité vivant avec un diabète, une hypertension artérielle ou une obésité en Ile-de-France

Le diabète, l’obésité et l’hypertension artérielle sont des maladies chroniques qui constituent une réelle épidémie mondiale qui touchent particulièrement les populations les plus défavorisées. La prise en charge de ces maladies ne repose pas uniquement sur un traitement médical mais nécessite des changements profonds et durables des habitudes de vie (alimentation et activité physique) des personnes vivant avec ces maladies. Depuis février 2022 l’association Ikambere a ouvert un centre d’accueil et d’accompagnement pour les femmes en situation de précarité vivant avec ces pathologies en Ile-de-France. Le centre propose un accompagnement global sur le plan de la santé et sur le plan social. Cette recherche propose d’évaluer l’impact d’une politique publique de lutte contre les inégalités sociales de santé par le prisme de ce projet innovant porté par l’association Ikambere largement soutenue par les institutions publiques pour cette expérimentation. L’objectif de ce projet de recherche est de mesurer les effets de l’accompagnement par le centre sur la situation socio-économique et de santé des femmes accompagnées et d’identifier les mécanismes qui conduisent à ces changements. Une évaluation en méthodes mixtes est conduite ainsi qu’une une analyse de coûts. Si des bénéfices sont démontrés ce projet de recherche permettra la diffusion et le développement de ce type de structure.

GELIX, Camille, science politique, CEVIPOF(Sciences Po)La relève démocratique : étude comparée de l'intégration de jeunes candidats aux élections municipales françaises et québécoises

La thèse a pour objectif de retourner le problème du manque de représentation des jeunes dans les institutions politiques en s’intéressant à ceux et celles qui, à contre-courant, décident de se porter candidat.es dans leur ville. Pourquoi et comment devient-on candidat.e local entre 18 et 35 ans dans une grande métropole? Sur quelles ressources s’appuie ce groupe pour s’approprier ce rôle? Comment les institutions municipales au sens large (Wolman, 1995) influencent la perception et le recrutement des jeunes? Deux aspects seront comparés : d’un côté, la perception et le parcours des acteurs et de l’autre, les évolutions institutionnelles du municipal pour s’adapter aux nouvelles cohortes de candidat.es. La recherche ne vise pas à questionner les biais de sélection des candidats qui sont déjà connus de la sociologie des élus (genre, cycle de vie, classe sociale…), mais plutôt d’analyser à travers les stratégies et représentations des acteurs, que ce soient les candidats eux-mêmes, les groupes politiques qui les soutiennent et les institutions politiques, quels sont les adaptations futures et en cours qui permettraient une meilleure représentation de l’ensemble des cohortes au sein des municipalités.

JEONG, Jiwon, santé publique, CERMES3 (Université Paris Cité): Alcoolisation et risques sexuels chez les jeunes adultes en France et en Corée du Sud

Cette étude vise à contextualiser la relation entre alcoolisation et risques sexuels dans le cadre des normes culturelles. Elle traite des représentations sur les risques sexuels liés à l’alcool, en explorant les normes et les pratiques qui se construisent selon les contextes culturels. Ce travail permettra d’identifier un groupe plus vulnérable aux risques sexuels liés à l’alcool en identifiant les contextes socio-culturels qui permettent de faciliter ou empêcher ces risques. L'étude se focalise sur trois objectifs : 1) contextualiser la relation entre alcoolisation et risques sexuels et développer une typologie des groupes à risque; 2) examiner les représentations individuelles et culturelles des risques sexuels liés à l’alcool, en explorant les normes et les pratiques; 3) identifier les facteurs sociaux qui constituent l’auto-stigmatisation des personnes ayant subi des risques sexuels sous l'effet de l'alcool. Cette thèse s’appuie sur une méthode quantitative et qualitative comprenant une comparaison interculturelle (France-Corée du Sud) pour permettre une compréhension des dynamiques des risques sexuels liés à l’alcool, du niveau individuel au niveau social.

KONECHNI, Bartholomew, sociologie, CRIS (Sciences Po): Studying the Changing Pattern of Protective Behaviours During the COVID-19 Crisis

La pandémie a posé un défi fondamental à la politique de santé. En l'absence de mesures efficaces, les gouvernements ont eu recours à trois grandes solutions : la coercition, le soutien économique et, enfin, la vaccination. Ces solutions ont ouvert la voie à de nouveaux instruments de gouvernance (le confinement, le port du masque obligatoire, les transferts directs aux citoyens les plus pauvres, le passe sanitaire, etc). Bien que nombre de ces politiques aient effectivement permis de réduire le nombre de cas et de décès, la plupart d'entre elles étaient difficiles à mettre en oeuvre à long terme. En se concentrant sur les pays européennes et nord-américaines, ce projet cherche à répondre à trois grandes questions. Premièrement, comment la conformité aux interventions non pharmaceutiques a-t-elle évolué sur le long terme de la pandémie (c'est-à-dire de mars 2020 à décembre 2021)? Deuxièmement, comment les différentes approches politiques (coercition, incitations et vaccinations) ont-elles influencé cette évolution? Enfin, quels facteurs ont modéré l'efficacité des politiques (classe sociale, confiance dans le gouvernement, identité partisan)?

KRAEPIEL, Lucie, sociologie, CSO (Sciences Po): Concevoir et organiser la prise en charge ambulatoire des pathologies cardio-vasculaires : enjeux professionnels et organisationnels

Ce projet s’inscrit dans un travail de thèse en cours au Centre de Sociologie des Organisations. Il s’agit d’étudier et d’analyser la manière dont les établissements de santé (hôpitaux publics, établissements privés et ESPIC) mais aussi les groupes professionnels présents s’approprient les incitations à mettre en place des prises en charge ambulatoires, en particulier dans la prise en charge des pathologies cardio-vasculaires. Les prises en charge ambulatoires sont fortement encouragées depuis une vingtaine d’années, par les institutions (ministère(s), Agences Régionales de Santé, Haute Autorité de Santé) dans un mouvement plus général de rationalisation des coûts et des pratiques, mais elles sont des bouleversements organisationnels qui impactent à la fois les relations intra- et inter- groupes professionnels. Ce projet entend analyser et évaluer les conséquences de réformes au long cours comme celles qui aboutissent aux incitations à l’ambulatoire sur le travail, les pratiques professionnelles et les relations professionnelles au sein des services hospitaliers qui vivent ces transformations.

LAURITZEN, Felipe, économie, Département d'économie de Sciences Po: Can Public Campaign Funding Change Politicians’ Behaviour? Evidence from Brazil, 2004-2022

Cette recherche analyse l'impact des récentes réformes électorales au Brésil sur le comportement des politiciens envers les citoyens et les partis politiques. Elle examine l'influence du financement des campagnes électorales et des politiques novatrices visant à réduire les intérêts privés. L'étude s'appuie sur la littérature existante, en mettant l'accent sur l'effet causal du financement des campagnes électorales sur les résultats électoraux et les effets positifs de l'interdiction des dons d'entreprises et de l'instauration de plafonds de dépenses. En enquêtant sur les données de financement, l'activité législative et les transferts affectés, elle évalue l'influence des donateurs de campagne sur les actions des politiciens. La recherche utilise des données d'enquête inédites et des outils empiriques, en étudiant les effets conjoints des réformes pendant le cycle électoral de 2014 à 2018. Les résultats contribuent à la compréhension de la représentation politique et fournissent des informations aux décideurs politiques pour améliorer les systèmes politiques à l'échelle mondiale.

 LAVIER, Cécile, sociologie, CSO (Sciences Po): Repenser la “réticence vaccinale” : étude comparée des vaccinations HPV et VHBRepenser la “réticence vaccinale” : étude comparée des vaccinations HPV et VHB

L’objectif de la thèse est d’étudier conjointement la construction et la réception des politiques de vaccinations contre l’hépatite B et contre les papillomavirus humains, deux vaccinations immunisant contre des maladies sexuellement transmissibles qui peuvent à terme favoriser le développement de cancers, mais ayant connu des controverses quant à leur efficacité et leur sécurité. La comparaison entre ces deux vaccinations vise à déconstruire les discours scientifiques et institutionnels qui établissent un lien causal entre ces controverses médiatiques et juridiques et des couvertures vaccinales jugées insatisfaisantes. En s’appuyant sur une enquête qualitative socio-historique, cette recherche vise à mettre en évidence d’autres facteurs explicatifs de la réception de ces dispositifs de prévention, en étudiant conjointement les trajectoires de ces deux vaccinations dans la politique française.

MAREC Marie-Gaëlle, psychologie, santé publique, sociologie, CRPMS (Université Paris Cité): Evaluation de la pratique de l'Emploi Accompagné en France pour les personnes en situation de handicap psychique

L’insertion professionnelle durable des personnes en situation de handicap psychique est une préoccupation d’actualité en tant que facteur majeur d’inclusion sociale et de rétablissement. Cette thématique est devenue l’objet d’un courant de recherche actif au plan international. Le modèle de l’Emploi Accompagné (supported employment) est aujourd’hui valorisé comme pratique fondée sur des données probantes, de nombreuses études ayant établi la supériorité d’efficacité de cette approche pour l’intégration de ces publics en milieu de travail ordinaire. Développée dans de nombreux pays, cette pratique est aujourd’hui reconnue et recommandée en France par les pouvoirs publics (article 52 de la loi 2016-1088 du 8 août 2016, dite “loi travail”.). Cette recherche évalue la mise en oeuvre de cette pratique en France de 27 dispositifs, notamment en termes de taux d’insertion professionnelle (et de maintien en emploi) mais aussi en appréciant les effets de ce dispositif sur les personnes accompagnées. Les compétences des conseiller.ère.s en emploi ainsi que les mesures mises en place par les entreprises pour favoriser l’intégration professionnelle des personnes en situation de handicap psychique y sont étudiées. Le projet aspire à contribuer au développement de pratiques d’évaluation et de recherche dans le secteur médico-social, domaine d’activité important dans le champ de la santé mentale et encore peu associé à des pratiques de recherche académique en France.

MARTINI, Philippe, sciences politique, CERI (Seciences Po): Valeurs et autodétermination cosmogonique dans la mesure et l’évaluation de politiques de développement

Dans le cadre du développement international, les indicateurs permettent une intégration entre les Etats et une coordination de leurs politiques de développement en apportant un langage commun établissant des standards qui définissent ce qu’est le développement. Celui-ci implique une vision communément acceptée de ce qu’est le bien-être pouvant être diffusée par l’utilisation d’indicateurs dans l’évaluation des politiques. Dans un monde pluriel, quelques Etats font donc face à un défi : garantir l’autodétermination de leur modèle de développement fondé sur une vision du monde qui leur ait propre, alors que les indicateurs internationaux exigent une normalisation des pratiques et des valeurs afin de pouvoir communiquer avec d’autres acteurs internationaux. C’est le cas du Bhoutan qui est connu pour sa manière d’évaluer le développement à travers son Indice du Bonheur national brut concevant un progrès multidimensionnel fondé sur une cosmogonie bouddhique. Néanmoins, le gouvernement serait aussi contraint de rendre des comptes aux instances internationales en termes d’indicateurs conventionnels afin de garantir la permanence de l’aide internationale. Ainsi, notre recherche cherchera à répondre à la question : De quelle manière, le Bhoutan opérationnalise-t-il la médiation entre le besoin de communiquer à l’international et la préservation de sa vision du bien-être dans l’évaluation et la mesure de ses politiques publiques de développement?

ROBICQUET, Pierre, sociologie, santé publique, CERMES3 (Université Paris Cité): Le partage de la santé mentale ? Dynamiques contrariées de mutualisation des ressources et de spécialisation du travail en psychiatrie publique

L’organisation de la santé mentale en France repose sur l’articulation entre des services de santé, des services sociaux et des services médico-sociaux, dont le but est d’assurer la continuité du suivi des individus vivant avec des troubles psychiques. Dans un souci de rationalisation des pratiques et de gain d’efficacité, les pouvoirs publics insistent depuis près de dix ans pour la mise en place d’une offre « graduée » et « coordonnée ». Ils défendent une division plus stricte des rôles, et la circonscription de la psychiatrie publique à une fonction de soin, plutôt que d’assistance et d’accompagnement. Les travaux de sciences sociales ont toutefois montré que les interventions des pouvoirs publics n’ont pas permis de clarifier l’offre, ou de se défaire de la dépendance au modèle hospitalier, pourtant largement fragilisé pour y arriver. Plusieurs sous-ensembles d’acteurs et de réseaux continuent de cohabiter par territoire et par hôpital, plus ou moins imperméables au changement, et dont le rôle est toujours négocié localement. L’objectif de ce projet est de comprendre comment ont été conçues les réformes de santé publique visant à réguler l’offre de santé mentale depuis 2010, et comment sont-elles appropriées par les administrateurs et les professionnels de santé à l’hôpital.

TAIEB, Elora, psycholigie, LaPsyDe (Université Paris Cité): Caractérisation des facteurs socio-économiques, cognitifs et émotionnels impliqués dans les difficultés en lecture et en mathématiques chez les enfants d’âge scolaire

Dès l’école primaire, une acquisition adéquate de la lecture et des mathématiques constitue un enjeu capital. Toutefois, un certain nombre d’enfants présentent des difficultés dans ces apprentissages fondamentaux, sans pour autant être diagnostiqués comme « dyslexiques » ou « dyscalculiques ». Ces enfants, qui sont en partie issus de milieux socio-économiques (SSE) défavorisés, ne bénéficient souvent pas d’aides ou de remédiations adaptées. L’origine précise des difficultés en lecture et en mathématiques chez cette population n’a été que très peu étudiée et pourrait comporter de multiples facettes. Notamment, le SSE pourrait agir sur le développement de compétences cognitives, qu’elles soient spécifiques (e.g., conscience phonologique pour la lecture, comparaison de nombres pour les mathématiques) ou bien générales (e.g., fonctions exécutives), mais également sur des compétences émotionnelles (e.g., anxiété, résilience). Ainsi, ce projet s’inscrit dans une perspective de réduction des inégalités éducatives et vise à identifier des cibles de remédiation efficaces à destination de ces enfants en difficulté.

THEBAULT, Georgia, économie, Département d'économie de Sciences Po: Contraintes géographiques dans l’accès aux formations sélectives dans l’enseignement supérieur en France

La distance à la formation la plus proche joue un rôle clé dans l'accès à l'enseignement supérieur. Dans la mesure où il existe de nombreux freins à la mobilité étudiante, l'inégale répartition de l’offre de formation sur le territoire détermine fortement les inégalités géographiques d’accès à l’enseignement supérieur, notamment aux formations sélectives. Ce projet étudie cette question en évaluant l'impact de la création de classes préparatoires et de sections de technicien supérieur dites « de proximité » sur l’orientation des élèves après le baccalauréat. Une première partie descriptive montre que la distance à la formation a un effet sur les candidatures et l’accès aux formations sélectives. En exploitant de manière systématique les ouvertures de classes sur le territoire au cours de la période 2007 à 2015, la deuxième partie de l'étude montre que l’ouverture d’une classe préparatoire aux grandes écoles ou d'une section de technicien supérieur (STS) a un effet positif sur l’inscription dans ce type de formation. L’impact de l’ouverture de filières sélectives sur l’accès à ces formations provient pour l’essentiel d’élèves qui, dans la situation contrefactuelle, se seraient inscrits à l’université plutôt que dans une autre filière sélective. L'effet est plus fort pour les lycéens des petites communes, ainsi que pour les lycéens professionnels lorsque l'on considère l'ouverture d'une classe de STS.

TSOUTSOPLIDI, Olivia, économie, Département d'économie de Sciences Po: Campaign Finance Quotas and Political Representation

Ce projet cherche à expliquer et à combler l'écart entre les genres le plus persistant, celui de l'autonomisation politique et de l'égalité de représentation. Il vise à évaluer deux réformes récentes au Brésil : (i) une réforme de 2018 qui alloue un financement public et du temps de télévision/radio gratuit pour les campagnes des candidats proportionnellement aux femmes et aux candidats afro-brésiliens ; et (ii) une réforme de 2021 qui alloue un financement aux partis au prorata des performances électorales de ces candidats minoritaires. Il compare le succès relatif de ces deux politiques de financement par quotas à des quotas sur les listes de candidats et explique les différents mécanismes par lesquels elles opèrent. Il utilise une dimension quasi aléatoire de la politique pour identifier son effet sur les résultats électoraux et la sélection des candidats (canal d'approvisionnement politique). Il utilise également une expérience d'enquête pour examiner son impact sur les attitudes des électeurs afin d'identifier les effets comportementaux de la politique sur les résultats électoraux (canal de demande politique). Il vise à construire un modèle économique pour analyser les mécanismes par lesquels la politique des quotas affecte la représentation politique, la sélection politique et la décision des nouveaux entrants; cela ayant des implications directes sur les politiques optimales pour combler l'écart politique entre les genres ainsi que la sous-représentation des minorités. 

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Marie-Anne Dujarier- Le paradoxal déploiement du management par les dispositifs

Marie-Anne Dujarier est sociologue, professeure à l’Université Paris Cité (IHSS / LCSP) où elle est responsable du Master Sociologie clinique et psychosociologie. Ses recherches portent sur l’encadrement social de l’activité par les institutions que sont l’emploi, la consommation et le management. Elle a notamment publié L’idéal au travail (Puf – Quadrige, 2006), Le management désincarné (La Découverte, 2016), Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée (Puf, 2021). Elle a aussi dirigé Idées reçues sur le travail, publié en 2023, au Cavalier Bleu, avec un collectif de 40 chercheu.res.

Le paradoxal déploiement du management par les dispositifs

Marie-Anne Dujarier

Management contemporain : quoi de neuf ?

Le management est, pour un employeur, le moyen de faire faire les choses ; ou mieux encore, de faire en sorte que les choses soient faites. Cette pratique sociale s’est développée et formalisée depuis le capitalisme industriel, et avec l’accroissement de la taille des organisations.

 

Des « modes managériales » (Abrahamson, 1996) se sont succédées depuis un siècle dans les entreprises privées et publiques, comme dans l’administration : taylorisme, fordisme, fayolisme, direction par les objectifs, démarches qualités, « qualité totale », « démarches participatives », reengineering, benchmarking, lean management, méthode Agile…

Aujourd’hui, ce qui caractérise les manières d’organiser la production et de fabriquer des marchés est un management désincarné, avec une direction massivement exercée via des dispositifs. Le mot s’entend au sens proposé par Michel Foucault (2001) comme un « ensemble relativement hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ». Nous pourrions ajouter, pour actualiser cette liste, des outils de gestion et des systèmes informatiques.

Utilisés par l’État pour encadrer les populations et leurs actions, les dispositifs s’imposent maintenant aussi dans les grandes organisations productives, y compris privées, pour prescrire, outiller, organiser, cadencer et contrôler l’activité productive humaine. Le « quoi » faire, le « comment » faire et le « pourquoi » faire sont partout contenus dans des dispositifs, c’est-à-dire des choses, plus qu’énoncés par des personnes.

Cette configuration sociale suppose de mandater des salariés pour concevoir, diffuser et mettre en œuvre les dispositifs. Leur employeur attend qu’ils améliorent les résultats (taux de retour sur investissement, réduction des coûts, amélioration de la productivité et de la qualité, développement des marchés…), en agissant sur les organisations, l’emploi et l’activité des humains productifs. Ces derniers sont des employés aux statuts divers, mais aussi des client.es et citoyen.nes incité.e.s ou contraint.e.s à coproduire les services consommés – que ce soit face à une caisse prétendument automatique de supermarché, au moment de réaliser des opérations bancaires depuis chez soi, d’acheter un billet de train, de rentrer des choix dans Parcoursup ou de déclarer ses impôts.

Ce mode de management s’inscrit dans la « rupture anthropologique » (Castel, 1995), initiée avec le taylorisme. Elle sépare la pensée de l’action, l’organisation des tâches de leur réalisation. Les concepteurs de dispositifs sont en effet chargés de penser la tâche sans la faire, à l’intention de celles et ceux qui sont supposés la réaliser sans toucher aux normes et règles dont elle est porteuse.

Présents dans toutes les grandes structures, ces salariés de grandes organisations sont rattachés à la direction générale qui soutient leurs projets ou bien consultant.es pour elle. Diplômé.es à un niveau Bac +5 d’écoles et universités sélectives, ces cadres sont situés à distance fonctionnelle, temporelle, sociale mais aussi topographique (cf la contribution d’Olivier Godechot), des opérationnels dont l’activité est encadrée par leurs dispositifs. Cette distance fonde leur mandat et leur légitimité professionnelle. Elle leur permet de voir les choses et les gens de haut, en « plan », c’est-à-dire à la fois de manière globale, lointaine, abstraite et rationnelle. Aussi, nous proposons de les dénommer par le néologisme de « planneurs », pour les distinguer des cadres de proximité ou de ceux qui travaillent dans la recherche et développement. D’après notre enquête, les planneurs ont pris une place importante : ils seraient désormais 40 % des cadres en France (Dujarier, Wolff, Schlagdenhauffen, 2015).

S’ils ne sont pas les hiérarchiques officiels des opérationnels, l’activité de ceux-ci est pourtant, de fait, encadrée par les dispositifs qu’ils ont conçus ou qu’ils font respecter. La majorité des planneurs (56 %) déclare en effet avoir pour mission de « fournir des outils et/ou méthodes de travail pour les autres salariés » et 43 % disent « mettre en place des méthodes de contrôle, d’évaluation, de reporting et de mesure de performance dans les entreprises ». Les méthodes qu’ils déclarent mettre en œuvre s’intitulent « conduite du changement », « optimisation des flux, de la qualité et de la sécurité », « réduction des coûts », « informatisation », « développement, innovation », « fiabilité financière et comptable et de contrôle de gestion », « optimisation de la fonction RH », etc. Une grande partie des dispositifs porte des noms, généralement des acronymes d’anglicismes, incompréhensibles pour un néophyte (TPM, TQM, CRM, ERP, GPEC, SAP, SRUM, MPO…).

Qu’ils soient salariés de l’organisation ou consultants pour celle-ci, ils se revendiquent spécialistes de méthodes universelles plus qu’experts d’un secteur productif. À cet égard, la majorité des planneurs doute d’avoir un « vrai métier ». L’examen de leur carrière indique qu’ils passent d’un secteur productif à un autre avec régularité, y compris entre public et privé. Ainsi, un DRH de l’agroalimentaire devient, sans aucune difficulté apparente, DRH d’hôpitaux publics, par exemple.

Cette forme d’encadrement a de fortes incidences sur le travail réel et vécu des hommes et femmes qui doivent penser, agir et vivre quotidiennement avec des dispositifs. Or, elle est l’objet d’une critique sociale étendue. On cherchera à comprendre alors les ressorts de son extension en portant l’attention sur les marchés des dispositifs et celui des emplois de planneurs.

Comment ce management à distance est-il vécu ?

Dans ce management via les dispositifs, les tâches, leur organisation et évaluation sont conçues de manière générique, hors de la situation réelle, et avant qu’elle n’ait lieu, par des personnes qui en sont éloignées.

Employés et consommateurs doivent alors faire un effort de traduction : décrypter le vocabulaire des concepteurs et sa signification, rentrer dans leur logique, constater que les valeurs et le sens de l’activité imposés par ces dispositifs heurtent parfois celles de leur métier. Que l’on soit un médecin hospitalier soumis au système de la « Tarification à l’acte » (T2A), un guichetier dans une agence de location de voitures ou une cadre proximité dans la pétrochimie, il faut arriver à comprendre ce que ces dispositifs exigent, nomment, mesurent, valorisent, pour arriver à produire avec eux, mais aussi pour tenter de les contourner.

Lorsque la situation concrète et le client (le patient ou l’usager) se présentent tels que les concepteurs l’ont imaginé, « ça roule », entend-on dire. Mais ce cas est rare : dans un hôpital, une multinationale ou une usine, de même que dans une classe d’école, une banque ou un aéroport, les clients et usagers sont infiniment variés et leurs demandes régulièrement subtiles, partiellement implicites et polymorphes ; les aléas sont nombreux, qu’ils concernent le fonctionnement des machines et outils, les effectifs réellement disponibles, la santé ou le climat. Celles et ceux qui doivent travailler avec ces dispositifs observent que ceux-ci sont régulièrement « à côté de la plaque ». Un commentaire fuse alors régulièrement, teinté de colère : ceux qui les ont inventés ne connaissent pas le « réel » ; ils « planent complètement ». Les objectifs à réaliser, les catégories de pensée et d’action, les étapes de réalisation comme les méthodes de contrôle s’avèrent être maladroits en situation. Ils sont alors jugés, non sans émotion, peu efficaces, ou même source d’un grand gâchis – de temps, d’énergie, d’intelligence, de matière et même d’argent. Cette critique sociale est quasi unanime – jusque et y compris chez les planneurs eux-mêmes, lorsqu’ils doivent travailler avec les dispositifs conçus par d’autres.

Or, dans ce mode d’encadrement, du fait de la distance topographique, organisationnelle et sociale, il n’est pas possible d’interagir avec les prescripteurs. Les objectifs, même inatteignables, les procédures mêmes contre-productives, comme les discours lénifiants sur la « conduite du changement » deviennent indiscutables. Face à un dispositif, il n’est pas possible de les contester, d’arranger, d’arrondir, ou d’inventer des manières de faire autrement. C’est ce qu’expriment les insultes ou même petites claques infligées de manière si dérisoire à des ordinateurs, par exemple, lorsqu’ils imposent les finalités et modalités de l’action humaine, avec maladresse ou injustice. La renormalisation et la régulation au fil de l’activité, cette participation ordinaire à la vie politique comme à l’efficacité, sont ici déniées ; à ceci s’ajoute l’expérience d’être sans cesse entravé, voire d’être contraint à mal travailler comme à tricher avec le système, aux dépens de l’efficacité et de la qualité.

Enfin, ce management par les dispositifs exige un (auto)contrôle croissant. De plus en plus, les employé.es doivent rendre compte sous des formes quantifiées : ils et elles doivent renseigner des tableaux, cocher des cases, mesurer des ratios. Ce reporting chronique, à tous les niveaux, est vécu comme une tâche supplémentaire fastidieuse, qui vient mordre sur le temps dédié au « vrai travail », c’est-à-dire à la production elle-même. Cette nouvelle bureaucratie néolibérale (Hibou, 2012) diffusée au nom de la productivité et de « l’excellence » réduit l’efficacité, la justesse et la performance, d’après celles et ceux qui l’expérimentent. Cette situation est vécue comme insensée et pathogène : « on est fous de travailler comme ça », « on va péter un câble »… : autant d’expressions ordinaires qui établissent un lien entre l’activité ainsi encadrée par les dispositifs et la santé.

Ce management désincarné contribuerait donc à produire ce que les enquêtes quantitatives sur les conditions de travail mesurent : l’intensification de l’activité, la perte d’autonomie alliée au déficit de soutien de proximité, la difficulté à produire un sens dans son emploi, l’importance des maladies professionnelles… Bref, une dégradation des conditions sociales pour déployer une activité sensée dans l’emploi.

Comment comprendre la prolifération de dispositifs jugés contre-productifs et pathogènes ?

La critique sociale de ce management par les dispositifs dit donc qu’il joint l’inutile au désagréable. Les dirigeants eux-mêmes sont dubitatifs quant à sa performance réelle et vilipendent régulièrement la bureaucratie dans leurs organisations.

Pourtant, les dispositifs managériaux continuent d’être diffusés dans toutes les grandes organisations quel que soit le secteur. Ainsi, le lean management est « appliqué » dans l’industrie automobile (cf la contribution de Juan Sebastian Carbonell) comme dans la magistrature, par exemple. De même, des dispositifs standardisés de GRH, de communication et de « change management », à l’instar des méthodes de contrôle de gestion ou de marketing se retrouvent avec régularité dans le public et le privé, l’industrie et les services, et même l’agriculture. Les mêmes « solutions » informatiques sont aussi vendues quels que soient le secteur de production et les métiers.

Pour comprendre le succès de ce management par les dispositifs malgré la forte critique sociale dont il fait l’objet, nous pouvons regarder ces dispositifs en tant que marchandises vendues et achetées par des planneurs qui, eux, ont des enjeux sur leur marché de l’emploi.

Des offreurs de dispositifs se pressent pour les vendre aux dirigeants des organisations : des consultants aux spécialités diverses, suivis des vendeurs de systèmes informatiques, des formateurs à ces méthodes et autres coachs viennent proposer leurs services. Notons que ces salariés ont pour mission d’accroître d’abord la profitabilité de leur propre entreprise. Or la standardisation de l’offre, cette « industrialisation du conseil » (Vilette, 2003,p.49) est une clé de leur productivité.

Les acheteurs de dispositifs – majoritairement des directeurs – cherchent des solutions aux multiples problèmes qui surgissent dans leur organisation. Pour cela, ils ont besoin de recourir à des supports qui font autorité, ce qui les « dispense de responsabilité et évite les accusations de négligence » (Meyer et Rowan, 1977). Il s’agit aussi de montrer qu’ils « font des choses » lors de leur passage comme directeurs dans l’organisation. Enfin, ils doivent rassurer leur employeur (le conseil d’administration, ou un autre directeur de rang supérieur) en ayant recours à des démarches et méthodes inattaquables, c’est-à-dire validées par d’autres. Ces trois forces poussent à l’achat de dispositifs vendus comme « innovants » bien qu’ils aient déjà été appliqués ailleurs avec succès – d’après les vendeurs. Les dirigeants préfèrent alors imiter les autres (Di Maggio et Powell, 1983) en achetant les dispositifs dernier cri sur le marché des dispositifs managériaux. Ceci explique leur diffusion phénoménale dans des organisations pourtant incomparables.

Sur ce marché du management, l’innovation est perpétuellement entretenue par les offreurs, pour assurer le renouvellement des produits. Chaque nouveau produit promet de corriger les avanies du précédent, sans que celles-ci ne semblent inquiéter le marché lui-même. Mais l’extension du marché des dispositifs tient aussi au zèle des planneurs dans leur tâche. Regardons alors celle-ci et son lien avec les dynamiques de carrière.

Comment peut-on être planneur ?

Contrairement aux managers de proximité, également chargés d’améliorer la performance, les planneurs sont dans l’impossibilité, au quotidien, de voir, entendre, sentir et expérimenter ce et ceux qu’ils encadrent pourtant via leurs dispositifs. Cette situation, bien que prescrite et revendiquée, est vécue comme une difficulté : comment faire pour organiser, définir, rythmer, contrôler des tâches et des humains avec finesse, sans pouvoir compter sur une connaissance de la situation et sur une proximité ?

Simultanément, leur tâche est aussi vécue comme ingrate. Les planneurs sont chargés d’« optimiser », pour le bénéfice d’un tiers, l’activité concrète des salariés et consommateurs dans le sens d’une productivité toujours plus grande et d’une extension du marché. Leur mission consiste le plus régulièrement à dégrader les conditions d’emploi, à automatiser, délocaliser et intensifier l’activité concrète, afin de satisfaire les critères du travail abstrait. Cette place n’est donc pas confortable socialement, et est même citée régulièrement comme indésirable par les planneurs eux-mêmes.

Leurs tâches se présentent donc comme impossibles techniquement et inconfortables socialement. Pourtant, les planneurs partagent une norme sociale explicite : celle de « travailler beaucoup », et d’être très « engagés ». Il est normal dans ce milieu, de se vanter de « travailler trop » et d’être très affairé.

L’observation montre que ces obstacles fonctionnels et moraux sont surmontés par une taylorisation de leurs propres tâches. Chaque dispositif vient avec une sorte de mode d’emploi pour sa mise en application et son acceptabilité sociale – le plus souvent en faisant appel à la « participation » des autres employé.es. Il permet de confier aux plus jeunes, formés à la manipulation d’abstractions sous contrainte de temps mais sans métier ni expérience, des tâches simples : faire des entretiens ou des formations standardisées à la chaîne, réaliser des calculs sur un tableau Excel, remplir des cases, suivre une procédure, produire des analyses ponctuelles avec des méthodes prescrites, « pondre » des diapos… Des chefs de projets ou de missions les encadrent. Ils ont pour tâche de réaliser la mise en place d’un dispositif dans un délai et avec un budget généralement qualifié de très « serré ». Pour cela, ils distribuent les tâches, les prescrivent, contrôlent et assemblent. Ils rendent des comptes au niveau dit « politique » ou « stratégique » : des directeurs de l’organisation ou de prestataires de services qui vendent ou achètent les dispositifs dans un réseau social étroit.

Cette organisation rationalisée du travail des rationalisateurs est d’autant plus productive qu’elle est fondée sur une méconnaissance des métiers, des situations concrètes et des gens. Rester dans la méthode et l’abstraction des chiffres et des lettres est analysé par les planneurs comme une condition pour tenir la cadence de leur propre tâche. Le surgissement de nuances ou de diversité concernant les situations de « terrain », comme la connaissance sensible des effets de ces dispositifs sur l’activité et l’emploi des salariés compliquent leur propre tâche. Rester du côté de l’abstraction permet de délester le monde de sa matérielle gravité, de sa complexité et de ses ambivalences. C’est une réponse pratique pour réaliser avec efficacité et légèreté la tâche de planneur.

Cette posture est reconnue sur le marché des carrières et des emplois de planneurs. Les méthodes de recrutement comme les critères d’évaluation le confirment : la dextérité dans le maniement d’abstractions alliée à la capacité à maintenir éloignée la pensée sur leurs dimensions concrètes est une norme professionnelle valorisée, tant leur vraie spécialité, affirment les planneurs, c’est la « méthode ».

L’engagement dans leur tâche ne peut s’expliquer ni par le salaire, ni par la menace de licenciement. L’écoute clinique indique que s’ils sacrifient alimentation, sommeil, week-end et parentalité, c’est qu’ils et elles ont le sentiment d’être « pris au jeu », et ce dans les deux sens du mot : comme « game », c’est-à-dire compétition excitante – contre des concurrents, contre la montre… –, mais aussi comme « play », c’est-à-dire pour le plaisir d’exercer son intelligence sur des problèmes, jugés « marrants » et comparables à des jeux de sudoku par exemple. Ce cadrage ludique de la tâche dans l’emploi est bien connu des sociologues du monde ouvrier. Donald Roy (1959) et Mickael Burawoy (2008) l’ont observé chez ceux qui sont soumis à une tâche répétitive sous contrainte de quota. Bourdieu (1997) retrouve ce phénomène dans l’activité scolastique. Chez les cadres également, cette stratégie de défense est connue (Pagès et Al. 1979 ; Dejours, 1998 ; Boussard & Dujarier., 2017).

Les tâches des planneurs ont en effet une temporalité de jeu, en ce que les « prestations », « missions », « deal » et « projets » se succèdent comme des parties, avec leurs scores ou gagnants, et toujours cette possibilité de rejouer. Le rapport subjectif à l’activité est aussi celle du jeu : un engagement total, « corps et âme », conjugué à une indifférence au hors-jeu (ce que la distance permet), et à une capacité de détachement immédiate à l’activité (ce que les mobilités expriment). En outre, le succès d’une « partie » dépend exclusivement du jugement des pairs joueurs, sur des critères internes au groupe des planneurs : ici, il s’agit d’avoir réalisé un « beau » modèle ou des présentations séduisantes, d’avoir « innové », d’avoir tenu le délai et le budget dans la mise en place d’un dispositif, et réussi cela sans « vagues » sociales…

Ce cadre ludique construit et maintenu collectivement est fonctionnel pour arriver à réaliser les tâches de planneur, de manière rapide. L’employeur bénéficie alors, de la part de ces salariés d’un zèle qu’aucune contrainte ou même incitation financière ne pourraient générer. Comme pour les ouvriers, l’introduction du jeu dans l’activité, par celles et ceux qui la réalise, participe à accroître la productivité et donc l’exploitation, tout en masquant les rapports sociaux (Burawoy, 2008).

En somme, la pertinence, la performance ou l’utilité du dispositif lui-même n’est pas le critère d’évaluation des planneurs pour faire carrière. Ce qui compte, pour être embauché et promu, c’est plutôt de démontrer que l’on sait « lancer des (gros) projets », si possible de belle envergure et évidemment « innovants ». Si jouer le jeu est une condition pour faire carrière dans les fonctions de planneurs, c’est avec deux principaux revers : la règle du jeu ne tient qu’à condition de restreindre les liens sociaux aux joueurs, les seuls à ne pas la questionner, d’une part ; et il s’effondre lorsque le réel les rattrape. Le plus souvent lorsque le corps se rebiffe ou s’épuise. Un tiers des planneurs dit que le principal risque professionnel qui menace est la « perte de sens ». Lorsqu’ils ou elles sortent du jeu pour en reconstruire, c’est pour aller hors du monde compétitif et productiviste qu’ils ont contribué à bâtir.

Conclusion

Le management contemporain est caractérisé par le déploiement de dispositifs et leur cumul chaotique. Ils transforment notre monde matériel, social et psychique. La critique sociale, à tous les niveaux, nous dit qu’ils forment une nouvelle bureaucratie, jugée régulièrement insensée, pathogène et peu performante. Son déploiement semble alors paradoxal. La dynamique du marché des dispositifs managériaux, d’une part, et celui des carrières des planneurs, d’autre part contribuent à l’expliquer.

Ce fait social met en tension les tenants d’un « réalisme » économique abstrait, quantifié, et celles et ceux qui évoquent le « réel » concret, qualitatif et complexe. Ce rapport social sans relation trame silencieusement quoiqu’intensément la plupart des pratiques productives actuelles, avec des enjeux de sens, de santé, mais aussi d’écologie. Ce mode d’encadrement de l’action humaine des salariés, citoyens et consommateurs, mais aussi des autres vivants (animaux domestiques, plantes, cellules, forêts…), s’il se présente comme neutre et pragmatique est donc en réalité profondément politique.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

ABRAHAMSON Éric, « Management fashion», Academy of management Review, 21, (1), p. 254-285, 1996.

BOURDIEU Pierre, Méditations pascaliennes, Minuit, 1997.

BOUSSARD Valérie & DUJARIER Marie-Anne, « Up to the financial elites, or Out to the menial world : Figuring out companies as commodities : a key to stay in the M&A sector », Finance At Work, BOUSSARD (dir.), Routtlege, p. 29-41, 2017.

BURAWOY Mickaël, « Le Procès de production comme jeu », Tracés 1, (14), traduction de Calderón, J. A., p. 197-219, 2008.

CASTEL Robert, La métamorphose de la question sociale, une chronique du salariat, Point Seuil, 1995.

DEJOURS Christophe, Souffrance en France. La Banalisation de l’injustice sociale, Seul, « L’histoire immédiate », Paris, 1998.

DI MAGGIO Paul J. & POWELL Walter W, «The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and collective Rationality in Organizational Fields», American Sociological Review, 48, p.147-160, April 1983.

DUJARIER Marie-Anne, WOLFF Loup, SCHLAGDENHAUFFEN Régis. Les cadres organisateurs à distance : enquête quantitative et clinique, Rapport de recherche, Association pour l’emploi des cadres (APEC), 2015.

FOUCAULT Michel, Dits et Écrits. Tome 2 : 1976- 1988. Gallimard Quarto, 2001.

HIBOU Béatrice, La bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale, La Découverte, Cahiers Libres, 2012.

MEYER John W. & ROWAN Brian, “Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony", American Journal of Sociology, 83 (2), p. 340-363, 1977.

PAGÈS Max, BONETTI Michel, GAULEJAC DE Vincent, DESCENDRE Daniel, L’emprise de l’organisation, DESCLÉE DE Brower, « Sociologie Clinique », (1979) 1998.

ROY Donald, Un sociologue à l'usine, Textes essentiels pour la sociologie au travail, La Découverte, 2006.

VILLETTE Michel, Sociologie du conseil en management, La Découverte / Repères, 2003.

 

LIEPP DANS MEDIAS - JUIN 2023

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LIEPP Newsletter - Juin 2023

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Lauréat du Prix Maurice Allais de Science Economique 2023

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Etienne Wasmer est professeur de sciences économiques à la New York University d’Adu Dhabi. Spécialisé dans l'économie du travail, ses recherches interrogent la théorie de la prospection d'emploi, les discriminations et le capital humain. Ses activités de recherche l’ont amené à rendre de nombreux rapports d’évaluation de politiques ou de projets publics, notamment au Conseil d’Analyse auprès du Premier Ministre dans le cadre de son mandat d’expert indépendant sur le SMIC. 

Au côté de Cornelia Woll, il fut le fondateur du LIEPP en 2011 et le codirecteur du LIEPP de 2011 à 2017. Le Prix Maurice Allais de Science Economique 2023, qui distingue les contributions scientifiques importante à la recherche en sciences économiques, lui a été attribué ainsi qu’à Odran Bonnet (INSEE), Guillaume Chapelle (Université de Cergy Paris, LIEPP) et Alain Trannoy (EHESS) pour leur article « Land is back, it should be taxed, it can be taxed », paru en 2021 dans la European Economic Review et soutenu par le LIEPP.

  • Pouvez-vous décrire brièvement l’apport de votre article “Land is back, it should be taxed, it can be taxed” et ce qui fait l’originalité de votre approche ?

Cet article s’inscrit dans le cadre plus large de la forte augmentation de la richesse rapportée au revenu national depuis plusieurs décennies, avec un retour à des niveaux proches de ceux de la fin du XIXème siècle. A l’époque, les inégalités étaient portées par les terres agricoles, inégalement réparties dans la population malgré la redistribution de la Révolution, et par le capital de l’industrie naissante et de l’empire. Le retour à ces niveaux au début du XXIème siècle signifiait-il un retour à la société des deux cents familles ?

Or, l’essentiel de la hausse de la richesse des dernières décennies en France est en réalité porté par l’immobilier. Il n’est donc pas évident que la hausse de la richesse est le résultat d’un effet boule de neige – la richesse s’accumulant de façon exponentielle à travers les rendements du capital. On peut plutôt y voir la conséquence de l’accession à la propriété des classes moyennes qui ont par ailleurs bénéficié sur cette période de l’inflation immobilière.

Des discussions nombreuses avec Pierre-Henri Bono et Guillaume Chapelle, qui avaient collaboré avec moi à des travaux sur le Grand Paris, avec Odran Bonnet de l’INSEE qui terminait sa thèse à Sciences Po sous la direction d’Alfred Galichon, et avec Alain Trannoy, avec qui j’avais rédigé deux rapports sur l’immobilier et le logement au Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier Ministre, a par ailleurs permis de découvrir que la hausse de l’immobilier sur la période était le fait de la hausse du prix des terrains et notamment des terrains urbains. L’économie urbaine et l’économie de la rente devaient être mobilisées pour comprendre ce phénomène que plus tard nous analyserions de façon systématique avec Alain Trannoy dans un ouvrage chez Odile Jacob, mobilisant la théorie de la stagnation séculaire et de la valorisation des actifs, également analysés avec Guillaume, Pierre-Henri et Odran dans un article pour la Revue d’Economie Politique de 2015.

Le travail primé par le jury du prix Maurice Allais, qui est un prix très prestigieux que nous recevons avec gratitude et humilité, récompense le travail théorique sur la question de la fiscalité optimale de la terre. La question posée est celle des conséquences fiscales de la hausse du prix de la terre. Nous montrons qu’il est possible de réduire les taxes sur le capital en taxant la terre de façon uniforme tout en préservant la redistribution vers les ménages modestes.

Mieux, si l’on veut conserver une taxation des loyers, on peut encore atteindre un optimum de premier rang (le mieux absolu qu’on puisse réaliser compte tenu des contraintes) si on peut taxer la terre de façon différentielle ; enfin, lorsqu’il n’est pas possible pour des raisons politiques d’atteindre cet optimum car taxer la terre est coûteux en voix, il est cependant encore possible de maintenir une fiscalité redistributive, à travers ces loyers, sans taxer le capital. Et ceci est possible de façon plus robuste que ce que l’on croyait auparavant. Sans trop entrer dans le détail, les travaux (Straub et Werning du MIT) ont montré une instabilité des sentiers de taxation du capital. La présence de la terre permet ainsi de stabiliser le chemin le long duquel on peut taxer les actifs.

Le jury nous a dit avoir apprécié la combinaison de théorie et de travail sur les données, ainsi que la filiation avec les propositions de Maurice Allais sur la fiscalité du capital. Nous avons eu comme souvent en recherche des difficultés à convaincre les rapporteurs : en économie publique, dire qu’une taxe sur un facteur inélastique (la terre, qui ne part pas à l’étranger quand on la taxe) permet d’alléger la fiscalité d’un facteur élastique (le capital), c’est à la fois trop simple et un peu à contre-courant ; pourtant, c’est le bon sens même.

Ceci étant, nous devons reconnaître que ce n’est qu’une première étape. Une des limites de notre travail est qu’il ne dit rien de la très forte concentration du capital des entreprises. C’était d’ailleurs un parti pris : nous souhaitions prendre les groupes sociaux – détenteurs de la terre, du capital – comme un ensemble homogène par rapport aux autres groupes – travailleurs ; locataires ; et redistribuer par grand bloc, sans emphase excessive pour ce groupe mal connu du top 0.1%.

  • Quels pourraient être les effets de votre proposition de « taxe sur la terre » sur les politiques fiscales françaises ? 

D’une part, il faut préciser que la terre dont nous parlons est à la fois la terre non construite mais qui n’est pas majoritaire en valeur ; et surtout les terres supportant les bâtis ou aux alentours (jardins, espaces privatifs), qui représente 84% de la valeur mais à peine 1.5% des surfaces. Il faut ensuite séparer, dans les biens immobiliers, la composante terre du bâti. La terre représente désormais la moitié de la valeur de l’immobilier. Dans l’ouvrage chez Odile Jacob, nous avons réitéré ce chiffre frappant : l’ampleur de la hausse de la richesse immobilière (5 à 6 fois le PIB) et de la composante terre – en France, toutes les terres valent trois fois le PIB ou plus ; 7000 milliards d’euros en 2019, un chiffre qui est monté à plus de 9000 milliards en 2021. Avec une telle base, chaque pourcentage de taxe rapporte 70 milliards ; et un minimum de progressivité permet d’aller plus loin encore.

Il faut aussi préciser que le but d’augmenter la taxation de la terre est immédiatement d’alléger avec ces recettes les autres taxes, sur les salaires, sur le capital ; ou encore rembourser la dette ou de financer la transition écologique – c’est-à-dire rembourser la dette écologique.

Mais si la théorie est claire sur l’intérêt de cette taxe, il nous faut désormais travailler sur diverses facettes. La question de la mesure de la valeur est la première des directions à prendre. Un autre aspect est la question des inégalités. D’autres travaux dont ceux de André et Meslin de l’INSEE ont creusé cette question des inégalités de la propriété de l’immobilier. Notamment il apparaît que le logement locatif est très fortement concentré. Il faudra pouvoir mesurer la concentration de la valeur des terrains. Ce n’est pas encore fait en France, mais grâce aux données des travaux de Bach, Calvet et Sodini (AER 2020), nous avons pu établir qu’en Suède, les surfaces commerciales, terres agricoles et forêts et terres sous-jacentes aux résidences et à l’immobilier de rapport sont également très concentrés dans le haut de la distribution de la richesse, et peuvent représenter jusqu’à 25% de la richesse totale des ménages au début du top 1% de la richesse – cela redescend ensuite pour. Atteindre encore 5% pour le top 0.01% des ménages, qui ont plus de capital financier. Mais cela permet d’anticiper que la taxe dont nous parlons aurait des effets redistributifs forts, que nous n’anticipions pas en 2015 quand nous avons commencé nos travaux.

Enfin, nous avons aussi récemment étudié les obstacles juridiques : la jurisprudence du Conseil Constitutionnel sur le bouclier fiscal et celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme limitent la taxation des actifs si ceux-ci produisent peu de rendements. Or c’est le cas de la terre, car souvent elle est non-utilisée en attendant d’être vendue grâce à l’extension des villes, ou simplement dans des zones touristiques où les gens aisés viennent s’installer de plus en plus. C’est un peu la logique des gains non-distribués : la terre prend une valeur immense sans que les propriétaires n’aient fait grand-chose ; pire, c’est souvent par des décisions publiques comme le fait d’aménager des services publics ou des infrastructures, ou de les autoriser à être constructibles, que les gains apparaissent. Il est légitime qu’il y ait un retour sur investissement pour les décisions publiques à travers une taxe sur la valeur qu’elles créent dans le foncier. Mais on se heurte à cet obstacle qu’une taxation universelle de la terre peut affecter des ménages riches en capital mais qui sont pauvres en revenus. Il sera difficile de séparer ceux qui sont « pauvres en revenus » de façon volontaire de ceux qui ont vécu dans un endroit touristique dont la valeur a crû depuis des décennies, l’exemple emblématique de la veuve de l’ile de Ré. Nous poussons pour que cette taxation puisse alors se faire soit au moment de la succession, soit en développant des formules de vente en viager, pour ne pas avoir systématiquement un démembrement d’un bien immobilier. En revanche, si cela peut réduire la rétention du foncier, ce serait un apport d’air frais pour le marché, le secteur de la construction et les jeunes ménages.

Il y a enfin les dimensions écologiques et environnementales. Une taxe sur la terre favorise la densification, ce qui économise chauffage et transport ; la libération de terrains évoqués à l’instant va a priori à l’encontre des objectifs de non-artificialisation des terrains. J’espère que si on ne construit plus horizontalement, on aura l’ambition de densifier là où les besoins de foncier se trouvent. Pourquoi se limite-t-on en région parisienne sur la hauteur ? Un tweeter proposait récemment de façon humoristique de faire un Singapour ou un Hong-Kong aux portes de Paris. Et pourquoi pas ? Vivre de façon écologique, dans de belles tours modernes et à quelques centaines de mètres de la plus belle ville du monde, c’est très attractif pour les diplômés du monde entier. Si le contrefactuel ce sont les barres HLM et les villes modernes des années 80, ou les pavillons des années 60 qui sont des gouffres énergétiques, ou la muséification du Hausmanien d’il y a deux siècles, le choix devrait être vite fait.

Annie Dussuet, François-Xavier Devetter, Laura Nirello, Emmanuelle Puissant - Les métiers du vieillissement, essentiels et pourtant insoutenables

Annie Dussuet est enseignante-chercheuse émérite à Nantes Université au Centre Nantais de Sociologie (CENS – UMR 6025). Ses recherches portent sur le travail domestique et les emplois féminisés des services, dans les associations tout particulièrement. Elle a assuré la direction scientifique du programme ANR PROFAM 2018-2022 sur les transformations des cadres du travail à domicile auprès des personnes âgées.

François-Xavier Devetter est chercheur au Clersé (Université de Lille) et à l'IRES. Ses travaux de recherche portent sur le temps de travail et les emplois à bas salaire, tout particulièrement les agentes et agents d'entretien, les aides à domiciles et les assistantes maternelles agréées. Il a publié en 2023 Aides à domiciles, un métier en souffrance : sortir de l'impasse avec Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant aux éditions de l'Atelier.

Laura Nirello est enseignante chercheuse à l'IMT Nord Europe et membre du laboratoire CLERSE. Ses travaux s'intéressent aux évolutions des politiques publiques dans le domaine de la prise en charge des personnes âgées et leurs conséquences sur l'emploi notamment dans l'ESS. Elle assure la coordination d'un projet de recherche financé par l'IRESP et la CNSA portant sur les Stratégies Innovantes sur la Régulation du champ de la perte d’autonomie et les Conditions d’Emploi des salariés.

Emmanuelle Puissant est enseignante chercheuse à l’Université Grenoble Alpes et membre du laboratoire Creg. Ses recherches portent sur le travail associatif et ses transformations dans les activités sociales et médico-sociales. Elle est co-responsable pédagogique du master « Transformations des Organisations de l'Économie Sociale et Solidaire » de la faculté d’économie de Grenoble. Elle a récemment assuré la direction scientifique d’une recherche-action financée par l’IRES – 2021-2023 – sur l’impact des outils numériques sur le travail et le service dans les associations médico-sociales.

Les métiers du vieillissement, essentiels et pourtant insoutenables

Annie Dussuet, François-Xavier Devetter, Laura Nirello, Emmanuelle Puissant

La crise du Covid a rendu encore plus évident le caractère essentiel des métiers du Grand âge. L’allongement de l’espérance de vie s’accompagne en effet de l’apparition de limitations fonctionnelles, de façon plus ou moins accentuée suivant les catégories sociales (Cambois et al., 2008 ; Brunel et Carrère, 2018). Celles-ci se traduisent pour une partie importante de la population par la nécessité d’un accompagnement destiné à maintenir le maximum d’autonomie et à favoriser des fins de vies dignes. Que ce soit à domicile ou en établissement, cet accompagnement nécessite l’intervention de personnes aguerries, non pas tant pour « soigner » des pathologies, mais pour « prendre soin » (care) de personnes devenues plus vulnérables avec l’âge. Il s’agit donc d’adapter les caractéristiques de chaque intervention : suffisante pour garantir la sécurité et la qualité de vie des personnes âgées aidées, mais pas trop intrusive, afin d’éviter de précipiter la perte d’autonomie. Pourtant, les acteurs du secteur attendent toujours la fameuse Loi Grand Âge, sans cesse annoncée et repoussée, alors que les rapports institutionnels et les recherches académiques se succèdent et alertent tous sur la faible qualité des emplois et du travail dans ce secteur, notamment en termes de faiblesse des rémunérations, mais aussi en termes de pénibilité et d’usure professionnelle qui en découle.

Or, ces métiers du grand âge, qui se concentrent dans les Ehpad et l’aide à domicile, sont indirectement déterminés par des financements et réglementations publiques, à la fois sur les plans quantitatif (nombre de création d’emplois) et qualitatif (qualité des emplois créés et qualité des conditions de travail). En quoi les politiques publiques actuelles contribuent-elles à la faible rémunération, au déficit de reconnaissance symbolique et matérielle et aux mauvaises conditions de travail constatées de ces emplois ?

Après un bref panorama sur qui sont les travailleuses des secteurs du vieillissement et sur leurs conditions de travail (partie 1), nous reviendrons sur le rôle joué par les politiques publiques (partie 2).

 

1.  Des travailleuses aux conditions d’emploi difficiles 

Les personnes qui prennent en charge les personnes en perte d’autonomie (personnes âgées et/ou en situation de handicap) relèvent principalement de quatre métiers : les agent.es de services hospitaliers (ASH), les aides-soignantes (AS), les aides médico-psychologiques (AMP) et les aides à domicile (AD).

Au total ce sont près d’un million de personnes (dont environ la moitié, essentiellement les aides à domicile, peuvent également être considérées comme participant aux emplois du nettoyage, cf la contribution de FX Devetter et J Valentin). On compte ainsi plus de 550 000 salariées dans l’aide à domicile et près de 400 000 dans les structures d’hébergement médico-sociales, notamment les Ehpad. Ces salariées du « care » se caractérisent également par une moyenne d’âge plutôt plus élevée que celle de l’ensemble des salarié.es (âge moyen de 43 ans pour l’hébergement médico-social et plus de 47 ans dans l’aide à domicile). Ces métiers sont en effet souvent exercés en seconde partie de carrière, soit après une longue période d’inactivité, soit après un licenciement, par exemple dans l’industrie. Ces emplois ne s’inscrivent ainsi que rarement dans des projets de carrière et sont, au-delà de la faible rémunération, marqués par des pénibilités multiples à la fois d’ordre physique et psycho-social.

Bas salaires et pauvreté

Le premier fait marquant des métiers du Grand âge est le bas niveau des salaires. Pour les quatre métiers identifiés plus haut, le revenu mensuel médian est de 1100 euros (contre 1330 euros pour l’ensemble des employé.es et ouvrie.res du secteur tertiaire). La situation est encore plus dégradée pour les aides à domicile dont la rémunération mensuelle est largement en dessous du SMIC, s’élevant en moyenne à 1053 euros selon les données de l’enquête Conditions de Travail 2019 de la Dares.

Cette faiblesse du revenu mensuel médian s’explique par la conjonction de salaires horaires faibles et de la généralisation du travail à temps partiel (78% des aides à domicile exercent à temps partiel, voire très partiel avec près de 25% des salariées effectuant moins de 17 heures par semaine). Le temps partiel ne signifie cependant pas une faible emprise du travail sur la vie des salariées. Bien au contraire la fragmentation des emplois du temps et la multiplicité des lieux d’exercice débouchent sur des amplitudes horaires très larges, tout à fait similaires à celles des emplois à temps plein : les aides à domicile peuvent fréquemment commencer leur journée à 7h30 et la finir à 19h30… tout en n’ayant que 5 ou 6 heures de travail comptabilisées comme telles (faute de prise en compte des « temps morts » entre deux interventions ou du temps de transport d’un domicile à l’autre notamment). Au total il s’agit, non pas d’emplois à temps partiel, mais plutôt à rémunération partielle…

Pénibilités multiples, sinistralité élevée

Dans ces métiers, les pénibilités à la fois industrielles et tertiaires se cumulent (Cartron et Gollac,  2006) : ports de charges lourdes, nuisances chimiques dues aux produits d’entretien que l’on ne choisit pas, gestes répétitifs, problèmes posturaux  mais aussi relations complexes avec les usagers et usagères, impliquant des sollicitations qui peuvent être continues, des injonctions parfois paradoxales entre les plans d’aide, les besoins immédiats des personnes aidées, et les demandes des familles le cas échéant. Les données de l’enquête Conditions de travail permettent d’illustrer cette situation (tableau 1).

 

Ces quatre métiers se caractérisent ainsi par une sinistralité élevée. Le taux d’accidents du travail (65 par million d’heures dans l’aide à domicile – CNAMTS, 2020) est aujourd’hui bien supérieur à celui de l’ensemble des salarié.e.s (33 par million d’heures). De même, ces métiers font partie de ceux où le recours au licenciement pour inaptitude est particulièrement fréquent (Signoretto et Valentin, 2023).

Manque de reconnaissance 

Peu payés et exposés à de nombreuses pénibilités, ces métiers sont également victimes d’un déficit de reconnaissance sociale manifeste. Les compétences qu’ils mobilisent demeurent souvent invisibilisées et renvoyées à des expériences acquises dans la sphère domestique. Ainsi, l’idée que toute femme est capable de réaliser ces « activités domestiques » et que l’emploi est « par nature » non qualifié reste largement prégnante (cf la contribution de Pascale Molinié). Elle est cependant de plus en plus contestée par la revendication d’une professionnalité relevant du secteur médico-social. Les professionnelles contestent l’idée que « n’importe qui » soit en mesure de prendre soin de nos ainé.es et affirment que des qualifications sont bien nécessaires pour exercer ces activités.

Ces hésitations se traduisent par une place ambiguë laissée à la formation initiale et continue : des diplômes ont été créés (le Certificat d’Aptitude aux fonctions d’Aide à Domicile puis le Diplôme d’État d’Auxiliaire de Vie Sociale et enfin le Diplôme d’État d’Accompagnant Éducatif et Social plus récemment), les volumes de formation se sont développés, mais ces formes de reconnaissance demeurent partielles et largement inachevées, comme l’atteste l’existence maintenue de niveaux de classifications renvoyant à des rémunérations égales (voire inférieures) au SMIC, accessibles sans diplôme ni formation, ni expérience. Ce maintien d’une partie importante des salariées dans les bas salaires est ainsi rendu compatible avec la reconnaissance de qualifications pour une autre partie, limitée, de travailleuses. Pour le moment, loin de permettre des trajectoires ascendantes, c’est plutôt une concurrence par les coûts que l’on observe.

Au-delà de l’existence de stéréotypes de genre sur la perception des métiers et des compétences, les difficultés rencontrées pour améliorer la reconnaissance de ces professions s’expliquent également par la multiplicité des métiers et plus encore celle des types d’employeurs (et des conventions collectives). Qu’il s’agisse des Ehpad ou de l’aide à domicile, on compte trois types d’employeurs : les employeurs publics (fonction publique territoriale ou hospitalière), les employeurs privés non lucratifs (principalement associatifs et mutualistes), et les employeurs privés à but lucratif. Pour l’aide à domicile, il faut encore ajouter l’emploi direct (via le chèque emploi service universel – CESU), dont la convention collective est sans conteste la moins favorable aux salarié.es (Devetter, Dussuet et Puissant, 2023). Au-delà de son impact sur la qualité de l’emploi, l’existence de cette forme d’emploi atypique constitue un réel blocage dans la construction d’une identité professionnelle propre au secteur médico-social qui rompe définitivement les liens avec la logique issue de la domesticité.

2.  Des politiques publiques qui alimentent la perte du sens au travail

Le constat d’une médiocre qualité de l’emploi dans le champ des métiers du care est bien établi et régulièrement dénoncé par des rapports publics (du rapport Causse, Fournier et Labruyère en 1998 à celui de Myriam El Khomri en 2019) mais la persistance de cette situation est d’autant plus incompréhensible que l’essentiel des éléments qui maintiennent ces emplois dans une trappe à précarité sont eux-mêmes dus aux politiques publiques nationales et départementales. Dans la prise en charge des personnes en perte d’autonomie, on note ainsi un transfert des contraintes financières et des exigences d’économies et de rationalisation (Vatan, 2014) d’abord de l’État vers les Conseils Départementaux  pour l’aide à domicile, ou vers l’ARS (conjointement avec les Conseils départementaux) pour les Ehpad, puis des autorités de tarification vers les organisations, et in fine sur le travail des salariées et le service rendu aux usagers des services, les personnes âgées.

La forte croissance des besoins en matière d’aide face à la perte d’autonomie depuis les années 1990 (découlant du vieillissement démographique et d’une volonté d’améliorer l’inclusion des personnes en situation de handicap), a lieu dans un contexte marqué par l’affirmation de contraintes budgétaires importantes. Si les années 1990 et le début des années 2000 ont été marquées par des objectifs ambitieux, propres à développer un « service du care », les moyens alloués sont restés plus que limités, et les politiques engagées depuis sont empreintes d’une logique de rationalisation de l’activité qui fait dépendre celle-ci d’indicateurs chiffrés. Ceux-ci alimentent une perte de sens au travail pour les salariées concernées.

Industrialisation du secteur et rationalisation de l’activité 

En effet, si les politiques publiques intervenant dans le champ des Ehpad et dans celui de l’aide à domicile sont distinctes, elles se rejoignent dans une tentative d’industrialisation du secteur, reposant sur le double objectif de développer les activités du Grand âge (et de créer des emplois) tout en contenant les financements publics, à l’image des stratégies « low-cost » de gestion du travail présentées par Bruno Palier dans sa contribution. Dans ce contexte et dans le cadre d’une nouvelle gestion publique mettant l’accent sur la « performance » et les « résultats » (Bezes et Musselin, 2015), la relation d’aide tend à se réduire à une addition de tâches dissociées les unes des autres, et la performance à se mesurer au nombre de tâches réalisées par chaque salariée sur chaque usager.e ou résident.e, à l’aide d’outils numériques (smartphones, télégestion dans l’aide à domicile, tablettes ou ordinateurs dans les Ehpad).

Ce processus d’industrialisation et de rationalisation de l’activité découle directement des modalités de tarification de ces activités médico-sociales par les pouvoirs publics, qui tendent à ne reconnaître (et donc financer) que le seul temps de travail considéré comme « productif » (c’est le terme employé par de nombreux Conseils départementaux tarificateurs des services d’aide à domicile). Dans l’aide à domicile par exemple, ce temps de travail dit productif résulte d’une double réduction du travail, d’une part aux tâches réalisées au sein des domiciles privés (ce qui évacue l’ensemble des temps de travail collectif, de trajets, de coordination, etc.), et d’autre part, dans le domicile même, au temps que l’on peut associer à la réalisation de tâches tangibles, quantifiables et chronométrables (aide à la toilette, aide au repas, aide à la réalisation de tâches administratives…). À ces tâches « élémentaires » sont associées des référentiels de temps : l’évaluation de la qualité est alors ramenée au respect de standards (avoir réalisé une toilette en 30 minutes), à l’atteinte d’indicateurs, et de moins en moins référée à la réponse aux besoins multidimensionnels des personnes. Ceux-ci incluent pourtant des aspects relationnels, partiellement imprévisibles en amont.

Concrètement, l’industrialisation des services dans le cadre de la nouvelle gestion publique marque l’avènement du chiffre dans le pilotage de l’action publique (Supiot, 2015 ; Le Roy et Millot, 2012), caractéristique d’un régime de performance (Jany-Catrice, 2016).

Un pilotage de l’activité par les indicateurs

Ces évolutions structurelles orientées vers l’industrialisation s’appuient sur des outils, et en particulier de nombreux indicateurs chiffrés (Dussuet, Nirello et Puissant, 2017). Il ne s’agit pas ici de se positionner pour ou contre ceux-ci, mais de souligner la transformation de leur rôle : d’une aide à la compréhension et à la prise de décision publique, ils deviennent une finalité, l’objectif même à atteindre. Ce qui peut entraîner une décorrélation entre l’évaluation de la qualité, au sens de la performance mesurable par des indicateurs pré-déterminés, et la réponse aux besoins, au sens de l’amélioration effective de la situation des personnes bénéficiaires de l’accompagnement.

Ce pilotage par les indicateurs se répercute directement sur le travail quotidien des salariées en interaction avec les personnes âgées, que ce soit à domicile ou en établissement : l’activité est contrainte, parfois alourdie, et surtout éloignée de la finalité du service. Si ces éléments traversent l’ensemble des métiers du champ médico-social (la télégestion s’étant par exemple largement diffusée dans l’aide à domicile), c’est dans les Ehpad que le pilotage par les indicateurs s’avère le plus avancé avec la généralisation de l’utilisation de deux d’entre eux : le GIR Moyen Pondéré (GMP) et le Pathos Moyen Pondéré (PMP) qui servent à mesurer sur une échelle chiffrée les niveaux de dépendance des personnes âgées pour le GMP, et les besoins en soins pour le PMP. Ces indicateurs orientent la politique d’accueil des établissements, parce qu’ils déterminent le montant des dotations publiques pour les volets soins et dépendance. Dans ce cadre, les établissements se munissent de tableaux de bord et déterminent par ce moyen les profils des publics à accueillir. Les indicateurs deviennent ainsi des vecteurs de la standardisation des activités. Ils accompagnent une logique de médicalisation des établissements, en conditionnant la dotation en moyens humains et matériels à l’accompagnement de personnes de plus en plus dépendantes. Plus encore, les indicateurs participent à la standardisation des tâches en permettant aux autorités de tarification de fixer à la minute près le temps que doit passer chaque soignant auprès des patients. 

La perte de sens, un accélérateur de la dégradation des conditions de travail 

Le morcellement de l’activité et l’intensification qui en découle nourrissent une forte tendance à la perte de sens du travail. La croissance des situations de « burn out » ou d’épuisement professionnel, caractérise le monde du travail de manière générale, avec des répercussions importantes en termes d’atteinte à la santé des salariées. Depuis la crise du Covid on sait que ces situations d’épuisement professionnel touchent violemment les secteurs et activités du lien, du « prendre soin » auprès des personnes en situation de fragilité, comme l’ensemble des secteurs de la santé et de l’action sociale (Beatriz et al., 2023) : selon l’enquête nationale sur le vécu du travail et du chômage pendant la crise sanitaire liée au Covid-19, 33,5% des salariés des secteurs de la santé et du médico-social déclarent travailler plus souvent sous pression qu’avant la crise sanitaire contre 23,5% des autres salariés. Or, les travaux de psychodynamique du travail et d’ergonomie (Desjours, 2012 ; Davezies, 1999) ont montré combien la perte de sens au travail était au cœur de ce processus (voir également la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez).

Dans ces métiers, de nombreuses recherches mettent en évidence deux degrés de perte de sens, ou de « qualité empêchée » (Dujarier, 2015 ; Linhart, 2009). D’abord, une perte de sens générée par l’impression de ne pas pouvoir faire ce qu’on pense nécessaire pour « bien » faire son travail, et ainsi répondre aux besoins multidimensionnels des personnes aidées et accompagnées. Le vecteur de ce premier degré de perte de sens est le manque de temps et le manque de personnels. On retrouve ici une analyse assez traditionnelle et maintenant bien connue de la nécessité pour les salariées de ne pas se contenter du travail prescrit, mais de l’enrichir, de le dépasser pour un travail réel qui soit un travail « bien fait » (Clot, 2013). Ensuite, un degré supérieur et qui génère des situations plus violentes de souffrance au travail, tient à l’impression que ce qui est demandé, c’est-à-dire ce qui est attendu des salariées (par les employeurs et les financeurs), va à l’encontre de ce qui devrait être fait pour répondre aux besoins des personnes que l’on accompagne. Dans les entretiens, de nombreuses salariées vont même plus loin, en indiquant que si elles faisaient ce qu’on leur demande, elles exerceraient une forme de « maltraitance » à l’encontre des personnes âgées. Par exemple, réaliser à domicile en 30 minutes une aide à la toilette pour une personne que la salariée ne connait pas, ne pas pouvoir adapter les durées d’intervention et le temps passé aux différentes activités à l’état psychologique et de fatigue des usager.es et résident.es, sont ainsi perçus comme des formes de maltraitance et si nos entretiens témoignent de l’inventivité des salariées pour maintenir du sens, les stratégies développées pour ce faire sont principalement individuelles et peuvent les mettre en danger. Par exemple, nombre de salariées dépassent le temps alloué et travaillent pour partie gratuitement afin de compenser les insuffisances des référentiels de temps associés à chaque tâche. Certaines aides à domicile sont ainsi amenées à « badger » pour indiquer à l’employeur et aux financeurs que l’intervention s’est terminée à l’heure (afin que les surcoûts d’un débordement du temps prévu ne soient pas assumés financièrement par les personnes aidées), tout en restant au domicile, afin de prendre le temps de la relation.

Autrement dit, le système des Ehpad et de l’aide à domicile paraît aujourd’hui largement insoutenable humainement, socialement et financièrement (sur le travail soutenable, voir la contribution de Catherine Delgoulet) : il ne tient que par le développement du travail gratuit des femmes (Devetter, Dussuet et Puissant, 2020), qu’elles soient aidantes familiales ou professionnelles (par le débordement des temps de travail rémunérés). Collectivement, la situation n’est plus tenable et appelle des politiques publiques permettant une réelle reconnaissance des métiers du secteur de la perte d’autonomie.

Conclusion : Que faire pour l’amélioration et la reconnaissance des métiers du vieillissement ?

Cinq dimensions semblent prioritaires pour rendre soutenable le travail des métiers du vieillissement. La première consiste à réaffirmer l’ancrage de ces métiers dans le champ médico-social pour renouer avec les politiques engagées en 2002 par la loi de Modernisation de l’action sociale et mettre fin aux confusions entretenues par les politiques de soutien aux « services à la personnes », et notamment le plan Borloo de 2005. De cette reconnaissance comme service à vocation médico-sociale découle une seconde priorité : l’affirmation du fait que ces activités relèvent d’une logique de service public impliquant l’encadrement très strict de la concurrence et des objectifs de lucrativité. Les récents scandales touchant les Ehpad appartenant à des entreprises à but lucratif rappellent avec vigueur qu’un service social ne doit pas être source de profits privés si l’on veut éviter que les usagers, usagères et salariées n’en paient le prix. La troisième orientation prioritaire est une redéfinition de la mesure et de l’organisation des temps de travail. Le travail financé ne peut se réduire aux tâches d’interaction directe avec les usagers. Il s’agit d’intégrer les temps de préparation, de récupération, de déplacement, de coopération au sein d’un collectif de travail, afin de garantir la qualité du service en même temps que la soutenabilité d’un emploi à temps plein offrant un salaire décent. La soutenabilité de ces métiers passe également par le développement des ressources dont doivent disposer les salariées : des formations initiales et continues suffisantes, l’existence de fonctions support, non pas pour contrôler mais pour soutenir et équiper les intervenantes. Enfin, une cinquième condition est, plus globalement, de (re)créer une dimension collective pour des missions dont la difficulté et la dimension relationnelle nécessitent des temps de délibération au sein d’une communauté de travail.

Ces transformations pour revaloriser les métiers du care sont urgentes, non seulement pour faire face aux injustices dont ils sont victimes, que certains euphémisent en « défaut d’attractivité », mais il s’agit également d’une urgence en termes d’égalité entre femmes et hommes (voir aussi la contribution de Rachel Silvera et Séverine Lemière). Car, au-delà de ces métiers, c’est la question de la place des femmes dans la société, travailleuses, aidantes familiales, mais aussi personnes âgées, qui est posée.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

 

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Références : 

Beatriz, Mickael, Beque Marilyne, Coutrot Thomas, Duval Marion, Erb Louis, Inan Ceren, Mauroux Amélie, Rosankis Élodie (2023), Quelles conséquences de la crise sanitaire sur les conditions de travail et les risques psycho-sociaux ?, Dares analyses, Mai 2021.

Bezes Philippe et Musselin Christine (2015), « Le New Public Management : Entre rationalisation et marchandisation ? » dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Une ‘French Touch’ dans l’analyse des politiques publiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, p.128-151.

Brunel Mathieu et  Carrere Amélie (2018), « Limitations fonctionnelles et restrictions d’activité des personnes âgées vivant à domicile : une approche par le processus de dépendance », Dossiers de la DREES, no 26.

Cambois Emmanuelle, Laborde Caroline et Robine Jean-Marie (2008), « La “double peine” des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population et sociétés, no 441.

Cartron Damien et Gollac Michel (2006), « Fast-work et maltravail », dans Philippe Askenazy, Damien Cartron, Frédéric De Coninck et Gollac Michel,  organisation et intensité au travail Toulouse, Octares, p. 227-238.

Causse Lise, Fournier Christine et Labruyère Chantal (1998), Les aides à domicile : des emplois en plein remue-ménage, Paris, Syros.

Clot Yves (2013), Le travail à coeur - pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte.

Davezies Philippe (1999), « Evolution des organisations du travail et atteintes à la santé », Travailler, (3), p.87-114.

Desjours Christophe (2012), Psychopathologie du travail, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson.

Devetter François-Xavier, Dussuet Annie, Puissant Emmanuelle (2023), Aide à domicile, un métier en souffrance – sortir de l’impasse, Ivry-Sur-Seine, Editions de l’Atelier.

Devetter François-Xavier, Dussuet Annie, Puissant Emmanuelle (2020), « La réduction du travail au temps «productif» dans l’aide à domicile »,  Socio-économie du travail, 2019(6), p.213-239.

Dujarier Marie-Anne (2017), Le management désincarné : enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La découverte.

Dussuet Annie, Nirello Laura, et Puissant Emmanuelle (2017), « De la restriction des budgets des politiques sociales à la dégradation des conditions de travail dans le secteur médico-social », La Revue de l’IRES, (1), p.85-211.

El Khomri Myriam (2019), Plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge, La documentation Française.

Jany-Catrice Florence (2016), La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Presses universitaires du Septentrion.

Le Roy Anne et Millot Guillaume (2012), « L’utilisation de la donnée chiffrée dans le pilotage et l’évaluation des politiques publiques : le cas des politiques de développement rural », Notes et études socio-économiques, (36), p.103-121.

Linhart Danièle (2009), « Les conditions paradoxales de la résistance au travail », Nouvelle revue de psychosociologie, (1), p. 71-83.

Signoretto Camille et Valentin Julie (2023), « Quels changements de comportements des employeurs après l’ordonnance travail instituant le barème et modifiant les règles du licenciement ? », Droit social, à paraître.

Supiot Alain (2015), La solidarité : enquête sur un principe juridique, Odile Jacob.

Vatan Sylvain (2014), La Tarification des services d’aide à domicile : une analyse institutionnaliste par le rôle paramétrique du prix, Thèse de doctorat, Lille 1. 

       

Geneviève Cresson, François-Xavier Devetter, Julie Lazès - Être une femme et travailler chez soi : les assistantes maternelles entre disponibilité étendue et rémunération limitée

Geneviève Cresson sociologue, retraitée.  Elle était PR de sociologie à l’université de Lille et au Clersé. Ses travaux concernent la famille, la santé, la petite enfance et le genre ainsi que leurs articulations. Elle a notamment publié La petite enfance : entre familles et crèches, entre sexe et genre. (L’Harmattan, 2007) avec Coulon Nathalie ;  « Indicible mais omniprésent : le genre dans les lieux d'accueil de la petite enfance » Dans Cahiers du Genre 2010/2 (n° 49) ; « Qualité du travail, qualité des emplois et qualité d’accueil dans les métiers de la petite enfance » (2011) avec Delforge S., Devetter F.-X. et Lemaire D. ;  « Le travail familial comme réponse majeure à la dépendance des jeunes enfants et des personnes âgées », dans : Vieillir en société Une pluralité de regards sociologiques. Sous la direction de F. Le borgne-Uguen, F Douguet, G Fernandez, N Roux, G. Cresson PUR Rennes, 2019.

François-Xavier Devetter est chercheur au Clersé (Université de Lille) et à l'IRES. Ses travaux de recherche portent sur le temps de travail et les emplois à bas salaire, tout particulièrement les agentes et agents d'entretien, les aides à domiciles et les assistantes maternelles agréées. Il a publié récemment Aides à domiciles, un métier en souffrance : sortir de l'impasse avec Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant aux éditions de l'Atelier.

 

Julie Lazès est enseignante-chercheuse à l’IMT Nord-Europe et au Clersé (Université de Lille). Elle travaille sur les usages numériques et leurs impacts sur des dynamiques territoriales (activité de communes insulaires) ou sur des conditions de travail et d’emploi (assistantes maternelles).

  

Être une femme et travailler chez soi : les assistantes maternelles entre disponibilité étendue et rémunération limitée 

Geneviève Cresson, François-Xavier Devetter, Julie Lazès

Dans notre pays, le recours aux assistantes maternelles reste la première solution de garde pour les jeunes enfants avant 3 ans et leur scolarisation. L'enquête emploi de l’INSEE compte 390 000 assistantes maternelles dont 80% sont salariées du particulier employeur. Leur rémunération mensuelle moyenne nette est de 1233€ selon la même enquête.

Ce métier reste essentiellement féminin (à plus de 97%) même si les textes officiels en parlent au masculin - ce que nous ne ferons pas ici. Il est traversé par des paradoxes proches de ceux des autres métiers féminins considérés comme peu qualifiés (cf. la contribution de Séverine Lemière et Rachel Silvera) : il est indispensable au bon développement de l’enfant comme au bon fonctionnement de l’économie, en permettant aux parents, et spécialement aux mères, de rester en emploi. Le métier d’assistante maternelle, comme l’ensemble du secteur de la petite enfance, devrait constituer ainsi un pilier des politiques d’investissement social (Carbonnier et Palier, 2022).

Pourtant, cet emploi n’est pas reconnu à la hauteur des enjeux, et ne fait pas l’objet d’une véritable politique publique complète et cohérente, tout au plus d’aménagements successifs et ponctuels des conditions d’accueil ou de rétribution (Cresson et Devetter, 2020). Le fait que ce soit des femmes qui accomplissent ces tâches, qui plus est à leur propre domicile et auprès de très jeunes enfants – considérés trop souvent comme l’apanage des femmes -, explique sans doute la relative méconnaissance et la mauvaise évaluation des conditions d’emploi des assistantes maternelles, de leur charge de travail et de leur rémunération, parfois fantasmée, mais qui reste modeste et précaire.

En abordant dans un premier point les temps de travail, qui dépassent le plus souvent l’ampleur horaire reconnue elle-même très importante, nous montrerons quelques-unes des caractéristiques de ce métier. Nous ne détaillerons pas le contenu de leur travail auprès des jeunes enfants, qui reste très attractif, mais nous montrerons dans une seconde partie que leurs conditions de travail le sont beaucoup moins, ce qui pourrait expliquer la diminution de leurs effectifs depuis une dizaine d’années (l’enquête emploi dénombre 315 000 assistantes maternelles salariées par des particuliers employeurs en 2019 contre 380 000 en 2013). Ces tensions s’accentueraient selon France Stratégie avec plus de 106 000 postes non pourvus en 2023.

 

Une disponibilité horaire très élevée

Alors que leur métier est souvent perçu comme permettant une bonne conciliation des temps familiaux et professionnels pour les parents de jeunes enfants, les assistantes maternelles (ci -après AM) sont soumises à des exigences très élevées en termes de disponibilité temporelle. Le cadre réglementaire dans lequel leurs temps de travail s’inscrivent est complexe et conduit à des amplitudes horaires importantes auxquelles s’ajoutent d’autres temps de travail peu visibles et non payés.

Le cadre réglementaire complexe permet des amplitudes importantes 

L’organisation du travail et du temps des assistantes maternelles dépend de trois niveaux de règles. La réglementation centrée sur l’enfant accueilli précise que pour chacun d’eux, « la durée de l’accueil indiquée dans la convention collective est de 45 heures par semaine. (…) La durée habituelle de la journée d'accueil est de 9 heures » (Service-public.fr, 2022). Les attentes des parents déterminent les demandes de l’employeur. Ce sont jusqu’à quatre employeurs différents qui vont exprimer des besoins multiples et rarement identiques d’un jour à l’autre. Si une famille demande une garde à temps partiel, certains jours ou à certains horaires, cela peut impliquer un sous-emploi relatif ou dégager de la place à temps partiel. Enfin, l’assistante maternelle est soumise aux réglementations du droit du travail, et règlements propres à ce métier, que nous citons ici longuement pour bien en souligner l’extrême souplesse : « l'assistante maternelle bénéficie d'un repos quotidien de 11 heures de suite minimum, tous contrats de travail confondus et ne peut pas être employée plus de 6 jours de suite. En cas de situations exceptionnelles ou imprévisibles, des heures peuvent être effectuées, d'un commun accord, au-delà de celles prévues par le contrat de travail. L'employeur ne peut pas exiger de l'assistante maternelle de travailler plus de 48 heures par semaine. Cependant cette durée de travail peut être dépassée si l'assistante maternelle donne son accord écrit. »  (Ministère de l’intérieur, 2022).

Tout cela encadre la tension entre les besoins des enfants, définis et protégés par la loi, les horaires demandés par les familles, et le respect des droits des assistantes maternelles en tant que salariées. On est loin des 35 heures, des dérogations sont prévues (avec l’accord de l’assistante maternelle, mais peut-elle toujours le refuser ?) et un lissage sur des longues périodes permet d’accepter ou d’organiser la surcharge.

L’analyse secondaire des enquêtes emploi de l’INSEE permet de relever que les assistantes maternelles du particulier employeur ont une durée hebdomadaire de travail particulièrement élevée (39h54 en 2005 et 41h48 en 2019) en comparaison avec l’ensemble des employées (32h25 pour ces deux années-là) ou aux personnels des services directs aux particuliers (respectivement 31h35 et 31h12). En 2017, on relève une moyenne de 40 heures/semaine (plus de 49 heures pour une assistante maternelle sur quatre, mais aussi moins de 33 heures pour une sur quatre) (Vroyland et Paliod, 2017 ; Unterreiner, 2018). De fortes disparités existent puisque 10% des assistantes maternelles n’accueillent pas d’enfants pendant les vacances scolaires, et jusqu’à 16% pendant celles de l’été. Par ailleurs, un quart d’entre elles travaille moins de 33 heures par semaine. D’autres disparités existent, selon les régions ou les villes, selon l’intensité ou la rareté de la demande, ou selon la part des emplois aux horaires atypiques dans le bassin d’emploi et donc chez les parents-employeurs.

Les durées travaillées sont très longues et occupent des plages horaires qui échappent largement aux rythmes actuels du travail salarié en France. Plus du quart des assistantes maternelles travaillent très tôt le matin : selon les enquêtes Conditions de Travail de la DARES, à 7h00, 30% des assistantes maternelles sont en emploi contre environ 15% de l’ensemble des salariés. Dans nos observations, sur vingt assistantes maternelles, sept commencent avant 8 heures, huit commencent à 8 heures. Le soir onze d’entre elles terminent entre 18h30 et 19h30. Les amplitudes horaires déclarées pour leur journée type varient entre 9h15 et 12h45, avec une médiane à 10 heures par jour, soit entre 46h30 et plus de 70h pour les assistantes maternelles qui travaillent du lundi au vendredi, ce qui est le cas de la grande majorité d’entre elles.

 

Ces horaires lourds ne doivent pas faire oublier d’autres dimensions temporelles plus favorables. L’activité épargne ainsi largement le samedi et le dimanche (seules 13,5% des assistantes maternelles travaillent habituellement ou occasionnellement le samedi et 5% le dimanche, alors que près de la moitié des employées le font le samedi et plus du tiers le dimanche). En revanche, selon les données de l’enquête Conditions de Travail (2019) leur activité est plus morcelée que celle des autres employées, et l’obligation de devoir interrompre une tâche pour une autre est légèrement plus fréquente. Leur rythme de travail peut varier selon les moments de la journée. Aux « coups de collier » (repas, pleurs…) succèdent des moments plus calmes… qu’il est parfois difficile de faire reconnaître comme temps de travail.

Des temps de travail non rémunérés

Nous retiendrons ici quatre aspects du surtravail que doivent produire les assistantes maternelles, nécessaires à leur activité principale mais mal reconnus, peu visibles et non valorisés : le renouvellement des contrats et le changement des horaires, les dépassements horaires des familles, l’entretien du lieu de travail et enfin les activités administratives. Loin d’être anecdotiques, ces moments de surtravail sont une condition du bon déroulement de l’activité. 

Les changements de volume et d’organisation horaires sont fréquents. Ils peuvent provenir de l’évolution de la situation des assistantes maternelles (naissance, divorce, déménagement). Ils peuvent aussi être la conséquence d’événements ou de décisions de la famille des employeurs (évolution du temps de travail d’une mère, déménagement, départ à la crèche qui peut être vécu comme une sorte de trahison…). De même, le moment de la scolarisation est crucial. Plusieurs assistantes maternelles évoquent la peur de manquer de contrats qui peut les amener à accepter des « petits » contrats et donc à transformer leur emploi du temps en patchwork, ou à adapter leurs attentes face à la pression de la demande. Chaque année l’AM doit trouver de nouveaux contrats, et ses employeurs se renouvellent partiellement. Pour cela, il lui faut alimenter les pages Facebook ou internet (depuis 2021 elles sont obligées de s’inscrire sur le site monenfant.fr, de leur CAF), répondre aux mails et au téléphone, se présenter de façon convaincante et recevoir plusieurs fois les parents au domicile. Dans ces rencontres, assistantes maternelles et parents font le point sur les aspects pratiques et pédagogiques et sur les attentes réciproques. L’intérêt de l’enfant est en jeu, et il s’agit aussi d’amener des parents à remplir un nouveau rôle, celui d’employeur. Cette création relationnelle, immatérielle, occasionne une charge mentale supplémentaire, demande des compétences rarement mises en avant, et prend du temps.

La convention collective est claire, le décompte du temps de travail court depuis l’ouverture de la porte à l’enfant le matin jusqu’au moment où elle se referme sur lui et ses parents, le soir. Les temps de présence des parents au domicile de l’assistante maternelle ne sont pas des temps de loisir ou de convivialité amicale, mais bien des temps de travail : celui des transmissions. Le plus souvent celles-ci se passent bien. Mais les assistantes maternelles constatent que des parents ont – ou ont eu - du mal à respecter la règle, à être ponctuels. Si les récits de dépassements horaires sont assez fréquents, ils renvoient à des situations plutôt rares. D’autres évoquent des coups de téléphone tardifs ou pendant les week-ends, quand l’AM est en repos. Pour toutes ces situations, la question de la reconnaissance du temps de travail supplémentaire, et de sa facturation, se pose : les assistantes maternelles vont-elles se faire payer ces dépassements horaires, dûs aux comportements des parents, comme le prévoient le contrat et la convention collective ? Les AM soulignent que leur dévouement n’est pas servilité ni totale mise à disposition auprès de l’employeur. Dans ce sens, elles apprécient l’évolution des règlementations qui leur permettent d’être plus fermes sur le respect de leurs horaires. Comme dans la plupart des métiers du care, les assistantes maternelles sont tiraillées entre le souci d’être disponibles et leur volonté de faire respecter les horaires contractuels.

Le logement, à la fois domicile et lieu de travail, constitue une troisième source de travail nécessaire mais invisible. Quand la porte se referme et que le dernier enfant est rentré chez lui, le travail de l’assistante maternelle continue, chaque jour, et déborde parfois sur les jours de repos. Les tâches sont diverses : du nettoyage jusqu’au travail d’organisation ou de conception de leur activité principale dans les normes en vigueur. Les AM estiment la durée du ménage quotidien entre ½h et 1h30. Elles évoquent la nécessité de transformer, chaque jour, au moins une pièce de leur domicile en lieu de travail (et vice versa le soir). Elles doivent non seulement nettoyer, ranger mais aussi effacer ou atténuer voire escamoter les traces de l’activité qui s’immiscent dans l’intimité de la maison. Elles doivent préparer le travail du lendemain ou des jours suivants, comme les instituteurs qui préparent leurs cours et leurs classes prècise l’une d’elles, tandis qu’une autre compare sa situation actuelle à celle qu’elle occupait comme vendeuse, où son travail cessait une fois le volet roulant fermé. Le travail de l’AM est beaucoup plus diffus, à leurs yeux, « c’est un métier où on n’arrête jamais ».

Enfin, les AM réalisent un important travail administratif et de comptabilité, du fait d’un rapport salarial singulier avec les parents employeurs mais aussi de l’augmentation des demandes des tutelles ou organismes sociaux (de suivi et d’enregistrement - notamment informatique - de leurs activités, de la présence-absence de chaque enfant et des places disponibles). En tant que salariées elles ne devraient pas s’occuper de leur propre paye, mais elles y sont amenées pour deux raisons : la complexité croissante des règles de calcul et l’impréparation des parents-employeurs à cette tâche. Les calculs sont complexes, les règlements et conventions s’empilent, et les tableurs ne tiennent pas toujours suffisamment compte de la complexité de l’activité. Les assistantes maternelles finissent par entrer dans ce système informationnel, dévoreur en temps. Elles sont pour tout cela encadrées par la PMI et la CAF, et aidées par les RPE (Relais de la Petite Enfance). Les demandes des parents (photos, SMS, etc.) s’ajoutent à ces obligations.

Des conditions de travail difficiles pour des rémunérations faibles 

La très forte disponibilité temporelle des AM est d’autant plus problématique que leurs conditions de travail comportent des indices de pénibilité importants même si leur visibilité demeure partielle, y compris aux yeux des salariées elles-mêmes. Le travail réalisé les expose à la fois à des contraintes physiques et à des risques psycho-sociaux sans qu’elles ne bénéficient des ressources (notamment collectives) qui leur permettraient d’y faire face. Parallèlement, le mécanisme bien spécifique de leur rémunération les maintient à des niveaux de salaires horaires et mensuels particulièrement bas.

Des pénibilités multiples et encore souvent invisibles 

Dans les enquêtes conditions de travail (Dares), les déclarations des assistantes maternelles sont parfois paradoxales et rappellent combien la verbalisation et l’objectivation des difficultés rencontrées dépendent du contexte et de l’organisation socio-économique des métiers. Alors que les pénibilités physiques déclarées étaient sensiblement plus faibles pour les assistantes maternelles que pour les autres métiers des services en 2005, le constat est largement inversé selon l’édition 2019 de l’enquête : elles déclarent plus fréquemment effectuer des mouvements douloureux ou fatigants que l’ensemble des employés (+5 points par rapport aux autres salariés) ou porter des charges lourdes (+20 points). En revanche elles déclarent moins rester debout longtemps (-8 points), rester dans une posture pénible (-8 points) ou encore effectuer des déplacements à pieds longs ou fréquents (-13 points). Une analyse dynamique montre que toutes ces contraintes ont augmenté de manière significative et plus rapidement que dans les autres professions de services. Ce résultat peut être lié à deux phénomènes : d'une part, une forme d'intensification du travail peut être observée en raison, par exemple, d'une augmentation du nombre d'enfants pris en charge par chaque assistante maternelle ; d'autre part, il peut s'agir d'une prise de conscience progressive que certaines pratiques liées à l'activité professionnelle sont bel et bien des sources de pénibilité qui méritent d'être signalées, que porter des jeunes enfants constitue une charge lourde, par exemple.

De plus, leur activité est souvent morcelée, et l'obligation d'interrompre une tâche pour en effectuer une autre est plus fréquente. En revanche, les AM semblent relativement protégées contre un rythme de travail trop intense. Elles déclarent moins souvent que les autres employées devoir se dépêcher. Si la pression pour se dépêcher est restée constante, le sentiment d'être fréquemment interrompues a fortement progressé, bien plus que dans les autres métiers de service.

Sur le plan des risques psychosociaux le métier d’assistante maternelle apparaît dans une position assez paradoxale. Si certaines dimensions semblent très positives pour ces salariées (diversité des tâches et absence de monotonie, sens du travail), elles sont au contraire très fortement exposées à certaines difficultés et notamment un isolement marqué : elles ne reçoivent que rarement l’aide de collègues ou de supérieurs. Certes ces soutiens sont en croissance mais ils sont très en deçà de ce que connaissent les autres employées. Elles ne peuvent que difficilement interrompre leur travail et doivent régler seules les incidents éventuels.  

Des mécanismes de rémunération atypiques qui conduisent à des salaires inférieurs au SMIC

Enfin en matière de rémunération, les AM connaissent également une situation atypique et peu favorable. Formellement salariées des parents qui les emploient, leur rémunération a de nombreuses caractéristiques d’un « prix » négocié selon un « marché » local. Le SMIC ne s’applique pas directement : le salaire horaire peut descendre jusqu’à 28% du SMIC. Il est par ailleurs contraint par les critères d’attribution du Complément Mode de Garde, versé aux parents sur présentation de la facture de l’AM, qui implique que la rémunération ne dépasse pas 5 fois le SMIC horaire par jour et par enfant.

Certes, les assistantes maternelles ont vu leur rémunération mensuelle croître au cours des 15 dernières années et rattraper en partie celles des autres employées, mais elle demeure parmi les plus faibles de toutes les professions. En effet, alors qu’il était nettement inférieur à celle des autres métiers de niveau employé, le salaire mensuel moyen de la profession s’en rapproche nettement aujourd’hui (tableau 2). Il dépasse par exemple celui des aides à domicile ou des agents de nettoyage et correspond pratiquement au niveau du Smic mensuel à temps plein (97,5% alors qu’il n’atteignait que 70% de celui-ci en 2005). Nous verrons cependant ci-dessous que ce rattrapage est bien moindre lorsque l’on s’intéresse aux salaires horaires. 

Cette hausse visible dans les données de l’Enquête Emploi est confirmée par les données de l’ACOSS - URSSAF (Vroylandt et Paliod, 2017) et peut s’expliquer par plusieurs mécanismes complémentaires : hausse des aides publiques accordées aux parents, accroissement du nombre d’enfants gardés par une assistante maternelle, tension sur les prix dans certaines zones géographiques notamment, etc.

Les entretiens semi-directifs permettent d’éclairer des mécanismes spécifiques comme les hausses de tarif horaire - on parle d’une voire quelques dizaines de centimes  - que des professionnelles peuvent décider unilatéralement (mais très modérément). Les niveaux de salaires se rapprochent ainsi bien plus de « prix » ou d’honoraires que de salaires au sens classique. On peut noter, outre l’importance de l’encadrement institutionnel des tarifs, le rôle non négligeable des nouvelles technologies et notamment d’internet et de certains sites (TopAssmat.fr ou Nounou.fr par exemple) dans la diffusion d’informations sur les tarifs horaires et la construction d’un « prix de marché » sur certains territoires.

Toujours selon les enquêtes emplois, si les rémunérations mensuelles ont sensiblement cru, une part de cette augmentation s’explique par un allongement de la durée hebdomadaire qui atteint près de 42 heures en moyenne (soit environ 2 heures de plus qu’en 2005) contre un peu plus de 32h20 pour l’ensemble des femmes employées (stable entre 2005 et 2019). Si les salaires horaires ont également connu une réelle croissance (+ 66% contre +17% pour les femmes employées), ils demeurent néanmoins significativement en dessous du SMIC : 6€83 pour un Smic horaire net de 7€92 en 2019. De plus, ce rattrapage doit être mis en relation avec une augmentation importante des niveaux d’étude (la part des AM sans diplôme est passée de 40 % à 22 % entre 2003 et 2019 selon l’enquête emploi) et du prix des logements et des loyers qui constituent une part du « service » produit par les assistantes maternelles (celles-ci « offrant » leur logement comme lieu de travail en plus de leur temps de travail). 

Conclusion 

Le groupe professionnel des assistantes maternelles évolue fortement depuis deux décennies : les profils familiaux se diversifient et le niveau de qualification initiale croît bien plus rapidement que dans l’ensemble de la population active (Cresson, Devetter et Lazès, 2023). La formalisation de l’emploi, voire sa professionnalisation, ont largement progressé. Elles demeurent cependant incomplètes et les conditions d’emploi restent atypiques et difficiles.

Pour les assistantes maternelles comme pour tous les métiers des services, des exigences implicites (de disponibilité, de propreté, …) impliquent des dépassements d’horaires, plus ou moins diffus, qui ne sont pas comptabilisés dans l’amplitude horaire officielle, pourtant déjà très élevée. De plus, l’approche quantitative aussi bien que les entretiens révèlent des compétences étendues, hors du cœur de métier qu’est le soin aux enfants, qui ne sont pas valorisées (sens des relations, compétences d’organisation, compétences numériques, en comptabilité ou dans l’administration). En définitive, les horaires des assistantes maternelles empiètent sur leurs temps personnels et familiaux et génèrent des conflits entre vie personnelle et vie professionnelle qui apparaissent plus fréquents que dans les autres professions d’employé-e-s. La possibilité de mieux concilier l’activité professionnelle et les charges familiales est souvent invoquée pour justifier le choix du métier, ou sa faible valorisation. Cependant, la possibilité de concilier les temps professionnels et familiaux est nettement inférieure à celle des autres employées. Elles sont certes « à la maison » mais avec des temps de travail très longs et contraints alors même que leurs conditions de travail apparaissent difficiles et leur salaire faible.

L’étude des amplitudes horaires et des conditions d’emploi des assistantes maternelles fait ainsi apparaître au moins trois manques majeurs. Le premier renvoie à la spécificité de la relation contractuelle. L’emploi direct apparaît comme un archaïsme qui prive les professionnelles de nombreuses protections liées au statut de salarié. À ce titre, le modèle des crèches familiales (où une collectivité est formellement employeur et assure l’interface administratif et comptable entre les parents et l’AM) permet des alternatives, mais ce modèle est en perte de vitesse dans notre pays. Ensuite, le travail des AM demande des ressources collectives pour être réalisé dans de bonnes conditions tant pour les enfants que pour les salariées. La mise en place d’une communauté de travail entre assistantes maternelles en lien avec les Relais Petite Enfance (RPE) commence à s’observer. Cette logique demande cependant des soutiens publics plus larges pour se développer sur l’ensemble du territoire. Enfin, les modes de fixation du salaire et du décompte du temps de travail sont des freins à la valorisation et à la professionnalisation des AM, et on ne peut que regretter que les politiques publiques soient plus soucieuses du contrôle des AM que de leur réelle promotion et professionnalisation. Ces trois éléments sont la condition pour améliorer ce métier, le rendre plus attractif et résoudre les problèmes de diminution des effectifs.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

CARBONNIER Clément et PALIER Bruno (2022), Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord, investissement social et économie de la qualité, Paris, PUF.

CRESSON Geneviève et DEVETTER François-Xavier (2020), « Les assistantes maternelles, une utilité́ sociale mal reconnue », dans A. L. Ulmann et P. Garnier (dir.), Regards sur les pratiques professionnelles avec les jeunes enfants, éd. Peter Lang, p.29-56.

CRESSON Geneviève, DEVETTER François-Xavier et LAZES Julie (2023), « Conditions de travail et d’emploi des assistantes maternelles du particulier employeur », Rapport CNAF, 188 pages.

LEMIERE Séverine et SILVERA Rachel (2023), « Reconnaître le travail pour établir l’égalité salariale entre femmes et hommes : le cas des sages-femmes », Site du LIEPP.

UNTERREINER Anne (2018), « Revue de littérature sur les assistantes maternelles. Position sociale, Conditions de Travail et d’emploi et quotidien ». Dossiers d’études, Caisse nationale des Allocations familiales, 197.

VROYLANDT Thomas et PALIOD Nicolas (2017), « Les assistantes maternelles ont gagné en moyenne 1108 euros en juin 2014 ». Études et Résultats, DREES, 1020, août, 8 pages.

   

Réformer le système de protection sociale français : Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord ?

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Bruno Palier est directeur de recherche au Centre d’Etudes Européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po et docteur en science politique, agrégé de sciences sociales. Il a été directeur du Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP) de septembre 2014 à juillet 2020. Ses recherches portent sur les réformes des systèmes de protection sociale en France et en Europe, et notamment les politiques d’investissement social, l’européanisation des réformes de la protection sociale, les dualisations sociales en Europe et les liens entre régimes de croissance et régimes de protection sociale.

Avec Clément Carbonnier (Université Paris 8, LIEPP), il est co-auteur de l’ouvrage Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord publié en février 2022 par les Presses Universitaires de France. Au LIEPP, Bruno Palier coordonne le projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? » qui propose un état des lieux des connaissances de sciences humaines et sociales sur le travail en France.

  • Dans votre ouvrage, pourquoi avoir choisi de cibler particulièrement le public des femmes, des jeunes et des enfants pour interroger le système de protection sociale français ?

Notre titre se veut provocateur. Il souligne que notre système de protection sociale se préoccupe davantage de maintenir le revenu des hommes âgés que celui des autres (les retraites des hommes sont près de 30% plus élevées que celles des femmes), et surtout qu’il n’offre pas les protections adéquates (non seulement en termes monétaires, mais aussi de services sociaux) dont les femmes, les jeunes et les enfants ont besoin.

Aujourd’hui, c’est parmi les jeunes et les femmes seules avec enfants que l’on trouve les taux de pauvreté les plus élevés en France, alors même qu’il y a peu de prestations adaptées pour ces situations. Les jeunes en situation de pauvreté n’ont droit à rien  avant 25 ans (sauf très rares exceptions). Les mères seules ont besoin de prise en charge de leurs enfants pour chercher et exercer un emploi (mais il n’y a pas assez de places de crèches disponibles). Les enfants qui vivent dans des familles pauvres (20% des enfants français) n’ont pas assez de soutien, ni monétaire, ni d’accompagnement (crèche, école, santé…).

La logique dominante de notre système de protection sociale est contributive ; il faut d’abord avoir payé des cotisations, par l’exercice d’un emploi, pour avoir le droit aux principales prestations (chômage et retraite notamment), ce qui n’est pas le cas des enfants, des jeunes et des jeunes parents isolés sans emploi. C’est pourquoi nous prônons une autre logique pour la protection sociale : celle de l’investissement social, qui doit intervenir en amont des problèmes.

Cela dit, ce n’est pas une raison pour détruire les droits existants, notamment à retraite, qui ont permis aux personnes âgées de sortir de la pauvreté. Le débat sur les retraites a montré non seulement un attachement aux droits existants, mais aussi une réticence à devoir travailler dans les conditions actuelles. C’est pour comprendre ces situations au travail que nous avons lancé le projet de médiation scientifique Que sait-on du travail ? au LIEPP.

  • Le débat public parle souvent du "coût de la protection sociale”, vous utilisez plutôt l’expression “investissement social”, pourquoi ? 

On a trop considéré la protection sociale comme un coût, comme l’illustre l’expression de « charges sociales » pour désigner les cotisations sociales qui financent les prestations sociales, en oubliant l’importance sociale mais aussi économique de ces prestations. Elles permettent aux gens de tenir en période difficile, mais elles garantissent aussi une solidarité collective (chacun sait qu’il peut compter sur ces mécanismes de solidarité en cas de coup dur, de besoin, de maladie, ou à la retraite). On oublie aussi trop souvent les fonctions économiques de la protection sociale : soutien à la consommation, qui peut aussi aider en cas de récession (ou de coup d’arrêt comme pendant le confinement), mais aussi prestations et services qui permettent de préparer son parcours professionnel (formation notamment). Il est aussi nécessaire de fournir les services qui accompagnent les individus en emploi : les prestations de prise en charge des personnes dépendantes pour éviter d’avoir à interrompre sa carrière pour s’en occuper, mais aussi les prestations de formation et de suivi tout au loin de la carrière professionnelle. Ce sont ces services que nous appelons services d’investissement social.

  • Quelle est l’orientation actuelle des politiques publiques françaises en matière d’investissement social auprès des publics mis en exergue par votre ouvrage ?

Les politiques d’investissement social sont relativement limitées en France, et ont longtemps été réservées aux plus aisés. Ainsi, l’accès aux crèches est trois fois plus élevé pour les enfants de familles aisées que pour les plus pauvres. La ségrégation scolaire qui domine souvent en France (comme le montrent certains travaux du LIEPP) est le fait des classes moyennes supérieures qui se réservent les « bonnes classes » et les « bons » établissements. La formation profite d’abord à ceux qui ont déjà des compétences reconnues, les établissements d’enseignement supérieurs d’excellence sélectionnent leurs candidats et reproduisent les inégalités sociales, etc… Si l’investissement social est réservé aux plus aisés, alors c’est un facteur d’inégalité.

C’est sans doute pour cela que le plan de lutte contre la pauvreté des jeunes et des enfants a cherché à cibler certaines prestations (crèches, formation) envers les plus démunis, mais les moyens n’ont pas suivi. En général, les politiques économiques et sociales françaises ne sont pas tournées vers l’investissement (ni social, ni dans l’innovation, ni dans la qualité, ni pour l’environnement), mais cherchent plutôt à soutenir une stratégie de réduction des coûts (coût du travail notamment).

En nous appuyant sur nos travaux menés par ailleurs au LIEPP, nous avons montré dans notre ouvrage que la stratégie économique de la France est une stratégie du low cost qui coûte beaucoup à l’Etat. Comme je le rappelle dans ma contribution à notre série Que sait-on du travail ?, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé, à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE, devenu en 2019 une baisse pérenne de cotisations sociales), les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 Milliards d’Euros.

Les nombreuses évaluations des politiques de baisse des cotisations sociales montrent que si elles ont eu une certaine efficacité lors de leur première mise en œuvre, elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois (Carbonnier, Palier, 2022, chapitre 6). Elles n’ont pas non plus permis d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises (Malgouyres, Mayer, 2018). Ces politiques sont donc inefficaces pour lutter contre le chômage, et bien loin de permettre une montée en qualité des productions françaises : elles ont tiré celles-ci vers le bas et réduit notre capacité à produire et exporter des biens et des services de qualité.

Les politiques de baisse des cotisations sociales ont en effet subventionné des secteurs d’activité incapable de construire une compétitivité hors coût, fondée sur la qualité des produits et services, et maintenu de nombreux emplois de piètre qualité. Comme le rappelle Clément Carbonnier dans notre ouvrage, les évaluations microéconomiques qui trouvent un impact des allègements sur l’emploi (Crespon, Desplatz, 2001) soulignent que les créations d’emplois liées aux allègements de cotisations sociales ont engendré une substitution de travailleurs peu qualifiés à la place de travailleurs qualifiés. Elles jouent donc à l’encontre de la capacité à soutenir des secteurs et des emplois de qualité.

  • Selon vous, quelle stratégie devrait être mise en place pour assurer l’efficacité et la pérennité de notre système de protection sociale ? 

Nous proposons de mettre progressivement en place une stratégie de la qualité pour tous. Cette stratégie propose d’organiser une montée collective en qualité de l’économie et de la société française, qui ne soit pas tirée par quelques champions nationaux, mais qui soit portée par les services indispensables à tous (soins aux autres, éducation, santé…) : les services d’investissement social qui seraient garantis à tous. Sur ce socle commun, inclusif, il est possible de construire une nouvelle économie de la qualité, qui ait pour objectif non pas une croissance quantitative, destructrice de l’environnement, mais le bien-être qualitatif de toutes et tous.

Permettre à tous d’accéder aux qualifications et lutter contre la reproduction des inégalités suppose l’accès de tous aux crèches, l’école de la réussite pour tous, un soutien inconditionnel aux jeunes, une politique de conciliation qui ne retire pas les femmes du marché du travail, une politique de formation pour tous, y compris les adultes et notamment les moins formés. Cela nécessite aussi de s’attaquer aux causes des inégalités en France, y compris le culte du « libre choix », le familialisme de nos politiques sociales, l’élitisme scolaire ou bien encore la contributivité de notre protection sociale. Cela nécessite aussi de changer d’instruments de politiques publiques, c’est-à-dire de ne plus tout faire reposer sur les incitations ou exemptions fiscales, et de développer des services universels. Il faut enfin remettre en cause les soi-disant inégalités de productivité des différentes activités de service pour valoriser l’utilité collective des services aux autres.

Louis Maurin, Valérie Schneider - Les conditions inégales du travail en France

Louis Maurin est directeur de l'Observatoire des inégalités qu'il a cofondé en 2003. Il est le co-auteur du rapport sur les inégalités en France (juin 2023), des rapports publiés sur la pauvreté et les riches en France. Il est aussi l'auteur de « Encore plus, enquête sur ces privilégiés qui n'en n'ont jamais assez », Plon, mars 2021. Il dirige aussi le Centre d'observation de la société.

 

Valérie Schneider est rédactrice-correctrice. Première salariée de l'Observatoire des inégalités, elle a édité l'ensemble des rapports publiés par l'organisme. Elle est autrice de très nombreux articles sur les inégalités pour l'Observatoire des inégalités, notamment les conditions de travail et les territoires.

 
Les conditions inégales du travail en France

Louis Maurin, Valérie Schneider

Dans le débat sur les inégalités, un domaine a du mal à trouver sa place : celui des inégalités de conditions de travail. Les travailleurs « ubérisés » ou de « première ligne » ne constituent qu’une partie de l’ensemble beaucoup plus vaste de toutes celles et ceux qui s’usent au quotidien, à désosser des carcasses, à bitumer des routes, à laver des sols, etc. Qui sait que 14 % des ouvriers travaillent sous la contrainte du déplacement automatique d’une pièce ? Qui débat d’ailleurs du travail à la chaîne, des charges lourdes ou des produits toxiques ? 

Historiquement, les conditions de travail se sont améliorées, la durée du travail a été réduite et les normes de sécurité ont été renforcées. Mais, sur la dernière décennie, nos principaux indicateurs d’inégalités ne diminuent pas. Une fraction considérable de la force de travail continue à exercer des emplois éprouvants dans des environnements dangereux. Cette pénibilité est très loin d’être reconnue à sa juste valeur – qu’il s’agisse de salaire ou d’estime sociale – dans un pays qui ne jure que par le travail « intellectuel » au détriment des tâches manuelles, où les dominants n’ont souvent que faire des dominés qui doivent exécuter leurs ordres. 

Qu’en est-il concrètement ? Pour comprendre ce qui se joue, il faut en mesurer l’ampleur. Les enquêtes réalisées en France sont peu médiatisées alors que les données qu’elles contiennent permettent de brosser un tableau des conditions de travail qui fait apparaître l’ampleur des écarts entre les milieux sociaux. Voici une synthèse des données essentielles.

La pénibilité physique du travail augmente

La pénibilité physique au travail affecte essentiellement les moins qualifiés. Pour la mesurer, la DARES du ministère du Travail a construit un indicateur global utilisé dans ses enquêtes conditions de travail. Les contraintes prises en compte sont : rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations. Un tiers des salariés déclarent subir au moins trois de ces contraintes.

La pénibilité physique est très inégalement répartie. Près des deux tiers des ouvriers non qualifiés sont concernés, contre 6 % des cadres (données 2016, ministère du Travail). La part des salariés qui subissent ces pénibilités a augmenté de près de quatre points entre 2005 et 2016 chez les ouvriers qualifiés, passant de 57,2 % à 60,8 %. La hausse s’est faite pour l’essentiel entre 2005 et 2013.

Porter des charges lourdes est l’une des principales composantes de la pénibilité au travail. Près de 40 % des salariés sont concernés en 2016, autant qu’en 2005. Deux tiers des ouvriers sont dans ce cas, contre 12 % des cadres supérieurs, les moins concernés par cette forme de pénibilité. Autrement dit, les ouvriers sont, en proportion, cinq fois plus nombreux à porter des charges lourdes que les cadres, avec des conséquences sur leur santé physique. Les professions intermédiaires ont vu nettement augmenter sa fréquence (+ 5,6 points) sur la période.

Rester debout 

L’un des clivages majeurs dans le monde du travail porte sur les emplois de bureau (autrefois les « cols blancs ») et les emplois manuels d’exécution (les anciens « cols bleus » de l’usine). Parmi ces derniers, une grande partie n’ont pas la possibilité de s’asseoir, position beaucoup moins fatigante à la longue.

La moitié des salariés déclarent devoir rester longtemps debout à leur poste de travail, mais c’est le cas de 76 % des ouvriers, et même de la quasi- totalité des ouvriers non qualifiés (88 %), contre à peine 20 % des cadres supérieurs. Entre 2005 et 2016, le fait de travailler longtemps debout a baissé pour l’ensemble des salariés (de 51,8 % à 49,7 %). En revanche, les professions intermédiaires et les ouvriers n’ont pas connu d’amélioration sur la période. Dans ce domaine, il faudrait pouvoir entrer dans le détail des catégories socioprofessionnelles. Ainsi, les employés se situent globalement dans la moyenne de l’ensemble des salariés. Cette moyenne cache le fait que 70 % des employés du commerce et des services aux particuliers restent longtemps debout contre 10 % des employés administratifs.

Travailler dans un environnement hostile

La pénibilité du travail est aussi liée à l'environnement dans lequel il s’exerce. Le bruit, les poussières et les produits dangereux marquent les corps comme la pénibilité physique. Ils entraînent une fatigue, des maladies et des handicaps qui réduisent la qualité de vie de ceux qui y sont le plus confrontés. C'est sans doute dans le travail que les inégalités environnementales sont les plus grandes.

Au total, près d’un salarié sur trois subit des nuisances liées à son environnement de travail telles que respirer des poussières ou des fumées en 2016. Plus de deux tiers des ouvriers exercent leur métier dans ces conditions, contre à peine un cadre supérieur sur dix. Par ailleurs, la moitié des ouvriers sont au contact de produits dangereux, contre 13,3 % des cadres. Les employés administratifs sont rarement concernés par ces nuisances (5,3 %).

L’environnement du travail, c’est aussi le bruit. L’exposition au bruit a un impact à long terme sur l’audition des personnes, mais aussi sur leur santé en général. Si 16 % de l’ensemble des salariés sont concernés, près d’un tiers des ouvriers (qualifiés ou non) affirment subir des nuisances sonores au travail, c’est-à-dire entendre une personne placée à deux ou trois mètres seulement à la condition qu’elle élève la voix, contre 6 % des cadres supérieurs, soit cinq fois plus. Un peu plus d’un employé sur dix subit des nuisances sonores sur son lieu de travail, certes un peu moins que les professions intermédiaires (14 %). Mais cet environnement hostile a le plus augmenté entre 2005 et 2016 chez les employés : + 2,8 points.

Un salarié du secteur privé sur dix est exposé à des produits chimiques cancérogènes sur son lieu de travail, comme par exemple le benzène, la silice ou des fibres d’amiante, selon l’enquête SUMER 2017 de la DARES. Un tel environnement concerne au total 1,8 million de travailleurs. Les ouvriers qualifiés sont trois fois plus soumis à ces produits que la moyenne des salariés, et seize fois plus que les cadres supérieurs. Ces produits chimiques provoquent des cancers ou en augmentent le risque, s’ils sont inhalés, ingérés ou s’ils pénètrent dans la peau. Le secteur de la construction est le plus concerné : 30 % des salariés (en majorité des hommes) qui y travaillent sont exposés à de telles substances nocives, contre 7 % de ceux qui sont employés dans le tertiaire, les moins touchés par ce risque sanitaire.

Entre 2003 et 2017, les différentes enquêtes SUMER de la DARES montrent que la part des salariés exposés à au moins un produit chimique cancérogène a diminué de 13,8 % à 9,7 %. Cette amélioration notable est en partie due aux changements de procédés de production, au remplacement de produits cancérogènes par des produits moins dangereux, et s’explique aussi plus généralement par le déclin de l’emploi industriel.

La baisse a eu lieu exclusivement entre 2003 et 2010. Entre les deux enquêtes de 2010 et 2017, le niveau d’exposition a stagné autour de 10 %. Les ouvriers qualifiés et les employés de commerce et de services sont même davantage soumis aujourd’hui qu’en 2010 à au moins un produit chimique cancérogène sur leur lieu de travail. Le secteur de la construction a également connu une hausse importante (+ 6 points) de cette exposition entre 2010 et 2017.

Le travail sous contrôle 

Les conditions du travail résident aussi dans l’autonomie dont on dispose. Ce n’est pas seulement l’autonomie dans la décision d’exercer telle ou telle activité, mais aussi le rythme et les mouvements de son propre corps qui sont en jeu, sa posture, ses gestes, la capacité de détourner le regard quelques instants.

Le travail à la chaîne, les contraintes automatisées et une surveillance hiérarchique régulière imposent un contrôle strict du rythme du travail. Selon ces trois critères, les différentes enquêtes conditions de travail de la DARES ont montré que la part de travailleurs dont le rythme de travail est sous contrôle étroit a augmenté en 2016 par rapport à 2005. Si la plupart des cadres supérieurs subissent peu ou pas ces contraintes, une part importante des ouvriers et des employés déclarent y être soumis.

Le travail à la chaîne ou sous contrainte automatique (c’est-à-dire à un rythme de travail soumis à la cadence d’une machine ou dépendant du déplacement automatique d’un produit ou d’une pièce) ne concerne plus que 5 % de l’ensemble des salariés, notamment en raison du déclin industriel. Malgré tout, le travail rythmé par une machine a progressé de deux points entre 2005 et 2016. Et ces 5 % représentent tout de même 14 % des ouvriers. En revanche, pratiquement aucun cadre supérieur, 4 % des employés et seulement 3 % des professions intermédiaires sont concernés. Si l’on entre dans le détail pour les ouvriers, c’est même près d’un quart des ouvriers non qualifiés qui sont concernés.

Manquer d’autonomie dans son travail, c’est aussi voir son rythme de travail imposé par un contrôle hiérarchique permanent, ce qui est le lot d’un tiers des salariés en 2016 (à peu près le même niveau qu’en 2005), mais près de 43 % des ouvriers, soit 2,4 fois plus que les cadres supérieurs (18 %). 31 % des employés déclarent aussi subir une surveillance hiérarchique permanente.

Plus d’un tiers des contremaîtres et agents de maîtrise, qui appartiennent aux professions intermédiaires, font l’objet d’un contrôle constant de leur rythme de travail, soit sept points de plus que ce que déclare l’ensemble des professions intermédiaires. Parmi les employés, ceux qui travaillent dans le commerce sont les plus concernés (37,5 %).

Un peu plus de quatre salariés sur dix déclarent que leur travail est répétitif, caractéristique d’un travail monotone, laissant peu ou pas de place à l’initiative. Ce type de conditions de travail a connu une augmentation importante en une dizaine d’années : le travail répétitif concernait 42 % des salariés en 2016 contre 28 % en 2005, avec une nette hausse entre 2005 et 2013 (+ 13 points).

Deux tiers des ouvriers déclarent que leur travail est répétitif en 2016, soit cinq fois plus que les cadres supérieurs, dont plus d’un sur dix est dans ce cas malgré tout (13 %). Les ouvriers non qualifiés sont ceux qui subissent le plus ces conditions de travail (78 %), loin d’être motivantes. Plus de la moitié de l’ensemble des employés (55 %) décrivent la même situation. En particulier, 60 % des employés de commerce et de ceux qui travaillent au service des particuliers déclarent que leur travail est répétitif.

À côté de salaires et de statuts plus ou moins précaires, le contrôle du temps du travail constitue l’un des éléments de la condition salariale. Le fait de ne pas maîtriser son emploi du temps, de devoir travailler à contretemps par rapport au reste de la société (le dimanche ou la nuit notamment) ou d’avoir des rythmes qui fluctuent d’une semaine sur l’autre constitue une forme de flexibilité qui se répercute sur la qualité de vie, mais aussi sur la santé.

La pression est forte pour élargir le temps consacré à la consommation dans notre société. Un peu plus d’un quart des salariés travaillent le dimanche en 2016, en décalage avec le rythme de la majorité de la population. Ce chiffre a augmenté de deux points par rapport à 2005. Le travail dominical est le lot commun de 34 % de l’ensemble des employés, et plus encore des employés de commerce (46 %). Les employés administratifs sont les moins concernés (8 %). Entre 2005 et 2016, la part des salariés qui travaillent le dimanche a progressé de dix points chez les employés de commerce, mais également de neuf points chez les ouvriers non qualifiés. Deux fois plus de ces salariés sont concernés aujourd’hui qu’il y a onze ans.

Travail de nuit, plus fréquent pour les ouvriers 15 % des salariés sont à leur poste la nuit, au moins occasionnellement, entre minuit et cinq heures du matin, une proportion stable depuis 2005. La proportion est légèrement inférieure à la moyenne chez les cadres supérieurs, les professions intermédiaires et les employés, avec des taux situés entre 12 % et 14 %. Mais au sein des employés, les écarts sont énormes entre les employés administratifs (3 % travaillent la nuit) et les policiers et agents de sécurité, dont plus de 40 % travaillent la nuit au moins une fois par mois selon l’Insee. Parmi les professions intermédiaires, les contremaîtres et les agents de maîtrise sont les plus concernés (33 %). Ces métiers ont aussi connu la plus forte augmentation des horaires de nuit depuis 2005 (+ 8 points).

Avec 22 % de salariés qui travaillent de nuit, les ouvriers sont la catégorie qui subit le plus cette contrainte. Les ouvriers non qualifiés, comme les qualifiés, sont davantage concernés en 2016 qu’onze ans plus tôt : leur proportion est passée respectivement de 15 % à 17 % et de 23 % à 25 % au cours de la période.

5 % des salariés ont des horaires qui alternent sur deux équipes, soit le matin (souvent de 5h à 13h), soit l’après-midi (de 13h à 21h), avec un changement d’horaires toutes les semaines. Ce rythme est aussi appelé « travail posté » ou « en 2 x 8 ». Les cadres supérieurs échappent à cette contrainte, mais un peu plus d’un ouvrier sur dix subit cette cadence de travail (part équivalente à celle de 2013), et les ouvriers non qualifiés sont les plus concernés.

En plus de compliquer la vie de famille, cette organisation du travail et le travail de nuit ont des effets néfastes sur les salariés, autant sur leur corps que sur leur état psychologique (fatigue, troubles du sommeil, anxiété, déséquilibres hormonaux, risques cardiovasculaires, etc.), comme l’indique le ministère du Travail.

Horaires de travail flexibles, choisis ou subis ?

Malheureusement, les données du ministère du Travail ne permettent pas de séparer les formes plus ou moins choisies du travail flexible de celles qui ne sont que le produit d’une contrainte. En partie acceptable pour les plus jeunes (notamment les célibataires) quand elle s’accompagne de contreparties financières réelles, cette flexibilité l’est beaucoup moins quand elle s’étend à des âges plus élevés, notamment aux salariés qui ont charge d’enfants.

Une partie des cadres sont soumis à des horaires de plus en plus flexibles et à une pression accrue, notamment du fait de l’utilisation des nouvelles technologies de l’information. Il n’en demeure pas moins que ces nouvelles formes de désynchronisation des temps entre le travail, la vie sociale et les loisirs frappent pour l’essentiel les milieux populaires qui, au service du reste de la société, voient leur vie au travail se dégrader, peser sur leur vie privée et leur santé.

 

Conclusion

Ces données constituent une illustration parmi un très grand nombre (la santé, les loisirs, le logement, etc.) de l’importance des inégalités entre groupes sociaux et de la manière dont celles-ci fracturent notre société. Elles montrent comment le travail use les corps des travailleurs des catégories populaires.

La France qui se lève tôt et travaille dur est massivement constituée de jeunes de milieux populaires, pour une part conséquente venus de l’étranger pour exercer ces métiers dont on ne veut plus, tellement ils sont difficiles. On y trouve de plus en plus souvent des femmes sans diplôme qui rêvent aussi souvent d’autres professions, mais ne trouvent pas de place ailleurs. Leur invisibilité constitue l’une des sources des tensions sociales que notre société doit affronter. Une loi de 2017 a même réduit le nombre de critères de pénibilité pris en compte pour le droit à un départ à la retraite anticipé (voir la contribution de Catherine Delgouet). Il est temps de porter ce sujet au-devant de la scène publique. Pas pour rêver béatement d’un nouvel âge d’or du travail manuel en multipliant les incantations à mieux le considérer, mais en agissant concrètement pour réduire la pénibilité. Si on ne le fait pas, il faut cesser de se lamenter sur le rejet des élites du pouvoir par les classes populaires et la montée de l’extrême droite en France.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

MAUROUX Amélie, BARADJI Éva (DGAFP), DENNEVAULT Céline (Drees), BÈQUE Maryline (2017), « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? », Dares Analyses N°082, Dares, 20 décembre.

BÈQUE Maryline, KINGSADA Aimée et MAUROUX Amélie (2019), « Contraintes physiques et intensité du travail. Enquêtes Conditions de travail », Synthèse.Stat’, N°024, Dares, 18 février.

MEMMI Sarah et al. (2019), « Comment ont évolué les expositions des salariés du secteur privé aux risques professionnels sur les vingt dernières années ? », Premiers résultats de l’enquête Sumer 2017 », Dares, 9 septembre.

BÈQUE Maryline, KINGSADA Aimée et MAUROUX Amélie (2019), « Organisation du temps de travail. Enquêtes Conditions de travail », Synthèse.Stat’, Dares, 28 mars.

Laura Morales - Nommée au sein du Conseil Scientifique de l’Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne

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Laura Morales, co-directrice de l’axe Discriminations et politiques catégorielles du LIEPP, a été nommée au sein du comité scientifique de l’Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne (FRA).

L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (European Union Agency for Fundamental Rights - FRA) fournit des conseils indépendants, fondés sur des éléments factuels, destinés aux décideurs européens et nationaux. Elle leur donne ainsi des informations de qualité qui servent à alimenter et mieux cibler les débats, les politiques et la législation sur les droits fondamentaux.

Aux côtés de 10 autres membres indépendants, spécialistes en protection des droits et libertés fondamentales, Laura Morales garantira la qualité scientifique des travaux de l’Agence.   

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Camille Peugny - Les jeunes sont-ils des travailleuses et travailleurs comme les autres ?

Camille Peugny est sociologue, professeur à l'UVSQ (Université Paris-Saclay) et chercheur au laboratoire Printemps. Il dirige la Graduate School Sociologie et Science Politique de l'Université Paris-Saclay. Ses travaux portent sur la stratification sociale et sur les politiques en direction de la jeunesse. Il est notamment l'auteur en 2022 de Pour une politique de la jeunesse, publié aux éditions du Seuil.

 Les jeunes sont-ils des travailleuses et travailleurs comme les autres ?

Camille Peugny

Existe-t-il une spécificité des jeunes en matière de travail et d’emploi ? Cette contribution propose de répondre à cette question en distinguant deux aspects : la situation objective des jeunes sur le marché de l’emploi, d’une part, et leurs aspirations subjectives en matière de travail, d’autre part.

Le marché du travail se précarise-t-il pour les jeunes ?

Le risque du chômage, pour les jeunes actifs, n’est pas nouveau. Au début des années 1980, le taux de chômage des actifs de moins de 25 ans évolue déjà autour des 20%, soit une proportion tout à fait comparable à celle observée jusqu’au début de la décennie 2020. Sur l’ensemble de la période, et même s’il est particulièrement sensible à la conjoncture, il est toujours deux à trois fois plus élevé que celui observé parmi le reste de la population active. Cela fait donc près de quarante ans que les cohortes successives ont à s’insérer sur un marché du travail marqué par un taux de chômage très élevé. Outre ce problème structurel, on note qu’au fil du temps, les conditions d’emploi se sont nettement détériorées pour les jeunes qui exercent une activité professionnelle (figure 1).

En 2019, parmi les moins de 25 ans, plus d’un jeune sur deux en emploi exerce son activité en CDD, en intérim, en contrat aidé ou en apprentissage. Cette proportion était de moins de 20% au début des années 1980. Ce triplement de la part de l’emploi précaire parmi les jeunes actifs est d’autant plus inquiétant que les autres classes d’âge ont été relativement épargnées par ce mouvement de précarisation. C’est bien au détriment des jeunes que le marché du travail se précarise.

Les conditions d’insertion sur le marché du travail se détériorent-elles au fil des cohortes ?

Les enquêtes « Génération » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) permettent de suivre l’évolution des trajectoires d’insertion des jeunes sur le marché du travail. Ces dernières sont assez sensibles à la conjoncture économique : les individus qui terminent leurs études en 1998 bénéficient d’un climat économique particulièrement favorable, tandis que ceux qui les achèvent en 2010 doivent composer avec un marché du travail marqué par les conséquences de la crise financière de 2008. Toutefois, au-delà de ces variations conjoncturelles, des évolutions plus structurelles sont repérables qui soulignent les difficultés rencontrées par une proportion croissante de jeunes (Mora, 2018).

Entre les jeunes sortis de formation en 1992 et en 2010, on observe une baisse de plus de 10 points de la part de celles et ceux exerçant un emploi stable et à durée indéterminée cinq ans après la fin de leurs études (de 74% à 63%), alors que, sur la période, cette proportion reste stable pour l’ensemble des actifs en emploi. Par ailleurs, la part des jeunes qui parviennent à se maintenir en emploi au moins 80% du temps lors de la quatrième et de la cinquième année qui suivent la fin de leurs études a diminué de 8 points, s’établissant à seulement 61% pour les sortants de 2010.

Plus substantiellement encore, l’analyse met en évidence une dégradation sensible des parcours d’insertion à partir des années 2000. La part des jeunes parvenant à une « participation rapidement soutenue à l’emploi » diminue de 10 points entre les débutants de 1998 et ceux de 2010, passant de 72% à 62%. Parmi ces trajectoires, on observe une diminution sensible de la part des jeunes accédant rapidement et durablement à un emploi stable, laquelle passe de 40% à 32% sur la période.

On observe, à l’inverse, une forte hausse de la part des parcours « nettement dominés par les situations de chômage et d’inactivité », qui concernent 17% des débutants de 2010, 7 points de plus que la proportion observée parmi les sortants de 1998.

Même si ces parcours de grande précarité concernent en premier lieu les jeunes les moins qualifiés (comme le montre la contribution de Bernard Gazier sur les NEETs), les diplômés ne sont pas totalement à l’abri d’un déclassement, c’est-à-dire du risque d’exercer un emploi pour lequel ils sont normalement « trop » qualifiés. Même s’il est difficile de se doter de critères qui permettent d’établir une grille de lecture de ce que devrait être une parfaite adéquation entre le niveau de formation et la nature de l’emploi exercé, les travaux mettent en évidence une augmentation de la fréquence de ces situations de déclassement au fil des cohortes successives. Elles concernaient environ 10% des débutants de 1998 et près de 17% de ceux de 2010. En cause, principalement, une élévation vers le haut de la structure des diplômes plus rapide que la montée de l’emploi qualifié (di Paola et Moullet, 2018).

Existe-t-il un « effet cicatrice » ?

On l’a vu, pour les jeunes en emploi, l’insertion sur le marché du travail se fait au prix d’une précarisation croissante du contrat de travail et les parcours d’insertion sont de plus en plus complexes : une part croissante des jeunes connaît des trajectoires d’entrée dans la vie active pour le moins heurtées, avec des séquences d’emplois précaires et de périodes de chômage de plus en plus fréquentes.

Pire, certains jeunes, notamment parmi les moins qualifiés, semblent ne pas parvenir à exercer un emploi stable plusieurs années après la fin de leur formation initiale. S’agit-il uniquement d’un retard pris en début de carrière, compensé par la suite ? Cette précarisation croissante des débuts de parcours professionnels affecte-t-elle au contraire l’ensemble de la carrière des individus ? Il s’agit d’une question importante, qui interroge l’existence d’un éventuel « effet cicatrice » : dans quelle mesure des débuts compliqués laissent-ils des traces durables sur les trajectoires professionnelles ?

Pour répondre à ces interrogations, les économistes utilisent deux indicateurs principaux : le taux d’emploi et le niveau de salaire. Les résultats qu’ils obtiennent ne sont pas univoques et varient selon les pays considérés et la focale temporelle retenue. Un certain nombre d’études tendent à montrer que les jeunes qui connaissent une longue période de chômage en début de carrière (ce qui est d’autant plus fréquent que la conjoncture économique est mauvaise) ont des perspectives moins favorables à moyen, voire à long terme, en matière d’emploi comme de salaire (Fondeville et Ward, 2014).

Lorsque sont comparés les sorts respectifs des individus terminant leurs études dans un contexte de croissance économique ou dans un contexte de récession, la question centrale est celle de la durée de rattrapage. À partir de combien de temps les seconds auront-ils rattrapé le retard pris sur les premiers ? Dans le cas de la France, une étude menée auprès de jeunes ayant quitté l’école entre 1982 et 2010, dans des contextes économiques divergeant fortement, a conclu à l’absence de pénalité sur le long terme pour les cohortes ayant fait face à une période de crise économique. Il a fallu en moyenne trois ans aux hommes et aux femmes pour retrouver un taux d’emploi équivalent à leurs homologues ayant rencontré une conjoncture économique plus favorable. En matière de salaire, les femmes avaient rattrapé leur retard après environ six ans, tandis que les hommes ne connaissaient pas de pénalité en la matière (Gaini et al., 2013).

Nous proposons ici une analyse légèrement différente, qui ne se centre pas sur le niveau de salaire ou sur le taux d’emploi, mais plutôt sur la stabilisation dans l’emploi. Comme on l’a vu plus haut, le marché du travail se précarise pour les jeunes, lesquels débutent de plus en plus fréquemment au fil des cohortes leur carrière professionnelle dans des formes temporaires d’emploi. Cette précarisation accrue à l’entrée sur le marché du travail est-elle rattrapée par la suite (figure 2) ?

Dès l’âge de 25-29 ans, et quelle que soit la cohorte considérée, au moins deux jeunes actifs sur trois exercent un emploi en contrat à durée indéterminée. Pour les cohortes les plus récentes, la part de chômeurs ou de salariés en emploi temporaire apparaît toutefois relativement importante, y compris à des âges plus avancés. Par exemple, à l’âge de 40-44 ans, 20% des actifs nés entre 1975 et 1979 sont dans ce cas.

Mais surtout, quel que soit l’âge considéré, la part d’actifs exerçant un emploi en contrat à durée indéterminée diminue au fil des cohortes. À l’âge de 35-39 ans, elle diminue linéairement au fil des cohortes de naissance, passant de 89% pour les individus nés entre 1945 et 1949 à 78% pour les jeunes nés entre 1980 et 1984. Les écarts sont encore tout à fait significatifs cinq ans plus tard : à l’âge de 40-44 ans, 10 points séparent les individus nés entre 1940 et 1944 (89% de CDI) de ceux nés entre 1975 et 1979. À l’approche de la cinquantaine, parmi les 45-49 ans, le différentiel est encore de 8 points entre la cohorte 1940-1944 et la cohorte 1970-1974.

Pour bien prendre la mesure des inégalités créées entre les cohortes, une dernière comparaison est utile. À l’âge de 35-39 ans, 89% des individus nés entre 1945 et 1949 exerçaient un emploi à durée indéterminée. À l’âge de 45-49 ans, cette proportion n’est que de 81% pour les jeunes nés entre 1970 et 1974, lesquels continuant ainsi à accuser 8 points de retard sur les premiers-nés du baby-boom, alors même qu’ils sont dix ans plus âgés.

Ces chiffres indiquent que, si la part de l’emploi précaire dans les premières années de vie active grandit au fil des cohortes successives, ces dernières ne semblent pas rattraper leur retard sur les cohortes précédentes, y compris jusqu’à un âge avancé. Du point de vue de la précarisation de l’emploi, il semble bien exister un « effet cicatrice ».

D’aucuns objecteront que, quelle que soit la cohorte, au moins les trois quarts des 35-39 ans sont parvenus à trouver un emploi à durée indéterminée, de sorte que la précarité de l’emploi ne concerne qu’une minorité individus appartenant aux différentes cohortes. Toutefois, lorsque cette proportion s’approche du quart des cohortes les plus récentes, il commence bel et bien à s’agir d’une forme de régularité statistique dont il convient de prendre la mesure. Dans une société qui fonctionne au contrat à durée indéterminée, qu’il s’agisse de trouver à se loger convenablement, de réfléchir à l’arrivée d’éventuels enfants ou, plus généralement, de se projeter dans l’avenir, cette montée de l’emploi précaire jusqu’à un âge avancé n’est pas sans effet sur les chances de vie des cohortes successives.

Les jeunes ont-ils un nouveau rapport au travail ? 

« La génération Y révolutionne le travail ». « Comment manager la génération Y » ? Le rapport au travail des cohortes nées dans les années 1980 et 1990 nourrit un grand nombre d’articles, dans la presse généraliste, décrivant les attentes particulières qui seraient celles des jeunes générations. Une littérature abondante, en gestion des ressources humaines ou en management, cherche à investiguer ce « nouveau » rapport au travail et effectue un certain nombre de préconisations en direction des managers et des organisations, afin que ces dernières s’adaptent à ces aspirations croissantes.

Quelles seraient-elles ? Tout d’abord, les jeunes seraient particulièrement en quête de sens dans leur travail et ressentiraient, davantage que les générations précédentes, le besoin de s’épanouir et de s’accomplir dans leur activité professionnelle. Ensuite, ils seraient fortement animés par un esprit de groupe qui nourrirait des aspirations au travail collectif, avec une grande autonomie laissée par la hiérarchie. Enfin, plus que par le passé, ces jeunes générations seraient attachées à un équilibre harmonieux entre la vie professionnelle et la vie privée. Certains vont même jusqu’à affirmer qu’une partie des emplois temporaires, considérés comme précaires par les sciences sociales, sont en réalité exercés par choix, par des jeunes qui refusent d’être enfermés dans le carcan d’un CDI.

Quête de sens, soif d’accomplissement personnel, souhait de ne pas « perdre sa vie à la gagner » : ces aspirations sont-elles si nouvelles ? Sont-elles propres aux cohortes les plus récentes ? Les rares tentatives rigoureuses de mise à l’épreuve de ces hypothèses ont fourni des résultats plutôt contraires (Pichault et Pleyers, 2012). Les spécificités des jeunes générations du point de vue de leur rapport au travail semblent bien minces, ces aspirations réunissant tous les âges dans l’entreprise. Des travaux davantage qualitatifs ont permis quant à eux de mettre en évidence quelques nuances dans le rapport au travail des différentes générations, notamment parmi les salariés d’exécution. 

Dans le monde ouvrier, par exemple, les jeunes se montreraient davantage attachés à leur emploi, dans un contexte de fort chômage, plutôt qu’au contenu de leur travail, à la différence de leurs aînés. De même, les jeunes ouvriers se montrent effectivement davantage attachés au cloisonnement entre l’espace professionnel et l’espace privé. Enfin, plus à l’aise avec l’écrit de par la massification scolaire, ils seraient moins opposés que les ouvriers plus âgés aux innovations managériales qui transforment le métier. Toutefois, au-delà de ces clivages, une solidarité peut exister entre ces différentes générations, laquelle peut s’exprimer lors des conflits liés au travail (Aunis, 2012).

D’autres enquêtes qualitatives ont souligné à quel point les analyses qui généralisaient à toute une classe d’âge des attentes et attitudes qui ne concernaient qu’une fraction d’entre elle échouaient à rendre compte de l’hétérogénéité du rapport au travail et à la carrière des jeunes générations. Parmi les salariés d’exécution du privé, ce dernier varie en fonction d’un certain nombre de caractéristiques notamment liées aux trajectoires et parcours des différents individus (Barbier et Seiller, 2015).

Il en va de même du rapport au collectif des jeunes salariés. Ces derniers sont souvent décrits comme plus individualistes et moins enclins à se mobiliser que les générations précédentes. De fait, même si le vieillissement de leurs bases militantes constitue un enjeu pour des organisations syndicales confrontées à la nécessité d’un renouvellement générationnel, plusieurs enquêtes ont déconstruit l’idée d’une défiance particulière des plus jeunes travailleurs à l’égard du collectif. Elles permettent plutôt de décrire une diversité d’attitudes qui résultent, ici encore, des différentes trajectoires parcourues par les individus qui impliquent des socialisations variées et donc des visions hétérogènes et « socialement situées de la conflictualité et de la lutte » (Trémeau, 2019).

Dans l’European Values Study de 2018, quelques questions permettent d’éclairer le rapport au travail des plus jeunes. Certaines visent d’abord à mesurer l’importance accordée au travail. Une échelle d’attitude construite à partir des réponses des enquêtés à plusieurs questions met d’abord en évidence, parmi les jeunes, les effets du niveau de diplôme : les moins diplômés se montrent significativement plus attachés au travail en tant que valeur que les plus diplômés. Il est probablement plus facile de faire preuve d’une certaine distance à l’égard du travail lorsque la perspective d’en être privé est relativement peu probable.

Lorsque les enquêtés sont interrogés sur les aspects qui leur semblent importants pour un emploi, leurs réponses ne se distinguent pas vraiment de celles formulées par les plus âgés (figure 3).

Certes, les moins de 30 ans souhaitent à plus de 65% exercer des responsabilités ; 80% d’entre eux estiment important d’avoir l’impression de réussir quelque chose dans le cadre du travail et près de 60% apprécient de pouvoir prendre des initiatives. Pour autant, ces proportions sont tout à fait comparables à celles observées parmi les 30-59 ans. De même, bien gagner sa vie est important pour 75% des moins de 30 ans, mais aussi pour plus de 70% des 30-59 ans.

Enfin, loin des caricatures dénonçant le manque d’implication des jeunes générations dans le travail, ces dernières ne sont pas significativement plus attachées aux horaires ou à la quantité de vacances que les autres générations actives. Ici encore, s’il y a une différence significative, c’est avec les réponses fournies par les plus de 60 ans, dont l’immense majorité ne sont plus actifs professionnellement : ces derniers sont plus en retrait sur la plupart de ces dimensions, en raison probablement d’un éloignement du marché du travail.

Ces quelques chiffres n’ont pas vocation à épuiser le débat sur la nature du rapport au travail des jeunes. Ils nous rappellent toutefois la nécessité de manier avec prudence la thèse selon laquelle les cohortes récentes seraient animées par des aspirations particulières dans le cadre de leur travail. À minima, la réalité est beaucoup plus complexe. Tout d’abord, il n’y a pas de preuve empirique d’attitudes significativement différentes des autres classes d’âges d’actifs. Ensuite, il est probable que le discours managérial autour de la génération Y ne rende compte que du comportement de la frange la plus qualifiée d’une classe d’âge pouvant se permettre le luxe d’un nomadisme professionnel choisi, assurée qu’elle est de la valeur de ses titres scolaires.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

AUNIS Émilie (2012), « Perception des mutations du monde du travail : les jeunes ouvriers s’opposent-ils à leurs aînés ? », Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, n°4, p. 27-41.

BARBIER Pascal et SEILLER Pauline (2015), « Rapport au travail et carrière des jeunes salariés d’exécution des grandes entreprises du privé », Agora débats/jeunesses, n°69, p. 37-50.

FONDEVILLE Nicole et WARD Terry (2014), « Scarring effects of the crisis », Research note 06/2014, European Commission.

GAINI Mathilde, LEDUC Aude et VICARD Augustin (2013), « Peut-on parler de générations sacrifiées ? Entrer sur le marché du travail dans une période de mauvaise conjoncture économique », Économie et statistique, n°462-463, p. 5-23.

MORA Virginie (2018), « Comment les conditions d’insertion des jeunes se sont-elles transformées en 20 ans ? », Céreq Essentiels, n°1, p. 51-59.

DI PAOLA Vanessa et MOULLET Stéphanie (2018), « Le déclassement : un phénomène enraciné », Céreq Essentiels, n°1, p. 79-83

PICHAULT François et PLEYERS Mathieu (2012), « Pour en finir avec la génération Y… Enquête sur une représentation managériale », Annales des Mines. Gérer et comprendre, n°108, p. 39-54.

TRÉMEAU Camille (2019), « La distance de jeunes salariés vis-à-vis des voies du collectif », La Revue de l’Ires, n°99, p. 1145-1378.

Décarboner la route, une grande cause nationale

Colloque co-organisé par l'axe Politiques Environnementales du LIEPP. 20/06. 10h-19h.
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L'axe Politiques Environnementales du LIEPP a le plaisir de vous inviter au colloque : 

Décarboner la route, une grande cause nationale

Mardi 20 Juin 2023. 10h-19h

Lieu : Sciences Po, Amphithéâtre Chapsal, 27 rue saint-guillaume, 75007 Paris

Inscription obligatoire

Présentation : 

La décarbonation du transport routier constitue un enjeu majeur de la décennie à venir. Les transports sont le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre en France (30 %),  et parmi ceux-ci, la route est responsable de 95 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur. A ce jour, le secteur ne suit pas la trajectoire de décarbonation nécessaire pour atteindre la neutralité carbone. A partir du dialogue entre décideurs politiques, acteurs économiques, experts et la recherche académique, cet évènement contribue à l'inscription du secteur dans une trajectoire robuste d’adaptation au réchauffement climatique. 

Organisé conjointement avec l'Hémicycle, Mobilettre et Vinci autoroutes, cet évènement poursuit le travail engagé par l'axe Politiques environnementales du LIEPP sur la décarbonation de différents secteurs économiques.

Programme : 

10h - 10h30 : Accueil

10h30 - 11h : Ouverture - Décarboner la route, l'impératif de la décennie 

Introduction par François Gemenne, co-auteur des derniers rapports du GIEC, professeur à l’Université de Liège et à HEC, enseignant à Sciences Po Paris 

Regard croisé : Charlotte Halpern, co-directrice de l'axe "Politiques environnementales" du LIEPP 

11h - 12h30 : Une approche systémique des mobilités pour réussir la transition

Politiques, académiques, experts : réussir ensemble la juste transition des mobilités

Animation : Charlotte Halpern

Ouverture de la table ronde : Denis Pingaud, président de Balises 

Regards croisés entre élus et experts, avec notamment François Durovray, président du Conseil départemental de l'Essonne, Patrice Geoffron (PSL-Dauphine), Anna Creti (PSL-Dauphine), Martin Hendel, co-directeur de l'axe "Politiques environnementales" du LIEPP, Jean-Philippe Hermine (IDDRI), Jean Coldefy (URF)

12h30 - 14h : Cocktail déjeunatoire

14h - 15h30 :  Quelles solutions pour une route décarbonée ?

Quelles solutions efficaces pour décarboner la route dès 2030 ?

• Décarbonation du parc automobile et du réseau, production d’énergie solaire (panneaux photovoltaïques), etc.

Intervenants : Athina Argyriou (CSIAM), Édouard Henaut (Transdev), Aurélien de Meaux (Electra), Marie Chéron (Transports et environnement), Cléa Martinet (Renault, sous réserve) 

• Évolution des pratiques de mobilité (intermodalité, covoiturage et véhicules à fort taux de remplissage, etc.)

Intervenants : Thomas Matagne (Ecov), Louis-Pierre Geffray (IDDRI), Bruno Levilly (CEREMA), Laurent Chapelon (Université Paul Valéry 3 Montpellier, IDR)

Animation : Éric Revel, directeur de l’Hémicycle

15h30 - 16h45 :  Résilience, adaptation et infrastructures

• Quelle route pour relever les défis environnementaux ?

• Crues, incendies, mouvements de terrain, gestion des sols et des milieux naturels, artificialisation des sols

Intervenants : Nacima Baron (Laboratoire Ville Mobilité Transport), Ronan Dantec, sénateur de la Loire-Atlantique, David Zambon (CEREMA), Christophe Hug (VINCI Autoroutes) et François Gemenne

Animation : Gilles Dansart, directeur de Mobilettre

Parole d’expert :

• Économie circulaire et transport routier

Par Paulo Moura (Institut méditerranéen du risque de l’environnement et du développement durable)

16h45 - 17h15 : Pause 

17h15 - 18h30 : Atelier - Innovations et inspirations

 • L'innovation au cœur de la transformation des usages et de la route

Par Nicolas Hautière, UGE

• Pitch « Shippeo »

Par Tarik Agayr

• Pitch « Nelson »

Par Alfred Richard

Animation : Gilles Dansart, directeur de Mobilettre

18h45 - 19h : Clôture Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires

19h - 20h : Cocktail

Consultez le programme 

Ce colloque est co-organisé par l'Hémicycle, Mobilettre et le LIEPP, avec le soutien de Vinci Autoroutes. 

    

Juan Sebastian Carbonell - Entre délocalisations, intensification, et digitalisation : travailler dans l’industrie automobile aujourd’hui

Juan Sebastian Carbonell est sociologue du travail et des relations professionnelles. Il est post-doctorant au Gerpisa, à l’Ecole Normale Supérieure Paris-Saclay, et chercheur associé à l’IDHES. Il mène des recherches sur le travail, la négociation collective et le changement technologique principalement dans l’industrie automobile française. Il est l’auteur de Le Futur du travail (Éditions Amsterdam, 2022).

Entre délocalisations, intensification, et digitalisation : travailler dans l’industrie automobile aujourd’hui

Juan Sebastian Carbonell

Deux images d’Épinal se font concurrence dès qu’il est question du travail dans l’industrie automobile aujourd’hui. D’un côté, celle héritées des Trente Glorieuses et de récits militants, qui décrivent un travail saccadé sur une chaîne de montage sale et bruyante. On y verrait un travail parcellisé, monotone et abrutissant. De l’autre côté, celle des discours modernisateurs, qui mettent l’accent sur les nouvelles technologies, où les robots auraient libéré les ouvriers des tâches les plus pénibles et rendu le travail plus intéressant et épanouissant. On trouverait donc dans les usines moins d’ouvriers spécialisés et davantage de techniciens et de conducteurs d'installations automatisées, chargés de la maintenance et de la programmation des machines.

Qu’en est-il réellement ? Le travail industriel n’est-il donc plus pénible ? Si la réalité du travail dans l'industrie n’est plus tout à fait celle des Temps modernes de Charlie Chaplin, ou de L’Établi de Robert Linhart, cela ne veut pas dire pour autant que les conditions de travail se sont améliorées. Au contraire, on peut affirmer que celles-ci se dégradent sous l’effet conjugué de trois phénomènes : les menaces de délocalisation et le chantage à lemploi, l’introduction de méthodes de travail inspirées de la lean production, et les nouvelles technologies digitales. 

Le déclin de l’industrie automobile française

Rappelons au préalable l’état de l’industrie automobile dans le pays. Celle-ci continue de jouer un rôle important dans l’économie nationale : avant la crise sanitaire, le secteur représentait 50 milliards d’euros d'exportation et générait 21,4 milliards d’euros de valeur ajoutée (Fogelman et Didioui, 2022). Cependant, elle connaît un déclin prononcé en matière de production et d’emplois depuis au moins quinze années en raison d’une « restructuration permanente » (Fayolle, 2005 ; Lomba, 2018), c’est-à-dire une succession de plans de licenciements, de délocalisations et de restructurations. Sa dimension permanente se retrouve notamment dans le fait que la restructuration devient un acte récurrent et ordinaire dans la vie de l’entreprise, sans nécessairement répondre à une situation de crise. Toutefois, en raison du poids économique du secteur automobile en France et malgré les efforts des directions, les suppressions d'emplois dans le secteur sont souvent peu discrètes. Ainsi, les quelques fermetures d’usines de constructeurs ou d’équipementiers ces dernières années ont donné lieu à des conflits collectifs médiatisés et suivis de près par les politiques (PSA Aulnay en 2013, PSA Sain-Ouen en 2018 et Renault Choisy-le-Roi en 2022, pour les constructeurs, GM&S en 2017, et SAM en 2021 pour les fournisseurs).

La désindustrialisation du secteur automobile se manifeste dans deux phénomènes : une baisse des volumes de production et une diminution continue de la main-d’œuvre. Ce phénomène ne date ni du Covid-19, ni même de la crise économique de 2008, mais d’avant, et correspond donc à une stratégie de long terme de la part des entreprises automobiles. La production de véhicules est en baisse constante depuis 2004, passant de 3,3 millions par an à 1,7 million en 2009, puis remontant à 1,9 million en 2019.

Cette baisse des volumes de production suit de près la baisse du nombre de salariés (graphique 1). En effet, entre 2004 et 2020, le secteur automobile français a perdu environ 130 000 emplois, soit 40 % de ses effectifs, et emploie aujourd’hui autour de 175 000 salariés. Cette baisse est principalement due au fait que le secteur automobile est un secteur à forte intensité de main d’œuvre, principalement dans les opérations d’assemblage, ce qui signifie qu’une baisse des volumes entraîne automatiquement une baisse de la main d'œuvre.

 

Qu’est-ce qui explique ce déclin du volume de production ? Il faut trouver la réponse dans la concurrence organisée par les constructeurs français avec les pays dits « à bas coûts », notamment sur le segment du bas de gamme et du low cost. La première vague de délocalisations a eu lieu dans les années 1990 et 2000 afin de conquérir les marchés émergents. La production des constructeurs automobiles français s’est déplacée de la France et de l’Europe de l’Ouest vers l’Europe de l’Est et la Turquie dans un premier temps, puis plus récemment vers l’Afrique du Nord (Pavlínek, 2020). Ces évolutions ont conduit à une structuration de l’industrie par zones régionales, avec une forte spécialisation entre pays, les petits modèles à fort volume étant assemblés dans la périphérie, et les modèles haut de gamme en Europe de l’Ouest. Par exemple, la production de véhicules à succès et à fort volume, comme la Dacia Logan, a été transférée en Roumanie (Pardi, 2018)

Ce déclin de l’industrie automobile française, et le transfert d’une partie importante de la production aux pays de la périphérie de l’Europe, est un premier facteur qui explique la dégradation des conditions de travail dans le secteur. En effet, comme nous verrons dans les parties suivantes, le chantage au maintien de l’emploi en France est devenu un puissant levier entre les mains des constructeurs lorsqu’il s’agit de revoir à la baisse les conditions de travail. Les entreprises automobiles sont engagées dans une course vers l'abîme (race to the bottom), qui emporte derrière elle les travailleurs des pays centraux et les travailleurs des périphéries intégrées. En même temps, la restructuration des usines en Europe de l’Ouest s’est accompagnée de nouveaux impératifs financiers de performance, ce qui s’est traduit par une révolution dans l’organisation du travail, avec l’introduction progressive de méthodes de travail venues du Japon, et du constructeur Toyota en particulier.  

Au cœur de la dégradation des conditions de travail : la lean production

À partir du milieu des années 1970, les constructeurs d’automobiles en Europe et aux États-Unis font face à des marchés en crise. On voit alors se multiplier des plans de licenciement et des fermetures d’usines. Pourtant, au même moment, les constructeurs japonais sont en pleine croissance et les véhicules japonais commencent à envahir les marchés européens. Une véritable frénésie s’empare alors des industriels français, qui voient dans le « toyotisme », appelé plus tard lean production, une solution miracle aux problèmes de croissance de productivité dans l’industrie automobile française (Pardi, 2021). 

Dans sa forme idéale, inspirée de son application au Japon, le lean promet des usines plus flexibles et plus résistantes aux crises en ne produisant que ce que le marché demande et en supprimant les stocks intermédiaires et le gaspillage. Du côté de la main-dœuvre, celle-ci serait impliquée dans lamélioration de la production, ce qui ferait que le travail deviendrait plus satisfaisant et les travailleurs plus autonomes et responsables. Cela prend la forme d’un système de suggestions (kaïzen), de « cercles de qualité » afin de traiter de différents problèmes (qualité, prix de revient, sécurité, etc.), ou du travail en équipes semi-autonomes de quelques dizaines de salariés (Shimizu, 1999). 

Cependant, quarante ans après l’introduction du lean dans l’industrie automobile, on ne peut que constater ses effets néfastes pour les conditions de travail dans le monde et en France tout particulièrement. Dans les systèmes lean, deux facteurs sont sources de flexibilité de la production. Premièrement, l’overtime – un temps de travail ajouté d’habitude en fin de poste afin de rattraper des pertes de production – et les journées de travail supplémentaires et, deuxièmement, une main-d’œuvre intérimaire. Ainsi, la lean production est devenue dans l’industrie automobile mondiale synonyme de longues journées de travail, de travail les samedis et les dimanches, et de travail précaire. Par exemple, lorsque Toyota s’installe dans le Nord de la France et monte en cadence la production de la Yaris en 2004, un ouvrier sur quatre est intérimaire ou en CDD (Pardi, 2009). De la même façon, de l’overtime est utilisé afin de rattraper les pertes de production liées à des pannes ou des ruptures d’approvisionnement, mais il est aussi systématiquement utilisé afin de dépasser les programmes de production, dans la mesure où les pertes sont déjà intégrées dans les prévisions de production des usines. Par exemple, à l’usine PSA de Mulhouse, au mois de juin 2014, la ligne de montage qui fabrique les voitures Peugeot a perdu 85 unités, mais a « rattrapé » 247 véhicules grâce à l’overtime (Carbonell, 2020a). La durée de ces allongements horaires varie selon l’entreprise, elle est de 10 minutes chez Stellantis (mais de 40 minutes pour les équipes de nuit) et peut aller jusqu’à une heure chez Toyota. 

Si la réduction des stocks est un des buts du lean c’est parce que derrière le stock il y a ce qui est conçu comme un « sur-effectif », l’excès d’hommes employés par rapport au niveau de la demande journalière ou hebdomadaire. En chassant les stocks, on chasse alors le sur-effectif et le sur-équipement. On cherche à atteindre l’« usine minumum », où l’usine est réduite à ses fonctions fondamentales : les équipements et les effectifs strictement requis pour satisfaire la demande journalière ou hebdomadaire. S’agit-il pour autant d’un système plus efficient ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où la réduction systématique du gaspillage et des pertes n’en fait pas un système plus flexible, mais au contraire rigide et fragile. Ce système, où les ressources ont été réduites au minimum nécessaire pour atteindre les objectifs journaliers, dépend de la stabilité du flux de production et de la faible variabilité des calendriers de production. Pardi (2021) rappelle que dès que ces deux facteurs ne sont pas au rendez-vous (comme avec le Covid-19 ou la guerre en Ukraine), la production et sa qualité sont compromises.

La pression sur les ouvriers n’a pas lieu qu’au niveau de l’organisation du travail, mais aussi dans les relations avec l’encadrement : le lean a souvent été décrit comme un « management par le stress » (Parker et Slaughter, 1990). Alors que la responsabilisation des équipes est présentée comme la source d’un travail plus intéressant, elle devient un outil de contrôle et de discipline. Par exemple, lauto-contrôle des ouvriers est apparu comme un instrument majeur de responsabilisation des ouvriers, destiné à résoudre à peu de frais la question de la gestion du flux de pièces, de problèmes de qualité, et des défauts. Cependant, cette responsabilisation qui cherche à établir une relation de cause à effet entre louvrier et ses actes a aussi une dimension morale. Cest-à-dire qu’elle se traduit bien souvent en une surveillance entre les ouvriers et en une dynamique accusatoire (Rot, 1998).

En effet, dès que la responsabilité de lopérateur est établie, surtout lorsquil y a trop de défauts, lopérateur risque d’être triplement sanctionné : symboliquement (il est convoqué par son chef), financièrement (il perd sa prime) et juridiquement (il peut être licencié). De la même façon, le travail en équipe s’est généralisé dans lindustrie automobile. Avec la promesse de gains de productivité, la main-dœuvre a été divisée en groupes de 5 ou 20. Il ne sagit pas là dun changement technologique majeur, mais d’une réorganisation des relations de travail. Cependant, elle a eu des effets profonds sur les conditions de travail car derrière le travail en équipe se profile la concurrence entre les travailleurs (Parker et Slaughter, 1990). Si un ouvrier n’atteint pas les objectifs de qualité, c’est la prime collective qui n’est plus attribuée à l'équipe. Au lieu que ce soit l’organisation du travail qui soit pointée du doigt, ce sont les travailleurs absents, des handicaps, ou ceux qui ont du mal à suivre la cadence qui le sont (on retrouve ici l’« épistémologie du comportement » analysée par Philippe Askénazy et Damien Cartron dans leur contribution).

Enfin, le management par le stress ne sexerce pas seulement sur les travailleurs pris individuellement, mais sur la main-dœuvre dans son ensemble. La pression est mise sur la performance de chaque salarié, mais elle pèse aussi sur l’ensemble de l’usine qui se doit d’être « compétitive » au risque de fermer et que sa production soit délocalisée à l’étranger dans des pays à bas coûts, ce qui pousse les travailleurs à simpliquer davantage dans leur travail.

Quand le lean et le chantage à l’emploi vont main dans la main

La restructuration de l’industrie automobile est donc allée de pair avec l’introduction de nouvelles méthodes de travail inspirées du « toyotisme ». La crise économique de 2008 a en outre favorisé l’approfondissement des logiques décrites plus haut à travers la négociation collective d’accords dits « de compétitivité » qui flexibilisent le temps de travail dans les établissements industriels, en échange d’un maintien de l’emploi industriel en France.

Ces accords qui ont vu le jour en 2012 ont été institutionnalisés dans l’Accord national interprofessionnel de janvier 2013 sous la forme d’« accords de maintien de l’emploi ». Ils sont ensuite devenus des « accords de préservation ou de développement de l’emploi » suite à la loi El Khomri de 2016. Puis les ordonnances Macron de septembre 2017 les ont remplacés par les « accords de performance collective » en modifiant le contexte et en diversifiant les objets de négociation. Dans les versions précédentes ces accords pouvaient être négociés dans un cadre strict défini par la loi, notamment seulement si les entreprises traversaient des difficultés économiques. De plus, ils devaient être négociés en échange de contreparties détaillées dans le préambule de l’accord. Mais au fur et à mesure des modifications du droit du travail, ces différentes contraintes ont été levées.

L’industrie automobile s’est saisi très tôt des possibilités offertes par les accords de compétitivité afin de négocier à la baisse les conditions de travail dans les usines. Dès juillet 2012, Sevelnord, une joint venture entre Fiat et PSA signe un accord collectif dont le but est de garantir le maintien des emplois en France, en échange d’un gel partiel des salaires et d’une plus grande flexibilité du temps de travail, avec, entre autres, l’introduction d’un overtime de 21 minutes par tournée. En juillet 2013, Française de Mécanique, une joint venture entre PSA et Renault qui fabrique des moteurs, lui emboîte le pas en négociant un accord collectif dont le but est de répondre à un « environnement en crise » devenue « structurelle ». Cette fois-ci encore, le maintien des emplois en France est accordé en échange d’un gel des salaires entre 2014 et 2015 et d’un temps de travail plus flexible. L’overtime y est également introduit : il peut durer entre 30 et 60 minutes par équipe. S’il est annoncé le jour même, il peut durer jusqu’à 30 minutes, si lannonce a lieu la veille, le dispositif peut durer jusqu’à une heure. 

Enfin, quelques mois après, c’est le tour de PSA et de Renault, de négocier des accords qui flexibilisent le temps de travail. Chez les deux constructeurs, les accords sont négociés tous les trois ans, ce qui permet de modifier en permanence les conditions de travail des salariés. À chaque occasion, l’entreprise s’engage sur des volumes de production et de ne pas délocaliser l’activité à l’étranger, en échange d’une plus grande flexibilité du temps de travail, entre autres choses. Outre l’overtime, PSA et Renault introduisent la modulation du temps de travail, mécanisme qui permet de faire varier à la hausse ou à la baisse le temps de travail sur la semaine et le mois, afin de répondre aux variations de la demande, aux pannes et aux ruptures d'approvisionnement. Par exemple, l’accord de 2013 chez PSA fait que les ouvriers qui travaillent en 2x8 le font désormais du lundi au samedi une semaine sur deux, en tournée du matin. Ensuite, lorsqu’il y a des pertes de production ou du chômage technique, les ouvriers doivent rattraper ces jours sous la forme de samedis supplémentaires non majorés, appelés « samedis gratuits » par les syndicats.

Ainsi, en dix ans, les « accords de compétitivité » sont devenus un outil essentiel de modification des conditions de travail dans l’industrie automobile, favorisant un approfondissement des logiques lean décrites plus haut (flexibilité du temps de travail, réactivité des installations, réduction des moyens). Comment comprendre ces transformations ? Le but des constructeurs est de réduire le stock de véhicules au minimum, de faire face à l’incertitude des marchés et de garantir la production journalière de véhicules. Ces contraintes se répercutent sur l’organisation du travail et donc sur la force de travail, avec davantage de flexibilité, avec des journées à rallonge, des semaines de six jours, et des horaires imprévisibles. 

Cette stratégie n’est pourtant pas celle de tous les constructeurs en Europe, elle est propre à la France. À titre de comparaison, l’Allemagne a décidé de centrer sa production sur les produits haut de gamme, dont la fabrication nécessite plus de qualifications et de compétences. Quant à l’emploi automobile en Allemagne, il ne décline pas, mais se maintient. L’industrie automobile française rejoint donc autres les entreprises hexagonales visant une « stratégie low cost » décrite par Bruno Palier dans sa contribution, faite de délocalisations, de sous-traitance, de bas salaires, et de mauvaises conditions de travail.

L’essor du numérique dans l’industrie : enfin un travail moins pénible ?

Au même moment que se multipliaient les accords de compétitivité, on a vu resurgir les promesses d’un travail moins pénible grâce au développement de ce qu’on désigne par Industrie 4.0 ou par digital manufacturing. Ce phénomène correspond à l’utilisation de données numériques dans l’optimisation des procès de travail et dans l’amélioration des produits. Plus précisément, il renvoie à l’établissement de réseaux cyber-physiques de machines interconnectées, à lanalyse et le contrôle du processus de travail par l’échange d'informations en temps réel. Les discours mainstream sur l’Industrie 4.0 décrivent ces technologies comme un moyen d’améliorer les conditions de travail. Comme pour le lean, ils promettent plus d’autonomie aux salariés et un travail plus intéressant. De nouvelles formations et qualifications deviendraient nécessaires au fur et à mesure que l’informatique pénètre les procédés industriels et que le travail devient plus complexe et abstrait (Kohler et Weisz, 2016).

Ce n’est pourtant pas la première fois que le changement technologique est brandi comme un moyen de rendre le travail moins pénible. Dès les années 1980, plusieurs constructeurs font la tentative d’automatiser une partie de l’assemblage et d’éliminer les postes 3-D (difficult, dangerous and dirty). Cependant, cette stratégie high-tech d’investissements coûteux est abandonnée au profit d'une stratégie low cost qui repose davantage sur la flexibilité offerte par le lean. Ce dernier semblait un moyen plus approprié afin d’ajuster la production à la demande et d’améliorer la qualité des produits. En fin de compte, des usines trop automatisées étaient trop « lourdes » et souffraient de trop de pannes et d’erreurs dans le produit final (Fujimoto, 1997).

À différence de lautomatisation, le digital manufacturing n’est pas contradictoire avec le lean, mais peut agir même comme une extension de celui-ci (Moro et Virgillito, 2022). En effet, les outils connectés permettent une saturation des rythmes de travail et une concentration des ouvriers dans les gestes à valeur ajoutée. C’est le cas avec l’introduction du kiting et du pick-to-light ou du pick-to-voice dans l’approvisionnement de pièces sur les postes de montage, organisation du travail qui s’est généralisée dans les usines d’assemblage ces dernières années. 

En amont de la chaîne, des ouvriers sélectionnent des pièces à partir de voyants qui s’allument, ou à partir d’une voix qui dicte les consignes dans un casque. Le but est de réduire les erreurs et de réduire le temps de saisie des pièces. Des kits avec les pièces sont ensuite assemblés et livrés par des robots appelés automated guided vehicles, ou AGV, sur les postes de montage, où des monteurs placent les pièces sur les véhicules. Les ouvriers monteurs n'ont plus besoin de se déplacer autour du véhicule pour s'approvisionner en pièces, ils ne commettent plus d’erreurs en assemblant les mauvaises pièces et n’ont plus à porter des pièces lourdes. Cependant, leur rythme de travail s’accélère, dans la mesure où des temps morts sont supprimés et dans la mesure où il dépend désormais de la livraison de pièces par les AGV (Carbonell, 2020b).

On peut voir que ce système n’augmente pas l’autonomie ou la responsabilité des ouvriers, ni rend le travail plus intéressant. Au contraire, dans ce système, les salariés perdent en autonomie et se laissent guider par les technologies, au lieu d’être activement impliqués dans le déroulement du travail (Butollo Jürgens et Krzywdzinski, 2019). Ce qui rejoint la contribution de Christine Erhel, Mathilde Guergoat Larivière et Malo Mofakhami, qui rappelle que le changement technologique, loin de libérer les individus des tâches pénibles, intensifie le travail, et ce d’autant plus chez les employés et les ouvriers.

Si le travail à la chaîne ne ressemble plus à celui des années 1970, les conditions de travail ne se sont pas pour autant améliorées. L’introduction du lean, vu comme une réponse aux problèmes de motivation de la main-d’oeuvre et à la baisse de la productivité, couplée à la digitalisation de la production, n’ont pas redonné du sens au travail (voir la contribution de Coralie Perez et Thomas Coutrot), mais au contraire ont contribué à l’émergence de nouvelles formes de subordination au travail. En même temps, le contexte de crise et de restructuration permanente favorise un chantage à l'emploi qui autorise aux constructeurs de demander des sacrifices aux salariés, sans pour autant que la tendance à la désindustrialisation se soit inversée. 

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

Butollo Florian, Jürgens Ulrich, Krzywdzinski Martin, « From Lean Production to Industrie 4.0: More Autonomy for Employees? », dans Uli Meyer, Simon Schaupp et David Seibt (eds) Digitalization in Industry. Between Domination and Emancipation, Palgrave Macmillan, 2019, p. 61-80.

Carbonell Juan Sebastian, « L’éclatement du cadre temporel fordien dans lindustrie automobile », Temporalités [En ligne], 31-32, 2020a, mis en ligne le 03 février 2021, consulté le 07 juin 2023.

Carbonell Juan Sebastian, « The Factory of the Future? The Contradictory Restructuring of an Assembly Line in France », Sociologia del lavoro, 158 (3), p. 118-136, 2020b.

Fayolle Jacky, « Restructurations d'hier et d'aujourd'hui : Les apports d'un séminaire », La Revue de l'Ires, 47 (1), p. 337-362, 2005.

Fogelman Myriam et Didioui Amine, « Transformations et défis de la filière automobile », Les Thémas de la DGE, n° 4, octobre 2022.

Fujimoto Takahiro, « Strategies for Assembly Automation in the Automobile Industry », dans Koichi Shimokawa, Ulrich Jürgens and Takahiro Fujimoto (eds.), Transforming Automobile Assembly, Springer, Berlin, 1997, p. 211-237.

Kohler Dorothée et Weisz Jean-Daniel, Industrie 4.0. Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, Paris, La Documentation française, 2016.

Lomba Cédric, La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018.

Moro Angelo et Virgillito Maria Enrica, « Towards Factory 4.0? Convergence and divergence of lean models in Italian automotive plants », International Journal of Automotive Technology and Management, 22 (2), p. 245-271, 2022.

Parker Mike et Slaughter Jane, « Management‐by‐stress: The team concept in the US auto industry », Science as Culture, 1 (8), 27-58, 1990.

Pardi Tommaso, « Travailler chez Toyota : de l'emploi à vie à la course à la survie », La Revue de l'Ires, 62, p. 39-70, 2009.

Pardi Tommaso,, « Une voiture low cost pour les pays riches », La nouvelle revue du travail [En ligne], 12, 2018, mis en ligne le 01 mai 2018, consulté le 07 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/nrt/3544 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.3544

Pardi Tommaso, « Lean Production in the Automotive Industry: Origin, Diffusion, Paradoxes, and Contradictions of a New Managerial Paradigm », dans Thomas Janoski et Darina Lepadatu (Eds.), The Cambridge International Handbook of Lean Production: Diverging Theories and New Industries around the World, Cambridge University Press, 2021, p. 204-226.

Pavlínek Petr, « Restructuring and internationalization of the European automotive industry », Journal of Economic Geography, 20 (2), p. 09-54, 2020.

Rot Gwenaële, « Autocontrôle, traçabilité, responsabilité », Sociologie du travail, 40 (1), p. 5-20, 1998.

Shimizu Koïchi, Le Toyotisme, Paris, La Découverte, 1999.

    

 

Liza Baghioni, Nathalie Moncel - Le travail au temps de la « transition écologique »

Liza Baghioni est sociologue et anthropologue du travail au Département Travail Emploi et Professionnalisation (DTEP) au Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications (Céreq). Ses recherches portent sur la précarité de l’emploi, la pluriactivité, l’accompagnement des actifs, la « transition écologique » (en tant qu’objet des politiques publiques) et les transformations du travail. Elle a co-publié en 2022 « La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental », Céreq BREF, n°423.


Nathalie Moncel est économiste du travail, responsable du Département Travail Emploi Professionnalisation (DTEP) au Centre d’Études et de Recherches sur les qualifications (Céreq). Ses recherches portent sur les transformations des systèmes de formation et d’emploi, les mutations du travail et les trajectoires d’insertion des jeunes.
Elle a co-publié en 2022 « La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental », Céreq BREF, n°423, et « Normes environnementales : quels effets sur le travail et les formations ? », Céreq BREF n°432.

Le travail au temps de la « transition écologique » 

Liza Baghioni, Nathalie Moncel

Face à l’urgence climatique, « la transition écologique » tient le haut de l’affiche des politiques publiques et s’inscrit dans un renouvellement de la planification avec la mise en place en juillet 2022, auprès des services de la première ministre, d’un secrétariat général à la planification écologique (SGPE) sous la bannière « France Nation verte » qui vise une « mobilisation collective pour réaliser ensemble une transition écologique juste et efficace ». Au sein de cette organisation du processus de transition écologique, quelle est la place faite au travail ? Dans cet article, nous resituons d’abord les effets sur l’emploi tels qu’ils sont d’une part mesurés, et d’autre part anticipés, puis les transformations observées dans les métiers et les activités, et enfin les conditions d’une écologisation du travail visant une intégration systémique et systématique des préoccupations environnementales.

La nécessité d’engager les pays dans une transition énergétique et écologique fait désormais consensus et s’inscrit à l’agenda des politiques publiques d’emploi et de formation. En France, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015, portant la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE) qui, par décret, fixe les objectifs de réduction de consommation d’énergie et de développement d’énergies renouvelables, a marqué un tournant en ce sens, notamment en associant à cette programmation, un ensemble de plans et schémas nationaux dont le Plan de Programmation des Emplois et des Compétences (PPEC). En février 2019, est publié le rapport Parisot de préfiguration de ce PPEC afin d’examiner « à quelles conditions les politiques d’emploi, de formation et d’évolution professionnelle pourraient être en cohérence et en synergie avec les objectifs fixés par la transition énergétique et écologique » (p.6). Dans cette perspective, le rapport élargit la problématique d’une transition vue à l’aune des éco-activités et des métiers verts à une transformation globale de tous les métiers. À ce jour cependant, il n’existe toujours pas de PPEC opérationnel et élargi à l’ensemble des secteurs. Pour autant, plusieurs instruments de l’action publique sont déjà mobilisés, dont le Plan d’Investissement dans les Compétences 2018-2022 qui soutenait notamment les efforts de transformation des compétences et de qualification de la main d’œuvre en lien avec la transition écologique. De son côté, la loi « Climat et résilience », adoptée en août 2021, comporte un chapitre II intitulé "Adapter l’emploi à la transition écologique" qui promeut une évolution de la gouvernance de l’emploi à trois niveaux : l’entreprise via les CSE (art. 40-41), les régions via les CREFOP (art.42) et les branches et leurs opérateurs via les OPCO (art.43).

Sous l’égide de plusieurs producteurs de données et d’analyses (voir encadré), un travail est en cours à deux niveaux. Au niveau global, il convient d’appréhender les transformations du système d’emploi, les transferts et reconversions d’un secteur à l’autre ou à l’intérieur des secteurs. À un niveau plus fin, il s’agit de caractériser les transformations dans le cours des activités de travail impactées par la transition écologique et énergétique. 

 Comment mesurer la transformation des emplois et des métiers à l’heure de la transition écologique ?

Le conseil national de la transition écologique (CNTE), instance de dialogue social environnemental composée de collèges des trois chambres, des partenaires sociaux et de la société civile, a produit en 2020 le rapport « Vision de la France neutre en carbone et respectueuse du vivant en 2050 » dans lequel il est consigné que la transition écologique a un impact positif sur la création d’emploi. Que nous disent les chiffres de l’emploi sur l’ampleur que prend la transition écologique ? Plusieurs mesures sont produites.

L’ONEMEV (observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte) développe deux approches du verdissement de l’emploi. Une première approche décompte les emplois dans les « éco-activités » (voir encadré définitions). Celles-ci mobilisent en 2018, près de 563 000 emplois en équivalent temps plein, soit 2,1 % de l’emploi intérieur total français. Ce volume est en augmentation et porté par le dynamisme de l’agriculture biologique et du développement des énergies renouvelables.

Une autre approche des emplois de l’économie verte distingue les métiers verts et les métiers verdissants (voir encadré définitions). On en compte 140 000 pour les premiers (soit 0,5% des emplois en 2018) et presque 3,8 millions pour les seconds (soit 14% de l’emploi). L’évolution de ces métiers est contrastée, avec une diminution du volume des emplois verts et une légère progression des métiers verdissants dont la proportion au sein des emplois reste identique entre 2013 et 2018 alors que le volume d’emploi total augmente de 1,2% (graphiques 1 et 2).

Source : Service des Données et Etudes Statistiques, Ministère de la Transition Ecologique (2021) 

Source : Service des Données et Etudes Statistiques, Ministère de la Transition Ecologique (2021) 

Quelle que soit l’approche retenue, les volumes d’emplois identifiés comme porteurs de la transition écologique sont faibles. Il convient également de souligner la fragilité de ces mesures qui prennent en compte l’ensemble des effectifs d’une catégorie sans distinction des finalités environnementales des métiers. À titre d’exemple, les métiers du second œuvre du bâtiment sont considérés comme des métiers verdissants sans pouvoir dénombrer les professionnels qui participent effectivement aux dynamiques d’efficacité énergétique dans le secteur.

De fait, la diffusion de la transition écologique au sein des systèmes d’emploi est une réalité difficile à saisir par les catégories établies. En ce qui concerne les projections macroéconomiques d’évolution des activités et des emplois en lien avec les objectifs environnementaux, le rapport thématique sur le marché du travail associé au rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz remis en mai 2023 à la première ministre (Rapport « les incidences économiques de l’action pour le climat ») établit que « les emplois directement impactés par la transition écologique ne représenteront qu’une part relativement limitée de l’emploi total – même si, au niveau des secteurs les plus impactés, la dynamique et les tensions associées pourront être importantes à court terme » (p.7).

Plusieurs modélisations des effets sur l’emploi en France (Stratégie Bas Carbone du Ministère de la Transition écologique et solidaire, Rapport Métiers 2030 de la DARES et France Stratégie, les productions de l’association NégaWatt et du Shift project) estiment des impacts plutôt modestes en termes de créations d’emploi à l’horizon 2030, allant de 200 000 à 500 000 emplois supplémentaires selon les hypothèses en matière d’investissement et de financement de la transition. Les effets sont différenciés selon les secteurs et variables selon les scénarios retenus. Des investissements massifs dans la rénovation et les infrastructures conduiraient ainsi à la création de 100 à 200 000 emplois dans le bâtiment.

Les destructions d’emplois seraient concentrées dans les secteurs des transports (du fait de mobilités plus sobres en carbone), des industries intensives en carbone et des énergies non renouvelables. L’impact sur l’agriculture est le plus débattu, entre ralentissement du déclin de l’emploi et création massive, sous l’hypothèse d’une forte relocalisation des cultures. Dans ces deux derniers secteurs, énergie et agriculture, ce sont surtout des transferts au sein des filières qui seraient à anticiper, avec des productions agricoles plus intensives en main-d’œuvre et des besoins dans la production/distribution d’électricité au détriment des énergies carbonées (gaz et pétrole).

À ces volumes d’emplois correspondent des profils de métiers. Ce sont les métiers de la construction qui augmenteraient le plus (ouvriers qualifiés du second œuvre et du gros œuvre, techniciens et agents de maitrise) ainsi que les ouvriers et techniciens de maintenance et des industries des matériaux de construction. Les métiers de l’agriculture, sylviculture, élevage gagneraient également des effectifs ainsi que ceux des services aux entreprises (cadres des services financiers, comptables, ingénieurs informatiques). À l’inverse, les métiers considérés comme les plus polluants verraient leur part dans l’emploi baisser, à l’instar des mécaniciens automobiles impactés par le développement des véhicules électriques nécessitant moins de main-d’œuvre pour leur entretien.

Ces chiffrages des évolutions de l’emploi en termes de créations/destructions liées à la « transition écologique », pour hypothétiques qu’ils soient, ont le mérite d’attirer l’attention sur les impacts de telles transformations des modes de production. Par le passé, les effets des chocs macro-économiques, comme par exemple la désindustrialisation du début du 21ème siècle, se sont traduits par la dévitalisation des zones d’emploi concernées et une dégradation des conditions d’emploi et de salaire (Arquié et Grjebine, 2023).

Ainsi, si des transferts de compétences semblent pouvoir se dessiner entre secteurs « gagnants » et secteurs « perdants », ce sont les dispositifs de formation et d’accompagnement des transitions professionnelles qui sont mis en première ligne pour assurer une transition écologique juste et efficace. Toutefois, les approches par nomenclatures ou modélisations ne disent rien des activités de travail liées à ces emplois et dont l’analyse est incontournable pour comprendre les compétences mises en œuvre et requises.

Car la « transition écologique » est déjà engagée dans le travail, comme le montrent les résultats d’une enquête auprès de l’ensemble des salariés interrogés en 2019 (enquête DEFIS du Céreq). Un salarié sur dix déclare que son activité de travail a été modifiée par l’introduction de normes environnementales (Delanoë et Moncel, 2022). La même année, les entreprises ont consacré 16 % de leurs actions de formation à accompagner l’intégration de ces normes environnementales dans l’activité. Majoritairement de nature obligatoire, ces formations sont plus souvent évaluées à leur issue et débouchent dès lors plus fréquemment sur la délivrance d’une habilitation, d’un diplôme ou d’un titre. L’intégration de telles normes conduit ainsi à une forme d’écologisation du travail et de la formation, qui est d’autant plus fréquente que les activités des salariés et les pratiques managériales des entreprises s’avèrent favorables au développement des compétences. Quels que soient le secteur d’activité, la taille de l’entreprise et la profession du salarié, cette dimension organisationnelle reste prégnante.

Quelles sont les transformations qualitatives du travail ? 

Des travaux qualitatifs conduits dès le milieu des années 2010 par le Céreq (Drouilleau et Legardez, 2020) ont permis de cerner plus finement la nature des transformations à l’œuvre dans les activités de travail de certains secteurs au cœur de la transition écologique (éolien marin, réseaux électriques intelligents, écoconstruction, méthanisation). Ces analyses n’ont pas dévoilé de nouveaux métiers en tant que tels mais ont mis en évidence différentes formes de recomposition des compétences.

Dans les secteurs prioritairement impactés par la transition écologique, certaines fonctions « expertes » se constituent (chef de projet  énergie renouvelable, ingénieur d’étude hydrogène, conseiller info énergie…), des métiers plus « traditionnels » se complexifient (opérateurs du tri, techniciens de maintenance électrique, agriculteurs responsables d’une unité de méthanisation…), et de nouvelles figures professionnelles émergent dans des fonctions de « traducteurs » ou d’intermédiaires (conseillers experts, évaluateurs, militants, consommateurs, etc.) pour mettre en œuvre les transformations liées à l’écologisation des organisations.

La prise en compte de normes environnementales induit des déplacements de pratiques professionnelles, l’introduction de nouvelles techniques nécessitant l’élaboration de dispositifs cognitifs collectifs, c’est-à-dire de règles d’organisation, de représentations et valeurs partagées autour de la façon dont le travail se fait. Les critères pour évaluer la qualité écologique d’un dispositif technique, organisationnel ou de mutations professionnelles font l’objet de débats et de controverses, y compris parmi les acteurs de la formation professionnelle (Bargues et Landivar, 2016). Le cas du développement de la filière de la méthanisation, porté par une approche plutôt industrielle de la transition écologique, et des formations associées, sans relais des controverses sanitaires et environnementales liées à ce type de projet, en est un bon exemple (Michun, 2020). 

Plusieurs travaux soulignent également l’importance de l’articulation entre différentes échelles, que ce soit autour de la structuration de filières et de la mise en réseau le long d’une chaîne de valeur (cas de l’agriculture bio et des circuits courts), ou dans les territoires, en lien avec les spécificités productives et les configurations institutionnelles et pouvant conduire à l’émergence de complexes territorialisés de compétences identifiées par exemple pour l’éolien marin (Podevin, 2020).

En ce qui concerne les secteurs non dévolus aux éco-activités, l’écologisation du travail est entrainée par les transformations des normes, des marchés et/ou des modes de consommation. Des enquêtes en entreprises dans les secteurs du BTP, du commerce alimentaire et des structures coopératives de l’éducation populaire et de la transformation alimentaire (Sulzer, 2023) ont ainsi confirmé l’efficacité des règlementations, qui poussent les professionnels à intégrer de nouveaux modes opératoires. Elles ont aussi pointé combien les normes d’application volontaires (au travers de labélisations ou dans le cadre de démarches engagées et parfois imaginées de bout en bout par les acteurs des entreprises eux-mêmes) peuvent être essentielles pour orienter la trajectoire des structures vers une prise en compte plus poussée et plus complexe de l’écologie dans leurs activités.

Au sein de ces entreprises, le processus d’écologisation du travail, s’il en est encore à ses débuts, est d’ores et déjà influent. Au niveau des trajectoires professionnelles d’abord, le verdissement des activités fournit des opportunités de reconversion principalement pour les profils les plus diplômés que ce soit dans le commerce ou l’éducation populaire. En observant et en questionnant les salariés, on voit apparaître des formes « d’anoblissement », ou tout au moins de (re)valorisation du métier par la prise en compte des enjeux écologiques dans les tâches effectuées. In fine, c’est la question du sens du travail, dont la cohérence éthique est une dimension forte (cf la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez), qui suscite l’adhésion et la participation des salariés aux transformations en cours. Ces évolutions ne s’inscrivent pas automatiquement dans des postures militantes, même si ce registre s’avère être un des pôles majeurs impulsant des démarches de transformation.

Pour autant, la question des conditions de travail et de rémunération liées aux évolutions des métiers étudiés (vendeurs, animateurs, opérateurs de ligne de conditionnement, conducteurs de travaux, cordistes) est peu pensée par les organisations rencontrées, ce qui contribue à ternir le verdissement du travail pour les salariés. La qualité du travail, se trouve ici solidaire de son écologisation. À ce titre, est apparue dans les différents contextes productifs enquêtés une articulation de la dimension écologique avec celle de la santé des travailleurs, de leurs conditions de travail et de l’organisation de celui-ci (cf la contribution de Catherine Delgoulet sur la soutenabilité du travail). De fait, dans le cas d’une évolution du travail qui ne se réfère pas à une technologie unique et implique des savoirs pluriels ainsi qu’une compréhension globale du système productif, la mise en place d’espaces délibératifs permettant aux salariés de questionner l’activité et ses finalités, semble indispensable à une écologisation accrue.

À quelles conditions écologiser le travail ? 

Les analyses des transformations du travail soulignent l’importance des dimensions organisationnelles de l’écologisation en élargissant d’une part la focale au-delà de l’entreprise, sur les filières de production ; d’autre part sur les compétences utiles à la délibération et à l’agir organisationnel des salariés ouvrant sur un sens et des finalités partagés de l'activité et de son écologisation.

La transition écologique du travail relève donc d’enjeux de qualification et d’organisation du travail dont les acteurs du système d’emploi, entreprises, branches professionnelles et institutions se sont jusqu’ici peu saisis.

L’analyse des études réalisées et des actions cofinancées dans le cadre des EDEC (Engagements de Développement des Emplois et des Compétences signés entre le ministère du travail et les branches professionnelles) montrent que les démarches engagées dans ce cadre concernent plus fréquemment la transition numérique que la transition écologique (Valette-Wursthen 2022). De fait, côté entreprise, hormis certains secteurs traditionnellement rattachés aux problématiques écologiques (le secteur des déchets ou certaines activités de l’Économie Sociale et Solidaire par exemple), ou des secteurs en évolution du fait de la règlementation (c’est le cas du BTP), ou encore de quelques transformations ciblées ou concentrées sur des marchés de niche, la prise en compte des enjeux environnementaux se focalise autour de la sensibilisation, notamment au travers de la promotion d’écogestes citoyens, sans questionner les gestes professionnels et les organisations productives.

Ces deux dimensions sont pourtant incontournables pour saisir les compétences, qui sont toujours contextuelles, évolutives, à la fois individuelles et collectives, et qui sont objectivées par des dispositifs d’évaluation comme par exemple les entretiens professionnels. De fait, estimer les besoins en compétences vertes, celles-ci n’étant pas vertes « par nature », demande d’interroger les façons de produire et les chaînes de valeurs.

Ainsi, les entreprises doivent intégrer des préoccupations environnementales dans des modèles économiques rentables, ce qui ne va pas de soi. D’une part, les impacts écologiques représentent des externalités dont la prise en compte modifie les positions sur des marchés concurrentiels, ce qui peut conduire à une forme d’inertie des systèmes productifs. De plus, alors que la crise écologique nécessite des transformations durables et globales, les acteurs économiques privilégient des stratégies adaptatives de court terme et inscrites dans des trajectoires technologiques. Le rôle des entreprises et leur capacité à aborder la question de l’évolution des compétences sont ainsi au cœur de la dynamique de transformation écologique du travail.

Les entreprises sont également face à un défi complexe : réintégrer la pensée systémique au cœur des métiers et des spécialisations par des processus itératifs, qui se construisent chemin faisant sur le terrain, dans l’activité de travail en train de se faire comme l’illustre le cas du BTP. Intégrer les préoccupations environnementales dans des chantiers demande à certains postes d’avoir une appréhension globale du mode de construction. Transformer l’acte constructif vers des procédés plus verts requiert ainsi de diversifier les savoirs et les savoir-faire et de favoriser les modes de coopération entre différents corps de métiers (Kalk, 2016). C’est par ce chemin que les besoins en compétences peuvent être identifiés et innerver les modalités de formations professionnelles. 

Conclusion

La transition écologique et énergétique annoncée passe par des mutations du travail, pierre angulaire des transformations des manières de produire. Identifier l’hybridation de métiers existants d’une part, analyser les situations de travail, les gestes et techniques professionnels d’autre part, sont les deux grandes voies qui se dessinent à l’issue des travaux mentionnés jusqu’ici, ceci dans l’objectif de comprendre les conditions qui permettent et favorisent l’écologisation du travail. Une question reste également en suspens, celle de savoir par quels mécanismes de reconnaissance et de valorisation les préoccupations environnementales peuvent s’inscrire dans les activités de travail. Face à l’urgence des transformations nécessaires à la prise en compte des enjeux écologiques, une piste pourrait être d’engager le dialogue sur la qualité environnementale du travail, de façon à permettre à la question de l’impact environnemental des activités d’être réellement considérée dans les débats sur les critères du « travail bien fait ». Un avis du CESE d’avril 2023 portant sur la façon dont les acteurs du monde du travail doivent agir à la fois pour adapter le travail au réchauffement climatique et pour atténuer l’impact des activités humaines sur le climat , va dans ce sens lorsqu’il précise que : « le bien-être au travail souffre des conflits éthiques et de l’éco-anxiété provoqués par une insuffisante prise en compte des enjeux de transition écologique, mais qui peuvent être réduits par la mobilisation collective » (p.9). 

Pour accompagner la transition écologique, une approche par trop planificatrice des politiques d’emploi et de formation centrées sur les compétences individuelles et leur adéquation aux « besoins » supposés des entreprises peut ainsi échouer à appréhender et impulser les dynamiques de transformation.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

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SULZER Emmanuel (Coord.) (2023), Répondre aux besoins en compétences à l’heure de la transition écologique : représentations et réalités, Note de Synthèse, DARES, à paraître.

BARGUES Émilie et LANDIVAR Diégo (2016), « Les organismes de formation comme relais des savoirs officiels et scientifiques liés à la transition écologique, une approche par la cartographie des controverses » Formation Emploi, n°135, pp. 29-51.

COUTROT Thomas, PEREZ Coralie (2023), Le sens du travail, enjeu majeur de santé publique, Que sait-on du travail ?, LIEPP Sciences Po.

DELANOË Anne, MONCEL Nathalie (2022), Normes environnementales : quels effets sur le travail et les formations ?, Bref n° 432, Céreq.

DROUILLEAU-GAY Félicie et LEGARDEZ Alain (Coord.) (2020), Travail, formation et éducation au temps des transitions écologiques, Toulouse : Octarès, 280 p.

KALCK Paul (2016), Les controverses sur le développement durable dans le domaine du bâtiment. Entre approche holistique et approche réductionniste, Céreq, Études, n°8, 171 p.

MICHUN Stéphane (2020), Transition énergétique et développement industriel : une lecture des enjeux à partir du cas de la méthanisation, dans DROUILLEAU-GAY Félicie et LEGARDEZ Alain (Coord.) (2020), Travail, formation et éducation au temps des transitions écologique, Toulouse : Octarès, pp. 59-76.

NATON Jean-François (rapporteur) (2023) Travail et santé environnement : quels défis à relever face aux dérèglements climatiques ?Avis du CESE, Journal Officiel De La République Française.

PODEVIN Gérard (2020), « L’emploi et la formation dans l’éolien offshore : le rôle décisif des territoires où s’articulent filières et clusters », dans DROUILLEAU-GAY Félicie et LEGARDEZ Alain (Coord.) (2020), Travail, formation et éducation au temps des transitions écologique, Toulouse : Octarès, pp. 97-117.

SDES (2021), « Métiers verts et verdissants : près de 4 millions de professionnels en 2018 ».

VALETTE-WURSTHEN Aline (2022), Transition écologique : l’État peut-il orienter l’action des secteurs professionnels ?, Bref n° 429, Céreq.

Vanessa Di Paola, Stéphanie Moullet - Pourquoi le plafond de verre résiste-t-il encore ?

Vanessa di Paola est Maîtresse de Conférences à la Faculté d’Économie et de Gestion d’Aix-Marseille Université. Elle est également chercheuse au Laboratoire d’Économie et Sociologie du Travail (LEST, CNRS, Aix en Provence) et Directrice du Centre Associé Régional du Céreq. Elle mène des recherches sur les inégalités entre femmes et hommes sur le marché du travail en particulier sur le plafond de verre en Europe. Elle a co-réalisé un film documentaire intitulé « Les Femmes et le Top Management : quand les organisations résistent » pour sensibiliser le grand public sur les véritables enjeux de la lutte contre les discriminations dans le monde du travail.

Stéphanie Moullet est Maîtresse de Conférences en Sciences Économiques à Aix-Marseille Université et chercheuse au Laboratoire d'Économie et de Sociologie du Travail (LEST, CNRS, Aix en Provence) et Directrice de l’Institut Régional du Travail (IRT) d’Aix Marseille Université. Ses recherches en économie du travail et de l’éducation portent sur la relation formation initiale - emploi et les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes et plus spécifiquement sur les discriminations salariales.

Pourquoi le plafond de verre résiste-t-il encore ?

Vanessa DI PAOLA, Stéphanie MOULLET 

Introduction

L’objectif d’égalité professionnelle entre femmes et hommes est affiché par l’Europe depuis sa création en accordant une place centrale à la promotion de l’accès des femmes aux postes à responsabilité. En France, l’égalité femmes-hommes est un principe inscrit dès 1946 dans le Préambule de la Constitution. Dès 1972, la loi pose le principe « à travail de valeur égale, salaire égal ». Depuis, de nombreuses lois sont venues la compléter. En 2019, le décret d’application de l’Index d’égalité professionnelle fixe désormais une obligation de résultats aux entreprises et non plus seulement de moyens. Les entreprises d’au moins 50 salarié·es doivent calculer et publier sur leur site internet la note globale de l’Index de l’égalité femmes-hommes, ainsi que la note obtenue à chacun des 5 indicateurs le composant. En cas de non-publication de ses résultats et de non mise en œuvre de mesures correctives ou d’inefficience de celles-ci, l’entreprise s’expose à une pénalité financière pouvant aller jusqu’à 1% de sa masse salariale annuelle. La dernière loi de 2021- dite loi Rixain - fixe des quotas de 40% de femmes cadres dirigeantes de grandes entreprises d'ici à 2030.

Pourtant, malgré cet arsenal législatif, les femmes ont toujours moins de chances d’occuper des postes à responsabilité, comme l’illustrent les travaux sur le plafond de verre défini comme « l’ensemble des obstacles visibles et invisibles qui séparent les femmes du sommet des hiérarchies professionnelles et organisationnelles » (Laufer, 2004, 2005 ; Buscatto et Marry, 2009). Elles y sont également moins rémunérées. Quels sont alors les points de résistance majeurs au processus de féminisation de l’encadrement supérieur ? Ceux-ci tiennent de l’enchevêtrement complexe de multiples dimensions d’ordre individuel, familial, culturel, organisationnel, législatif et institutionnel.

Au niveau individuel, le diplôme reste la meilleure arme pour accéder aux positions de cadre. Durant ces dernières décennies, avec la massification de l’enseignement supérieur, les niveaux de diplômes n’ont cessé de s’accroître, en particulier pour les jeunes femmes. Mais, cette avancée ne suffit pas à ce que les femmes des jeunes générations brisent le plafond de verre.

Dans le même temps, les choix d’orientation sont restés fortement différenciés entre les filles et les garçons, en dépit de nombreuses politiques publiques destinées à permettre leur diversification. Cette division sexuée de l’orientation influence fortement les trajectoires professionnelles respectives. Les femmes et les hommes continuent de se répartir de façon différenciée dans les différents secteurs d’activité et métiers, ainsi qu’à différents échelons de leur hiérarchie, alimentant la coexistence d’une ségrégation horizontale et verticale. La ségrégation horizontale participe à faire obstacle aux femmes pour occuper des postes à responsabilité hiérarchique, dit autrement à la résistance du plafond de verre.

On ne peut s’intéresser aux mécanismes à l’œuvre dans la permanence de ce plafond de verre sans considérer le rôle joué par la constitution de la famille pour les femmes comme pour les hommes. Or, si les maternités ralentissent toujours les déroulements de carrières des mères, les paternités favorisent celles des pères.

De plus, les politiques familiales ainsi que les représentations des rôles genrés affectent la manière dont l’arrivée d’un enfant est susceptible d’interférer avec l’occupation de fonctions managériales. En particulier, la possibilité de faire carrière pour les femmes tient pour partie aux modes de soutien institutionnel dont elles peuvent bénéficier dès lors qu’elles deviennent mères, ainsi qu’à la culture des organisations et des sociétés vis-à-vis des rôles de genre.

Ainsi, nous montrons que les politiques familiales et les représentations traduisant l’état des rapports sociaux de sexe dans une société donnée sont des leviers pertinents pour favoriser l’exercice des femmes aux fonctions d’encadrement et l’égalité professionnelle entre femmes et hommes en général.

Un plafond de verre qui résiste

Si en 1970, la population active ne comptait que 35 % de femmes, on est aujourd’hui quasiment à la parité (48 % en 2020). Pour autant, elles restent moins nombreuses à participer au marché du travail (en 2020, 68 % des femmes contre 74 % des hommes entre 15 et 64 ans, Insee 2020). Si depuis la crise entamée en 2008, leur taux de chômage est devenu équivalent à celui des hommes (8 %), c’est qu’elle a surtout affecté l’emploi industriel, l’intérim et la construction, secteurs particulièrement masculinisés, quand on a observé de fortes créations d’emploi dans le secteur des services où les femmes sont surreprésentées. Elles sont un peu moins nombreuses à être en emploi (65 % vs 70 %), l’emploi féminin étant particulièrement impacté par la maternité. Ainsi, ce sont pour les 25-44 ans que les taux d’emploi des deux sexes s’écartent le plus, pour se rapprocher ensuite et tendre à converger.

 

En France, contrairement à d’autres pays européens, le développement de l’activité féminine s’est assez modérément opéré par le développement du travail à temps partiel, comme c’est le cas en Allemagne ou au Pays-Bas, où respectivement 47% et 77% des femmes en emploi sont à temps partiel. 28% des femmes travaillent à temps partiel en France, mais c’est seulement 8 % des hommes. Selon l’Insee (2020), en 2020, les femmes sont, plus encore que les hommes, majoritairement salariées en emploi considéré comme stable (CDI ou fonctionnaires) : 77 % versus 73 % pour les hommes. Mais en réalité, elles sont surtout davantage fonctionnaires (22 %, contre 12 %), mais moins fréquemment en CDI (55 %, contre 61 %). Parallèlement, plus d’une personne sur deux (54 %) occupant un emploi à durée limitée (CDD, intérim) est une femme.

Enfin, femmes et hommes en emploi n’occupent pas les mêmes catégories socioprofessionnelles : les femmes occupent plus souvent que les hommes des emplois peu ou pas qualifiés (23% sont employées ou ouvrières non qualifiées, contre 14 % des hommes) mais moins souvent cadres (18 % des femmes contre 23 % des hommes), et ce même si la part des femmes parmi les cadres a plus que doublé sur les quarante dernières années, passant de 21 % en 1982 à 43 % en 2020.

Si l’emploi cadre n’a cessé de progresser globalement en France, il a surtout profité aux femmes pour qui la part des cadres a été multipliée par 6 alors qu’elle n’a fait que doubler parmi les hommes. Elles ont progressivement investi certaines positions professionnelles autrefois réservées aux hommes. Pour autant, on observe surtout une persistance de bastions masculins et féminins, les hommes étant toujours plus présents parmi les ingénieurs et cadres techniques d'entreprise (77 %) quand les femmes sont surtout professeures, professions scientifiques (55 %) et cadres de la fonction publique (50 %) (Insee, 2020). Si la part des femmes cadres a fortement progressé, l’accès des femmes cadres aux positions de management et de direction demeure difficile. Ainsi, les femmes cadres accèdent moins aux responsabilités hiérarchiques que les hommes (35 % versus 43 %) et lorsqu’elles sont managers, leur poste s’apparente plus souvent à du management de proximité (équipes plus restreintes, moindre responsabilité de budget/chiffre d’affaires) (Apec, 2021).

Pour la première fois en 2013, parmi les jeunes en emploi trois ans après leur entrée sur le marché du travail, la part de jeunes femmes cadres est devenue équivalente à celle des jeunes hommes (20 %). La parité n’est, en revanche, pas encore acquise parmi les jeunes cadres qui encadrent : les cadres hiérarchiques restent surreprésenté·es parmi les hommes (35 % des cadres masculins contre 28 % des cadres féminins) (di Paola et al., 2017).

En résumé, malgré une amélioration significative de la proportion de femmes qui atteignent désormais les fonctions de cadres, les attributs de l’autorité et du pouvoir via l’occupation de fonction d’encadrement restent toujours fortement associés au genre masculin.

La sensibilisation croissante des pouvoirs publics et des entreprises aux disparités de salaires entre femmes et hommes n’est, semble-t-il, pas restée sans effet puisque les écarts de salaires tendent à se réduire. Pour autant, tous temps de travail confondus, les hommes gagnaient en moyenne en 2020, 29 % de plus que les femmes et 17 % de plus en équivalent temps plein (à savoir le salaire converti à un temps plein pendant toute l’année, quel que soit le volume de travail effectif). Plus on progresse dans l’échelle des salaires, plus l’écart entre les femmes et les hommes s’agrandit, de sorte que les inégalités de salaire sont les plus fortes chez les cadres. 


Ainsi, outre le fait que les métiers majoritairement féminins sont systématiquement moins valorisés, tout se passe comme si un plafond de verre empêchait les femmes d’atteindre les postes aux hauts et très hauts niveaux de salaires.

En début de vie active, salaires féminins et masculins tendent à se rapprocher. La crise de 2008 ayant surtout affecté le secteur industriel, elle a induit une modération salariale ayant plus affecté les emplois masculins. Ainsi, c’est plutôt la tendance à la baisse des salaires masculins qui a favorisé le rapprochement des salaires, et non pas la hausse des salaires des femmes (di Paola et al. 2017a).

... malgré des investissements éducatifs féminins plus importants

Les diplômé·es de l’enseignement supérieur sont les mieux armé·es pour occuper des positions de cadres, et plus encore de cadres avec des responsabilités hiérarchiques. Aussi, l’un des principaux éléments à l’origine de la réduction des écarts d’accès à la catégorie cadre est l’élévation du niveau d’études des jeunes femmes et leur importante progression dans l’enseignement supérieur depuis plusieurs générations. Ainsi, en France, depuis les années 2000, l’offre de formations supérieures s’est fortement modifiée et a conduit à un déplacement vers le haut des niveaux de diplôme des jeunes, lequel a davantage profité aux femmes, en particulier aux niveaux les plus élevés : en 2020‑2021, à 18 ans, 55 % des femmes sont inscrites dans le supérieur, contre 44 % des hommes (Insee, 2022).

Les femmes sont majoritaires parmi les diplômé·es du supérieur mais, à niveau de formation équivalent, on constate des écarts de revenus et de carrières significatifs à leur détriment : les jeunes femmes diplômées de l’enseignement supérieur devraient être davantage cadres qu’elles ne le sont, les hommes étant surreprésentés dans ces fonctions de pouvoir. Or, à niveau de diplôme donné et en prenant en compte d’autres caractéristiques que le diplôme (l’origine sociale, l’expérience professionnelle, etc.), elles ont non seulement moins de chances que leurs homologues masculins d’accéder à une position de cadre au cours de leurs trois premières années de vie active, mais aussi une probabilité d’exercer une responsabilité hiérarchique de 30 % inférieure à celle des hommes (di Paola et al., 2017a ; di Paola et al, 2018 ; Dupray et Epiphane, 2020). Si le lien entre diplôme et fonction d’encadrement est fort, il l’est autant pour les femmes que pour les hommes. Ainsi, malgré des avancées et un rapprochement des situations, les femmes restent pénalisées de sorte que l’on peut conclure à la résistance du plafond de verre, y compris pour les jeunes générations. Ceci n’est pas sans lien avec la stabilité relative des filières sexuées : par exemple, en 2017, elles ne sont que 28 % parmi les diplômé·es des écoles d’ingénieur·es (DEPP, 2020).

La mixité des professions n’est pas gage d’une plus grande égalité entre femmes et hommes dans l’accès aux positions de cadre

Cette ségrégation éducative nourrit une ségrégation professionnelle horizontale (Couppié et Épiphane, 2006), symptomatique du désavantage économique des femmes. Elle correspond à l’assignation de droit ou de fait des travailleur/euses à des professions différentes en fonction de leur sexe. En effet, les inégalités salariales, dès qu’elles naissent en début de vie active, tiennent pour partie au fait que les femmes sont davantage que les hommes employées dans les métiers les moins rémunérateurs (Couppié et al., 2014). La composition sexuée des professions est également susceptible de faire obstacle à l’entrée des femmes dans les fonctions de cadre, ces emplois n’étant pas distribués uniformément selon les univers professionnels : rares parmi les professions féminines et particulièrement concentrés parmi les métiers dont la composition sexuée est mixte (Briard, 2020).

Ainsi, pour les salarié·es de 25 à 49 ans, cœur de la vie active, occuper une profession mixte plutôt que masculine ou féminine accroît, « toutes choses égales par ailleurs », les chances d’occuper des fonctions de cadre exerçant des responsabilités hiérarchiques. Pour autant, c’est dans ces professions mixtes que les femmes s’avèrent le plus pénalisées ; elles le sont moins dans les professions féminines et encore moins dans les professions masculines. De sorte qu’il existe des phénomènes d’ascension sélective pour les femmes et les hommes minoritaires dans les professions auxquelles elles et ils appartiennent :  les femmes exerçant dans les professions masculines s’en sortent mieux que celles dans les professions féminines et réciproquement pour les hommes dans les professions féminines.

Quelles pistes explicatives à ces constats ?  Dans les univers masculins, le processus de sélection que les femmes ont connus pour s’y maintenir (poursuite d’études en étant minoritaires, ténacité, persévérance pour réussir dans une culture masculine) ferait qu’elles sont particulièrement « aptes » à occuper des postes à responsabilité. Dans les professions féminines, on peut supposer que pour contrebalancer une certaine dévaluation sociale de ces métiers (leur moindre rémunération notamment), les hommes chercheraient à « rétablir leur masculinité », adopteraient ce qu’ils considèrent comme un comportement masculin, devenant particulièrement orientés vers la carrière et l’obtention de postes de pouvoir et d’autorité. Enfin, dans les professions mixtes, les femmes pourraient baisser la garde en étant moins attentives aux critères informels de promotion (réseautage, présentéisme…), tandis que les hommes afficheraient des comportements plus offensifs, de compétition et de conquête dans des secteurs d’emploi où leur domination ne peut plus être fondée sur leur nombre (di Paola et al, 2022).

La mixité en soi n’est donc pas gage d’un processus assurant dans tous les cas une meilleure égalité de traitement entre femmes et hommes. Aussi, il faut être particulièrement vigilant·es en matière de promotion dans les professions mixtes, afin de prévenir la discrimination indirecte qui pourrait résulter de pratiques de cooptation et de réseautage qui sont des leviers de carrières managériales mais aussi des modèles de management, notamment axés sur la performance de la diversité, qui entretiennent ces discriminations (directes et indirectes) au lieu de les combattre (di Paola et Epiphane, 2021). 

Toujours un malus aux maternités et un bonus aux paternités

Nombre de travaux mettent en lumière le fait que les inégalités professionnelles entre femmes et hommes se creusent lorsque les un·es et les autres deviennent parents.

En France, l’arrivée d’un enfant conduit à un partage plus déséquilibré des activités professionnelle et familiale entre conjoint·es, ce qui n’évolue guère pour les générations les plus récentes (Couppié et Epiphane, 2022). De sorte que les implications de la construction de la famille sur la carrière pèsent toujours davantage sur les épaules des femmes. Nos résultats sur les salarié·es de 25 à 49 ans montrent que la présence d’enfant(s), quel que soit leur âge, limite les chances des femmes d’occuper des fonctions de cadre ; en revanche, la présence d’enfant(s) de moins de 6 ans pour les pères leur confère un avantage. Ceci renvoie pour partie à la tendance à une re-spécialisation des tâches entre conjoint·es après une naissance (et au-delà) et à un regain de l’investissement professionnel des hommes. Ainsi, la présence d’enfant(s) entrave toujours l’avancée des femmes dans ces fonctions et s’avère procurer un « bonus » aux pères de jeunes enfants (di Paola et al., 2018).

Une autre piste explicative des pénalités à la maternité et des primes à la paternité, tient aux comportements discriminatoires des employeur·es. Cette discrimination est sous-tendue par des stéréotypes et normes de genre toujours en vigueur sur le rôle des mères (et des pères) et leurs positions sur le marché du travail. Anticipant les comportements sociaux des femmes, notamment leurs intentions de fécondité, les entreprises seraient plus réticentes à les promouvoir comparativement aux hommes, notamment sur les postes les plus qualifiés. Et, même avec des carrières continues, les femmes seraient désavantagées dans leur évolution du fait de leur rôle de mère (ou future mère) et de la présomption de désengagement professionnel à long terme (Meurs et Pora, 2019).

Politiques familiales et représentations des rapports sociaux de sexe : des leviers pour une égalité réelle ?

Le plafond de verre persiste quasiment partout en Europe (Korpi et al., 2013 ; Grönlund et Magnusson, 2016). Or, les contextes institutionnels nationaux, dont les politiques familiales, sont plus ou moins facilitants pour battre en brèche ces inégalités et permettre une meilleure articulation des sphères professionnelle et familiale. Ainsi, les effets de la parentalité pourraient être exacerbés dans certains contextes, amenuisés dans d’autres selon l’orientation des politiques publiques - plus ou moins family-friendly - et les représentations des rapports sociaux de sexe - plus ou moins favorable au partage égalitaire des charges domestiques et familiales.

La France se caractérise par un taux d’activité féminin relativement élevé et un taux d’emploi à temps partiel plus faible que d’autres pays européens. Cette situation tient notamment à une dissymétrie entre une politique d’égalité sur le marché du travail, instrumentée par des lois successives depuis les années 1970 et une politique familiale généreuse mais dont les effets s’exercent parfois à l’encontre du premier objectif. L’empreinte d’un modèle nataliste et familialiste où les droits octroyés aux femmes sont, en effet, plus fortement associés à leur statut de mère de famille qu’à leur place sur le marché du travail en est au principe (Périvier, 2010).

Au travers de l’examen de données relatives à 17 pays d’Europe, on montre qu’un volume important d’enfants d’âge préscolaire qui ne peuvent bénéficier d’un système formel de garde défavorise la carrière des femmes mais s’avère sans effet pour les hommes, confirmant que la charge familiale ne se pose pas dans les mêmes termes pour les deux sexes. En outre, plus la population accorde de l’importance au partage équilibré des tâches domestiques, et plus les femmes ont des chances d’occuper des postes de cadres avec responsabilités hiérarchiques. Autrement dit, plus l’opinion sur ce partage des tâches domestiques est progressiste, plus les femmes (comme les hommes) se trouvent dans des contextes effectivement facilitateurs pour exercer des fonctions hiérarchiques (di Paola et al, 2018).

En définitive, pour lutter contre le plafond de verre auquel se heurtent toujours et encore les femmes, les politiques publiques – en particulier familiales – s’avèreraient d’autant plus efficaces qu’elles agissent en même temps sur les représentations des rôles genrés. Ainsi, instaurer un congé paternité obligatoire et de même durée que celui des mères serait une piste de changement répondant à cette exigence.

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Bibliographie

BRIARD Karine (2020), Temps partiel et ségrégation professionnelle femmes-hommes : une affaire individuelle ou de contexte professionnel ? Travail et emploi, no 161, p. 31-60.

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Le financement des assurances sociales est-il devenu politiquement insoutenable ?

Séminaire de l'axe Evaluation des politiques socio-fiscales. 23/06. 10h-12h
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L'axe Evaluation des politiques socio-fiscales du LIEPP a la plaisir de vous inviter au séminaire : 

Le financement des assurances sociales est-il devenu politiquement insoutenable ?

Vendredi 23 juin. 10h-12h.

Lieu : Sciences Po, Salon scientifique B108, 1 place Saint-Thomas d'Aquin 75007 Paris

Inscription obligatoire

Présentation : 

En France, le modèle des assurances sociales contribue à l’acceptabilité des prélèvements obligatoires finançant la protection sociale. Nous proposons d’établir une définition positive de la notion de contributivité dans les assurances sociales, afin de mieux comprendre en quoi leur spécificité (recettes affectées, affiliation, calcul des droits) est susceptible de générer du soutien politique.

A l’aide du baromètre d’opinion de la DREES nous étudions la soutenabilité politique du financement de la protection sociale en France depuis 20 ans. Les assurances maladie et retraite, dont le financement est affecté et la couverture quasi universelle sont celles qui sont le plus fortement soutenues. Au niveau individuel, le soutien au financement d’une prestation est d’autant plus fort qu’on y est éligible, et concerné directement ou indirectement par le risque couvert. La demande d’une plus forte exclusivité des prestations aux cotisants est une opinion plus répandue parmi les profils moins favorables au maintien du couple financement/ prestation : les indépendants et chefs d’entreprises.

Dans un contexte général pourtant marqué par la défiance vis-à-vis de l’impôt, nous n’observons pas de signe d’une « révolte des cotisants » : au contraire, l’opposition à la baisse conjointe des prélèvements et des prestations augmente tendanciellement. De plus, les épisodes de hausse des cotisations identifiés sur les vingt dernières années ne provoquent pas de baisse du soutien chez les assurés, tant que ces hausses sont graduelles et concernent des prestations auxquelles ils sont éligibles.  

Programme:

  • Présentation des principaux résultats : Elvire Guillaud (CES, LIEPP)
  • Discussion et mise en perspective : Alexis Spire, sociologue (CNRS, EHESS) et Antoine Math, économiste (IRES)
  • Conclusion : Dominique Libault, directeur de l'EN3S, Président du HCFiPS

Elvire Guillaud (CES, Université Paris 1 et LIEPP, Sciences Po), Michaël Zemmour (CES et Chaire Esops, Université Paris 1 et LIEPP, Sciences Po), Florian Baudoin (Economix , Université Paris Nanterre)

Un projet de recherche mené au LIEPP, en partenariat avec l'EN3S et le HCFiPS

     

Evaluer l’effectivité du droit des patients : Le dispositif de la personne de confiance en France

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Maïva Ropaul est maître de conférences en sciences de gestion à l’IUT de Paris Rives de Seine (Université Paris Cité) et membre du Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche Appliquée en Économie de la Santé. Elle codirige le projet Décision médicale pour autrui : évaluation du dispositif de la personne de confiance (DEMEPECO), sélectionné dans le cadre de l’appel à projets 2020 du LIEPP. Ce projet de recherche a pour objectif d’évaluer les effets du dispositif de la personne de confiance sur la qualité de la prise en charge des patients âgés et sur le bien-être de leurs familles. 

  • Pouvez-vous décrire le dispositif de la personne de confiance ? 

Selon la législation française, la personne de confiance peut accomplir trois missions complémentaires. La première est d’être consultée par les médecins pour rendre compte de la volonté du patient si celui-ci est hors d’état d’exprimer ses souhaits. La seconde mission consiste à accompagner et assister le patient lors des rendez-vous médicaux. La troisième mission est d’accompagner le patient dans ses choix et l’aider à prendre des décisions relatives à sa santé.

Ce dispositif a été introduit dans le corpus législatif par la loi du 4 mars 2002, dite « loi Kouchner », texte marquant qui a établi les notions de « droit des malades » et de « démocratie sanitaire ». Le rôle de la personne de confiance a été précisé par la loi du 2 février 2016 dite « loi Claeys-Leonetti ». La loi dispose que lorsque le patient est dans l’incapacité de s’exprimer, et qu’il faut envisager une limitation, un arrêt des traitements ou la mise en œuvre d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès, la personne de confiance doit être consultée par l’équipe médicale. Son témoignage prévaut sur tout autre avis non médical, provenant par exemple de la famille ou des proches, à l’exception du témoignage fourni par les directives anticipées.

Ce dispositif de la personne de confiance, présent dans le paysage législatif français depuis plus de 20 ans, est encore mal connu de la population. Par exemple, le mode de désignation de la personne de confiance n’est pas toujours bien compris. La loi indique que la désignation doit se faire par un écrit cosigné par le patient et la personne de confiance. Et, parallèlement, certains patients pensent que la personne de confiance est, par défaut, leur conjoint. Or, l’acte de mariage n’implique pas automatiquement la première position dans la hiérarchie des témoignages recueillis par les équipes médicales !  Le cas de Vincent Lambert l’illustre bien.

En tant que membre d'une famille avec des aidants et des personnes dépendantes, j'ai vu comment les décisions de prise en charge peuvent avoir des conséquences significatives sur la vie et la santé des personnes impliquées, ainsi que sur les relations familiales. C'est pourquoi j'ai été intriguée par le dispositif de "personne de confiance" qui vise à protéger les droits des patients en leur permettant de désigner une personne de leur choix pour les accompagner et les soutenir dans leurs démarches de santé.

Je suis donc motivée pour mener des recherches sur ce dispositif afin d'explorer les implications légales et pratiques de cette mesure pour les familles et les patients. Mon objectif est de mieux comprendre comment le dispositif de la personne de confiance, en tant qu’outil de communication, peut contribuer au bien-être des patients, des familles et des professionnels de santé.

  • Les patients exercent-ils leur droit à désigner une personne de confiance ? Quelle est la situation actuelle en France sur ce point ?

Malgré une revue de littérature exhaustive s’appuyant sur dix bases de données françaises ou anglophones, mon équipe et moi-même n’avons pas détecté de statistiques nationales officielles exhaustives sur l’exercice de ce droit par les patients. Nous avons, en particulier, interrogé les bases Pubmed, Embase, CINAHL, BDSP, CISMEF, LISSA, BNDS, Cairn.info, SUDOC et ScienceDirect. A priori, il n’y a donc pas de vision d’ensemble permettant de catégoriser de manière totale l’état de l’exercice de ce droit par contexte de soins, à savoir la médecine de ville, les hospitalisations et les admissions en Ehpad.

Toutefois, nous avons repéré des articles parus dans des revues scientifiques à comité de lecture qui se sont attachés à mesurer le taux de désignation sur le terrain, à partir de l’étude d’un ou de plusieurs établissements, sans pour autant que cela soit transposable au niveau national. Le corpus d’articles que nous avons rassemblé nous indique que les situations sont variables dans le temps et dans l’espace.

Dans notre revue de littérature (article en cours d’écriture, « Trusted persons of elderly patients in France : a scoping review », Faye-Ropaul et al.), nous avons détecté quatre articles affichant des taux de désignation en dessous de 50% chez les patients: en 2012 dans un service de gériatrie et un service de médecine interne de deux hôpitaux de la région parisienne (Ait Tadrart et al., 2012), en 2015 dans 66 unités de soins intensifs du sud de la France (Roger et al., 2015), en 2017 dans des services de gériatrie aiguë et des patients âgés atteints de cancer de la région parisienne (Paillaud et al., 2017) et enfin en 2018 chez des patients atteints de cancer dans un hôpital parisien (Martinez-Tapia et al., 2018) .

Nous avons en revanche repéré des taux supérieurs à 50% dans trois autres articles : en 2013, dans les services d’un hôpital en Guyane française (Basurko et al.,2013), en 2014 dans l’unité d'hématologie d'un hôpital universitaire en Nouvelle Aquitaine (Trarieux-Signol et al., 2014) et en 2015 en hôpital de jour d’un service d'oncologie basé dans un hôpital universitaire de la région parisienne (Vinant et al., 2015).

Le corpus que nous avons constitué - composé uniquement d’articles parus dans des revues scientifiques à comité de lecture, avec un degré de fiabilité suffisant sur l’usage des méthodes de collecte et d’analyse de données - ne nous permet pas de donner d’informations sur la situation en Ehpad et en médecine de ville.

Cependant, dans une recherche actuellement menée par mon équipe et moi-même (article en cours d’écriture, « La personne de confiance en Ehpad : perspectives des professionnels de santé », Faye-Ropaul et Khalil), nous montrons que la désignation est généralement proposée lors de l’admission en Ehpad, comme la loi y invite (CASF art. D. 311-0-4 al.1). Cela ne nous dit pas quel est le taux effectif de désignation dans ces établissements. En effet, quand il s’agit de désigner une personne de confiance, plusieurs freins peuvent amener le patient à s’écarter de cet acte, même s’il a connaissance de ce droit et qu’il est invité à désigner un proche par son établissement d’accueil.

  • Quels sont les freins qui interviennent dans la désignation d’une personne de confiance ?

Les freins sont nombreux. Pour résumer, on pourrait les classer en quatre catégories, à savoir les freins informationnels, organisationnels, psycho-affectifs et culturels. Il s’agit là d’un résultat de notre revue de littérature.

L'information des patients sur le système de la personne de confiance peut avoir un impact positif sur le taux de désignation. Cependant, le corpus que nous avons rassemblé montre que la connaissance même de l'existence du dispositif de la personne de confiance est variable dans la population des patients. On pourrait, bien sûr, évoquer le rôle de sensibilisation des professionnels de santé. Il est vrai qu’une de leur mission est d’informer les patients sur leurs droits. Néanmoins, si je prends l’exemple de la médecine de ville, même si les médecins généralistes se considèrent comme des acteurs et des soutiens essentiels dans ce système, ils se sentent mal à l'aise avec ce sujet (Pavageau et al., 2019).

Les freins organisationnels, eux, sont variés. En milieu hospitalier, l'arrivée de patients présentant des troubles cognitifs importants ou en situation d'inconscience constitue une première contrainte organisationnelle (Azoulay et al., 2013 ; Douplat et al., 2019 ; Lesieur et al., 2015 ; Molli, Cadec et Myslinski 2007 ; Quenot et al., 2021 ; Trarieux Signol et al., 2021). Ce n’est pas à ce moment-là qu’une désignation de la personne de confiance peut se faire. Les professionnels indiquent aussi qu'ils n'ont pas nécessairement le temps de fournir des informations sur les droits des patients (Dumont et al., 2012). Cela peut se comprendre, dans le contexte d’établissements cumulant des problèmes d’effectifs et des pathologies complexes.

Par ailleurs, même si cela peut paraître très trivial, il y a le mot « confiance » dans personne de confiance. Des enjeux psychologiques et affectifs sont à l’œuvre ! Accorder sa confiance à une personne privilégiée est particulièrement difficile, en particulier lorsque le contexte familial est dégradé. S’il existe des conflits dans la famille, cela peut empêcher le patient de choisir une personne de confiance (Azoulay et al., 2003).

En outre, les jeunes patients valides peuvent avoir des difficultés à imaginer la survenue d'un accident entraînant une perte de connaissance, des choix thérapeutiques à effectuer pendant cette impossibilité de s’exprimer et un possible handicap à anticiper (Boyer et al., 2018).

La personne âgée, quant à elle, peut avoir des difficultés à imaginer la perte des capacités physiques et cognitives liées au vieillissement ainsi que la mort. Le patient peut alors se montrer évitant et ne pas souhaiter aborder les thématiques de la personne de confiance ou des directives anticipées (Molli, Cadec et Myslinski, 2007).

Pour certains patients, ne pas nommer une personne de confiance peut s’apparenter à un acte d’amour. Ces patients anticipent que la personne de confiance devra les représenter, prendre des décisions compliquées, et que cela pourrait provoquer chez la personne de confiance détresse et anxiété. En imaginant le poids de cette responsabilité, ils décident en conscience de ne nommer aucun proche à ce poste.

Enfin, concernant les freins culturels, la France est un pays où les relations patient-médecin sont traditionnellement paternalistes. Cela peut générer chez certains acteurs, patients, proches et professionnels, le sentiment que la décision appartient au médecin, avec une supériorité hiérarchique sur les patients et les familles. Les patients laissent alors de côté cet instrument de la décision médicale partagée. On peut toutefois noter que la propension des patients à vouloir être écartés ou impliqués de la décision médicale peut varier en fonction de nombreux facteurs, tels que l'âge, le nombre de personnes dans le foyer, le nombre d'enfants, le nombre de médicaments quotidiens ou le type de pathologie (Martinez-Tapia et al., 2018 ; Paillaud et al., 2007 ; Paillaud et al., 2017).

Je donne ici uniquement quelques exemples pour nos quatre catégories identifiées. Les facteurs limitants sont bien nombreux.

  • Les personnels de santé ont-ils recours à ce dispositif et si oui, quelle perception ont-ils des personnes de confiance ?

Tout dépend de ce qu’on entend par « recours ». Le rôle de porte-parole des volontés du patient, qu’assure la personne de confiance, est généralement bien connu par les professions médicales. On peut toutefois noter que les équipes médicales s'appuient aussi sur le témoignage d'autres membres de la famille, qu’il y ait une personne de confiance désignée ou non (Lesieur et al., 2015 ; Sarradon-Eck et al. ; 2016 ; Douplat et al., 2019 ; Quenot et al., 2021).

Dans une étude de 2019 portant sur 109 patients de services d’urgences dans la région Rhône-Alpes, on a pu voir que les proches ont été impliqués dans le processus décisionnel dans plus de 80% des cas (Douplat et al., 2019). Ce taux encourageant n’est peut-être pas une réalité nationale. Par exemple, en 2009, une étude portant sur 1770 professionnels de santé des hôpitaux toulousains indique que les soignants connaissent rarement le nom de la personne de confiance de leur patient, ce qui interroge sur la place de la personne de confiance dans le processus de décision médicale (Péoc'h et Ceaux, 2009).

Il ne faut pas non plus omettre la réalité des décisions médicales. Celles-ci peuvent être très techniques, et les personnes de confiance peuvent se retrouver démunies dans la compréhension des procédures. Les critères médicaux peuvent primer sur le témoignage non médical de la personne de confiance. Parmi les critères médicaux utilisés, on peut noter la notion de qualité de vie prévisible, le handicap prévisible, l'âge, la fragilité, la trajectoire de vie globale du patient, l’absence de stratégie curative, la non-réponse à la thérapie médicale, et bien d’autres encore.

Les professionnels ont bien souvent à cœur de recueillir les volontés du patient par tout moyen, témoignages des proches ou directives anticipées. Mais il arrive que ce recueil leur soit très compliqué. Il peut être fastidieux pour les professionnels d'aller chercher des informations sur l'identité de la personne de confiance, si ces informations ne leur sont pas directement accessibles. Dans des situations d’urgence vitale, de telles enquêtes ne peuvent se faire dans des délais raisonnables.

Evidemment, on pourrait se dire que la mise en place du dossier médical partagé depuis 2018, désormais intégré au nouveau service " Mon espace santé ", pourrait permettre de partager ces informations avec les professionnels, y compris en cas d'urgence. Cependant, d’après Ameli.fr, seulement 10 % de la population générale a activé son dossier médical partagé (DMP). Mon équipe n’a pas détecté d’études sur les motivations d'activation du dossier médical partagé et la propension à y déposer des informations sur les souhaits médicaux. Cela serait une piste de recherche pertinente pour le futur.

Et, enfin, il y a des cas où l’expression des volontés médicales du patient n’est pas respectée, même lorsqu’elle est a priori accessible. On peut se demander pourquoi. Pour illustration, on peut citer par exemple cette étude de 2008, qui dans 200 hôpitaux français, montre qu'au moment du décès, la réanimation a été tentée chez 542 patients, dont 98 avaient des ordres de ne pas réanimer ou des ordonnances de limitation de traitement dans leurs dossiers (Ferrand et al., 2008).

  • Est-il possible d’observer les effets du dispositif de la personne de confiance sur la qualité des soins prodigués aux patients ?

Je dirais oui, en partie. Mais nous manquons encore de données au niveau national, et c’est un de mes objectifs de participer à la collecte de données sur ce sujet.

Par exemple, l’étude de 2008 sur 200 hôpitaux français montre que la désignation par le patient d'une personne de confiance est significativement associée à la perception par les infirmières d'un décès acceptable (Ferrrand et al., 2008). D'autres facteurs significatifs sont la présence d'un protocole écrit pour les soins de fin de vie dans le service, la présence d’un ordre de ne pas réanimer ou une ordonnance de limitation de traitement inscrite dans le dossier médical du patient. On voit que finalement, du point de vue de ces professionnels de santé, avoir obtenu une expression des volontés du patient est associé à une meilleure perception de comment s’est déroulé le décès de leur patient.

Une étude de 2015 montre aussi que la perception d'un traitement disproportionné et non bénéfique exprimée par les proches du patient et le souhait de limiter le traitement exprimé par le patient peuvent avoir un effet sur les décisions d'abstention ou d'arrêt des traitements de maintien en vie (Lesieur et al., 2015).

  • Est-ce que ce dispositif vous semble aujourd’hui adapté ? Y aurait-il des changements à apporter pour améliorer le bien-être des patients et de leurs familles ? 

Il faudrait pour répondre à cette question avoir déjà une vision globale du comportements des acteurs en France. Une démarche d’évaluation interdisciplinaire, avec une dimension nationale, est essentielle pour y parvenir.

Par exemple, les données comparant choix de thérapies des personnes de confiance et choix des patients sont rares en France. Sur ce sujet, mon équipe et moi-même mettons en place ce printemps une expérimentation s’appuyant sur les couples (article en cours, « Décision médicale au nom d’autrui : une expérience en laboratoire sur les couples », Faye-Ropaul, Sicsic, Bienenstock). J’invite d’ailleurs tout couple intéressé par ce type de question à s’inscrire et à venir participer à notre enquête, réalisée en présentiel dans le 13ème arrondissement de Paris au printemps-été 2023. Le site d’information et d’inscription à l’expérience est www.demepeco.com

Le corpus d’articles de recherche que nous avons constitué va dans le sens, toutefois, non pas d’une quelconque modification du dispositif existant, mais déjà de son application ! Il faut, à mon sens, aller vers une véritable « culture de l’accompagnement » des patients et des proches pour favoriser l’exercice de ce droit des patients et son respect par les soignants.

Il s’agit de renforcer l’accompagnement psychologique tant au moment de la désignation de la personne de confiance, que de la décision médicale. Compte tenu de l’anxiété et de la détresse que génèrent ces deux moments clés, un exercice plein et entier du dispositif ne pourra être constaté que si des professionnels formés à la gestion de la souffrance psychique, tels que les psychologues, sont réellement mis à disposition des patients fragiles.

La culture de l’accompagnement ne peut émerger que par une plus large formation des soignants aux problématiques liées aux droits des patients et à la fin de vie. Un article du Monde.fr daté de mars 2023, indique par exemple qu’ en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent entre six et dix heures dans le deuxième cycle des études médicales, selon les facultés. Un vrai virage doit être opéré dans la dissémination de l’information sur les droits auprès de tous les acteurs et dans une redéfinition de l’acte de soin, non pas comme un travail sur le corps, mais comme un accompagnement global du patient, tant psychologique que physique.

Catherine Delgoulet - Des pénibilités à la soutenabilité du travail. Construire de nouvelles voies de prise en compte des relations santé – travail

Catherine Delgoulet est professeure du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam, Paris), titulaire de la chaire d’Ergonomie, et est rattachée au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD, Cnam). Elle dirige depuis 2019 un groupement d’intérêt scientifique, le Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Gis-Creapt), et contribue au programme de recherche transverse du Centre d’Étude de l’Emploi et du Travail (CEET). Dans un contexte de vieillissement démographique et de transformations majeures du travail, ses travaux éclairent les conditions de la construction de la santé à tout âge pour la conception de systèmes de travail et de formation soutenables.

DES PÉNIBILITÉS A LA SOUTENABILITÉ DU TRAVAIL. CONSTRUIRE DE NOUVELLES VOIES DE PRISE EN COMPTE DES RELATIONS SANTE – TRAVAIL 

Catherine Delgoulet

Les questions relatives à la pénibilité du et au travail reviennent régulièrement dans le débat social, et les réformes des retraites ou du travail les remettent sur le devant de la scène. Ces questions relèvent d’enjeux essentiels liés à la santé au travail au fil de la vie professionnelle, c’est-à-dire à la manière dont le travail et ses conditions de réalisation permettent à chacun et chacune d’exercer son activité professionnelle à tout âge. La santé n’est ici pas seulement absence de maladie, mais aussi (re)construction des capacités humaines, de l’expérience, des savoirs et des savoir-faire offrant des possibilités de maîtrise individuelle et collective des situations de travail vécues (Canguilhem, 1966).

Ce texte vise à rappeler quelques moments clés des évolutions de la prise en compte de la pénibilité au travail ces dernières décennies, puis à identifier les nombreuses facettes de la pénibilité, celles prises en compte dans les politiques présentes et les autres. Il souligne aussi le pouvoir d’action des personnes en situation de travail. Sur ces bases, il propose une nouvelle approche des relations entre santé et travail, sous l’angle de la soutenabilité, qui est à construire, plutôt que de la pénibilité, qui serait inévitable.

1. Des questions qui datent, mais réglées très partiellement

Les questions relatives à la pénibilité au travail, sa qualification, son repérage, sa reconnaissance et sa prévention ne sont pas nouvelles. En remontant le temps, à partir des années 1970, on note les liens récurrents entre les questions de pénibilité et de retraites (Palier, 2021).

1.1. Bref historique

Au milieu des années 1970, l’âge d’ouverture des droits à la retraite est abaissé à 60 ans (au lieu de 65 ans) pour des catégories de personnes dont le législateur a jugé le métier pénible : certains travailleurs manuels notamment. La retraite pour inaptitude est également mise en place à cette période, permettant la reconnaissance des effets irréversibles du travail sur les capacités des personnes et donnant droit, par compensation, à un accès précoce à la retraite. Les années 1980 voient l’avancement de l’âge d’ouverture des droits pour tous et toutes (départ à 60 ans dans le secteur privé) et les questions de pénibilité au travail se font moins prégnantes tandis que se multiplient les dispositifs de pré-retraite.

Ce sont les réformes des retraites successives des années 2000 (e.g. en 2003, allongement progressif de la durée de cotisation de 40 à 42 dans le secteur privé) qui vont ranimer les réflexions jusque-là en sommeil. Pour compenser la fin des systèmes généraux de pré-retraite, plusieurs dispositifs sectoriels ou spécifiques de cessation anticipée d’activité en lien avec la pénibilité du travail voient le jour dans le secteur privé (les conducteurs routiers, les salariés des entreprises de fabrication de l’amiante, les chefs d’exploitation agricole, les ouvriers de la construction automobile), sans pour autant couvrir l’ensemble des métiers pénibles. En parallèle, les systèmes d’invalidité et d’inaptitude liées aux conditions de travail constituent des formes de réparation des préjudices subis par les salariés.

À cette même période, un rapport (Struillou, 2003) souligne les liens forts entre conditions de travail et pénibilité. Il note que l’amélioration des premières par différents moyens (e.g. les aides techniques, la délocalisation de certains secteurs d’activité, la réduction de la durée du travail, l’obligation des employeurs en matière de santé et sécurité, etc.) doit réduire l’intensité de la seconde et les aspirations des personnes à cesser toute activité. Dans cette perspective, des scénarios de prise en compte de la pénibilité du travail sont échafaudés pour le secteur privé et les fonctions publiques. Un second rapport (Lasfargues, 2005) permet également de rassembler les connaissances relatives à la définition de la pénibilité (objectivée et vécue) et aux effets irréversibles et mesurables des contraintes de travail ou de leur cumul sur la santé des personnes. Il dessine des critères de compensation de la facette objectivable essentiellement, tout en insistant sur la nécessaire amélioration des conditions de travail pour tenir compte de la pénibilité « vécue ».

1.2. Un dispositif d’évaluation et de reconnaissance de la pénibilité au fil des parcours

C’est à l’occasion de la réforme des retraites de 2010 que le pouvoir législatif définit la pénibilité ; cette définition est toujours en vigueur. La pénibilité est caractérisée par « l’exposition du travailleur à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels liés : à des contraintes physiques marquées (…) ; à un environnement physique agressif (…) ; ou à certains rythmes de travail (…) qui sont susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur sa santé ». Un décret de 2011 fixe la liste des dix facteurs de « pénibilité ». En 2014, le Compte Personnel de Prévention de la Pénibilité (C3P) est créé. Il prend en compte ces dix critères qui donnent lieu à compensation selon des seuils et durées d’exposition (accès privilégié à la formation, réduction du temps de travail ou retraite anticipée). En 2017, le Compte Professionnel de Prévention (C2P) lui succède ; seuls six critères demeurent. Selon les derniers chiffres accessibles, 643 243 salariés étaient déclarés en 2021 auprès du C2P par leur employeur dont plus de trois quarts d’hommes, 45 % de personnes travaillant dans les secteurs de l’industrie manufacturière, et plus de la moitié de personnes âgées entre 35 ans et 54 ans (cf. rapport annuel 2021 de l’Assurance maladie). Ce dispositif est récent ; on peut faire l’hypothèse que les personnes concernées sont encore insuffisamment informées et que le nombre de personnes en situation de faire valoir leurs droits est encore faible mais pourrait augmenter dans les années à venir (Beaufort, 2023).

Toutefois, on peut aussi considérer que la prise en compte de la pénibilité est toujours partielle et qu’elle ne clôt pas la question des relations santé-travail et de leur prévention.

2. Comment se jouent les questions de pénibilité du et au travail ?

2.1. Une prise en compte incomplète des facettes de la pénibilité

Contrairement au législateur, les travaux scientifiques précisent qu’il n’y a pas une mais des facettes de la pénibilité. À celle légale inscrite dans le code du travail en 2012, s’ajoute une seconde facette de facteurs relatifs à un ensemble de conditions de travail connues comme délétères. C’est par exemple le cas de contraintes psycho-sociales (absence de reconnaissance, stress au travail, comportements hostiles), ou de contraintes organisationnelles (le manque d’autonomie, la pression temporelle et les changements fréquents dans le travail), qui sont sources de troubles infrapathologiques (douleurs ostéo-articulaires, troubles sensoriels, du sommeil, de l’humeur, etc. ; Molinié & Volkoff, 2015). Ces deux premières facettes relèvent de la pénibilité objectivable, ou pénibilité du travail. Deux autres facettes de la pénibilité renvoient à la pénibilité vécue, ou pénibilité au travail, compte tenu d’une santé fragilisée, dont la probabilité augmente avec l’âge, voire de difficultés de santé avérées (e.g. maladies chroniques) ; compte tenu aussi de conditions de travail ou d’organisation mal vécues qui incitent les personnes à quitter prématurément leur travail (Delgoulet, Weill-Fassina & Mardon, 2011).

Aujourd’hui, seule une partie des pénibilités objectivables est considérée (cf. six critères du C2P) dont les seuils pourraient être abaissés dans le cadre de la réforme des retraites de 2023. Les quatre autres critères sont laissés à l’appréciation des employeurs au regard de leur obligation d’assurer la sécurité et la santé de leurs salariés ; trois d’entre eux (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques) pourraient à l’avenir faire l’objet d’actions financées par un nouveau Fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle, mais les modalités concrètes restent floues à ce stade.

Cette manière de considérer la pénibilité au travail pose quatre questions.

1) Tout d’abord, le dispositif actuel ne prend en charge qu’une partie de la pénibilité physique. Les critères et leurs seuils, parce que très élevés aujourd’hui, ne concernent qu’une population réduite et très particulière soumise à des sollicitations extrêmes et sur de très longues durées (Falinower, 2023) ; ces choix mériteraient d’être discutés. Deux rapports récents pointent notamment que : a) certains pays européens intègrent des dimensions organisationnelles ou psycho-sociales des conditions de travail dans les facteurs de pénibilité (Jolivet 2023) ; b) les mêmes contraintes et nuisances, à des niveaux inférieurs aux seuils légaux, peuvent suffire à mettre en difficulté une partie des salariés ; et, si pour certaines contraintes, les plus âgés semblent moins exposés, c’est souvent au détriment des plus jeunes (Mardon & Volkoff, 2023 ; d’après une analyse longitudinale des enquêtes SUMER 2003-2017).

2) La définition des seuils et des durées d’exposition plus ou moins élevés pour chaque critère ne doit pas faire oublier que ces expositions, même si elles permettent de bénéficier de compensation (cf. plus haut), ne sont pas sans conséquence pour la santé au fil d’une carrière.

3) La création annoncée d’une visite obligatoire de fin de carrière, à 61 ans, risque de médicaliser la prévention, en s’éloignant de fait de la définition légale de la pénibilité qui mentionne des risques professionnels aux effets délétères probables, et non des incapacités déjà avérées.

4)  Le développement des compétences est une dimension clé de sortie de ces conditions fortement délétères. Cependant, enquête après enquête sur le sujet, le constat demeure : l’accès à la formation se fait au détriment des plus âgés et des catégories socioprofessionnelles les plus exposées aux pénibilités, les ouvriers et employés (Demailly, 2016). Ainsi, de nombreuses personnes se retrouvent ainsi « coincées » dans des parcours professionnels aux conditions de travail difficiles, comme le confirment les données de l’assurance maladie : en 2021, seules 3 800 personnes ont fait une demande de formation professionnelle dans le cadre du C2P (cf. rapport annuel 2021 de l’Assurance maladie – risques professionnels, p.220).

Pour résumer, aujourd’hui et dans la réforme à venir, on pense les enjeux de pénibilité du et au travail essentiellement par les situations physiquement extrêmes, selon des critères paramétriques et de seuils. Si cela semble nécessaire ce n’est en revanche pas suffisant. De nombreux métiers, notamment les métiers de « seconde ligne », dont on connaît les exigences en termes de conditions de travail (Amossé et al., 2021), et de nombreuses conditions d’emploi (e.g. les emplois à temps partiels et contrats précaires qui ne permettent pas d’atteindre les seuils de critère de pénibilité) en sont exclus. Ces métiers et conditions d’emploi sont pourtant générateurs de difficultés de santé majeures (e.g. les troubles musculosquelettiques ou psychosociaux) dont on connaît le coût élevé pour les personnes, les employeurs et la société, et les difficultés de maintien au travail associées (cf. la contribution de Christine Erhel).

2.2. Celles et ceux qui travaillent ne font-elles/ils que subir ?

En situation de travail, les personnes ne sont toutefois pas passives face à leurs conditions d’exercice du métier. Au contraire, elles développent des manières de faire individuelles ou collectives qui leur permettent sous certaines conditions de préserver, voire de construire, leur santé.

Les travaux en ergonomie, centrés sur l’analyse de l’activité déployée par les personnes dans leur travail, soulignent que ces manières de faire originales permettent par exemple de : 

  • se créer des indices visuels, auditifs, tactiles ou olfactifs de l’état de la matière à travailler (e.g. fluidité du béton à couler) ou de l’évolution du système de production (e.g. variations sonores d’une machine) pour se guider dans le travail et agir de manière appropriée (Chassaing, 2004) ;
  • anticiper des événements indésirables (e.g. conflits avec des clients ou dérives de la qualité de production) pour les éviter (Pueyo, 2012) ou en atténuer les conséquences pour soi et/ou les autres (Caroly & Weill-Fassina, 2004 ; Zara-Meylan & Volkoff, 2019) ;
  • réorganiser, individuellement ou collectivement, les opérations et les temps alloués à chacune pour s’économiser dans l’effort, assurer le confort des bénéficiaires, tout en fiabilisant la réalisation de la tâche (Montfort, 2006 ; Toupin, 2005) ;
  • prioriser les urgences et transiger face à des injonctions potentiellement paradoxales en évitant les situations de débordement sources d’incident ou d’accident pour soi ou pour les autres (Reboul, et al., 2023) ;
  • transformer ou ajuster les modes opératoires individuels ou les règles collectives d’action pour tenir conjointement les enjeux de santé et performance (Gaudart, 2000 ; Caroly, 2011) ;
  • transmettre ce que l’on sait de ce qui n’est pas prescrit et permet que le travail soit fait sans mettre en danger sa santé (Thébault et al., 2014).

Dans ces situations, l’expérience professionnelle est une ressource favorable à une gestion efficiente des contraintes temporelles, posturales, organisationnelles ou psychosociales, dans un travail qui n’est jamais réglé d’avance. Elle permet tour à tour d’élargir le spectre des situations connues et maîtrisées, de construire des réponses adaptées face à des situations imprévues, de se projeter dans un travail qui se transforme inéluctablement. Cependant, ceci suppose d’avoir du temps devant soi pour construire les compromis opérants, du temps pour soi pour tirer des enseignements des situations vécues et, du temps pour les autres pour débattre du travail et contribuer à la circulation de l’expérience par la transmission. Autant de conditions qui, face aux tendances fortes d’intensification du travail et de changements accrus, manquent cruellement aujourd’hui (Gaudart & Volkoff, 2022).

Sur la base de ces deux types de constats, la prise en compte incomplète des facettes de la pénibilité et le pouvoir d’action des personnes en situation, on peut toujours viser une amélioration substantielle du dispositif C2P existant, mais il ne faut pas se leurrer. Ce n’est pas parce que l’on aura élaboré un « beau » dispositif de prise en compte de la pénibilité que l’on aura résolu les problèmes du travail et de ses conditions de réalisation.

3. Vers d’autres formes de prise en compte des relations santé – travail ?

3.1. Quelles visions du travail et de la prévention des risques ?

Appréhender les relations santé – travail, et par là-même les questions de prévention, au prisme unique de la pénibilité, c’est d’une certaine manière considérer que le travail est inévitablement pénible, voire délétère pour la santé. Cette orientation amène à instruire des questions relatives aux facettes de la pénibilité, aux processus d’usure ou décrochage professionnel, aux mécanismes de sélection et d’exclusion du travail (cf. Plan Santé Travail 4). Ce sont bien sûr des questions majeures à ne pas négliger. Elles sont associées à des politiques et démarches de prévention que l’on pourrait catégoriser selon trois options :

  • la réparation des dommages causés, via la médicalisation et l’usage de l’invalidité, ou de la retraite anticipée pour inaptitude ;
  • la compensation, grâce à des dispositifs de reconnaissance des effets du travail sur la santé (cf. C2P), au risque d’instrumentaliser la santé ;
  • la substitution, lorsqu’une solution technique vient remplacer le travail humain, lorsque le travail intérimaire ou les délocalisations permettent d’externaliser et invisibiliser une partie des risques (cf. la contribution de Bruno Palier), lorsque des salariés plus âgés sont remplacés par des plus jeunes aux postes de travail au risque d’une usure prématurée.

Des options qui se déclinent dans nombre d’entreprises où l’on propose de compenser l’exposition à certaines contraintes, reconnues comme délétères à plus ou moins long terme, par des « avantages » ou des droits spécifiques (e.g. primes de travail de nuit, retraite anticipée). De même, à l’occasion de l’introduction d’une technologie, on s’inquiète de l’obsolescence des savoirs, des savoir-faire des personnels les plus anciens, et de la nécessité de les remplacer. Ces stratégies peuvent laisser penser que le problème est réglé dans l’instant : on compense les gênes et potentiels troubles, on substitue des compétences par d’autres, etc. Mais dans la durée ?... Les compétences disparues font souvent défaut ; les contraintes augmentent la probabilité d’avoir des difficultés de santé.

Plutôt que de considérer le travail comme inévitablement pénible et d’en définir les critères de pénibilité, pourquoi ne pas aborder la question du travail sous l’angle de sa « soutenabilité » ? Non pas comme l’autre face d’une même pièce « travail », débarrassée de sa pénibilité, de son caractère intenable ou insupportable ; mais comme un autre modèle du travail.

Cette notion de « soutenabilité » a été élaborée dans le cadre d’un programme suédois de recherche partenariale et pluridisciplinaire au début des années 2000. Elle s’est inspirée du rapport Brundtland (1987) pour les Nations Unies sur « notre avenir commun » où le développement durable est défini comme « ce qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Le travail soutenable est ainsi défini comme « un système de travail qui doit être en mesure de reproduire et développer toutes les ressources et composantes qu’il utilise » (Shani, et al., 2004). Plus récemment, différents travaux ont souligné le caractère multidimensionnel et situé du travail soutenable nécessitant une approche conditionnelle au plus près des réalités du terrain (Gollac, Guyot & Volkoff, 2008 ; Volkoff & Gaudart, 2015 ; Vendramin & Parent-Thirion, 2019). Dans ces perspectives, serait soutenable un travail qui n’est pas délétère immédiatement, un travail qui permet d’apprendre et de construire un parcours de travail en santé et en compétences, un travail qui prend en compte les besoins actuels des personnes et des collectifs sans compromettre les besoins des générations futures.

La notion de travail soutenable a ainsi le mérite d’interroger les conditions de travail et les pratiques productives par la triangulation de la technique, de l’activité humaine et de la nature et par le souci de ses effets sur les milieux de vie à court et plus long termes. Elle propose une alternative aux approches qui considèrent le travail au seul prisme de l’usure, ou prédisent sa disparition face aux évolutions technologiques. 

3.2. Pour une prévention par la transmission

Dans un contexte où les stratégies et les actions de prévention au niveau des politiques publiques et des entreprises restent modestes dans leurs résultats (cf. la contribution d’Arnaud Mias), comment proposer une voie complémentaire de prévention, ancrée dans un modèle de travail soutenable ? Pour reprendre un argument élaboré par Caye (2021) au sujet du développement durable, il s’agit de faire du travail soutenable une préoccupation, une question qui nous soucie et non une solution clé en mains à des difficultés de santé ou de production avérées.

Dans cette perspective, le travail soutenable n’est pas un état à vérifier, mais un problème à construire avant d’y répondre. Il ne s’agit pas d’évaluer le degré de soutenabilité/insoutenabilité, ce qui reviendrait à des pratiques de cotation (selon un gradient d’alerte coloré) au regard d’un indice de soutenabilité, comme aujourd’hui il existe des indices de pénibilité (physique). On en connaît les artifices et les limites alors que globalement les contraintes physiques et leur cumul se maintiennent à des niveaux élevés en France (Beatriz et al., 2021) et que la part des personnes exclues du travail en fin de carrière ne cesse d’augmenter (Castelain, 2023). La soutenabilité est à voir comme un principe fondateur du travail qui guide l’action en prévention.

La transmission des savoirs et savoir-faire savants et profanes essentiels au travail et l’organisation de la succession peuvent être des voies à explorer pour prendre soin des choses et des personnes dans la durée ; des savoirs et savoir-faire se nourrissant des expériences de chacun selon des registres de connaissances articulant la technique, les valeurs de métiers ou encore les enjeux de santé-sécurité pour soi, les autres, le système technique ou l’environnement. C’est une vision plus systémique des enjeux de santé au travail, probablement plus en phase avec d’autres enjeux de durabilité auxquels le monde du travail doit également contribuer (cf. la contribution de Liza Baghioni et Nathalie Moncel). Le travail soutenable reviendrait à mettre en place les conditions de la transmission comme mode de prévention, en alternative à la substitution ou la compensation ; pour passer de réponses sur l’instant à une durée construite. Une transmission d’un patrimoine matériel et immatériel entre les générations pour assurer la succession (Caye, 2021).

Faire ce pas de côté, c’est proposer aux différents acteurs de la prévention des risques professionnels, de la santé au travail, des RH ou de la production de travailler conjointement les conditions locales de la soutenabilité du travail, c’est-à-dire un travail capable de durer, mais aussi de créer de la durée (Gaudart & Volkoff, 2022). Un travail capable de créer de la continuité et du sens (cf. la contribution de Coralie Perez et Thomas Coutrot) en tant que signification et orientation de ce que l’on fait entre passé, présent et futur d’une activité à inventer (cf. la contribution de Maëlizig Bigi et Dominique Méda). Partir de ce présupposé dans des projets de conception du travail permettrait d’enrichir les scénarios d’action et de prescription qui guident la conception par la simulation du travail futur probable non pas moins pénible, mais soutenable.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références bibliographiques

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Four Faced How Sustainability Governance is Failing our Planet and What to Do About it

Séminaire de l'axe Politiques environnementales. 06/07. 12h30-14h30
  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

LIEPP's Environmental Policies research group, AIRE and Sciences Po's Centre for European Studies and Comparative Politics research group "The State as produced or public policies" are pleased to convene the seminar: 

Four Faced How Sustainability Governance is Failing our Planet and What to Do About it

July 6th, 2023. 12.30-2.30pm

Location: Sciences Po, room K011, 1 place Saint-Thomas d'Aquin, 75007 Paris

Mandatory registration

Speaker:

Ben Cashore is the Li Ka Shing Professor in Public Management, and director, the Institute for Environment and Sustainability (IES), the Lee Kuan Yew School of Public Policy National University of Singapore: sppbwc@nus.edu.sg. He specialises in global and multi-level environmental governance, comparative public policy and administration, and transnational business regulation/corporate social responsibility.

Abstract:

Never have scholars and practitioners spent so much time designing institutions and policies to govern catastrophic environmental challenges denoted by climate change and mass species extinctions, and never before have these problems accelerated in such startling fashion. This talk offers an innovative explanation as to why this has happened and more importantly, what to do about it. It draws on a manuscript in progress, as well as interdisciplinary collaborations spanning three decades.

I argue that there are four competing ways that scholars and practitioners conceive of, empirically measure, and prescribe solutions for, sustainability challenges. These “four faces” of sustainability are distinguished on two dimensions: whether or not they justify their orientation owing to key features or “structural attributes” of the problem at hand; and whether or not they champion some type of “utility” enhancing project. Each of these four faces are reinforced by four distinct schools of sustainability: Commons (Type 1); Optimization (Type 2); Compromise (Type 3); and Prioritization (Type 4).

While the Prioritization school was successful in championing Type 4 problem in the 1960s and 1970s, there has been a subtle but powerful drift towards Type 3, 2 and 1 conceptions that champion competing transformation projects, the success of which help explain the acceleration of environmental degradation.

Any effort to solve Type 4 problems requires undertaking two tasks. First, sustainability scholars must overcome their unconscious bias favouring Types 3, 2, 1 problem conceptions, which is largely reproduced through each school’s emphasis on mastering highly technical skills that biases the evidence their members collect, and the problems they target. This requires understanding the impacts of each school in the last three decades across international organizations, schools of the environment, and sustainability governance innovations. Second, a return to treating the climate and biodiversity crisis as Type 4 problems requires building “thermostatic” institutions at multiple scales. I illustrate my argument by drawing on successful cases of Type 4 successes including endangered species conservation in the US Pacific Northwest, acid rain in North America, the global ozone layer, and Covid-19.

Chair: Charlotte Halpern (Sciences Po, CEE, LIEPP)
This research is carried out within the CAPin GHG research project, which was selected in the IDEX-Université Paris Cité -NUS call for proposals 2021 for joint research projects. 
                        

 

Lauréats du Prix Maurice Allais

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Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy, Étienne Wasmer : lauréats du Prix Maurice Allais

La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2023 a eu lieu le 2 juin 2023 à l’École Mines Paris. Le Prix Maurice Allais 2023 a été attribué à Odran Bonnet, Administrateur de l’INSEE, Guillaume Chapelle, Maître de Conférences à l’Université de Cergy Paris et docteur en économie affilié au LIEPP, Alain Trannoy, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Marseille et Étienne Wasmer, Professeur d’Économie à New York University Abu Dhabi et ancien directeur du LIEPP. 

À l’occasion de la 6e édition du Prix Maurice Allais, le jury distingue une contribution scientifique importante à la recherche en fiscalité. En effet, dans leur article « Land is back, it should be taxed, it can be taxed », paru en 2021 dans la European Economic Review, les auteurs développent avec précision et audace que la terre devrait être seule taxée parmi les divers composants du capital. Cet article a été rédigé dans le cadre de recherches menées au LIEPP, suite à la publication d'un document de travail dans les collections du LIEPP. 

Après s’être prononcé dès 1966 en faveur de l’instauration d’un impôt sur le capital dans un article paru dans la revue Droit social, Maurice Allais plaidait, dans L’Impôt sur le Capital et la Réforme monétaire (1977), pour une abrogation de l’impôt sur le revenu au profit d’un impôt annuel de 2 % sur le capital matériel (machines, équipements, terre, immeubles, etc.) à l’exception du patrimoine financier. L’objectif était d’encourager l’apport d’épargne des Français à l’effort de production et la compétitivité du pays, et de décourager les attitudes attentives et spéculatives.

L’apport d’Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy et Étienne Wasmer à l’idée de Maurice Allais est de concentrer exclusivement l’impôt sur le capital foncier, d’une part, et, d’autre part, d’introduire un taux d’imposition différencié dépendant de l’usage du terrain : foncier non construit à visée spéculative, foncier à usage locatif, foncier à usage résidentiel, foncier industriel, commercial et professionnel

Selon les lauréats du Prix, ce modèle de taxation doit permettre de rendre l’économie la plus productive possible, alors que la valeur du patrimoine foncier n’a cessé d’augmenter en France. Ainsi, un prélèvement de 2 % sur la valeur de tous les terrains détenus par les entreprises et les particuliers – estimée à 7 000 milliards d’euros – rapporterait 140 milliards d’euros par an, et permettrait également d’alléger la fiscalité sur les autres éléments du capital et sur le travail, source d’un accroissement plausible d’un point de croissance française.

Cette proposition de « taxe sur la terre » aurait des effets tant en matière de justice sociale que sur le plan de l’efficacité économique. D’une part, elle approfondit l’idée de Maurice Allais d’un impôt sur le capital immobilier, devant permettre de décourager la rente improductive, et, dans la mesure où la propriété de la terre est inégalement répartie, de contribuer à la justice fiscale. D’autre part, en introduisant un dispositif de taux différenciés selon les usages du foncier, elle donne les leviers d’une plus grande efficacité fiscale et sans doute d’une meilleure acceptabilité sociale.

Le Jury du Prix Maurice Allais 2023 a ainsi tenu à récompenser la rigueur scientifique, la qualité du développement théorique et la portée pratique de l’article d’Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy et Etienne Wasmer.

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Didier Demazière - Dire ‘oui’ ou ‘non’ à l’ordinateur Retour sur la numérisation du service public de l’emploi

Didier Demazière est sociologue, directeur de recherche au CNRS au Centre de Sociologie des Organisations à Sciences Po. Sociologue du travail et des professions, il a mené de nombreuses recherches dans le domaine du chômage et de l’emploi, y analysant différentes facettes du travail, telles l’accompagnement des chômeurs dans les services publics de l’emploi en Europe, ou les activités de recherche d’emploi des chômeurs. Il conduit aussi des enquêtes sur les élus politiques, leurs activités de travail, leur rémunération et leurs conditions de travail. Il a publié récemment plusieurs articles sur le service public de l’emploi et les chômeurs dont : Un chômage sans recherche d’emploi ? Une zone d’ombre dans la littérature sociologique sur les expériences du chômage, dans Sociologie du travail (2022 avec Alizée Delpierre), Temps de la recherche d’emploi et expérience du chômage. Prescription, disponibilité, encombrement, ritualisation, dans Temporalités (2019 avec Marc Zune) ainsi qu’un numéro de la Revue Française de Science Politique consacré à la rémunération des élus et indemnisation des mandats (Vivre de la politique. Rémunération des élus et indemnisation des mandats, publié en 2021 avec Rémy Le Saout).

DIRE 'OUI' OU 'NON' A L'ORDINATEUR : RETOUR SUR LA NUMERATISATION DU SERVICE PUBLIC DE L'EMPLOI

Didier Demazière

Dans les dernières décennies, les services publics ont connu de multiples réformes visant à améliorer leur efficacité et à réduire leurs coûts (Brodkin et Marston, 2013). Le travail des professionnels du guichet, ceux qui sont au contact des usagers, est placé au cœur de cette difficile conciliation : subissent-ils – ou non – une dégradation de leur travail, une perte d’autonomie, un recul de l’expertise, une disparition de leur identité de métier (Bezes et Demazière, 2011) ? La transformation des services publics s’est accélérée encore avec l’informatisation de la gestion des dossiers, la numérisation des interfaces avec les usagers et l’implantation d’algorithmes de recommandation. Ces évolutions techniques sont censées améliorer l’accès aux services publics pour les usagers jusqu’à permettre un self-service, et favoriser une meilleure adaptation aux situations individuelles jusqu’à dispenser une gestion au cas par cas. Elles questionnent aussi le travail des agents sur plusieurs points : sur les tensions entre les composantes relationnelle et technique de leur travail (Jorna et Wagenaar, 2007), sur la réduction du rôle de leur expertise dans les prises de décisions (Busch et Henriksen, 2018), sur le recul de ce qu’on appelle leur pouvoir discrétionnaire (Lipsky, 1980) c’est-à-dire leur capacité à produire des services sur-mesure à partir de règles standardisées et impersonnelles.

Quelles conséquences la numérisation des services publics a-t-elle sur le travail des professionnels au contact des usagers ? Cette question est explorée ici dans le secteur de l’État social : qu’en est-il pour les conseillers accompagnant les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi (et avant 2009 à l’Agence Nationale Pour l’Emploi) ? Une série d’enquêtes, conduites pour la première en 1986 et la plus récente en 2023, montre que la numérisation est à la fois une contrainte pesant sur l’autonomie des conseillers et une ressource pour bien faire leur travail. Cette ambivalence est à la source d’une différenciation des pratiques professionnelles, selon que l’on dit ‘oui’ ou ‘non’ aux ordinateurs. Surtout, elle révèle des risques d’éclatement du métier qui ont leur origine dans l’évolution des profils et des modes de recrutement des conseillers.

L’informatique et le numérique : un soutien des pratiques professionnelles ?

Dans les années 1980, l’ANPE était une bureaucratie de papier. Les dossiers des demandeurs d’emploi n’étaient pas informatisés et ils étaient rangés dans des grands classeurs. Il fallait alors palucher ces fichiers pour sortir les dossiers des chômeurs convoqués en entretien ou pour identifier des profils pertinents en fonction des offres à pourvoir ou des stages à remplir. Le travail d’accompagnement ne pouvait être réalisé sans manipuler les fiches cartonnées, les classer et trier, les compléter à la main. Les procédures manuelles sont devenues trop lourdes à mesure que les fichiers enflaient avec la croissance du chômage (1 million de chômeurs en 1977, 2 en 1982, 3 en 1992). Aujourd’hui les informations sont dématérialisées et les dossiers physiques ont disparu. Dans les agences locales les ordinateurs sont omniprésents, implantés sur chaque bureau et comptoir d’accueil, disponibles en libre-service également. Pour les conseillers, travailler suppose de consulter des écrans, d’utiliser des progiciels dédiés, d’interroger des bases de données.

L’informatisation des dossiers des demandeurs d’emploi, comme des offres d’emploi, a permis un sensible gain d’efficacité en facilitant les requêtes. Les conditions de travail des conseillers ont changé, de sorte que la formation des recrues est désormais axée sur l’utilisation des interfaces informatiques et outils numériques quand elle était auparavant centrée sur la relation avec les chômeurs. Celle-ci est cadrée par la technologie, car l’écran est fréquemment consulté par les conseillers. Le système technique structure les entretiens et prescrit un protocole en les décomposant en une série d’étapes qui apparaissent successivement à l’écran : actualisation de la situation, bilan des démarches de recherche d’emploi, recueil des souhaits et attentes, définition des objectifs à atteindre, prescription (un stage de formation, un nouveau rendez-vous, un bilan de compétences, etc.). Jusqu’au début des années 2000, les conseillers voient dans l’interface informatique un support peu contraignant, qui ne menace pas leur autonomie. La difficulté à bien faire leur travail résulte plutôt de la réduction de la durée des entretiens sous la pression du flux des demandeurs d’emploi.

Une réponse organisationnelle à cette pression consiste à différencier des modalités d’accompagnement correspondant à des types de « besoins » des chômeurs. Il s’agit de ventiler ces derniers dans des catégories, de les profiler. Traditionnellement, ce profilage repose sur l’expertise des conseillers, mais dans les années 2000 se diffuse une méthode alternative fondée sur un calcul de risque, sur une mesure statistique de la probabilité de sortie du chômage. Cette méthode algorithmique est supposée plus efficace, plus rationnelle, et plus stable que le travail discrétionnaire et interprétatif des conseillers (Grundy, 2015). Dans certains pays, comme en Australie, elle aboutit à produire des décisions automatisées qui remplacent la décision des conseillers (Casey, 2022). En France, la numérisation de Pôle Emploi est menée de manière lente et incrémentale car une première expérience de profilage statistique avait avorté dans les années 2000, se brisant sur la défection des conseillers.

Fondé sur un « diagnostic personnalisé du demandeur d’emploi », l’algorithme de profilage est incorporé dans l’application qui sert de support aux entretiens de situation. Il suggère au conseiller un type de suivi en fonction de scores calculés pour chaque demandeur d’emploi sur son projet professionnel, sa recherche d’emploi, la situation du marché du travail ou encore des ‘freins périphériques’ (nouveau nom des difficultés sociales) (Delpierre et al., 2023). Pour la direction, il s’agit de s’assurer que « chaque demandeur d’emploi est orienté vers le bon service, celui qui correspond bien à sa situation. » Ce profilage statistique délivre une recommandation dont le conseiller peut s’écarter dans une certaine mesure. Il pose un cadre pour le travail interprétatif du conseiller et vise à influencer sa décision et à limiter son pouvoir discrétionnaire. Dès lors, comment les conseillers perçoivent-ils ce qui est promu comme une assistance technique à la décision ? 

Les ambivalences des attitudes des professionnels

L’informatisation puis la numérisation ont modifié la dimension relationnelle de ce travail en donnant un rôle croissant aux machines. Une attitude domine chez les conseillers : ils revendiquent la responsabilité du diagnostic des situations des demandeurs d’emploi et de leur ventilation dans des types d’accompagnement : « renforcé » pour ceux qui ont le plus de difficultés sur le marché du travail, simple « suivi » pour « les plus autonomes », ou « guidé » pour les situations intermédiaires. Ils placent au cœur de leur métier la capacité à prendre les bonnes décisions. Et ils expriment de la méfiance vis-à-vis d’instruments qui risquent de les brider. Ils formulent des craintes pour leur autonomie, ce que l’on observe dans les services publics de l’emploi d’autres pays (Nordesjö et al., 2022).

Leurs critiques portent sur la justesse des recommandations : pour eux les automates se trompent, à moins qu’ils « tombent juste par le fait du hasard ». Les algorithmes sont seulement vus comme des sources de rigidité, qui pourraient se durcir à l’avenir et menacer frontalement leur expertise professionnelle. Ils sont aussi situés dans un espace extérieur, voire étranger, au travail d’accompagnement des chômeurs : ce sont des « boites noires », des « ovni conçus par des théoriciens », caractérisés comme « étrangers à la relation humaine ». Les conseillers définissent leur travail autour de cette dimension humaine et à grande distance de la logique insufflée par la numérisation. Pour autant, ils y voient aussi un moyen de faciliter leur travail, voire de le préserver et de lui donner du sens.

La surcharge et l’engorgement des services publics n’épargne pas le service public de l’emploi. Ils sont vécus au quotidien par les conseillers et sont lisibles dans le volume de leurs portefeuilles de demandeurs d’emploi. La jauge moyenne est fixée à 350, ce qui implique qu’une partie du suivi ne peut être réalisée que par courriel ou téléphone. Mais la taille réelle des portefeuilles peut atteindre 700 personnes et même plus. Certaines agences locales sont ainsi embolisées et nombre de conseillers se sentent empêchés de travailler correctement, en accord avec leur conception de leur métier. Dans un tel contexte, la numérisation a des effets perçus comme bénéfiques : elle soulage la pression des flux et protège le cœur de métier.

En effet, les algorithmes aident à identifier une catégorie de chômeurs réputés « plus autonomes », qui seront orientés vers une offre de service en libre-service, sans exclure un suivi à distance si nécessaire. Ce report de l’accompagnement sur le demandeur d’emploi lui-même n’est pas le signe de l’utilité du travail des conseillers, mais il dégage un surcroît de temps à consacrer aux autres chômeurs, moins autonomes et plus dépendants de l’expertise des conseillers. C’est sur ce point que le profilage statistique est nettement célébré : il permet d’identifier une catégorie qui, comme l’ont exprimé certains conseillers « n’a pas besoin de nous ». De façon complémentaire, cela élargit les possibilités de « faire son travail » et de réaliser « un vrai travail », là où il est considéré comme plus nécessaire, comme ayant plus sens : c’est la possibilité de « donner plus à ceux qui ont moins » et de « se sentir vraiment utiles ». Les conseillers, faisant ici écho au discours managérial, célèbrent la numérisation au nom du principe d’équité – plutôt que d’égalité – dans les services publics.

Un autre aspect souligné est l’obligation pour tout demandeur d’emploi de renseigner son dossier individuel en ligne avant tout entretien physique. Cela fait surgir des difficultés liées à la fracture numérique et à l’illectronisme. Les chômeurs en difficulté par rapport à cette démarche trouvent dans les agences locales des personnels dédiés, souvent des jeunes en service civique, pour les aider. Cela ne garantit pas que les dossiers soient renseignés de manière exhaustive, mais les conseillers estiment que cette obligation permet de débarrasser les entretiens de composantes plus administratives. Ceux-ci peuvent être consacrés à l’examen du parcours des chômeurs et à leur accompagnement, et donc recentrés sur le cœur de métier, l’aire d’expertise des conseillers. Si la numérisation suscite à la fois des critiques et des adhésions, quels usages font les conseillers des outils numériques au cœur de leur situation de travail ? 

Des usages différenciés des outils numériques

Comme dans la plupart des services publics, les conseillers de Pôle Emploi ne peuvent s’affranchir du système d’information : ils travaillent tous derrière un écran, ils consultent le dossier du demandeur d’emploi avant de le recevoir, ils actualisent les informations enregistrées, ils consignent les conclusions et préconisations à la fin de l’entretien. Pourtant, face aux chômeurs leurs pratiques sont diverses. Cette variabilité est le signe que la composante humaine de leur travail entre en tension avec les supports techniques de la relation et de l’accompagnement. Cette tension délimite une large gamme de pratiques, qui sont distribuées entre deux polarités, selon que l’on dit ‘oui’ ou que l’on dit ‘non’ aux ordinateurs (Sztandar-Sztanderska & Zielenska 2022).

Dans le premier cas, les entretiens sont guidés par les pages écrans que le conseiller fait défiler les unes après les autres. Les questions adressées au demandeur d’emploi sont dictées par les rubriques à renseigner ou à actualiser. Le système d’information est utilisé comme une ressource pour assurer la continuité de l’interaction. Mais, suivre pas à pas le protocole informatisé est une procédure lourde : « je trouve ça un peu difficile, c’est qu’on a quand même pas mal de clics, de pages, de choses à vérifier […] Il y a un gros travail de saisie à faire ». Non seulement le script dicte le déroulement de l’entretien mais il impose aussi un rythme vécu comme pressant. Cette pression justifie de ne pas s’écarter du script, car précisément le temps manque pour cela. Les interventions du chômeur risquent d’être perçues comme des perturbations d’un ordre cadré par l’outil. Or, l’accumulation d’informations est un enjeu décisif, car la qualité de la synthèse livrée in fine par l’algorithme dépend directement de la quantité d’informations consignées sur la recherche d’emploi du chômeur, son projet professionnel, sa position sur son marché du travail, ses difficultés. Il en va de même pour les recommandations qui en découlent : « il faut en passer par là, sinon ta synthèse elle ne vaudra rien, ça ne servira à rien, autant ne pas s’occuper des recommandations dans ce cas ».

Ce type de pratique professionnelle repose sur une relation de confiance avec la machine et les outils numériques ; une confiance dont l’exigence est de se conformer rigoureusement aux demandes d’informations de l’interface. Ici, la numérisation devient un puissant levier de prescription du travail. Cela dépasse la conduite des entretiens avec les chômeurs pour concerner aussi les prescriptions. Car le sens du travail réside moins dans les échanges avec les chômeurs que dans les outputs, qui concentrent la plus-value du travail d’accompagnement. L’accent est porté sur le débouché des entretiens et la prescription de prestations (aide à la recherche d’emploi, construction d’un projet professionnel, stage de formation, offre d’emploi, etc.), et sur leur cohérence avec la synthèse automatisée du diagnostic : « pour moi, toujours prescrire, parce que c’est notre plus-value […] Et on a des outils qui nous aident bien à tenir toujours cet objectif ». Il s’agit bien de dire ‘oui’ à l’ordinateur, du moins d’être à son écoute, ce qui implique en amont de nourrir la machine. Ces pratiques rencontrent aussi les directives managériales qui promeuvent les outils algorithmiques et qui fixent des objectifs quantitatifs d’entrée dans les prestations ouvertes aux chômeurs.

À l’autre pôle des pratiques, les interfaces informatiques et l’écran sont repoussés en périphérie de l’interaction. Le dossier est consulté avant l’entretien et, en phase de clôture, des requêtes sont introduites afin de rechercher des prestations adaptées, et les conclusions de l’entretien sont saisies. Mais, durant l’interaction, l’ordinateur est délaissé, voire ignoré. Les instruments techniques sont considérés comme des obstacles aux échanges humains, qui sont placés au cœur du travail de conseiller. Dès lors, l’interaction est plus imprévisible, car elle est rythmée par un jeu de questions et réponses visant à produire une compréhension de la situation et à en forger une interprétation cohérente : « mon but c’est de faire une idée précise de ce que vit la personne, de ce qu’elle veut. C’est aussi ce dont elle a peur, ce genre de choses ». Pour cela, il faut faire parler, savoir faire parler, recueillir des confidences, de manière à ne pas manquer des évènements sensibles et difficilement dicibles et pourtant décisifs dans le diagnostic de la situation : problèmes de logement, maladies, phobies, harcèlement professionnel, difficultés conjugales, addictions, surendettement, etc. La clé de l’entretien est alors d’établir un lien de confiance, ce qui peut prendre du temps, mais qui passe par une mise à distance des outils pour privilégier une écoute empathique : « j’essaie de montrer que je suis dans une bonne écoute parce que personne ne va dire facilement qu’il a subi un harcèlement moral. Et si je passe à côté je peux toujours proposer des offres, la personne va esquiver parce qu’elle aura peur, donc mon boulot ne sert à rien ».

Ce type de pratique professionnelle privilégie la qualité des informations à leur quantité. La confiance n’est pas investie dans les outils techniques, mais elle est une exigence de l’interaction. Le sens du travail est ici aussi de prodiguer des conseils, d’orienter vers des prestations, de proposer des offres d’emploi. Mais, cet objectif peut être différé, renvoyé à un moment éloigné, à un futur entretien, si le conseiller estime que cela est préférable. Dire ‘non’ à la machine, c’est affirmer son expertise en matière d’accompagnement, s’investir de la responsabilité du suivi des demandeurs d’emploi, dénier aux algorithmes la légitimité à prendre les bonnes décisions, et se sentir compétent pour analyser les situations, et en tirer les conséquences adéquates : « C’est à moi de prendre les décisions. C’est ma responsabilité sinon on est quoi ? C’est quoi mon job ? ». Délivrer les bons conseils et prendre les bonnes décisions suppose de nouer une relation de confiance avec le demandeur d’emploi, car il faut prendre en compte l’intérêt de la personne, donc accéder à la compréhension de cet intérêt : « l’intérêt de la personne du demandeur c’est quelque chose, c’est fondamental. Et ce n’est pas une machine, c’est nous avec notre expérience ». À l’aune de cette différenciation des pratiques, comment caractériser l’impact de la numérisation du service public de l’emploi sur le métier de conseiller professionnel ? 

Des interprétations divergentes du métier 

Il n’est pas surprenant que la numérisation du service public de l’emploi en France n’aboutisse pas à une standardisation des pratiques d’accompagnement. Car elle est modérément prescriptive en comparaison avec d’autres pays : les outils techniques visent à guider ou assister le travail des conseillers et non à s’y substituer contrairement aux cas où les décisions sont prises automatiquement par les algorithmes et s’imposent aux agents. Dans de telles « bureaucraties de machines » (Considine et al., 2022), le travail des conseillers tend vers la standardisation, et leur pouvoir discrétionnaire, critiqué comme source d’inégalité de traitement des chômeurs, tend à disparaitre. Dans le cas français, la numérisation est une source de diversité des pratiques professionnelles, mais quel sens donner alors à cette variabilité ?

Les caractéristiques des chômeurs reçus en entretien ne permettent pas de comprendre la modulation des pratiques : ce n’est pas face à ceux qui apparaissent les plus en difficultés que les conseillers tendent à dire ‘oui’ (ou inversement ‘non’) à l’ordinateur. Certes, les attitudes des conseillers ne sont pas systématiquement constantes et des formes hybrides s’insèrent entre les deux modèles polaires. Mais, elles sont assez stables, de sorte que cette tension traduit des conceptions divergentes du métier.

Les usages les plus circonspects des outils technologiques sont le signe d’une résistance à des évolutions du métier promues par les directions et hiérarchies. Cette résistance est la plus affirmée parmi les conseillers qui revendiquent de s’appuyer sur leur propre expérience et leurs propres compétences professionnelles pour effectuer leur travail. Ce sont aussi les conseillers qui ont des parcours spécifiques : ils comptent les anciennetés les plus grandes, ils ont longtemps pratiqué le diagnostic individuel sans assistance algorithmique, ils ont souvent des diplômes universitaires en sciences humaines et sociales, ou en psychologie pour certains, ils disent avoir choisi de travailler au sein du service public de l’emploi pour aider les chômeurs, et ils évoquent parfois leur passé professionnel avec une certaine nostalgie, ils affichent leur confiance dans la justesse de leur pouvoir discrétionnaire. À l’inverse, l’autre attitude au travail est particulièrement apparente chez des conseillers ayant un tout autre parcours et une faible expérience du travail d’accompagnement : ils ont été recrutés dans les dernières années voire les derniers mois et une partie d’entre eux a un statut temporaire, ils n’ont guère d’expérience antérieure du travail de guichet ou du travail social, ils ont des formations variées, dans le numérique, l’ingénierie ou le commerce, ils ont pour la plupart candidaté à Pôle Emploi par défaut soit pour acquérir une première expérience professionnelle même si certains la perçoivent comme un déclassement soit pour répondre à une perte d’emploi survenue en fin de carrière après une rupture professionnelle, et certains concèdent être peu préparés à recevoir des chômeurs notamment quand ils ont été rapidement affectés à un poste, tandis que d’autres admettent être parfois mal à l’aise lors des entretiens.

Les conceptions du travail d’accompagnement sont significativement divergentes. Ces différences sont alimentées par des écarts dans les politiques de recrutement et les profils de recrues. Ainsi, avant la création de Pôle Emploi en 2008, les recrutements étaient réglés par des concours et débouchaient sur des emplois à statut public et des carrières longues, tandis que désormais ils s’appuient sur des contrats privés, temporaires dans un premier temps et favorisant des départs rapides. Alors que les plus anciens des conseillers ont, par définition, une longévité dans le métier, les plus novices sont rares à s’y projeter durablement et ont une faible identité de métier. Cette hétérogénéité de la catégorie professionnelle des conseillers est exacerbée par la numérisation du travail qui fait apparaitre une ligne de divergence sur la définition même du métier.

En ce sens, la numérisation du travail d’accompagnement des chômeurs a un effet paradoxal voire contre-intuitif. Les algorithmes de diagnostic et de traitement sont supposés réduire les inégalités de traitement et la variabilité des pratiques professionnelles en affaiblissant le pouvoir discrétionnaire des conseillers et en promouvant un diagnostic supposé objectivé. Mais, cette réduction de l’autonomie discrétionnaire est inégale puisque la numérisation a des effets contrastés sur les pratiques professionnelles. La numérisation fait dès lors surgir une nouvelle source d’imprévisibilité du travail d’accompagnement, indexée sur l’usage que chaque conseiller fait des outils techniques, et au-delà sur le sens qu’il donne à son métier et sur la conception de l’accompagnement à laquelle il adhère. 

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

Bezes Philippe et Demazière Didier (2011), « Dossier-débat : NPM et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du Travail, 53(3), p. 293-305.

Brodkin Evelyn et Marston Gregory (eds) (2013), Work and the Welfare State: Street-Level Organizations and Workfare Politics, Georgetown University Press.

Busch, Peter André et Henriksen Helle Zinner (2018), “Digital discretion: A systematic literature review of ICT and street-level discretion”, Information Polity, 23(1), p. 3-28.

Casey Simone, Jane (2022), “Towards Digital Dole Parole: A review of digital self‐service initiatives in Australian employment services”, Australian Journal of Social Issues, 57(1), p. 111-124,.

Considine Mark, Mcgann Michael, Ball Sarah et Nguyen Phuc (2022), “Can robots understand welfare? Exploring machine bureaucracies in welfare-to-work”, Journal of Social Policy, 51(3), p. 519-534.

Delpierre Alizée, Demazière Didier et El Fatihi Hajar (2023), “The stealth legitimisation of a controversial policy tool. Statistical profiling in the French Public Employment Service (PES)”, Regulation and Governance, forthcoming.

Grundy John (2015), “Statistical profiling of the unemployed”. Studies in Political Economy, 96(1), p. 47-68.

Jorna Frans et Wagenaar Pieter (2007), “The ‘iron cage’strengthened? Discretion and digital discipline”, Public administration, 85(1), p. 189-21.

Lipsky Michael (1980), Street-level bureaucracy. Dilemmas of the individual in public services, New York, Sage.

Nordesjö Kettil, Scaramuzzino Gabriela et Ulmestig Rickard (2022), “The social worker-client relationship in the digital era: A configurative literature review”. European Journal of Social Work, 25(2), p. 303-315.

Sztandar-Sztanderska et Karolina, Zieleńska Marianna (2022), “When a Human Says ‘No’ to a Computer: Frontline Oversight of the Profiling Algorithm in Public Employment Services in Poland”, Sozialer Fortschritt, 71(6-7), p. 465-487.

Séverine Lemiere, Rachel Silvera - Reconnaître le travail pour établir l’égalité salariale entre femmes et hommes : le cas des sages-femmes.

Séverine Lemiere est économiste, maitresse de conférence à l’IUT de Paris-Rives de Seine et responsable de la licence professionnelle métiers de la GRH, elle est membre du groupe de recherche MAGE (Marché du Travail et Genre en Europe) et de la Cité du Genre. Elle se spécialise d’abord sur l’emploi des femmes et les inégalités professionnelles et salariales entre femmes et hommes et notamment la sous-valorisation salariale des métiers féminisés. Elle est également Présidente de l’association FIT, une femme un toit et membre de la commission violences de genre du Haut Conseil à l’Egalité. Avec cette double casquette, elle développe des travaux sur les conséquences professionnelles des violences conjugales et intrafamiliales et le rôle des employeurs en la matière.

Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférence à l'Université Paris-Nanterre, chercheuse associée au CERLIS (Université Paris Cité) ; co-directrice du groupe de recherche MAGE (Marché du Travail et Genre en Europe) et membre du comité de rédaction de la revue Travail, Genre et Société ; membre du Haut conseil à l’égalité ; spécialiste des questions d'égalité professionnelle en matière de salaires, de temps de travail et d’articulation des temps, d'emploi et de relations professionnelles. Elle a publié notamment : avec Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic, Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes. Ed Syllepse, 2021 ; Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Paris, La Découverte, 2014, ainsi qu’une Chronique mensuelle dans Alternatives économiques que vous pouvez retrouver comme la plupart de ses travaux, sur son site.

RECONNAÎTRE LE TRAVAIL POUR ÉTABLIR L'ÉGALITÉ SALARIALE ENTRE FEMMES ET HOMMES : LE CAS DES SAGES-FEMMES 

Séverine Lemière et Rachel Silvera  

La crise sanitaire a souligné un paradoxe entre l’utilité sociale et vitale des professions du soin et du lien aux autres, occupées majoritairement par des femmes, et leurs niveaux particulièrement faibles de reconnaissance professionnelle et salariale.

Deux points nous semblent essentiels ici. D’une part, le fait que les professions relevant du soin aux autres sont sous-valorisées, alors même que le contenu du travail est à la fois complexe, difficile et soumis à de nombreuses contraintes et responsabilités. D’autre part, il est possible de montrer qu’à fonctions, complexité et responsabilité comparables, les métiers, selon qu’ils sont occupés majoritairement par des hommes ou par des femmes, ne font pas l’objet de la même reconnaissance ni surtout de la même rémunération. Nous espérons que ce texte permettra de mieux connaître et reconnaître les métiers du soin et du lien aux autres. Nous nous appuyons pour cela sur certains résultats de l’étude IRES-CGT 2023 (voir l’encadré).

Cet article porte tout d’abord sur les vécus professionnels collectés lors de la consultation auprès de 7000 professionnel.les afin de mettre en lumière les principales caractéristiques des métiers du soin et du lien, très féminisés, et dont les exigences professionnelles sont trop souvent invisibilisées et naturalisées. Puis, reprenant l’approche développée dans d’anciens travaux (Lemière, Silvera, 2010 et Becker, Lemière, Silvera 2013), nous posons l’hypothèse que la sous-valorisation des métiers féminisés est une source explicative encore peu traitée des inégalités salariales entre femmes et hommes. Nous comparons alors le métier de sage-femme à celui d’ingénieur hospitalier, afin d’appliquer le principe juridique « un salaire égal pour un travail de valeur égale ».

                                     1. Donner la parole aux professionnel·les pour rendre visible les spécificités des métiers féminisés du soin et du lien

Alors que nombre de métiers du soin et du lien requièrent un diplôme d’État - ce qui devrait signifier une reconnaissance technique et un périmètre précis de missions - notre consultation montre une toute autre réalité : une diversité des tâches bien au-delà du périmètre de l’emploi, une disponibilité permanente, des responsabilités vitales et une forte pénibilité physique et émotionnelle.

La complexité de métiers « tout en un »

Réaliser une multitude d’activités, au sein d’un même emploi ainsi qu’au-delà, caractérise très fortement les métiers du soin et du lien. 86 % des répondant·es disent effectuer souvent plusieurs tâches à la fois. Il faut faire en même temps des tâches différentes, comme s’il fallait simultanément occuper deux postes, être deux personnes, détenir deux types de compétences. Cette infirmière résume « les interruptions de tâches sont notre quotidien : écouter les patients, répondre au téléphone, distribuer les médicaments… Les sollicitations sont nombreuses, surtout qu’on nous demande des tâches administratives contraignantes… Et il faut tout faire en même temps ». Cette sage-femme résume toutes ses fonctions : « En service, une sage-femme pour 30 mamans et 30 bébés. Je fais donc sage-femme, puéricultrice, infirmière, aide-soignante et ASH [Agent de services hospitaliers], mais je dois aussi faire assistance sociale pour les plus précaires, psychologue pour les situations dramatiques... et j’assure toute la partie administrative. »

Cette complexité est accentuée par un rapport au temps paradoxal et intenable. D’un côté, ces professionnel·les insistent sur la nécessité de prendre du temps pour bien faire son travail et être à l’écoute, et de l’autre, elles et ils dénoncent le fait de ne pas avoir assez de temps pour bien travailler avec des délais de plus en plus contraints tout en étant fréquemment interrompu·es. Une aide-soignante explique : « La durée du prendre soin est imprévisible. La relation de confiance entre la personne à prendre en charge et le professionnel est indispensable et n’est pas un copier-coller (…). Mais, ce temps indispensable, incontournable n’est pas prévu sur nos fiches métiers (…). Les temps sont inquantifiables dans leurs durées et leur multiplicité, donc inquantifiables dans leurs retombées financières. »

Les trois quarts des répondant·es disent être fréquemment interrompu·es pour effectuer une autre tâche imprévue. L’organisation du travail ne semble pas prévoir de sas, par exemple des plages horaires sans interruption, ni de personnel intermédiaire permettant de faire « tampon » face aux nombreuses interruptions. Une disponibilité permanente est donc attendue de la part de ces professionnel·les. Parallèlement et presque paradoxalement, 60 % expliquent qu’anticiper des besoins avant même que les personnes accompagnées ne les expriment est le cœur de leur travail.

Le bien-être, la santé et la sécurité : leur principale responsabilité 

Les responsabilités en termes de bien-être et de santé des personnes sont partagées par 96,5 % des interrogé·es, cette agente territoriale spécialisée des écoles maternelles en témoigne : « [la] plus grosse responsabilité reste la sécurité des enfants ainsi que leur bien-être en répondant à leurs besoins ».

Les responsabilités renvoient aussi aux activités de supervision ou de coordination, peu reconnues comme de véritables responsabilités hiérarchiques : 70,9 % déclarent avoir la responsabilité d’une équipe ou de collègues, de nombreux témoignages soulignent l’encadrement d’étudiant·es, de stagiaires et des personnes débutantes ou récemment arrivées.

Le cumul d’exigences organisationnelles très lourdes

84 % parlent d’un métier difficile physiquement : postures pénibles, environnement bruyant surtout dans la petite enfance, port, déplacement et manipulation de personnes. Les exigences portent aussi sur les horaires : travailler le dimanche, tôt le matin ou le soir. Soulignons que travailler à temps partiel augmente la fréquence de travailler tôt le matin ou le soir.

97 % des répondant·es considèrent aussi leur métier difficile sur le plan émotionnel et 94 % font face à la souffrance des autres. 70,6 % disent avoir parfois peur : « Peur de ne pas détecter un enfant à venir en détresse, car je suis sur un autre accouchement ; peur de ne pas diagnostiquer une pathologie grave pouvant entraîner une mort fœtale ou maternelle, car j’ai 20 mn pour effectuer ma consultation et que je dois en voir 15 par jour ; peur de ne pas pouvoir être là en cas de problème » (sage-femme). Ces situations à forte charge émotionnelle sont accentuées par le fait de devoir cacher ses émotions, pour 89 % des répondant·es.

Des qualifications invisibilisées par des métiers de vocation « féminine »

On a coutume de considérer que ces métiers reposent sur des qualités « innées » ou « naturelles » en lien avec l’assignation traditionnelle des femmes aux tâches relevant du soin, de l’aide et de l’assistance aux personnes en difficultés que recouvre finalement la dénomination anglaise du care (Molinier, 2020). Pourtant, plus de la moitié des professionnel·les estiment que la durée nécessaire pour bien maîtriser son travail est supérieure à un an, en articulant connaissances théoriques et savoir-faire techniques. De même, plus de 84 % des répondant·es indiquent que leur métier exige de plus en plus de procédures administratrices et gestionnaires. Le besoin d’informations et de formation se fait ressentir, réalisé souvent en dehors du temps de travail : c’est par exemple « beaucoup de recherches personnelles » pour cette accompagnante d’élèves en situation de handicap. 

Concluons qu’une grande majorité des professionnel·les est fière de leur métier, car il est utile aux autres et a de fortes valeurs (voir aussi la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez).  Mais, pour 92 %, leur salaire ne correspond pas à la juste « valeur » de leur travail et moins d’un·e sur deux recommanderait son métier à d’autres. Pour cette sage-femme : « Six ans d’études pour gagner moins de 2 000 € net par mois (…) et en ayant les responsabilités que l’on a (…). Je ne vais pas recommander cela alors que moi-même, je ne sais pas jusqu’à quand je vais tenir ! » Et, pour cette autre sage-femme, qui nous permet une transition vers notre deuxième partie : « Message aux jeunes : faites une école d’ingénieur, pour le même niveau d’étude vous aurez un meilleur salaire, une meilleure reconnaissance et des horaires plus satisfaisants. ». 

2. Revaloriser le salaire pour un travail de valeur égale : une sage-femme vaut bien un ingénieur hospitalier 

Le principe spécifique à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes exige que : « Tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, légalité de rémunération entre les femmes et les hommes » (article L. 3221-2 du Code du travail). Depuis la loi « Roudy » de 1983, l’article L. 3221-4 du Code du travail précise : « Sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse. ». Or, il se trouve que de nombreux métiers comparables en termes de complexité et de responsabilité ne sont pas rémunérés au même niveau selon que le métier soit plutôt féminisé ou occupé par des hommes. Il en va ainsi des sages-femmes, dont le contenu du travail est au moins aussi important que celui des ingénieurs hospitaliers, et pourtant, après 20 ans d’ancienneté elles touchent au minimum 400 euros de moins par mois que les ingénieurs hospitaliers.

Ici, notre analyse compare le contenu d’un métier très féminisé du soin et du lien, celui de sage-femme, avec un métier masculinisé de la même organisation, celui d’ingénieur hospitalier. Ces deux métiers appartiennent à la catégorie A de la fonction publique hospitalière et sont recrutés à bac+5. Les critères de comparaison utilisés synthétisent les critères courants des méthodes d’évaluation des emplois et ceux de la loi Roudy.  Pour mener la comparaison à bien, nous avons procédé à des entretiens au sein d’une maternité de niveau 3 (grossesses à risque) d’un hôpital public de l’AP-HP. Nous avons également fait une étude des référentiels métiers ainsi qu’une analyse des grilles salariales de l’AP-HP des deux professions.

Les principales missions des sages-femmes

Le code de la santé publique dote les sages-femmes d’un pouvoir de diagnostic et d’un droit de prescription, il s’agit d’une profession médicale à compétences définies. Les sages-femmes assurent la surveillance et le suivi médical de la grossesse. Elles peuvent assurer, en toute indépendance, le suivi de la grossesse, la surveillance du travail et de l’accouchement des femmes en bonne santé. Elles dispensent les soins à la mère et à l’enfant après l’accouchement et pratiquent la rééducation périnéo-sphinctérienne. Elles accompagnent également les femmes tout au long de leur vie en assurant leur suivi gynécologique de prévention, en prescrivant leur contraception, et en pratiquent les actes d’échographie gynécologique. Elles peuvent réaliser des interruptions volontaires de grossesse dans les conditions définies par la loi.

Elles prescrivent et pratiquent les vaccinations auprès de la femme et du nouveau-né dans les conditions définies par décret, et assurent un rôle important dans la prévention contre les addictions. Les sages-femmes sont aussi autorisées à concourir aux activités d’assistance médicale à la procréation.

La catégorie des sages-femmes comprend deux grades de 10 échelons chacun.

Les principales missions des ingénieurs hospitaliers

Les missions des ingénieurs hospitaliers relèvent des domaines de l’ingénierie, de l’architecture, de l’appareillage biomédical, de l’informatique ou encore de la prévention et gestion des risques, ou de la gestion des infrastructures et des réseaux. Selon la DRH de l’AP-HP, « ils dirigent, coordonnent et contrôlent les diverses activités des services techniques (…), ils réalisent des études, mettent au point des projets, élaborent et gèrent des programmes, participent au choix et à l’installation des équipements, assurent la maintenance des matériels et l’entretien des bâtiments ». Ils dirigent les personnels placés sous leur autorité et assurent leur formation technique. Selon la DRH, tous les ingénieurs ont une reconnaissance de compétences managériales : « Ils assurent des missions de conception et d’encadrement. (…) Ils sont chargés de la gestion d’un service technique ou d’une partie de service ».

La catégorie des ingénieurs hospitaliers fait partie de la filière technique supérieure d’encadrement et d’expertise des hôpitaux. Elle comprend quatre grades : ingénieur hospitalier (dix échelons), ingénieur principal (neuf échelons), ingénieur en chef de classe normale (dix échelons) et de classe exceptionnelle (sept échelons). Il comprend également l’emploi fonction d’ingénieur général (trois échelons).

Synthèse de la comparaison

Pour établir cette comparaison, nous avons observé les différences entre ces deux professions, au sein des critères retenus dans la loi Roudy, que sont les qualifications, la technicité du travail, les responsabilités, les exigences organisationnelles et enfin les rémunérations.

  •  Du point de vue des qualifications requises, les sages-femmes relèvent d’un métier réglementé par un diplôme d’État bac+5. Les ingénieurs peuvent être recrutés sur des diplômes universitaires, de même niveau bac+5, mais non réglementés. La possibilité d’accéder à un emploi d’ingénieur par la promotion interne de techniciens supérieurs est réelle, même si elle devient plus difficile.
  • Sur le plan de la technicité et de la complexité du travail, comme nous l’avons souligné dans notre première partie, le rôle des sages-femmes est à la fois technique, au sens d’une intervention médicale de soin, et relationnel, dans l’accompagnement. Dès le premier texte définissant ce métier (Loi du 17 mai 1943), les compétences médicales basées sur un savoir technique sont évoquées, tout comme les dimensions relationnelles, pédagogiques, de conseil et d’empathie. Les sages-femmes sont constamment interrompues, en devant suivre plusieurs accouchements en même temps, donc réaliser des activités différentes en même temps, un geste technique, un accompagnement rassurant, une vigilance, une prescription. Les sages-femmes rencontrées évoquent aussi le temps de plus en plus important passé à la « paperasse ». Selon l’une d’elles, « il faut noter dans chaque dossier de patiente ce que l’on a fait. En fait, tu es tout le temps en train de te dire : ‘Est-ce que j’ai laissé une trace de mon activité ? [Ici en termes de responsabilité] (…). Je cote [aussi] l’activité que j’ai faite. J’ai fait un accouchement. Il y a eu une péri, il y a eu une suture, il y a eu une extraction, et donc, l’hôpital gagne des sous. Ça, pour le coup, c’est un travail purement administratif ! Ça pourrait complètement être retiré de ma partie ! » Un ingénieur informaticien explique que son activité principale consiste à surveiller les serveurs, à assurer les nouvelles installations de serveurs et à en assurer la maintenance. Ce qui est le plus difficile est de gérer des situations de panne, imprévisibles : « Je suis en aide des équipes sur une technologie particulière Linux et je suis en dépannage de dernier niveau, sur tout ce qui est système libre. » La résolution de problèmes est le cœur de son travail d’ingénieur qui selon lui fait appel surtout à de la curiosité, à la capacité de se mobiliser dans un temps réduit pour résoudre le plus vite possible le problème. Les interruptions sont fréquentes pour régler un incident, en laissant de côté un projet, la mise en place d’une nouvelle solution qui pourra attendre. Certaines pannes peuvent être graves, générales et être une priorité absolue : « En tant que responsable au niveau du système, quand il y a une panne, il n’y a pas d’heure. Si on doit rester toute la nuit, on restera. ». L’ingénieur a une forte autonomie dans son travail, avec une mission spécifique transversale.
  • Les responsabilités des sages-femmes sont vitales, elles sont responsables des accouchements « normaux », du bien-être et de la sécurité de la mère et l’enfant. Même en étant encadrées, elles gardent une forte autonomie ; l’eutocie (accouchements qui se déroulent normalement) étant de leur seule compétence et elles restent maîtresses d’un recours à un médecin en cas de problème. Une sage-femme explique « Nous sages-femmes, on a un côté intermédiaire, en étant une profession médicale (…) mais on a des restrictions et à partir du moment où on sort de la physiologie et que l’on bascule dans la pathologie, normalement, c’est au médecin de prendre la suite. Mais du fait de nos droits à prescription et nos connaissances, en réalité, on lance des examens, et en fonction des résultats, on contacte ou non le médecin… (…) Pour les grossesses à risque, on voulait justement avoir une fiche de poste, pour savoir où nous situer, car si on appelle trop tôt le médecin, on peut se faire ‘cueillir’ et si c’est trop tard, on peut nous reprocher de prendre trop d’initiatives. Mais on nous a répondu qu’en tant que profession médicale, on n’avait pas besoin de nous cadrer ». Le risque d’être poursuivi·e au pénal en cas d’erreur médicale est évoqué par toutes les sages-femmes : même si l’hôpital les protège, il arrive qu’elles soient convoquées par l’ordre des sages-femmes ou la justice en cas de plainte. Les responsabilités sont traditionnellement associées au management hiérarchique. Pour les sages-femmes, la coordination, la supervision, voire l’encadrement d’un service sont fréquents bien que non reconnus dans leur mission, elles doivent être présentes auprès des étudiant.es sages-femmes mais aussi de médecine et auprès des infirmier·es et aides-soignant·es. Les ingénieurs ont, eux, parmi leurs missions, l’encadrement d’équipes d’ouvriers ou de techniciens. Mais ce n’est pas le cas de tous. Un ingénieur ergonome rencontré n’encadre pas d’équipe, et il reconnaît que « tous les ingénieurs n’encadrent pas forcément des équipes. Ce sont surtout les ingénieurs responsables de services techniques qui encadrent. Quelques ingénieurs biomédicaux peuvent avoir des techniciens supérieurs sous leurs ordres. Les ingénieurs travaux ont des responsabilités sur des chantiers, mais ils travaillent avec des entreprises extérieures ». Un autre ingénieur nous explique qu’il a eu par le passé une équipe à encadrer, mais a choisi depuis longtemps d’avoir une mission plutôt de conseil, qui ne nécessite pas d’encadrer, ni de prendre des décisions, mais de faire des propositions.
  • Quant aux exigences organisationnelles, pour les sages-femmes, la disponibilité est permanente. La gestion du stress est alors essentielle, car il y a régulièrement des cas d’urgence et les conditions physiques de travail viennent s’ajouter ; l’une d’entre elles nous explique : « On est toujours à courir partout. On ne mange pas. On ne fait pas pipi quand on en a envie… En plus, il y a des problèmes de posture, des maux de dos : il faut parfois accoucher des dames accroupie par terre ». Une autre ajoute : « On pense que sage-femme, c’est le plus beau métier du monde : vous tenez la vie. Mais on est confronté souvent à la mort et pour un nouveau-né, c’est tabou dans notre société (…) Cela a forcément un impact sur nos vies personnelles et cela nécessite beaucoup d’expérience pour arriver à gérer cela ». Pour les sages-femmes rencontrées, le fait d’alterner travail de jour et de nuit est une forte contrainte qui génère des troubles du sommeil. Travailler douze heures d’affilée ne semble en revanche pas poser de problème mais toutes notent que le respect des horaires est impossibleBeaucoup d’ingénieurs sont au forfait, ne « comptent » pas vraiment leurs heures en travaillant sur des projets. La majorité reste tout de même en horaires classiques, sans nuit ni week-end (sauf à être d’astreinte, sur la base du volontariat dans certains hôpitaux). Un ingénieur rencontré assure des gardes de week-end et certaines nuits, en échange d’un logement de fonction à Paris : 46 nuits par an et jusqu’à sept week-ends par an. Ces gardes concernent tous les problèmes techniques, les relations avec la police, les pompiers (départ de feu), ou avec certains patients ou famille en cas de décès.  

Enfin, si l’on compare les rémunérations parmi les exemples retenus, à ancienneté proche, l’écart est en faveur des ingénieurs : par exemple avec plus de 20 ans d’ancienneté, une sage-femme rencontrée gagne environ 400 euros de moins que des ingénieurs rencontrés. Seules les gardes supplémentaires des sages-femmes peuvent leur permettre d’atteindre et de dépasser 3 000 euros par mois. Au niveau des traitements indiciaires, jusqu’en 2017, les sages-femmes étaient payées 200 euros de moins que les ingénieurs hospitaliers au recrutement. Depuis, le traitement indiciaire à l’embauche est proche : il y a seulement 40 euros d’écart toujours en faveur des ingénieurs si on compare les grades 1 pour chaque corps.

L’égalité salariale est aussi à analyser dans la carrière : les sages-femmes n’ont que deux grades et le passage en grade 2 est très difficile, les ingénieurs ont quatre grades (auquel s’ajoute l’emploi fonctionnel d’ingénieur général). Dans le grade 1 à l’échelon 10 (nécessitant 23 ans d’ancienneté pour les sages-femmes et 25,5 ans pour les ingénieurs hospitaliers), l’écart est de 422,4 euros en faveur des ingénieurs, en estimant la prime de technicité des ingénieurs à 30 % (mais elle peut atteindre 45 %, et dans ce cas l’écart passe à 895,5 euros). Au grade 2, l’écart entre les deux corps est de 485,5 euros (et jusqu’à 1 062,8 euros, si la prime de technicité est de 45 %). En fin de carrière, le grade d’ingénieur en chef de classe exceptionnelle offre une rémunération nette de 5 589 euros (6339 euros avec la prime de technicité à 45 %), ces possibilités de carrière n’existant pas pour les sages-femmes.

Certes, les choses évoluent et le protocole d’accord de novembre 2021 devrait permettre une amélioration des salaires des sages-femmes. Mais, les 500 euros nets d’augmentation annoncés intègrent déjà les primes du Ségur de la santé que les ingénieurs perçoivent également. Par ailleurs, seulement 78 euros revalorisent l’indice (21 points d’indice supplémentaires), le reste correspondant à une nouvelle prime d’environ 240 euros. Au total, si toutes ces revalorisations se concrétisent, les sages-femmes seraient légèrement gagnantes à l’embauche par rapport aux ingénieurs, mais l’écart perdurerait dans la carrière : en fin de grade 1, l’écart actuel en faveur des ingénieurs de 422,4 à 895,5 euros (prime de technicité à 45 %) passerait entre 104,4 et 577,5 euros, toujours en faveur des ingénieurs.

Les analyses proposées ici sont de nature à la fois scientifique et empirique, elles cherchent à articuler réflexions universitaires et paroles de terrain. Elles présentent donc les limites et les avantages de toute recherche-action. Nous espérons cependant qu’elles pourront enrichir les savoirs sur les réalités du travail aujourd’hui et alimenter les politiques publiques concernant ces métiers du soin et du lien et ceci dans une perspective d’égalité entre femmes et hommes. Nous espérons aussi que les professionnel·les concerné.es pourront se réapproprier ces résultats et enrichir leurs revendications ; l’exercice de comparaison initié ici pourrait par exemple aller plus loin en envisageant des actions de groupe, possibles depuis la Loi du 18 novembre 2016. 

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie : 

   

LIEPP DANS LES MEDIAS - MAI 2023

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

Axe évaluation des politiques socio-fiscales

  • Face-à-Face, émission de BFMTV avec Michaël Zemmour du 29/04/2023

Axe discriminations et politiques catégorielles

Axe évaluation de la démocratie 

Axe politiques éducatives 

Axe politiques de santé

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Newsletter du LIEPP - mai 2023

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

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Arnaud Mias - L’horizon fuyant de la santé au travail

Arnaud Mias est professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine - PSL et membre de l’IRISSO (UMR CNRS-INRAE). Il coordonne avec Laure de Verdalle le comité de rédaction de la revue Sociologie du travail. Ses recherches portent sur les politiques du travail, les relations collectives de travail, les trajectoires professionnelles et les conditions de travail. Il a récemment dirigé avec Claire Edey Gamassou l’ouvrage numérique Dé-libérer le travail. Démocratie et temporalités au cœur des enjeux de santé au travail (Teseo, 2021).

L’HORIZON FUYANT DE LA SANTÉ AU TRAVAIL

Arnaud Mias 

Le mouvement de contestation de la réforme des retraites au début de l’année 2023 a rappelé l’impossible dissociation des enjeux de protection sociale et d’emploi des problématiques de travail et de conditions de travail. Il a fait ressortir ce que d’aucuns nomment une « crise du travail » en France (voir la contribution de Maelezig Bigi et Dominique Méda). En parallèle, les « Assises du travail », dont le rapport des garants a été remis en avril 2023, soulignent la nécessaire évolution des pratiques managériales pour faire face aux risques accrus pour la santé au travail, dans un contexte de transitions écologique et numérique.

Ces considérations invitent à interroger les rapports entre santé et travail dans la France contemporaine, et à se demander en particulier s’il est acceptable que le travail rende malade ou use précocement, alors même qu’il peut constituer une ressource primordiale pour la santé, si l’on considère que la santé a à voir avec la « fierté de pouvoir assumer des tâches concrètes utiles à tous » (Clot et al., 2021, p. 7). La question n’est pas seulement celle de l’efficacité de la prévention des risques professionnels déployée au plus près des situations de travail. Il faut se demander si les conditions dans lesquelles le travail de chacun·e est réalisé permet d’en faire un facteur de développement de sa santé.

Dans un premier temps, le questionnement doit porter sur les organisations du travail et leur capacité à ménager les conditions d’un travail soutenable pour tous et toutes. Nous proposons ensuite un état des lieux critique de la santé au travail en France, interrogeant la façon dont on dénombre les maux du travail. Nous revenons enfin sur les pratiques et acteurs de la prévention de la santé au travail pour en pointer les fragilités.

Le lecteur pourra constater des références récurrentes à la situation particulière des travailleurs intérimaires. Ce fil rouge permet de montrer que celle-ci est révélatrice des contradictions générales dans lesquelles sont prises les politiques de santé au travail.

1. Vers un travail plus soutenable ?

Qu’on y voit les symptômes d’une crise du travail ou la manifestation d’une tendance de fond, l’expérience du travail contemporain est profondément marquée par son intensification (cf. la contribution de Bruno Palier). Celle-ci traduit la multiplication des contraintes pesant sur le travail, qui fait que le rythme de son travail est de plus en plus déterminé par des facteurs exogènes : des cadences à tenir, des délais stricts à respecter, des demandes à satisfaire immédiatement, des files d’attente à « gérer », des interruptions fréquentes pour prendre en charge des tâches plus urgentes… Elle résulte d’une transformation profonde des organisations, scandée par une succession d’innovations managériales qui ont conjugué leurs effets pour associer désormais dans les mêmes espaces de travail des contraintes d’ordre « industriel », rigides mais prévisibles, à des contraintes « marchandes », plus aléatoires mais faites de temps de « respiration » et d’adaptation à la clientèle, annulant ainsi les effets compensateurs de chacune au détriment de la santé au travail (Gollac et Volkoff, 1996). Cette intensification du travail a été particulièrement marquée au cours des années 1980-1990 ; elle alterne depuis entre stabilisation et reprise.

Les enquêtes européennes sur les conditions de travail font ressortir qu’en France, si l’intensité et l’autonomie au travail sont relativement proches de la moyenne européenne, la situation est nettement plus dégradée en matière de soutien ou d’aide des collègues et de la hiérarchie, ainsi qu’en matière de pénibilités physiques (voir la contribution de Christine Erhel, Mathilde Guergoat Larivière et Malo Mofakhami).

Pourquoi cette intensification du travail est-elle si problématique ? Principalement parce que disposer de marges de manœuvre dans son travail préserve des atteintes à la santé. Les ergonomes soulignent le fait que chacun·e trouve soi-même, si on lui en laisse le temps, la façon de travailler efficacement qui lui convient personnellement. Chacun·e connaît toujours plusieurs façons de s’y prendre pour réaliser son travail, en tenant compte des exigences de celui-ci et des ressources dont elle ou il dispose. Chacun·e invente la façon de faire qui convient le mieux à ses propres caractéristiques physiques et mentales, et qui préserve ainsi sa santé. Avec l’intensification, l’éventail des possibles se réduit. La manière la plus rapide de procéder n’est pas nécessairement la plus adaptée, ce qui peut être source de pénibilités physiques et de risques pour la santé : risques accrus d’accidents du travail, de troubles musculo-squelettiques, de stress ou d’épuisement professionnel, et plus largement, sentiment d’un travail mal fait, trop vite expédié, dans lequel on ne se reconnait plus, sentiment dont les psychologues du travail ont démontré le caractère délétère tant pour les individus que pour les collectifs de travail.

Un « modèle de la hâte » (Gaudart et Volkoff, 2022) s’impose dans les organisations du travail, un modèle souvent posé comme collectivement incontestable, non-discutable, non-négociable, et dont les conséquences s’éprouvent et se traitent à un niveau individuel, voire personnel. L’ignorance managériale des conditions réelles de réalisation de l’activité de travail sape progressivement les fondements même du « sens au travail » (voir la contribution de T. Coutrot et C. Perez).

Cela explique qu’en 2019, 37 % des actifs occupés français déclarent leur travail « insoutenable », au sens où ils ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite (Beatriz, 2023). Les métiers au contact du public (caissières, employé·e·s de la banque, de l’assurance et de l’hôtellerie-restauration) ou dans le secteur du soin (infirmières et aides-soignantes) et de l’action sociale, ainsi que certains métiers ouvriers non-qualifiés apparaissent les moins soutenables. L’intensité du travail et la faible autonomie au travail accentuent ce sentiment. Celui-ci est nettement plus prononcé en France que dans les autres pays européens. Dans l’enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2015, alors que 73 % des Européen·ne·s de 55 ans et moins se sentaient capables de tenir dans leur travail jusqu’à 60 ans, c’était le cas pour moins de 60 % des répondant·e·s français·e·s.

Cela fait ressortir l’inadaptation des organisations, privées comme publiques, aux aspirations et besoins des travailleurs et travailleuses françaises. Le caractère standardisé de ces organisations, conçues pour un homme de 40 ans sans handicap et sans problème de santé, rend le travail insoutenable, par déni de la diversité. A contrario, les recherches conduites au sein du Creapt (Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail) montrent que le maintien en emploi des seniors passe nécessairement par un desserrement des contraintes temporelles en fin de vie active : « la possibilité d’alléger les horaires et d’étendre les temps de repos (en minimisant autant que possible les pertes de revenus pour le salarié) ; des aménagements dans l’organisation pour accroître les marges d’anticipation dans le travail, les temps d’échanges entre collègues, les transmissions de savoirs ; des périodes de réflexion pour ajuster les contours des tâches si le travailleur garde le même poste, pour valoriser ses compétences acquises s’il en change » (Gaudart et Volkoff, 2022, p. 182). Dans le même registre, les recherches récentes sur les liens entre handicap et travail interrogent, par-delà les problèmes d’insertion professionnelle et de maintien en emploi des personnes handicapées, les enjeux plus directement liés à leur expérience du travail. Elles soulignent la nécessité de transformer les normes organisationnelles pour « faire du handicap une composante habituelle de l’organisation du travail » (Revillard, 2019, p. 91 ; voir aussi sa contribution). Dans un cas comme dans l’autre, promouvoir la soutenabilité du travail pour tous et toutes suppose de surmonter la faible tolérance de nos organisations aux aménagements particuliers et aux régulations autonomes localisées.

Les configurations socio-productives, qui résultent elles-mêmes de décisions managériales et d’arbitrages organisationnels, sont par ailleurs génératrices de fortes inégalités en matière de santé au travail. Il est aujourd’hui démontré que les entreprises en situation de sous-traitance et celles qui recourent à l’intérim exposent davantage leurs salariés à certains risques professionnels et aux accidents du travail (Perraudin et al., 2022 ; Coutrot et Inan, 2023).

2. Accidents du travail, maladies professionnelles : miroirs déformés et déformants des maux du travail

Les mêmes constats se répètent depuis plus de deux décennies : les efforts de prévention engagés ne parviennent pas à réduire le nombre d’accidents du travail, y compris les plus graves et mortels, et ces accidents affectent de façon très inégale les travailleurs. Selon la DARES, on comptabilise encore 783 600 accidents du travail avec au moins un jour d’arrêt en 2019. Près de 40 000 d’entre eux donnent lieu à la reconnaissance d’une incapacité permanente (accidents graves), et 790 sont mortels. Tout se passe comme si notre système productif devait inéluctablement générer un contingent stable d’accidents du travail. Mais la menace ne pèse pas uniformément sur le corps social. Le risque est ainsi deux fois plus élevé pour les intérimaires. Si les secteurs de la construction, du transport et de l’entreposage ainsi que celui de l’agriculture sont traditionnellement fortement touchés par ces accidents du travail, c’est aujourd’hui l’hébergement médico-social et social, particulièrement dans les activités auprès d’adultes âgés ou handicapés, qui est le plus affecté, juste derrière l’intérim. Par ailleurs, les ouvriers ont sept fois plus de risques de connaître un accident grave que les cadres, et près de cinq fois plus un accident mortel. Pour de nombreux salariés donc, l’expérience du travail est aussi l’expérience des accidents, aux conséquences plus ou moins dramatiques. Ce phénomène massif et profondément inégalitaire est toutefois largement invisibilisé dans le débat public (Daubas-Letourneux, 2021).

À regarder les chiffres, on pourrait à l’inverse conclure à une meilleure reconnaissance des maladies d’origine professionnelle. Leur nombre a effectivement été multiplié par cinq entre le milieu des années 1990 et le début des années 2010. En 2019, 49 505 maladies ont été reconnues d’origine professionnelle et indemnisées par la Caisse d’assurance maladie des travailleurs salariés. Pourtant, cent ans après la loi inscrivant la notion dans le droit français, la sous-reconnaissance des maladies professionnelles pointe les limites de l’instrument institué en 1919, les « tableaux » de maladies professionnelles qui précisent les pathologies éligibles à la reconnaissance et les conditions qui ouvrent droit à celle-ci (Cavalin et al., 2020). La liste de ces tableaux s’est étoffée progressivement, au gré de l’avancée des connaissances étiologiques, ainsi que des compromis trouvés entre organisations patronales et confédérations syndicales sous contrainte d’équilibre financier entre dépenses d’indemnisation et cotisations patronales.

On compte aujourd’hui 123 tableaux pour les salariés du régime général. Mais l’instrument parait totalement inadapté aux enjeux sanitaires actuels. Son caractère foncièrement conventionnel explique en grande partie le décalage important entre l’ampleur des expositions professionnelles et le nombre de maladies professionnelles comptabilisées parce qu’indemnisées. Ce caractère conventionnel ressort très nettement lorsqu’on cherche à expliquer l’explosion des maladies professionnelles au tournant du XXIe siècle : celle-ci est quasi-exclusivement due à la meilleure indemnisation des troubles musculo-squelettiques (TMS) relevant du tableau n° 57 « Affections périarticulaires provoquées par certains gestes et postures de travail », dont le périmètre et les conditions d’éligibilité ont été élargis au début des années 1990. Aujourd’hui, 9 maladies professionnelles sur 10 sont des TMS. Autrement dit, les autres tableaux servent très peu. De surcroît, il a suffi d’une réécriture des tableaux au début des années 2010 pour imposer des conditions plus restrictives à la reconnaissance et stopper l’augmentation du nombre de maladies professionnelles. Les mêmes raisons empêchent de reconnaitre et d’indemniser bon nombre de cancers d’origine professionnelle. Les chiffres sont saisissants : chaque année, hors cancers liés aux expositions à l’amiante, moins de 300 cancers sont effectivement reconnus comme maladies professionnelles, alors que les épidémiologistes les plus prudents estiment que le nombre de cancers liés au travail est au moins 20 fois plus important (Marant Micallef et al., 2023).

Ces limites du système de reconnaissance des maladies professionnelles invitent à porter l’attention sur les « maladies à caractère professionnel », maladies en lien avec le travail mais non reconnues par les régimes de sécurité sociale. Un rapport de Santé Publique France publié en avril 2023 montre ainsi que les TMS et la souffrance psychique forment la majeure partie de ces pathologies professionnelles non-reconnues, et qu’elles sont en progression. L’étude révèle aussi l’ampleur de la sous-déclaration, qui renforce les mécanismes d’invisibilisation déjà signalés : 75 % des TMS correspondant à un tableau de maladie professionnelle n’ont pas fait l’objet d’une déclaration, principalement en raison de la méconnaissance de la procédure par le salarié et d’un bilan diagnostique insuffisant.

Les recherches en sciences sociales interrogent souvent les liens entre travail et santé sous l’angle de leur méconnaissance et de leur invisibilisation. Les sociologues mettent au jour les efforts faits pour relativiser ou occulter (ou à l’inverse révéler, objectiver) les expositions professionnelles. Certains travaux analysent les logiques des mobilisations collectives de victimes, dont la production de connaissances et de contre-expertises est une dimension structurante (voir par exemple : Pitti, 2010 ; Delmas, 2012 ; Jouzel et Prete, 2015 ; Marichalar, 2017). D’autres interrogent réciproquement les ressorts de la production de l’ignorance. Ils mettent au jour des pratiques de production volontaire d’ignorance scientifique par les industriels, ce qui a été fait pour empêcher qu’une causalité devienne indiscutable. Certaines analyses font ressortir le caractère structurel de cette production de l’ignorance. En portant attention aux tableaux de maladies professionnelles et aux valeurs limites d’exposition professionnelle, Emmanuel Henry (2017) explique ainsi l’inertie de ces dispositifs et la faible influence de l’expertise par la force des accords qui structurent les configurations d’acteurs dans les enceintes administratives et paritaires.

Faute d’être formulés et rendus visibles, les problèmes de santé au travail échappent ainsi à toute action visant leur éradication, leur prévention ou leur réparation. Le recours à l’emploi précaire renforce encore ces logiques d’invisibilisation et d’externalisation des risques professionnels (Thébaud-Mony, 2000 ; Décosse, 2013 ; Mias et al., 2022).

3. Qui peut soigner le travail ? Troubles dans la responsabilité

Le Code du travail prévoit que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (article L4121-1). Il précise les obligations des employeurs en matière de prévention des risques professionnels auxquels sont exposés leurs salariés : élaborer un document unique d’évaluation des risques (DUER) identifiant les risques encourus sur le lieu de travail et l’actualiser annuellement, afficher les consignes de sécurité, installer des équipements de protection collective, mettre à disposition les équipements de protection individuelle nécessaires, dispenser des formations spécifiques à la santé et à la sécurité au travail, assurer une suivi régulier par un médecin du travail…

Si l’évaluation des risques professionnels est aujourd’hui quasi-généralisée dans les établissements privés de plus de 50 salariés, cette pratique préalable à toute mesure de prévention reste nettement moins fréquente dans les très petits établissements, ainsi que dans la fonction publique d’État et dans les collectivités territoriales, où le DUER n’est présent et actualisé que dans un établissement sur deux. Pire, l’effort de prévention des risques physiques semble régresser dans les années récentes (Amira, 2019). Et les mesures de prévention, qu’il s’agisse de risques physiques, chimiques ou psycho-sociaux, restent majoritairement d’ordre individuel (équipements de protection individuelle, sensibilisation, formation, dispositifs de signalement et d’assistance) et induisent rarement une modification des organisations du travail.

À l’échelle nationale, la gouvernance du système français de santé au travail apparait très lacunaire. « Défaut de pilotage », « manque de lisibilité », « paysage fragmenté », « multiples cloisonnements »… Les rapports publics rédigés ces dernières années (Lecocq, Dupuis et Forest, 2018 ; Artano et Gruny, 2019 ; Cour des Comptes, 2022) dressent un constat sévère, malgré les efforts engagés depuis 20 ans pour organiser une concertation et une meilleure coordination entre les multiples acteurs du système (voir schéma ci-dessous, extrait d’un rapport de la Cour des Comptes publié en décembre 2022), via notamment plusieurs plans nationaux « santé au travail » et leurs déclinaisons régionales. Et les propositions de réforme peinent à se concrétiser. La loi du 2 août 2021 (« pour renforcer la prévention en santé au travail ») reste très en-deçà des ambitions réformatrices, en portant l’essentiel de l’action transformatrice sur les services de prévention et de santé au travail, auxquels est entre autres confiée une nouvelle mission de prévention de la « désinsertion professionnelle », là où beaucoup appellent à une refonte complète du système de santé au travail.

Depuis plus de 20 ans, dans un contexte de diminution du nombre de médecins du travail en France, plusieurs lois ont cherché à diversifier les acteurs du suivi sanitaire des salariés (Barlet, 2019) et à concentrer celui-ci sur les travailleurs les plus exposés, non sans résultat : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un·e médecin du travail ou une infirmière au cours des 12 derniers mois ; ils ne sont plus que 39 % en 2019. Mais, cet espacement des visites s’observe pour tous les salariés, même ceux qui occupent les postes les plus à risque (Mauroux, 2021).

Les inspecteurs du travail consacrent une part importante de leur activité de contrôle aux questions de santé-sécurité au travail. Cependant, on ne compte aujourd’hui qu’un agent de contrôle pour près de 11 000 salariés, ce qui limite fortement leur influence sur les situations de travail. Par ailleurs, l’activité de contrôle relève prioritairement du conseil et du rappel à l’ordre : en 2021, à l’issue des 255 000 interventions effectuées par l’inspection du travail, 157 061 lettres d’observation ont été rédigées, pour seulement 5 677 mises en demeure et 4 619 procès-verbaux dressés (Direction générale du travail, 2022). De leur côté, les Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics, la Mutualité sociale agricole et les Associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail constituent certes des relais importants d’information, de sensibilisation et de conseil en matière de prévention, mais à l’influence, elle aussi, circonscrite.

Instance de représentation du personnel longtemps marginalisée dans la dynamique des relations sociales en entreprise, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont gagné en puissance au cours des années 2000-2010, sur fond de renouvellement des préoccupations sanitaires et de prise en compte des risques psycho-sociaux, et avec le soutien d’une jurisprudence qui a eu tendance à élargir le champ d’intervention des représentants du personnel dans le domaine. Les Ordonnances Travail du 22 septembre 2017 semblent avoir brisé cette dynamique, en supprimant cette instance et en reportant ses anciennes attributions vers le comité social et économique (CSE). Dans le meilleur des cas, une commission dédiée du CSE est censée instruire ces sujets. En 2017, 74,6 % des salariés d’entreprise de plus de 10 salariés étaient couverts par un CHSCT ; en 2019, ils ne sont plus que 46,4 % à être couverts par une instance dédiée aux questions de sécurité et conditions de travail. Pour beaucoup, la fusion des instances de représentation du personnel s’est traduite par une perte d’autonomie, d’expertise et de pouvoir des représentants du personnel en matière de santé-sécurité au travail (France Stratégie, 2021).

On le voit, les institutions en charge de la santé au travail sont fragilisées, peinant à compenser un important relâchement de l’encadrement collectif des relations d’emploi, au moment même où les exigences sanitaires s’élèvent. Cela fait apparaitre une incertitude forte quant à notre capacité collective à préserver la santé et la sécurité au travail.

Le secteur de l’intérim est, là encore, un puissant révélateur de ces contradictions. Alors que le problème de la sur-accidentalité des intérimaires est régulièrement publicisé, le dispositif de gestion des risques professionnels associés au travail intérimaire révèle régulièrement à ses acteurs ses propres limites tout en les maintenant dans une situation troublée qui les rend incapables d’y répondre efficacement (Barlet et al., 2022). Qu’il s’agisse des organisations patronales et syndicales de la branche professionnelle concernée, des médecins du travail qui doivent assurer le suivi de l’état de santé de ces travailleurs, ou des services de prévention des risques professionnels des entreprises de travail temporaire, les acteurs de la prévention font l’expérience de responsabilités limitées : en charge du problème, ils éprouvent leurs faibles capacités à y apporter des réponses efficaces. Ces situations « troublées » sont à rapporter à la particularité de la relation triangulaire qui organise le travail intérimaire : ces salariés relèvent d’une relation contractuelle avec une agence de travail temporaire, leur employeur juridique, tout en étant soumis pour la réalisation de leur travail aux consignes d’une entreprise dite « utilisatrice ». Le trouble nait de la transposition fictionnelle (sur le mode du « comme si ») de dispositifs conçus dans le cadre d’une relation salariale standard à une relation triangulaire qui prend plutôt la forme de la juxtaposition de trois relations relativement disjointes.

Conclusion

Ces constats font douter de la possibilité de rendre effectif un authentique droit à la santé au travail. L’exercice de ce droit, cette liberté, se fonde sur des instruments institutionnels et des dynamiques collectives qui sont aujourd’hui fragilisés. Les limites et les contradictions relevées tiennent à ce que la santé au travail se trouve au croisement de deux dynamiques historiques en tensions : l’affirmation des préoccupations sanitaires, aux formes diverses d’une part, la flexibilisation des relations d’emploi d’autre part (Mias, 2010). Par-delà la nécessaire refondation institutionnelle du système de santé au travail, unanimement proposée dans les rapports publics récents, il s’agit aussi, sans nostalgie illusoire, mais avec une ferme ambition, de réinventer les pratiques de dialogue au plus près du travail réel pour développer les ressources nécessaires à la réalisation d’un travail émancipateur et facteur de santé.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie

Barlet B., 2019, La santé au travail en danger. Dépolitisation et gestionnarisation de la prévention des risques professionnels, Toulouse, Octarès.

Barlet B., Barnier L.-M., Mascova E., Mias A. et Pillon J.-M., 2022, « Troubles dans la prévention. Responsabilités limitées dans la prise en charge de la santé-sécurité des intérimaires », Travail et Emploi, n° 169-170-171, à paraître.

Cavalin C., Henry E., Jouzel J.-N., Pélisse J., 2020, Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Paris, Presses des Mines.

Clot Y., avec Bonnefond J.-Y., Bonnemain A. et Zyttoun M., 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, Paris, La Découverte.

Daubas-Letourneux V., 2021, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Paris, Bayard.

Gaudart C. et Volkoff S., 2022, Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail, Paris, Les Petits matins.

Henry E., 2017, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Paris, Presses de Sciences Po.

Marichalar P., 2017, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, Paris, La Découverte.

Mias A., 2010, Les Risques professionnels. Peut-on soigner le travail ?, Paris, Ellipses.

Revillard A., 2019, Handicap et travail, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Sécuriser l’emploi.

Thébaud-Mony A., 2000, L’industrie nucléaire. Sous-traitance et servitude, Paris, Inserm/EDK.

Thébaud-Mony A., Davezies P., Vogel L. et Volkoff S. (dir.), 2015, Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Paris, La Découverte.

Olivier Godechot - Des lieux de travail de plus en plus ségrégués

Olivier Godechot est directeur de recherche CNRS au CRIS et professeur à Sciences Po. Il est aussi le directeur de l’observatoire AxPo à Sciences Po, consacré à l’observation de la polarisation des sociétés de marché. Ses recherches actuelles portent sur la ségrégation au travail, au séparatisme des élites (en particulier à travers l’étude du phénomène des départs en équipe) et plus généralement à la dynamique inégalitaire du marché du travail. Auparavant, il a étudié la financiarisation des sociétés modernes et son effet sur l’accroissement des inégalités, les mécanismes de rémunération dans le secteur de l’industrie financière ainsi que la division du travail et les rationalités à l’œuvre dans les salles de marché. Il a consacré en parallèle des travaux au monde académique et à l’impact des réseaux socio-intellectuels sur les recrutements à l’université.

DES LIEUX DE TRAVAIL DE PLUS EN PLUS SÉGRÉGUÉS

Olivier Godechot et l’équipe COIN

Le travail n’est pas seulement économique. On ne peut le résumer à la production de biens et de services ou à l’échange d’une force de travail et d’un salaire. C’est aussi une sphère cruciale de la vie sociale. Il est l’occasion de contacts et d’échanges entre salariées de divers niveaux de la hiérarchie des salaires. On sait d’ailleurs que les actives passent plus de temps à échanger avec des collègues au travail qu’avec leurs voisines (Héran, 1988). Comme le voisinage ou l’école, le travail peut contribuer à la cohésion sociale, en augmentant l’interconnaissance entre les différents groupes sociaux et en permettant la circulation de proche en proche des ressources clefs, telles que l’information, le savoir ou le capital social. Aux dimensions d’intégration et de redistribution, le travail ajoute une dimension relationnelle plus prononcée qu’au sein des autres sphères sociales. Il est le lieu de revendications concurrentes sur la distribution des ressources organisationnelles et de la valeur ajoutée. Les salariées du haut de la hiérarchie salariale, qui ont un rôle important dans la détermination des salaires, sont potentiellement exposées aux conditions de travail et aux revendications d’autres niveaux de la hiérarchie salariale. Aussi, la composition des lieux de travail peut avoir une incidence sur la cohésion sociale globale.

Dans le cadre de cette contribution, nous résumons un travail d’ampleur sur l’évolution de la ségrégation socio-économique au travail mené par une équipe internationale de chercheuses en sciences sociales (Godechot et al. 2023). Pour mesurer l’évolution de la ségrégation salariale sur les lieux de travail depuis le début des années 1990, nous nous fondons sur des données administratives exhaustives ou quasi-exhaustives de douze pays représentant une variété d’économies capitalistes : économies « libérales » avec le Canada ; social-démocrates avec le Danemark, la Norvège et la Suède ; continentales avec la France, les Pays-Bas et l’Allemagne ; de l’Europe du Sud avec l’Espagne ; en transition avec la Tchéquie et la Hongrie ; et d’Asie orientale avec la Corée du Sud et le Japon. Nous divisons la population salariée nationale en fractiles de salaire (Piketty, 2013) et nous mesurons « l’exposition » des fractiles les uns aux autres au sein des établissements de chaque pays, c’est-à-dire au sein des différents lieux de travail (adresses) des entreprises (en France, par exemple nous utilisons le SIRET pour caractériser un établissement). La notion statistique d’exposition d’un groupe donné (par exemple les membres du dixième supérieur) à un autre (par exemple les membres de la moitié inférieure) correspond tout simplement à la proportion des collègues du premier groupe qui appartiennent au deuxième groupe.

Une élite salariale de plus en plus concentrée et séparée des salariées de la moitié inférieure de la hiérarchie salariale

La figure 1 présente ainsi dans chacune des économies nationales l’évolution de l’isolement (ou de l’entre-soi) du top 10 % national, c’est-à-dire de l’exposition du top 10 % à lui-même. Ainsi, en 1993, les membres du dixième supérieur des salaires en France travaillaient dans des établissements où 27 % de leurs collègues faisaient aussi partie du même groupe salarial. Si ces derniers étaient répartis aléatoirement, alors le taux d’isolement aurait dû être de 10 %. Non seulement, les salariées de l’élite salariale se concentrent dans un nombre limité d’établissements, mais cette concentration a connu une évolution particulièrement prononcée. En 2019 en France, le taux d’isolement du dixième supérieur atteint en effet 36,5 %, soit près de 10 points de pourcentage de plus qu’en 1993. Pour l’exprimer autrement, le taux d’accroissement de ce taux d’exposition a suivi une tendance linéaire de +2 % par an. Ce phénomène d’accroissement de l’entre-soi des salariées les mieux payées est certes particulièrement prononcé en France, mais on le rencontre dans l’ensemble des pays étudiés, que ce soit dans les autres économies continentales (Pays-Bas, +1,3 % par an, Allemagne +1,2 % par an, Espagne + 1,3 % par an), asiatiques (Corée du Sud, + 2 % par an, Japon, +1,5 % par an), « sociales démocrates » : (Suède, +1 % par an ; Danemark, + 0,7 %/an), en transition (Tchéquie et Hongrie +0,8 % par an) ou libérales (Canada +0,7 %/an). Seule la Norvège semble échapper à cette dynamique de concentration des salariées les mieux payées, mais on retrouve une tendance similaire dans ce pays lorsqu’on approche son élite salariale avec des notions alternatives de top 1 % ou de top 20 %.

De quels groupes salariaux l’élite salariale se sépare-t-elle lorsqu’elle se concentre dans un petit nombre d’établissements ? Dans certains pays, la séparation se fait surtout avec les dixièmes du bas de la hiérarchie des salaires (France, Suède, Allemagne), dans d’autres, elle se fait surtout avec les dixièmes médians (Hongrie, Japon, Corée du Sud). On peut assez bien résumer la situation en montrant que dans tous les pays, le top 10 % est de plus en plus séparé des salariées de la moitié inférieure de la hiérarchie des salaires (Figure 2). Ainsi en France en 1993, les membres du top 10 % comptent parmi leurs collègues d’établissement 26 % de salariées de la moitié inférieure nationale. Là encore, la sous-représentation est patente : si les salariées étaient réparties aléatoirement, cette proportion devrait logiquement s’élever à 50 %. Elle s’accentue considérablement au cours des trente dernières années. En 2019, le taux d’exposition de l’élite à la moitié inférieure s’élève à 16,5 %, soit près de 10 points de moins. La pente est clairement décroissante à un rythme de - 2.5 % par an, comme elle l’est dans l’ensemble des autres pays à des rythmes allant de - 3 % (Japon) à - 0,8 % (Norvège), la Hongrie (- 0,3 %) et le Canada (- 0,1 %) constituent deux exceptions où la tendance n’est pas significative.

Les facteurs de la ségrégation : désindustrialisation, restructurations et numérique

Quels sont les facteurs de cet accroissement de la ségrégation socio-économique au travail ? Notre étude, qui combine plusieurs méthodes et niveaux d’analyse met en évidence trois grands facteurs fortement intriqués : la désindustrialisation, le processus de restructuration des entreprises et la digitalisation.

Traditionnellement, les établissements industriels pouvaient réunir des niveaux très différents de la hiérarchie salariale, que ce soit des ouvrières, des employées, des ingénieures, des cadres (et, dans les petites entreprises, des dirigeantes). Le fort déclin de l’emploi industriel et son remplacement par des nouveaux emplois dans les services, plus polarisés entre services à haute valeur ajoutée comme la finance et services à faible valeur ajoutée comme la restauration, contribuent donc au processus de ségrégation. Ainsi, lorsque l’emploi industriel diminue d’une unité standardisée de mesure (c’est-à-dire un écart-type en statistiques), le taux d’isolement des 10 % des salariées du haut de la hiérarchie augmente entre 0,2 et 0,5 unité. Qui plus est, la désindustrialisation n’est pas seulement un phénomène de déclin numérique de l’emploi industriel, mais aussi une transformation profonde de son organisation, avec l’automatisation de nombreuses tâches et fonctions et le recours accru à l’externalisation, la sous-traitance ou la délocalisation. Aussi, c’est à l’intérieur du secteur industriel que la tendance à l’isolement des salariées les mieux payées est la plus prononcée : elle s’élève à +0,33 point de pourcentage par an contre 0,23 pour l’économie dans son ensemble.

Dans un ouvrage visionnaire, The Vanishing American Corporation, le sociologue Gerald Davis a montré que l’effectif des grandes entreprises états-uniennes était désormais en déclin (2016). Il faisait l’hypothèse que cette course à la réduction de la taille des entreprises allait de pair avec l’accroissement des inégalités et de la ségrégation au travail. Avec nos données, nous confirmons cette intuition. L’effectif des établissements est bien un facteur de variation de l’isolement de l’élite salariale. Une baisse d’une unité standardisée de la taille de l’établissement augmente de 0,15 à 0,2 unité notre indicateur d’isolement.

Comment le phénomène se produit-il ? Il ne prend pas que la forme progressive de variation continue des effectifs (recrutements, démissions, départs à la retraite) en fonction des aléas de la conjoncture et la composition de la force de travail, mais il doit aussi beaucoup aux politiques délibérées de restructuration qui « fissurent » l’entreprise, comme l’externalisation ou la sous-traitance (Weil 2014). Nous disposons de données françaises plus détaillées qui permettent justement d’estimer les conséquences de ce processus de fissuration. Nous pouvons mesurer comment des événements de restructuration qui réduisent l’effectif, tels que les plans de licenciement économiques, les externalisations, le recours à la sous-traitance, les délocalisations, influent aussi sur l’isolement du top 10 %. Externaliser, délocaliser ou sous-traiter 10 % de la main d’œuvre augmente de 4 points de pourcentage le taux d’isolement du dixième supérieur au sein des salariées qui restent. De même, licencier 10 % de la main d’œuvre augmente de 2 points de pourcentage le taux d’isolement de l’élite salariale. Ainsi par ces restructurations, les entreprises se débarrassent prioritairement des salariées du bas de la hiérarchie salariale et resserrent l’entre-soi des salariées les mieux rémunérées. Les salariées du bas de la hiérarchie continuent à travailler de manière invisible pour le haut de la hiérarchie, mais depuis des établissements différents et par l’entremise complexe de chaînes d’entreprises sous-traitantes et de prestataires externalisés.

Une telle désindustrialisation et de telles restructurations n’auraient pas été possibles sans changement technologique avancé. L’automation permet de supprimer des tâches routinières non-qualifiées (Autor, Katz, and Kearney 2006). L’informatisation permet aussi de réorganiser le travail à distance et permet l’organisation de chaînes complexes de sous-traitance. Même si on manque d’indicateurs fins de la digitalisation des entreprises, on peut montrer que l’évolution de la part des actifs nationaux investis dans les technologies de l’information et de la communication est corrélée à notre indicateur national d’isolement de l’élite salariale : une variation d’une unité standardisée de la première mesure est associée à une variation de 0,15 à 0,3 unité de la seconde.

Alors que depuis une dizaine d’années, les chercheuses en sciences sociales ont alerté d’un retour de l’accroissement de la ségrégation résidentielle et géographique (Reardon et Bischoff, 2011 ; Musterd et al., 2017 ; Préteceille, 2006), nous montrons ici que la ségrégation socio-économique au travail, largement méconnue, augmente à un rythme soutenu dans les douze pays étudiés, représentatifs des différents types d’économie capitaliste avancée. La désindustrialisation, les restructurations d’entreprise et la digitalisation ont alimenté cette évolution.

Au vu de l’importance du travail comme sphère de socialisation, on peut craindre que cette tendance à la ségrégation n’affecte la cohésion sociale. Aussi, l’étude des conséquences de cette évolution constitue un programme de recherche prioritaire. Même s’il est encore tôt pour évoquer des résultats, nous voudrions finir ce texte avec quelques réflexions relatives aux réformes touchant le travail en France actuellement. La séparation au travail des salariées du haut et du bas de la hiérarchie est devenue telle aujourd’hui que les personnes les plus impliquées dans ces réformes (les ministres, les membres des cabinets, les conseillères, les économistes, les députées, les assistantes parlementaires, les consultantes, etc.) sont très mal connectées aux salariées du bas de la hiérarchie que ce soit directement par leur travail actuel ou passé, ou indirectement par celui de leurs proches. La méconnaissance des salariées du bas de la hiérarchie risque d’être redoublée par des formes d’incompréhension et un manque d’empathie.

C’est notamment le cas des réformes qui demandent des efforts aux salariées qui risquent alors d’affecter plus les personnes qui se trouvent en bas de la hiérarchie. L’épisode de la réforme des retraites de 2023, marqué par une faible considération pour les carrières longues et la pénibilité au travail, en est l’illustration. Mais, même des réformes visant à revaloriser le travail risquent de favoriser avant tout les salariées les mieux payées. C’est le cas notamment de celles qui cherchent à enrôler les entreprises dans les augmentations de pouvoir d’achat. Inciter les entreprises à verser des primes ou à recourir plus fortement à l’intéressement néglige le fait que salariées bien payées et mal payées ne travaillent pas dans les mêmes entreprises et que les possibilités d’implication des entreprises seront toujours plus fortes chez celles, plus profitables et plus volontaires, qui emploient les salariées du haut de la hiérarchie.

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Références :

Autor David H., Katz Lawrence F. et Kearney Melissa S. (2006), « The polarization of the US labor market », American economic review, 96 (2), p. 189‑94.

Davis Gerald F. (2016), The vanishing American corporation: Navigating the hazards of a new economy. Oakland, CA, Berrett-Koehler Publishers.

Godechot Olivier, Tomaskovic-Devey Donald,  Boza István, Henriksen Lasse, Hermansen Are Skeie, Hou Feng, Jung Jiwook, Kodama Naomi, et al. (2023), « The Great Separation (reloaded): Top Earner Segregation at Work in Advanced Capitalist Economies », Miméo.

Héran François (1988), « La sociabilité, une pratique culturelle ». Économie et statistique, 216 (1), p. 3‑22.

Musterd Sako, Marcińczak Szymon, Van Ham Maarten et Tammaru Tiit (2017),  « Socioeconomic segregation in European capital cities. Increasing separation between poor and rich ». Urban Geography, 38 (7), p. 1062‑83.

Piketty Thomas (2013), Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil.

Préteceille Edmond (2006), « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? » Sociétés contemporaines, 62 (2), p. 69‑93.

Reardon Sean F. et Bischoff Kendra (2011), « Income inequality and income segregation », American journal of sociology, 116 (4), p. 1092‑1153.

Weil David (2014), The fissured workplace, Cambridge MA, Harvard University Press.

Philippe Askenazy et Damien Cartron - Sortir du déni managérial sur les conditions de travail et l’absentéisme : le cas emblématique des conducteurs et conductrices de bus

Damien Cartron est ingénieur de recherche au CNRS-Centre Maurice Halbwachs et codirecteur du parcours de master Quantifier en Sciences Sociales. Ses travaux s’articulent autour de deux axes. Premièrement les effets des formes d’organisation du travail sur l’intensité de celui-ci et sur les conditions de travail des salariés. D’autre part, sur comment la perception du dérèglement climatique par les chercheurs modifie leurs activités et comportements.


© Frédérique Plas

Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS-Centre Maurice Halbwachs et professeur attaché au département d’économie de l’ENS. Ses travaux portent sur les mutations du travail tant du point de vue technologique qu’institutionnel, et leurs conséquences en termes de performances économiques, environnementales et sociales, notamment sur la santé et la sécurité au travail, en interaction avec l’affirmation d’un capitalisme de rentes.

 

 SORTIR DU DENI MANAGÉRIAL SUR LES CONDITIONS DE TRAVAIL ET L’ABSENTÉISME : LE CAS EMBLÉMATIQUE DES CONDUCTEURS ET CONDUCTRICES DE BUS

Philippe Askenazy & Damien Cartron, CMH-CNRS

Depuis la rentrée 2022, le manque de chauffeurs de bus est devenu l’illustration médiatique et politique des difficultés de recrutement d’un secteur qui pourtant offre souvent une stabilité de l’emploi et des salaires certes limités mais bien plus attractifs que l’hôtellerie restauration par exemple. La principale organisation professionnelle l’Union des Transports Publics et ferroviaires, dans la dernière édition de l’observatoire de la mobilité y voit deux causes : les départs à la retraite massif et l’absentéisme post-pandémie. Il s’agirait donc de facteurs conjoncturels, externes ou de manque d’anticipation. D’où des solutions rustines, comme la possibilité ouverte aux fonctionnaires de cumuler leurs fonctions avec un emploi de conducteurs de bus scolaires, ou de vastes campagnes de publicité pour le métier par des acteurs des transports urbains.

En fait, la montée de l’absentéisme des conducteurs est apparue bien avant la crise sanitaire (voir Askenazy et Cartron, 2020, sur lequel s’appuie cette courte contribution), s’inscrivant dans une dynamique globale : tous secteurs confondus, entre le 1er trimestre 2010 et le 4ème trimestre 2019, le volume d’indemnités journalières maladie par salarié (du régime général, hors maternité) a augmenté́ de 12 %, et même de 16% pour les indemnités ATMP (accidents du travail et maladies professionnelles). Si les statistiques ultérieures ont été brouillées par la pandémie et la fluctuation de la prise en charge des arrêts maladie, cette tendance ne semble pas se démentir. D’ailleurs, selon Les Échos du 12 mai 2023, « Les indemnités journalières font partie des pistes identifiées par le ministère du Budget pour réduire les dépenses publiques ».

  

Le secteur des transports publics est ainsi l’archétype d’un puissant déni autour des conditions de travail et du management organisationnel. Ce n’est pas parce que le métier s’est féminisé qu’il ne présente pas des contraintes importantes. Au final, ce ne sont pas les comportements individuels qui font l’absence. Une première section va décrire des mutations saillantes du travail de chauffeuses et chauffeurs de transports urbains et une seconde illustrera les dérives d’un management dans le déni.

1. Des conditions de travail en mutation mais qui demeurent difficiles

Les chauffeurs de bus sont confrontés à d'importantes contraintes dans leur activité, à de multiples problèmes de santé et, enfin, à des facteurs qui influencent les absences : conditions physiques de travail, risques psychosociaux, organisation des horaires, etc. Ces facteurs concernent aussi bien les hommes que les femmes.

L'amélioration de l'ergonomie des véhicules est évidente. Avant même l’actuelle généralisation des modèles électriques, les moteurs ont été placés à l'arrière du bus – ce qui réduit l'exposition aux vibrations – et les sièges optimisés. Le choix des véhicules échappe cependant aux chauffeuses et chauffeurs et parfois même à l’opérateur de transport ; ils peuvent être mis à disposition par la collectivité ou résultent d’une reprise après un changement de titulaire de la délégation de services publics, et visent en premier lieu le confort des usagers-électeurs. Surtout, l'état et l’organisation des voies publiques, malgré les couloirs de bus, deviennent plus délicats avec les aménagements des collectivités pour sécuriser les personnes et favoriser les mobilités douces : dos d'âne, lignes partagées avec les vélos etc. S’y ajoute le boom de l’économie du dernier kilomètre qui multiplie à certains horaires les véhicules de livraison garés de manière anarchique.

Les vertèbres cervicales, les épaules et les bras sont constamment sollicités : tourner fréquemment la tête pour conduire et vérifier les angles morts, tourner le volant et manipuler le levier ou le frein à main, qui se trouvent parfois derrière le conducteur, sollicitent l'épaule et le bras droit. La position assise prolongée impacte également le corps. Une grande partie des absences pour maladie est liée à des troubles musculo-squelettiques, notamment des lombalgies, à l’image de la population générale salariée (plus de 80% des maladies professionnelles reconnues, et cause d’un cinquième à un quart des absences selon les baromètres Malakoff-Humanis).

À ces contraintes physiques s'ajoutent les effets cumulés des risques psychosociaux. Les conducteurs doivent faire face à des prescriptions contradictoires : suivre une organisation du travail planifiée et optimisée et faire preuve d'agilité pour satisfaire les clients. S’ils apprécient souvent leur relative autonomie, celle-ci peut être vécue comme un isolement en cas de difficultés, notamment avec les clients. Par ailleurs, les conducteurs ne se trouvent pas dans un triangle de service standard – opérateur, manager, clients – : les usagers de la route sont un quatrième acteur générant préoccupation pour la conduite comme exposition à des incivilités ; et les délégataires de service public un cinquième. Ainsi, les conducteurs gèrent en direct les relations avec la clientèle – ce qui est déjà une caractéristique largement associée à une dégradation des conditions de travail – mais aussi les usagers de la route, tout en devant respecter des normes et des horaires. Cette association de contraintes marchandes et industrielles a largement été décrite comme délétère (Cartron & Gollac, 2006).

En outre, assurer un service continu sur des plages horaires de plus en plus larges pour répondre aux besoins sociaux, à l’étalement urbain et aux exigences des collectivités locales, nécessite un travail en équipes. Les formats de rotations sont très hétérogènes d’un réseau à un autre et même au sein d’un réseau. Dans certains cas, les conducteurs peuvent travailler en équipes fragmentées, accumulant les heures du matin et de la fin de la nuit, entrecoupées d'une longue période d'inactivité. Ces horaires peuvent être irréguliers d'une semaine à l'autre, voire d'un jour à l'autre. De plus, certaines lignes de services n'offrent que des postes à temps partiel. Les bus scolaires en sont justement l’illustration la plus évidente, nécessitant de travailler en deux équipes, l'une en début de matinée et l'autre en fin d'après-midi, avec une longue période entre les deux. Les chauffeurs ont donc tendance à chercher un emploi supplémentaire pour combler l'écart et augmenter leur revenu.

L'organisation des pauses ne permet alors pas toujours aux conducteurs de récupérer pendant leur service. Les pauses dans les dépôts peuvent être écourtées, voire supprimées, en raison d'événements imprévus rencontrés en cours de route, d’autant que le respect de l'heure de départ est l'un des nombreux critères de qualité contrôlés par les collectivités contractantes. La pause du conducteur est bien souvent la variable d’ajustement de l’opérateur pour respecter les contraintes imposées par les collectivités. Lorsque les chauffeurs ont des pauses, ceux-ci ne peuvent pas toujours les prendre dans des salles de repos dédiées. Ils restent alors dans leur bus où ils sont fréquemment interrompus par des demandes de clients qui souhaitent obtenir des indications ou monter dans le bus avant qu'il ne soit en service etc. De plus, les points de départ et/ou d'arrivée des lignes peuvent être différents et éloignés du dépôt.

Outre l'allongement de fait du temps de travail, les difficultés d'organisation des déplacements, la fatigue et les enjeux de vigilance peuvent provoquer des dysrythmies alimentaires : repas irréguliers, différés, rapides, de faible qualité nutritionnelle et/ou complétés par des grignotages. Il est fréquent que les chauffeurs se plaignent de prise de poids depuis leur prise de poste.

Les évolutions technologiques modifient également la nature du travail. La généralisation des systèmes de localisation des bus par GPS se traduit par une surveillance accrue des conducteurs de transports en commun par leur employeur et, de fait, par une réduction drastique de leur autonomie pourtant source de satisfaction des agents. L'information en temps réel des clients accroît également leurs attentes en termes de régularité, ainsi que celles des autorités délégataires du service public (pour lesquelles le décompte des retards se fait désormais très régulièrement, voire quotidiennement, de manière simple et automatisée).

Au total, de multiples facteurs organisationnels affectent directement les conditions de travail et la santé des conductrices et conducteurs et, in fine participent d’un absentéisme de longue et de courte durée et d’une perte d’attractivité du métier. 

2. La gestion des absences potentiellement délétère plutôt que la prévention 

Face à ces difficultés persistantes, la concentration croissante du secteur autour de groupes multinationaux pourrait être une évolution favorable (Keolis, Transdev, RATP group dominent le marché français même si des centaines de compagnies indépendantes subsistent ainsi que des régies directes de collectivités). En effet, les grandes structures disposent de plus de ressources pour analyser et corriger les conditions de travail, les sources profondes d’un absentéisme qui génère au quotidien des perturbations, et à moyen terme des besoins supplémentaires de main d’œuvre : vaste service de ressources humaines, médecine du travail interne, formations et même expertise des syndicats.

Le cas des transports urbains est néanmoins particulier car la délégation de service public rend plus complexe l’appréhension par l’entreprise de l’organisation et des conditions de travail. À nouveau, elle est contrainte par le cahier des charges de l’appel d’offre et d’un environnement – voirie et usagers – qui lui échappe. Les chauffeurs n’ont pas vraiment d’occasions de négociation collective avec les donneurs d’ordres sur des paramètres pourtant essentiels de leurs conditions de travail.

En outre, à chaque renouvellement de délégation, le délégataire doit reprendre l’ensemble du personnel ainsi que, le plus souvent, les anciens véhicules, héritant d’une organisation du travail, notamment des horaires, qui doit très largement au passé et à l’histoire de la compagnie (qui peut être longue et issue elle-même de nombreux rachats et regroupements de petites compagnies). De plus, le délégataire qui anticipe un non-renouvellement est peu incité investir sur le moyen/long-terme dans son organisation du travail.

Ces particularités ne sont cependant pas les raisons centrales permettant d’expliquer l’absentéisme et les difficultés de recrutement, symptômes d’un travail maltraité. En effet, ils sont tout autant présents dans des réseaux en renouvellement fréquent que dans des réseaux disposant depuis des décennies du même opérateur sans perspective proche de changement et maitrisant l’achat des véhicules, comme la RATP parisienne.

Fondamentalement, les ressources peuvent malheureusement être utilisées de manière contreproductive lorsque le déni que nous évoquions s’impose. L’introduction l’automne dernier de primes pour les conductrices et conducteurs RATP qui n’aurait pas d’absence est l’illustration même de ce que Pascal Ughetto qualifie d’épistémologie du comportement (par opposition à une approche ou épistémologie qui partirait de l’organisation du travail). Dans cette approche, le management doit agir sur le comportement individuel et non interroger l’organisation (Ughetto, 2021).

Or, ce type de pratiques peut avoir des impacts délétères notamment sur le moyen-terme. Nous avions pu avant la crise Covid décortiquer la politique en matière d’absentéisme d’un groupe français – un MOLTS, Multinational Operator of Local Public Transport Services – et au sein de plusieurs de ses réseaux (Askenazy et Cartron, 2020). La lutte contre l’absentéisme était une de ses priorités du fait de ses coûts croissants directs – remplacement, pertes de recettes – et indirects (perturbations, retards pouvant impliquer des pénalités financières du donneur d’ordre, jusqu’à la perte de la concession à son renouvellement. Malgré cela, le taux d’absentéisme ne cessait de croître, même il accélérait ! Plus précisément, les absences longues (notamment de plus de 3 mois) s’envolaient.

Le groupe a dans un premier temps imposé un reporting global et standardisé tout en diffusant des outils bâtis par un service comprenant un médecin de travail et un ergonome pour favoriser de « bonnes pratiques » auprès des chauffeurs. Dans un deuxième temps, il a posé aux différents réseaux l’injonction de réduire le taux d’absentéisme.

Les directeurs locaux n'avaient pas attendu que l'entreprise leur demande de se préoccuper de l'absentéisme pour cause de maladie. Il s'agit d'une question opérationnelle cruciale. L'encadrement intermédiaire consacre d’importants effort à la gestion des absences non programmées et à la correction de la désorganisation qu'elles génèrent. Cette gestion au quotidien et en juste-à-temps déstabilise l’activité de ces encadrants et les expose à une surcharge mentale et in fine à un risque d’absence.

Ces préoccupations opérationnelles introduisent une asymétrie entre les types d'absences : fondamentalement, les absences de longue durée perturbent moins les opérations que les absences de courte durée, qui sont le plus souvent imprévues.  Les coûts directs des absences pour cause de maladie renforcent encore cette asymétrie. Après un délai de carence, les salariés reçoivent une indemnité journalière de la Sécurité sociale. Cette indemnité est plafonnée à 50 % du salaire. Cependant, la convention collective nationale des réseaux de transport urbain et interurbain stipule que l'employeur doit compléter cette indemnité jusqu'à 100 % du salaire pendant les 90 premiers jours de l'arrêt maladie.

Dans ce contexte, la demande du groupe de réduire les absences afin d'améliorer les performances financières est largement comprise par les dirigeants locaux comme une demande de réduction principalement des absences de courte durée. Or, l’épistémologie du comportement domine pour l’absentéisme court. Les cadres parlent de « question de tempérament », opposant des chauffeurs « qui ne remarquent pas quand les clients ne disent pas bonjour », quand d'autres sont très sensibles » (sans distinction de genre d’ailleurs). Ce qui est considéré comme une hypersensibilité des chauffeurs et chauffeuses expliquerait leurs absences suite à de banales incivilités. Beaucoup sont persuadés de la prégnance de fausses absences de courte durée ; un préjugé répandu que nous avons observé dans de nombreux autres secteurs que nous avons pu explorer (grande distribution, hôpitaux, travaux publics, restauration rapide…).

Le déni de la composante conditions de travail dans l’absence, et la concentration sur le comportement individuel, entrainent des pratiques managériales contreproductives voire aberrantes.

Le cas des conducteurs pratiquant un sport est particulièrement illustratif. Le manque d'exercice des conducteurs, qui restent assis pendant de longues heures, est une source bien connue de surpoids et de risques de maladie à long terme ; une recommandation standard pour les conducteurs est de faire du sport. Cependant, le groupe se focalise sur le cas de conducteurs qui se sont blessés pendant les week-ends en faisant du sport, absents le lundi. D’où des refus d’embauche de chauffeuses et chauffeurs sportifs !  

Autre exemple de pratique, des managers stigmatisent des absents, ce qui ne fait que renforcer les risques psycho-sociaux en détériorant le climat social vertical comme horizontal. Notamment, ils soulignent que les absences affectent négativement les conditions de travail de leurs collègues, imposent des heures supplémentaires et modifient les horaires de travail. Des managers confrontés à un conducteur ayant de fréquentes absences pour maladie de courte durée, peuvent alors encourager ce « travailleur fragile » à demander un congé de maladie de longue durée.

Comme dans le cas de la RATP, des unités avaient introduit des incitations salariales significatives pour le présentéisme. Les primes annuelles individuelles d'assiduité peuvent atteindre un demi mois de salaire. En dessous d'un certain seuil d'absences au cours de l'année, les employés reçoivent une prime. Au-delà, ils la perdent. La conception de cette prime à cliquet montre bien la prédominance de la question des absences courtes au détriment des absences longues puisque, par définition, une fois le seuil franchi, l'incitation au présentéisme disparaît. Surtout, une vaste littérature montre l’impact délétère du présentéisme ; sans parler du risque accru de contagion en cas d’épidémie. Aller au travail alors que l’on est malade participe d’un risque accru de détérioration de la santé et in fine augmente le risque d’un futur absentéisme long (Skagen & Collins, 2016).

L’ensemble de ces mécaniques enferment les organisations dans une spirale qui amène certes, à limiter l’absentéisme court, mais génèrent une forte progression de l’absentéisme long, sans à aucun moment attaquer la dimension centrale du contenu, de l’organisation et des conditions du travail.

3. En finir avec le déni

Cet exemple de la gestion de l’absentéisme des chauffeuses et chauffeurs de transports en commun permet d’illustrer les écueils d’un management qui ne tient pas compte des conditions réelles d’exercice du travail. Plutôt que de tenter d’expliquer l’absentéisme de leurs salariés par des accidents de sport ou de bricolage durant le week-end, par une ultra sensibilité aux incivilités, une possible flemme de ceux-ci, ou même des facteurs conjoncturels post-covid, les responsables de ces entreprises gagneraient sans doute à accepter de réfléchir sur le fond de l’organisation du travail qu’elles proposent.

Réfléchir à une organisation du travail qui tienne compte des contraintes d’un métier difficile, pour offrir de meilleures conditions de travail et un plus grand soutien permettrait sans doute de réduire l’absentéisme.

Gérer les absences en anticipant plus loin que les remplacements à opérer d’urgence permettrait sans doute de cesser d’inciter les salariés à passer de l’absentéisme court (certes plus désorganisateur du travail) à l’absentéisme long (nettement plus coûteux pour la collectivité, mais également pour le travailleur et l’employeur). La première pierre de ce changement ne peut être que de sortir du déni des organisateurs du travail de leur part de responsabilité tant dans le privé que le public. L’État doit l’encourager comme employeur, comme donneur d’ordre et par sa police du travail, et a minima éviter d’encourager l’épistémologie du comportement.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

ASKENAZY Philippe & CARTRON Damien (2020), When Preventing Absenteeism Fuels Long‐Sickness Leave: The Case of a Leading Operator for Local Transport Services., British Journal of Industrial Relations, 58(1), 199-223.

CARTRON Damien, GOLLAC Michel (2006), « Fast-work et maltravail », dans ASKENAZY Philippe, CARTRON Damien, DE CONINCK Frédéric, GOLLAC Michel, Organisation et intensité du travail, Toulouse, Octares, pp. 227-238.

SKAGEN Kristian & COLLINS Allison. M. (2016), The consequences of sickness presenteeism on health and wellbeing over time: a systematic review, Social Science & Medicine, 161, 169-177.

UGHETTO Pascal (2021), « 18. Le travail, un impensé de la GRH ? », dans BEAUJOLIN-BELLET Rachel, Les grands courants en gestion des ressources humaines, EMS Editions, pp. 325-342.

 

Haude Rivoal - Les hommes et l’égalité professionnelle : qu'est-ce qui coince encore ?

Haude Rivoal est sociologue, associée au CNAM-CEET (Centre d'Études sur l'Emploi et le Travail) et au CRESPPA (Centre de Recherches sociologiques et politiques de Paris). Elle est l'auteure de La fabrique des masculinités au travail (La Dispute, 2021).

 

 

LES HOMMES ET L'ÉGALITÉ PROFESSIONNELLE : QU'EST-CE QUI COINCE ENCORE ?

Haude Rivoal (CNAM-CEET, CRESPPA)

Ces derniers temps, on s'interroge beaucoup sur le sens du travail, mais moins sur le genre de celui-ci. Pourtant, les faits sont têtus. Qu'ils s'agissent des inégalités de salaires, du plafond de verre, ou plus grave, du harcèlement sexiste ou sexuel au travail, l’actualité ne finit pas de nous rappeler leur persistance. Pourtant, le monde du travail ne cesse de multiplier les initiatives, de clamer sa bonne volonté et de prouver sa « proactivité » en matière de lutte contre les discriminations : de grands patrons s’engagent, des lois incitent et des rapports alertent. Alors, qu'est-ce qui coince encore ? Les apports des sciences sociales sont nombreux et riches d'enseignements sur l'étude des femmes au travail, des discriminations qu'elles subissent aussi bien que des manières qu’elles ont parfois de les contourner. Mais, que se passe-t-il du côté des hommes ? Leur rapport au travail, à la virilité et à l’égalité a-t-il changé ?

La féminisation du travail ne modifie pas ses structures inégalitaires

Il n'est pas besoin de beaucoup de chiffres pour prouver que les élites (économiques, financières et culturelles) sont toujours masculines. Même dans les filières plus féminisées comme l'administration, les femmes sont sous représentées. À Bercy par exemple, les femmes représentent seulement 20 % des emplois de cadres alors que le ministère de l’économie est composé à 57 % de femmes. Cette inégalité existe aussi dans les ministères sociaux considérés comme plus « féminins », où elles sont seulement 40 % dans les postes de direction alors qu’elles composent 2 tiers des effectifs (Bereni, Jacquemart, 2018). Dans les emplois les moins qualifiés, le constat reste quant à lui très binaire (HCE, 2023). Schématiquement : les ouvriers sont encore largement des hommes et les femmes sont concentrées dans les métiers de l’éducation, du nettoyage et du soin. Voilà de quoi désamorcer d'emblée une idée reçue : celle qui suppose que le chemin vers l'égalité n'est plus très long et qu’il ne suffirait plus que d’un renouvellement de générations pour que le partage des tâches et des responsabilités s’installe définitivement.

Pourtant, les modèles ont changé : les hommes ne sont plus les seuls pourvoyeurs de ressources au sein du foyer, et certains, comme les athlètes professionnels, n’hésitent plus à exprimer les souffrances liées au travail. Ainsi, il serait plutôt tentant à première vue de considérer que la bonne vieille « virilité à papa », incarnée dans des figures de meneurs d’hommes aurait disparu, qu’elle aurait fait place à une jeune génération plus féminisée, plus diplômée et plus obéissante aux chiffres qu’à la hiérarchie ou qu’au genre des salariés. Preuve en est, les femmes occupent de plus en plus de responsabilités. En 2019, 17% des femmes en emploi étaient cadres contre 4% en 1982.

L’accès des femmes à des positions managériales constitue un symbole et une mesure, à la fois du changement mais aussi d’une forme de « modernité », préoccupation constante des entreprises contemporaines. Cependant la majorité des études stipulent que sauf à intégrer le « top management », l’entrée des femmes dans ces positions ne bouleverse pas nécessairement la manière dont une organisation fonctionne. Elle n’efface pas les inégalités de salaires et n’annulent pas les violences sexistes. Autrement dit, à trop se concentrer sur les individus, on en oublie les structures qui permettent aux inégalités sociales d'exister. C’est typiquement les cas des masculinités toxiques (PPDA dans les médias, Weinstein dans le cinéma, Le Graët dans le football, etc.). Si les auteurs ont été dénoncés et évincés, pourquoi les directions n’ont-elles pas réagi plus tôt alors que « tout le monde savait » ? Comment comprendre ce silence complice, sinon comme le témoin et le terreau de la fabrique des masculinités au travail ?

Les entreprises sont encore masculines

Affirmer que l’entreprise est masculine, ce n’est pas seulement dire qu’elle est dirigée par des hommes. C’est également affirmer que les pratiques d’entreprises favorisent les hommes. C’est le constat que posent en 2018 Laure Bereni et Alban Jacquemart dans une enquête sur la haute administration française, intitulée : « Diriger comme un homme moderne ». Les deux chercheurs montrent que si la majorité des dirigeants sont encore des hommes, c’est notamment parce que les études qui mènent à ces métiers (typiquement l’ENA, « voie royale » pour la haute administration), et en particulier leurs concours d’entrée, valorisent la confiance en soi et un rapport stratégique au diplôme, des choses qu’on retrouve bien plus chez les hommes. Deuxième constat : l’investissement et l’engagement professionnels exigés dans la profession ne sont possibles qu’à condition de se délester du travail domestique et parental. Autrement dit, il exclut la majorité des femmes. Enfin, troisième constat : les qualités attendues dans la pratique du métier (l’assurance, le goût du pouvoir, la compétition ainsi qu’une capacité à affronter des grosses charges de travail sans montrer ses faiblesses) sont aussi celles pour lesquels les hommes ont été majoritairement socialisés. Ce processus de « sélection-détection » – pour reprendre l’expression de Cécile Guillaume et de Sophie Pochic (2007) – participe activement à promouvoir un modèle de carrière au masculin-neutre et en retour, à la formation de Boys Club.

Ces modalités de genre sont encore si présentes dans certaines professions, que l’on constate une décroissance des effectifs féminins. C’est ce que révèlent les travaux d’Isabelle Collet dans les métiers de l’informatique. Orientation genrée et sexisme ordinaire, le constat est d’autant plus rude que beaucoup d’écoles ont pris des mesures pour lutter contre cette tendance. La sociologue explique : « C’est l’environnement qui enlevait [aux femmes] leur confiance en elle. Il a fallu changer la culture [des écoles] qui promouvaient l’idée que les hommes codaient pour l’amour de l’art et les filles pour être utiles. » Mais ces mesures fonctionnent-elle réellement ?

Les politiques d’égalité sont souvent déconnectées

Il parait que la mixité seraient bénéfiques aux entreprises. C’est ce que se sont employés à démontrer un certain nombre de travaux de sciences de gestion qui avancent que les entreprises intégrant davantage de femmes seraient plus performantes puisqu’elles auraient un management « différent » : plus doux, plus conciliant, plus horizontal. Or, les qualités par lesquelles ces femmes sont ici valorisées et intégrées sont aussi celles qui les éloignent d’une possible égalité. Comment exiger des femmes leur conformité au modèle standard des dirigeants (rationalité, compétitivité, autorité) alors qu’elles sont socialement définies comme différentes ? Cela signifie tout simplement que l’égalité entre les sexes est conçue de manière à ne jamais pouvoir être réalisée.

En conséquence, les entreprises voient dans les inégalités hommes/femmes, un problème externe à l’organisation. Les inégalités résulteraient de comportements individuels « dépassés »  (la masculinité toxique), de tâches inégalement réparties au sein du couple, ou de cadences « incompressibles » (la faute du marché). Présentée ainsi, l’égalité professionnelle est envisagée comme une affaire de responsabilité individuelle, déconnectée du processus de production, sans lien avec le travail en lui-même. La solution : un travail de rééducation, qui incombe aux femmes en priorité. C’est la fameuse explication qui dit que si les femmes ne gagnent pas autant que les hommes, c’est simplement parce qu’elles ne l’auraient pas demandé. Sous-entendu, si elles ne gagnent pas autant, finalement, c’est de leur faute à elles. Cette logique s’inscrit dans la politique d’injonction à l’autonomie et à la méritocratie des entreprises contemporaines (être force de proposition, savoir prendre des initiatives, organiser son temps de travail) qui renforce la rhétorique de responsabilisation, soucieuse d’adapter les individus à un environnement productif. La logique paraît implacable : on ne va pas contraindre mais rendre responsable. Car il est plus facile d’astreindre les salariés à une politique adaptative plutôt que de remettre en question un système économique. Un cas classique de double morale où il s’agit de responsabiliser les salariés pour mieux dédouaner l’entreprise de produire un système inégalitaire. Et de fait, à titre individuel, les hommes ne cessent de nous dire qu’ils changent…

Le sexisme est un marqueur de hiérarchie entre hommes, plus qu’un engagement concret

On parle constamment des nouveaux hommes, des nouveaux pères, des nouvelles organisations du travail, des nouveaux managers. Qui sont-ils ? Difficile à dire tant la récurrence des discours sur le changement rend difficile leur définition, sinon par la négative : qui ne sont-ils pas ? À coup sûr, des figures virilistes. Donald Trump ou Vladimir Poutine représentent de manière exemplaire ces figures d’une masculinité ostentatoire, entre hétérosexualité conquérante et excès de violence. Les soupçons récurrents sur leur santé mentale témoignent du fait que cette virilité est jugée comme extra-ordinaire et donc dangereuse, précisément parce qu’elle semble ne pas pouvoir être maîtrisée. À l’inverse, certains leaders politiques n’hésitent pas à revendiquer une masculinité plus « inclusive », compatible avec une exigence d’égalité entre les hommes et les femmes, la défense du droit des homosexuels, une attention portée à la planète, à la santé et à l’expression des émotions. On pense aux larmes de Justin Trudeau lors de son discours d’excuse envers la communauté homosexuelle ou encore à l’attention portée aux droits des femmes par Barack Obama. Aussi, il ne suffit pas d’être un homme pour être dominant, encore faut-il l’être « correctement ». Autrement dit, on n’en attend pas moins des hommes dans l’exercice du pouvoir, on en attend différemment. Dans ce sens, on peut penser qu’aujourd’hui, ce ne sont pas les injonctions qui pèsent sur ces « leaders » qui diffèrent (quête d’excellence et de performance) mais la manière dont les hommes se distinguent au sein de cette compétition.

C’est que ce montre Amélie Le Renard dans une enquête sur une multinationale à Dubaï (2014). Aux hommes occidentaux « un modèle de masculinité pensé comme cosmopolite, ouvert, moderne et non sexiste », aux hommes saoudiens, « des stéréotypes genrés [les] renvoyant à la paresse, au racisme, au sexisme et à l’arriération ». Plus qu’une réalité, il s’agit avant tout d’une stratégie de positionnement des hommes entre eux, où le sexisme agit comme un marqueur hiérarchique. Or, l’enquête montre que se dire féministe n’empêche pas de couper la parole aux femmes en réunion, que réprouver les inégalités n’exclut pas de rester silencieux face à une blague misogyne. Il n’est pas incompatible de penser que des discours égalitaristes peuvent tout à fait cohabiter avec des pratiques sexistes. C’est ce qu’on appelle du côté des entreprises : le féminisme washing. Preuve qu’il n’est pas nécessaire d’être dans une violence extrême pour que se perpétue un système qui traite les hommes et les femmes de manière différente. Aussi, il ne faudrait pas se réjouir trop vite des transformations du masculin, mais s’intéresser aux conditions dans lesquelles les femmes et les hommes répondent au monde du travail.

Si la domination masculine résiste, c’est parce qu’elle se transforme

On s’intéresse souvent aux effets que le travail produit sur les individus, aux effets de la domination des hommes sur les femmes, mais rarement à la combinaison des deux : aux hommes, en tant que salariés, pris dans une roue où ils doivent démontrer sans cesse leur valeur. Car il en va des organisations comme des hommes, leur place n’est jamais acquise. Il existe toujours plus fort, plus rapide, plus innovant, plus cool que soi. Obligation donc de s’adapter pour durer. C’est ainsi que j’ai pu comprendre le sens de mon embauche en 2012, comme doctorante CIFRE en charge de l’égalité professionnelle dans une entreprise à 80% masculine. Le DRH d’alors, un vieux briscard ouvertement misogyne, voulait promouvoir l’égalité professionnelle. Bien que n’étant pas entièrement convaincu lui-même de l’existence d’inégalités (« le transport, c’est plus un milieu de machos » disait-il), il y voyait surtout un moyen politique d’assurer sa place. Il considérait que cela faisait « partie de son boulot », de se positionner en « dénicheur d’opportunités ». Voilà de quoi déconstruire une autre idée reçue : l’égalité n’est pas qu’une question de génération, quand bien même, est-elle instrumentale.

Les salariés doivent sans cesse prouver leur bonne volonté face aux changements. Pour les hommes, cela passe par une adhésion aux avancées liées à l’égalité. Aussi, et contrairement aux idées reçues, celui qui conquiert sa place n’est pas nécessairement le plus fort, le plus viril, ni le plus diplômé, mais celui qui s’adapte le mieux (Rivoal, 2021). Après tout, l’adaptabilité n’est-elle pas « le nouvel impératif » du XXIème siècle ? De la même manière que le capitaliste qui intègre à son fonctionnement les critiques pour mieux se perpétuer, comme le suggèrent Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme, la force de la domination masculine, est sa capacité à s’adapter, en intégrant les critiques qui lui sont adressées (sexisme et hyper virilité). À tel point que l’on se demande : Et si tout cela n’était que prétexte et camouflage ? Et si les supposées transformations de la masculinité n’étaient pas la condition même du maintien du patriarcat ?

Il serait faux de dire qu’un certain nombre d’hommes ne sont pas sincères dans leur adhésion à l’égalité. Mais, ce qui frappe lorsqu’on enquête sur le travail, c’est la manière dont s’exprime le professionnalisme. Il ne s’exprime pas nécessairement par une flexibilité absolue ou des démonstrations permanentes de force, mais par une véritable hantise de l’impuissance. Les études sur le chômage montrent d’ailleurs l’incidence que peut avoir chez les hommes la perte d’emploi, en termes de dépression, de violences ou d’alcoolisme. Si l’on a appris aux hommes à aimer le pouvoir et la compétition, on leur a surtout appris que l’échec n’est pas acceptable. Un « vrai » homme n’échoue jamais. On a socialisé les garçons avec l’idée qu’un « homme, un vrai » doit contrôler, dominer et résister, et que leur valeur passait par la réussite économique, sexuelle, et un corps taillé pour gagner. Parallèlement, on a formaté les garçons à rejeter l’idée de faiblesse, d’échec, de tout ce qui apparaît faible, donc « féminin ». On peut bien vanter l’amélioration matérielle des conditions de travail, le management humaniste et celui de la diversité, « avoir la pression » et « réussir » font encore partie du langage courant. Ils reviennent dans presque tous les discours comme un leitmotiv, qui fait suffoquer même les plus grands dirigeants. Aussi, à trop se concentrer sur les transformations du masculin, et à imaginer des formes de progrès, on en oublierait presque les stagnations, les résistances et les retours en arrière. 

L’accélération et la précarisation du travail encouragent l’idée d’une impossible mixité

Il serait naïf de croire que les hommes profitent en bloc des dividendes du patriarcat et que le système serait favorable à tous les hommes de la même manière. Prenons un exemple concret, celui d’un secteur en pleine croissance composé à 80% d’ouvriers : le secteur logistique, dont les entrepôts peuplent le bord de nos routes. Les politiques d’égalité professionnelle n’y font rien : les conditions de travail, la pathogénicité des emplois, l’augmentation des cadences et la suppression des emplois « de bureau » ferment ces espaces aux femmes. Les enquêtes montrent que c’est bien l’organisation du travail qui encourage, face aux flux incessants, une culture masculine valorisant la force (physique ou mentale) (Rivoal, 2021). Les primes de productivité n’en sont que le témoin, comme une compensation des risques autant qu’une permission voire un encouragement à les prendre. Conséquence : les cadences productives participent à produire un stigmate viriliste qui se retourne contre les hommes eux-mêmes, et en particulier contre les ouvriers. Le lien avec leur supposée brutalité est ainsi aisément établi et leurs aspirations aux changements, contrariées. Voilà de quoi expliquer la hiérarchie entre les sexes, mais pas son maintien dans le temps.

Si la domination masculine persiste, c’est avant tout parce que les salariés sont dans une position toujours plus précaire. Il n’y a rien de biologique sous la domination. Les hommes ne sont pas violents ou dominants par nature. Certains sont pacifiques et le resteront toute leur vie. Mais, en suivant les trajectoires des hommes que j’ai pu rencontrer au cours de mes recherches, il est aisé de constater que les épisodes répétés de concurrence entre collègues viennent renforcer la croyance dans l’impossibilité d’une mixité. C’est ce que les psycho-dynamiciens du travail appellent une stratégie défensive, autrement dit, une forme de résistance à l’entrée des femmes dans certains métiers qui permettrait de conserver une identité positive par le fait de « faire un travail d’hommes ». Les secteurs de la logistique, de la police, du bâtiment, sont largement documentés sur le sujet. Ces enquêtes montrent que dans un contexte professionnel tendu, la précarité agit comme un détonateur pour agglomérer des hommes ensemble. Ainsi, il ne faudrait pas sous-estimer la résistance des groupes conservateurs. Car, il y a d’un côté ce qu’on attend des hommes et de l’autre, les réponses qu’ils apportent notamment face aux mouvements de l’économie. Mais il ne s’agit pas ici d’une simple soumission aux injonctions productives. Si les hommes se regroupent entre eux c’est parce que cette stratégie constitue aussi une ressource. Se retrouver « en bande » est une manière de faire face à l’incertitude économique, dans un espace protégé où la compagnie des hommes tient lieu de famille (Coquard, 2019).  C'est de cette manière qu’autodidactes et « jeunes loups » cohabitent plus ou moins paisiblement, c’est parce qu’ils sont unis par le sentiment d’appartenir à un même clan protecteur. Ce qui les rend dominants d’un point de vue du genre, mais dominés et donc soumis aux injonctions du travail.

Conclusion 

Alors, qu'est-ce qui coince encore dans l’égalité professionnelle ? Premièrement, le fait que les organisations sont toujours masculines. Deuxièmement, le fait que si la figure de leader parait plus « inclusive », elle n’en valorise pas moins des qualités viriles. Troisièmement, le fait que le sexisme fasse davantage office de marqueur social que d’un réel engagement (de la part des hommes ou des entreprises). Quatrièmement, le fait que la précarisation du travail conduit certains hommes à résister aux changements, notamment ceux liés à la mixité.

Le cercle est vicieux : on voudrait bien intégrer des femmes, mais elles sont parfois si peu nombreuses qu’un investissement en ce sens ne se justifie pas. On voudrait quand même se montrer moderne pour se démarquer de ses concurrents, mais sans y mettre les moyens et surtout, sans mettre mal à l’aise les hommes puisque les Boys Club sont efficaces d’un point de vue productif. Si bien qu’on en vient à penser que si les transformations du travail ont un impact, c’est davantage sur les hiérarchies des hommes entre eux que sur l’égalité elle-même.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références

BERENI Laure, Jacquemart Alban (2018), « Diriger comme un homme moderne. Les élites masculines de l’administration française face à la norme d’égalité des sexes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 223, no. 3, p. 72-87.

BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Ève (2011), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, [1999].

COQUARD Benoit (2019), Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte.

GUILLAUME Cécile, POCHIC Sophie (2007),  « La fabrication organisationnelle des dirigeants », Travail, genre et sociétés, Vol. 1, n° 17, p. 79-103.

LE RENARD SABA Amélie (2014), « « On n'est pas formatés comme ça en Occident ». Masculinités en compétition, normes de genre et hiérarchies entre nationalités dans une multinationale du Golfe », Sociétés contemporaines, vol. 94, no. 2, pp. 41-67.

RIVOAL Haude (2021), La fabrique des masculinités au travail, La Dispute.

   

Bruno Palier - Comment les stratégies du low cost à la française ont intensifié et abîmé le travail ?

Bruno Palier est Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de politique comparée de Sciences Po. Il est docteur en sciences politiques, agrégé de sciences sociales. Il travaille sur les réformes des systèmes de protection sociale. II a co-dirigé le LIEPP de 2014 à 2020. Il est l’auteur de « Réformer les retraites » (presses de Sciences Po, 2021) et co-auteur en 2022 avec Clément Carbonnier de « Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord » (PUF).

COMMENT LES STRATÉGIES DU LOW COST A LA FRANÇAISE ONT INTENSIFIÉ ET ABÎMÉ LE TRAVAIL ?

Bruno Palier

Depuis plus de trente ans, le travail en France n’est pas conçu comme un atout sur lequel les entreprises et les services publics pourraient s’appuyer pour améliorer leurs produits ou leurs services, mais comme un coût qu’il faut réduire par tous les moyens. C’est ce à quoi s’attèlent les politiques économiques françaises, principalement fondées sur des exonérations de cotisations sociales et des aides aux entreprises pour alléger le poids des « charges sociales ». Réduire le coût du travail à tout prix constitue aussi l’essentiel des stratégies des entreprises françaises. L’ensemble a eu pour effet de dévaloriser, intensifier et abîmer le travail en France.

Comme le montrent de nombreux travaux, le travail en France est devenu pour beaucoup de personnes de plus en plus dur, intense, en perte de sens. À l’instar des infirmières et des aides-soignantes, beaucoup de Françaises et de Français disent aujourd’hui ne plus pouvoir bien faire leur travail. Plusieurs enquêtes soulignent que le travail s’est fortement intensifié depuis trente ans, et que les conditions de travail se sont dégradées en France, et en Europe (cf la contribution de Maelezig Bigi et Dominique Méda). Il faut analyser la logique dominante des politiques gouvernementales de lutte contre le chômage et des stratégies de compétitivité des entreprises françaises pour comprendre cette évolution.

L’ensemble de ces stratégies repose sur une idée martelée en France depuis les années 1980 : le chômage, tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises, seraient dus au coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un État-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. Pourtant, avec des coûts du travail équivalent voire supérieurs, les Allemands ou les Suédois, qui ont su investir dans la qualification et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité, ou plus innovants, qu'ils vendent donc plus chers que les nôtres. Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons (Bas et al., 2015). Mais, plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, on a préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail, ce que nous appelons avec Clément Carbonnier une stratégie du low cost à la française (Carbonnier, Palier, 2022).

Dans ce texte, nous rappelons tout d’abord l’ampleur et l’impact des politiques publiques de baisse du coût du travail (importance des emplois de faible qualité), puis revenons sur les stratégies low cost des entreprises. Nous soulignons les conséquences de ces stratégies pour de nombreux travailleuses et travailleurs (intensification des tâches, dégradation des conditions de travail, éviction des plus âgés).

1. Les politiques de baisses du coût du travail, inefficaces en matière d’emplois et délétères pour le travail  

Au début des années 1980 fleurissent les rapports soulignant le poids trop élevé du coût du travail, qui sert d’explication au chômage (notamment des moins qualifiés) et aux déficits commerciaux français. En 1987, Le patronat, alors dirigé par Yvon Gattaz, lance « la bataille des charges », pour dénoncer le poids trop élevé des cotisations sociales, expliquant par-là les réticences à embaucher tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises (Palier, 2005, chapitre VII).

C’est en 1993 que commencent à la fois la litanie des réformes des retraites, mais aussi celle des plans généraux de baisse des cotisations sociales. Il s’agit pour Edouard Balladur de limiter l’augmentation prévisible des retraites avec sa réforme de juillet 1993, et de réduire le coût du travail pour les entreprises avec l’adoption en décembre 1993 de la Loi quinquennale relative au travail, à l'emploi et à la formation professionnelle, dont la mesure principale consistait à réduire une partie des cotisations sociales patronales sur les bas salaires (entre 1 et 1,2 SMIC).

Depuis lors, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé, à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), devenu en 2019 une baisse pérenne de cotisations sociales, les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 Milliards d’Euros.

Conséquences en matière d’emplois

 Les nombreuses évaluations des politiques de baisse des cotisations sociales montrent que si elles ont eu une certaine efficacité lors de leur première mise en œuvre, elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois (Carbonnier, Palier, 2022, chapitre 6). Ces politiques n’ont pas non plus permis d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises (Malgouyres, Mayer, 2018). Ces politiques sont donc inefficaces pour lutter contre le chômage, et bien loin de permettre une montée en qualité des productions françaises, elles ont tiré celles-ci vers le bas et réduit ses capacités à produire et exporter des biens et des services de qualité.

Ces politiques ont en effet subventionné des secteurs d’activité incapable de construire une compétitivité hors coût, fondée sur la qualité des produits et services, et maintenus de nombreux emplois de piètre qualité. Comme le souligne un rapport du Sénat sur les politiques d’exonération de cotisations sociales : « La politique d’allègements a également favorisé un mauvais positionnement de l’économie française. Au lieu d’être ciblée sur les entreprises qui en ont le plus besoin et sur les secteurs les plus exposés à la concurrence, elle offre une prime aux bas salaires et aux secteurs les plus abrités. Les allègements bénéficient surtout aux petites entreprises du secteur des services, où les salaires sont moins élevés, et peu à l’industrie, pourtant exposée à une concurrence internationale incitant au dumping social et environnemental » (Rapport d’information du Sénat, p.14). Comme le rappelle Clément Carbonnier, les évaluations microéconomiques qui trouvent un impact des allègements sur l’emploi (Crespon, Desplatz, 2001) soulignent que les créations d’emplois liées aux allègements de cotisations sociales ont engendré une substitution de travailleurs peu qualifiés à la place de travailleurs plus qualifiés. Elles jouent donc à l’encontre de la capacité à soutenir des secteurs et des emplois de qualité.

En outre, ces politiques créent des trappes à bas salaires (Lhommeau, Méry, 2009). Parce que les baisses de cotisations diminuent à mesure que le niveau de salaire augmente, des effets de seuil empêchent de voir progresser les revenus des personnes dont les employeurs bénéficient de baisses de cotisations. Le mécanisme de baisse du coût du travail par la baisse des cotisations maintient donc de nombreux salariés dans des niveaux de revenus concentrés entre 1 et 1,5 SMIC (selon l’INSEE, en 2021, un salarié sur deux gagne moins de 2 012 euros nets en EQTP par mois).

Nous avons déjà souligné que maintenir de nombreux emplois de service à un niveau le plus bas possible est en fait le but recherché par ces politiques de baisse des cotisations sociales. En effet, la stratégie de compétitivité française, calquée sur la stratégie allemande, vise à réduire le coût des productions et des services à haute valeur ajoutée pour en favoriser l’exportation. Pour ce faire, il convient d’obtenir des salariés employés dans les secteurs exposés à la concurrence internationale une relative modération salariale. Celle-ci est obtenue par le fait que les prix des services aux entreprises et aux particuliers du secteur dit « abrités » (non soumis à la concurrence internationale) sont les plus bas possibles. Si la France avait un coût du travail dit « non qualifié » plus élevé que l’Allemagne au début des années 2000, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La somme des politique accumulées avait pour objectif et a effectivement impliqué de maintenir au plus bas possible le coût du travail (et donc le revenu) des personnes employées dans les secteurs des services aux personnes et aux entreprises.

Ces politiques de dévaluation fiscale, si leur efficacité en termes d’emplois est très faible, et si elles n’ont pas permis d’améliorer nos positions à l’export, ont en revanche contribué à construire une représentation dévaluée du travail, réduit à un coût pour les entreprises.

2. Les stratégies low cost des entreprises

La plupart des entreprises françaises ont d’ailleurs construit leurs propres stratégies de compétitivité sur la réduction du coût du travail. Il s’agit de faire baisser le coût de production des mêmes produits, de milieu de gamme, plutôt que de miser sur la qualité et l’innovation. Cette stratégie low cost repose sur quatre piliers principaux : les délocalisations, la sous-traitance, l’éviction des salariés les plus âgés, l’intensification du travail des salariés restants, fondée sur un management vertical par le chiffre. L’ensemble de ces stratégies a contribué à dégrader la qualité et les conditions de travail en France.

 2.1 Délocaliser pour faire produire là où la main d’œuvre est moins chère

Les grandes entreprises françaises sont les championnes des délocalisations en Europe.  Comme le souligne France Stratégie, les grands groupes français ont préféré faire « le choix des délocalisations plutôt que de la montée en gamme », réduisant ainsi le nombre d’emplois industriels en France. L’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 62 % de l’emploi dans le secteur industriel en France, contre 52 % au Royaume-Uni, 38 % en Allemagne, 26 % en Italie et 10 % en Espagne. Même si la tendance a un peu baissé au cours du temps, l’INSEE montre qu’en moyenne annuelle sur la période 1995-2017, environ un millier d’entreprises ont délocalisé, correspondant à 25 000 emplois par an. Les délocalisations apparaissent en majorité industrielles, et près de la moitié à destination de pays européens. Les emplois qualifiés de l’industrie, y compris les ouvriers qualifiés, sont surreprésentés parmi les emplois délocalisés. Cette stratégie de délocalisation a progressivement éliminé de nombreux emplois relativement qualifiés de France et maintenu le chômage à un niveau élevé. Cette stratégie de mise en concurrence des salariés français avec les salariés des pays à moindre coût les obligent à accepter des salaires et des conditions de travail dégradés pour préserver l’emploi.

 2.2 Faire appel à la sous-traitance et à l’intérim, pour obtenir un certain nombre de services à moindre coût

Depuis les années 1980, les entreprises françaises se concentrent sur leur « cœur de métier » et cherchent à externaliser des services qu’elles rémunéraient autrefois en interne. Il s’agit d’obtenir les mêmes services mais au plus bas prix possible, avec plus de flexibilité. Cette baisse du coût des services aux entreprises s’obtient grâce à de faibles rémunérations et des conditions de travail dégradées dans les entreprises sous-traitantes.

Afin de garantir la réduction du coût du travail et la plus grande flexibilité possible des services rendus aux entreprises et aux collectivités (qui achètent désormais des heures ou des forfaits de services plutôt que d’embaucher des salariés), un ensemble de mesures de libéralisation partielle du marché du travail a été adopté dès les années 1980 et se sont poursuivies depuis lors : création de nouveaux types de contrats de travail (dits « atypiques » mais qui deviennent la norme pour les services dits « peu qualifiés »), assouplissement des règles d’emploi en CDD (contrats à durée déterminée, intérim et temps partiel). Cette stratégie de développement de la sous-traitance permet donc  d’obtenir les mêmes services mais au moindre coût puisqu’il ne faut plus financer tous les avantages sociaux de l’entreprise pour ces salariés désormais externalisés (Palier, Thelen, 2010). La conséquence est une dégradation de la qualité, des conditions et de la protection du travail dans le secteur de la sous-traitance.

Par ailleurs, un certain nombre de services collectifs auparavant pris en charge par les collectivités locales, vont se trouver privatisés : distribution de l’eau, nettoyage et entretien des espaces publics, collecte et traitement des déchets…). Là encore, le but est de faire baisser le coût de ces services, ce qui implique de maintenir au plus bas les niveaux de rémunération des services rendus qui reviendraient plus chers s’ils continuaient d’être fournis par des agents des collectivités locales eux-mêmes (Lorrain, Stoker, 2010).

Ces moindres coûts s’obtiennent en maintenant au plus bas les salaires et les protections des salariés. Les conditions de travail et de formation sont particulièrement dégradées dans les secteurs de la sous-traitance et de l’intérim. La DARES montre qu’en 2019, un quart des salariés travaillent dans un établissement preneur d’ordre. Une étude du Centre d’économie de la Sorbonne pour la DARES publiée en 2022 a montré que les salariés des sous-traitants sont plus exposés aux risques physiques et organisationnels et aux accidents du travail. Une étude du Cereq de 2020 montre qu'en matière de formation, les salariés des sous-traitants en bout de chaîne ont de moins bonnes conditions d’accès aux formations, qu'il s'agisse des opportunités fournies, des espaces d’expression alloués ou de la nature des formations à même d’être poursuivies. Une étude de la DARES de 2023 confirme que les salariés des entreprises sous-traitantes sont davantage exposés aux accidents du travail

2.3 Renvoyer les salariés les plus âgés considérés comme les plus coûteux

Bien loin de prendre soin de garder les salariés âgés en emploi, beaucoup d’entreprises françaises ont longtemps cherché à s’en débarrasser à tout prix, parce qu’elles les considèrent comme trop coûteux. Une enquête de 2008 avait même mis en avant des pratiques discriminatoires envers les travailleurs âgés : suppression de postes tenus par les plus âgés, mutations dans des lieux de travail plus contraignants, affectation à des tâches inintéressantes (Aouci, Carillon, 2008). La Dares a montré en 2016 que les salariés âgés renoncent à se former et que les employeurs rechignent à investir dans la formation de leurs salariés de plus de 50 ans. N’ayant investi ni dans la formation de leurs séniors, ni dans leurs conditions de travail, les employeurs considèrent que les plus âgés ne sont plus assez productifs pour le salaire qu’ils leur coûtent, et ont longtemps préférer s’en débarrasser par tous les moyens, dispositifs de pré-retraites quand ils existaient, et désormais plans sociaux et ruptures conventionnelles… Même s’il remonte progressivement, le taux d’emploi des salariés âgés en France reste particulièrement bas (56% des 55-64 sont en emplois en France, contre 71% en Allemagne ou 77% en Suède).

2.4 Intensifier le travail de ceux qui restent

Après avoir délocalisé, externalisé et fait partir le plus âgés, beaucoup d’entreprises françaises cherchent à faire travailler plus intensément les salariés moins nombreux qu’elles ont gardé en leur sein. Cette intensification du travail passe par des modes de management verticaux qui imposent des objectifs toujours plus élevés aux salariés. Thomas Coutrot et Coralie Perez (2022) soulignent la montée en puissance du management par les chiffres, dans le privé comme dans le public et ses effets délétères sur le « sens » du travail, les conditions de travail et la santé. Laurent Cappelletti souligne que les organisations contemporaines et leur fonctionnement se basent toujours plus sur les principes de forte spécialisation du travail, de séparation des organes de conception et d’exécution, de formalisation de normes de règles et de processus, s’éloignant ainsi d’un management de proximité plus favorables aux salariés comme aux résultats de l’entreprise.

Comme le souligne une étude de France stratégie de 2020, le lean management, fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu et de toujours fonctionner à flux tendu, a progressé en France, contrairement à l’organisation apprenante du travail. Dans les services publics comme dans les entreprises privées, les travailleurs les moins qualifiés subissent toujours plus ce management vertical par les chiffres. Sans même faire référence aux dérives de ce management chez Orange ou Renault, ni sur la situation des hôpitaux, eux aussi soumis à une intensification du travail du fait de la réduction continue des effectifs et de la tarification à l’activité notamment, on peut souligner combien ces modes de managements verticaux contribuent à dégrader les conditions de travail.

De nombreux travaux montrent depuis longtemps les dégradations des situations de travail et du rapport au travail en France (Baudelot, Gollac 2003 ou Askénazy, 2004). Ces travaux sont confirmés par les études les plus récentes. Les troubles musculo-squelettiques (TMS) représentent une très forte majorité des maladies professionnelles et augmentent régulièrement. Tous ces indices soulignent le rythme toujours plus soutenu de l’organisation du travail, les contraintes organisationnelles accrues et le stress au travail.

Il s’agit là des conséquences concrètes des stratégies retenues par de nombreuses entreprises françaises. Pour rester compétitives dans une économie globalisée, les entreprises ont choisi de ne garder que les salariés qu’elles considèrent comme les plus productifs, et de leur demander de travailler toujours plus intensément. Mais les entreprises privées ne sont pas les seules à avoir intensifié le travail. L’introduction du néo-managérialisme (New Public Management) dans les services publics a eu le même objectif (Bezes, 2020) et les mêmes effets délétères sur le travail (voir par exemple Gilbert et al., 2021, Garcia et al., 2021 ou Arborio et Divay, 2021).

Cette stratégie d’hyper-productivité explique en grande partie pourquoi ceux qui travaillent ne souhaitent pas le faire plus longtemps, tandis que ceux qui n’ont pas accès à l’emploi ne comprennent pas qu’on demande de travailler plus longtemps alors qu’ils n’ont même pas la possibilité de travailler.

3. Dans ces conditions, les travailleuses et travailleurs français ne souhaitent pas travailler plus longtemps 

Comme l’ont montré les mobilisations contre la réforme des retraites de 2023, la plupart des Français ne souhaitent pas travailler plus longtemps. Quand l’occasion se présente, ils partent en retraite le plus tôt possible. Différentes enquêtes analysent les motivations de départ à la retraite. Celle menée par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) en 2008, confirmée par de nombreuses enquêtes menées depuis par la DREES du Ministère des Affaires sociales, souligne que ceux qui veulent bien travailler plus longtemps sont ceux qui associent travail et « réalisation de soi, épanouissement personnel, valorisation et expression de soi, utilité sociale, bien-être et lien social ». Il s’agit le plus souvent de cadres, de professions intellectuelles, de diplômés du supérieur. En revanche, ceux, beaucoup plus nombreux, qui souhaitent partir le plus tôt possible associent travail et « fatigue au travail (physique et morale), contraintes (horaires, rythme de vie), obligations, usure, stress, pression, dégradation de l’ambiance au travail et du statut personnel » (Aouici et al., 2008, p. 11 et 14).

Comme le souligne cette étude « les assurés de moins de 60 ans ont souvent insisté sur la détérioration du climat professionnel, dénonçant la quête de productivité et la course au rendement. Il semble que ces nouvelles valeurs managériales aient conduit à la perte d’une ambiance sereine et conviviale que certains assurés ont connue en début de carrière, ambiance pâtissant désormais de comportements plus individualistes. Elles ont aussi amené des restrictions de personnel et ainsi contribué à l’accroissement des charges de travail. » (Aouici et al., 2008, p. 23).

Les enquêtes menées depuis confirment que des difficultés liées au travail constituent une motivation au départ. L’enquête motivation de départ à la retraite de la DREES publiée en 2021 montre ainsi que la principale motivation de départ à la retraite est de vouloir profiter d’une retraite la plus longue possible. Parmi les personnes parties à la retraite entre 2019 et 2020, plus de 40% disent qu’ils ne voulaient plus travailler, 27% du fait des conditions de travail et 28% pour des raisons de santé qui rendaient le travail difficile.

Conclusion : Vers une stratégie de la qualité ? Ne plus considérer le travail comme un coût, mais comme un atout dans lequel investir.

À force d’être considéré exclusivement comme un coût, du fait des stratégies du low cost des entreprises et des gouvernements, le travail s’est trouvé fortement dévalorisé et abîmé… D’autres stratégies sont pourtant possibles, celles qui considèrent le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. Ainsi, les Allemands investissent dans la qualification et la protection des salariés des industries exportatrices, les pays Nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et dans les bonnes conditions de travail de tous les salariés, et les entreprises de ces pays misent sur la qualité et l’innovation de leurs productions. Ces stratégies reposent sur la participation des salariés, aux innovations comme aux décisions. Les représentants des salariés occupent une place importante dans les conseils d’administration des entreprises allemandes ou nordiques. Le management qui domine est fondé sur l’horizontalité et l’implication, dans ce que l’on appelle des entreprises apprenantes dont un des pionniers fut Volvo en Suède. Rien d’étonnant dès lors à voir ces pays afficher des taux d’emplois des séniors plus élevés qu’en France, puisque les entreprises ont cherché à les garder, et que les salariés ont trouvé qualité, sens et reconnaissance dans leur travail. À quand une telle stratégie de la qualité pour la France ?

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

AOUICI Sabrina, CARILLON Séverine (2008), « Les motivations de départ à la retraite », Les Cahiers de la CNAV, no 1, mai.

ARBORIO Anne-Marie, DIVAY Sophie (2021), « Aides-soignantes et infirmières au cœur de l'hôpital ». in Hélène Frouard et Catherine Halpern. La santé. Un enjeu de société, 53, Sciences humaines, pp.87-91.

BAS Maria, FONTAGNÉ Lionel, MARTIN Philippe, MAYER Thierry (2015), « À la recherche des parts de marché perdues », Notes du conseil d’analyse économique, 2015/4 (n° 23)

BEZES Philippe, (2020), « Le nouveau phénomène bureaucratique : Le gouvernement par la performance entre bureaucratisation, marché et politique », Revue française de science politique, no 1, p. 21-47.

CARBONNIER Clément, PALIER Bruno (2022), Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord, investissement social et économie de la qualité, Paris, PUF.

CRÉPON Bruno, DESPLATZ Rozenn (2001), "Une nouvelle évaluation des effets des allégements de charges sociales sur les bas salaires", Économie et Statistique, vol. 348(1), pp. 3-34.

COUTROT Thomas, PEREZ Coralie (2022), Redonner du sens au travail, La République des idées/ Seuil.

GILBERT Patrick, GURTNER Emmanuelle, SOULEROT Marion (2021), « Piloter la performance : sens et non-sens du travail », @GRH, 2021/1 (N° 38), p. 13-37.

GARCIA Sandrine, PILLON Jean-Marie (2021), « Introduction. Des agents publics, des usagers et des réformes. Lorsque la rationalisation gestionnaire conduit au tri des bénéficiaires », Sociétés contemporaines, 2021/3 (N° 123), p. 5-21. 

LORRAIN Dominique, GERRY Stoker (2010), La privatisation des services urbains en Europe. La Découverte.

MALGOUYRES Clément, MAYER Thierry (2018), « Exports and labor costs: evidence from a French policy », Review of world economics, vol.154 no 3. p. 429454.

PALIER Bruno (2005), Gouverner la sécurité sociale, les réformes du système français de protection sociale depuis 1945, Paris, PUF.

PALIER Bruno, THELEN Kathleen (2010), "Institutionalizing dualism: Complementarities and change in France and Germany." Politics & Society 38.1 : 119-148.

Les politiques régionales d'orientation, un vecteur de socialisation des jeunes aux règles du marché ? - Clément Pin

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Clément Pin est sociologue et politiste. Ses recherches portent principalement sur les politiques d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation, qu’il étudie dans une perspective d’analyse multiniveaux centrée sur la problématique de la gouvernance. Ses travaux s’inscrivent dans l’axe Politiques éducatives du LIEPP et portent sur trois thèmes :

- l’usage des méthodes mixtes dans l’évaluation (en particulier l’apport des méthodes qualitatives pour la pratique de l’expérimentation randomisée);

- l’étude des réformes administratives et de leurs effets sur la gestion des établissements publics d’enseignement (en particulier les universités);

- les politiques d’orientation (principalement post-baccalauréat).

Au LIEPP, il est notamment porteur du projet "Les politiques régionales d'orientation, un vecteur de socialisation des jeunes aux règles du marché ? (ORIREG)".

  • L’orientation est un objet de recherche au LIEPP depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui fait la spécificité du projet ORIREG ? 

L’orientation est en effet un sujet traité de longue date dans l’axe politiques éducatives du LIEPP à travers les recherches conduites par Agnès van Zanten (projet « ACCESSUP » puis « Orientation active vers l’enseignement supérieur ») ou par Elise Huillery et Nina Guyon (projet « Stéréotypes, autocensure et réussite scolaire »). Certes, les inégalités d’orientation à notes égales s’expliquent en partie par le jeu des (pré)dispositions familiales et des stratégies éducatives des parents. Mais au-delà de ces explications classiques, ces projets se sont intéressés à l’influence de  l’institution scolaire elle-même sur les aspirations et choix des élèves. En étudiant empiriquement l’accompagnement à l’orientation proposé dans des lycées, le projet ORIREG s’inscrit dans le prolongement de ces travaux.

Figure 1-Place de l'accompagnement à l'orientation dans la production des inégalités scolaires

Le projet ORIREG est toutefois porteur d’une originalité, qui réside en premier lieu dans l’hypothèse que nous avons souhaité mettre à l’étude : celle selon laquelle l’accompagnement à l’orientation, tel qu’il s’opère actuellement au lycée, contribue à une socialisation des élèves aux règles du marché. Il ne s’agit pas d’être provocateur en soupçonnant un dévoiement de l’institution scolaire de sa mission de transmission de savoirs (désintéressés) vers celle de la formation d’agents économiques (mus par des intérêts individuels voire marchands). L’école, en tant qu’instance de socialisation, est par définition travaillée par ces deux missions, et il est assez naturel que la mission économique tende à prendre davantage de place à mesure que l’on avance dans les parcours scolaires des élèves et que ceux-ci sortent de l’âge de l’instruction obligatoire pour accéder (ou non) à l’enseignement supérieur.

Notre motivation a été de développer une proposition théorique originale consistant à prendre au sérieux le concept de marché au sens de mode de régulation à part entière, et de l’utiliser pour fournir un éclairage spécifique sur la manière dont l’accompagnement à l’orientation est conçu et mis en œuvre pour les élèves en fin de lycée. Selon Powell (1990) la régulation par le marché, à la différence de la régulation étatique ou de la régulation par les réseaux, fait reposer la coordination sociale sur les principes de compétition et de libre choix, et sur des dispositifs favorisant l’échange d’informations entre offre et demande en vue de façonner les pratiques des acteurs.

La valorisation du libre choix est très présente dans les réflexions sur l’orientation depuis le début des années 2000, et la logique d’appariement entre offre et demande pour réguler l’orientation post-baccalauréat des élèves s’illustre particulièrement avec le déploiement du dispositif Parcoursup depuis 2018 (voir à ce sujet Frouillou, Pin, van Zanten, 2022). Le projet ORIREG a ainsi été lancé pour commencer à étudier de manière approfondie les conséquences induites par la procédure Parcoursup dans les pratiques d’accompagnement à l’orientation auprès des élèves de Terminale. La question que nous avions en tête était de voir dans quelle mesure les pratiques observables dans les lycées consistent à adapter le comportement des élèves (en tant que demandeurs de formations et à plus long terme d’emplois) aux attentes des recruteurs (qu’il s’agisse de responsables de formations supérieures ou d’employeurs) et, de la sorte, à « canaliser » (van Zanten, 2015) les parcours scolaires et professionnels des élèves.

Figure 2-Les règles du marché dans les politiques d’accompagnement à l’orientation

Deuxièmement, le projet ORIREG porte une attention particulière à la manière dont se concrétise la nouvelle responsabilité confiée aux pouvoirs régionaux en matière d’orientation.

Cette inflexion vers une régionalisation de l’orientation est symptomatique des logiques de régulation par le marché, pas tant au sens d’une dé-sanctuarisation du monde scolaire vis-à-vis de son environnement socio-économique (l’idée d’un tel sanctuaire étant largement de l’ordre du mythe) mais plutôt au sens d’une volonté, portée par les politiques contemporaines d’orientation, d’exposer plus directement les élèves aux attentes des recruteurs tant dans le champ scolaire (des formations supérieures présentées sur Parcoursup) que dans le champ professionnel (au regard des secteurs et métiers dont les pouvoirs régionaux font la promotion dans une visée de développement économique).

On peut faire l’hypothèse que cette évolution contribue à diffuser une conception « adaptative » de l’orientation, centrée sur l’intériorisation par les élèves des mécanismes d’appariement, cette conception contrastant assez clairement avec une conception plus « expressive », présente à l’esprit des acteurs traditionnels de l’orientation, qu’il s’agisse de l’ONISEP ou des psychologues de l’éducation nationale (Psy-ENs, ex-conseillers d’orientation), mais aussi avec celle véhiculée par les discours politiques qui promeuvent une « orientation choisie » fondée sur les aspirations personnelles des élèves. Pour reprendre les termes de Boltanski et Chiapello (2000), on peut dire que cette conception adaptative de l’orientation valorise auprès des élèves une forme d’engagement dans la vie sociale et économique qui repose davantage sur des valeurs de sécurité privée plutôt que d’enthousiasme individuel ou de recherche du bien commun.

  • Comment est mis en œuvre l’accompagnement des jeunes à l’orientation en Île-de-France ?

Bien que nous n’ayons encore pu traiter l’ensemble des données récoltées, deux ensembles de résultats se dégagent. 

Les premiers concernent la régionalisation de l’orientation. Notre enquête portait uniquement sur le cas de l’Île-de-France et il faut donc se garder de généraliser hâtivement nos observations. La littérature disponible ainsi que notre connaissance des autres situations régionales conduisent toutefois à penser qu’il n’a pas été (et n’est pas encore) évident pour les régions de se saisir de leur nouveau rôle en matière d’orientation. Elles n’étaient pas particulièrement demandeuses de ce rôle, et celui-ci leur a été attribué sans grande dessein politique, mais principalement pour compenser leur perte de la gestion de l’apprentissage (que l’État a transféré aux branches professionnelles). Si bien que lorsque les régions entreprennent d’intervenir auprès des lycées, elles se trouvent souvent face à une administration académique qui n’est pas prête à céder son monopole en matière d’encadrement de l’action pédagogique des enseignants auprès des élèves. 

Ces contingences font que les passerelles entre le monde scolaire et le monde économique ne paraissent à ce stade pas plus aisées à construire à l’échelle régionale qu’à l’échelle nationale. Il est à ce titre révélateur que les instruments et les actions développés en propre par les régions en matière d’orientation, tels que le portail numérique oriane.info en Ile-de-France, revêtent un caractère générique, pas davantage tourné vers les métiers et les formations professionnelles locales que les ressources nationales proposées par l’ONISEP sur ses différents site web.

Les régions semblent en revanche se frayer un chemin vers un rôle plus singulier en adoptant des modalités d’action plus indirectes. Il est ainsi devenu très fréquent de les voir inciter les établissements et les personnels scolaires à développer des partenariats avec des acteurs socio-économiques ou à faire intervenir auprès des élèves de nouveaux « acteurs tiers » spécialisés dans l’accompagnement à l’orientation. Concrètement, cela consiste pour les régions à labelliser un ensemble de partenaires « de confiance » (branches professionnelles, groupes d’entreprises) et à subventionner des associations ou des start-ups dans l’objectif affiché de faire émerger un « écosystème régional de l’orientation ». La région Île-de-France a ainsi constitué une « banque des partenaires » consultable sur son portail oriane.info, et elle décerne par un appel à manifestation d’intérêt annuel des « trophées Oriane de l’innovation numérique pour l’orientation tout au long de la vie ».

Il reste qu’à l’échelle des établissements scolaires, et plus encore des salles de classe, ces initiatives régionales restent largement méconnues. C’est un premier constat, assez prévisible, que nous pouvons tirer de l’enquête qualitative que nous avons réalisée le temps d’une année scolaire (2021-2022) dans quatre lycées franciliens.

  • Et à l’échelle des lycées, quelles observations avez-vous pu faire ?

Au-delà du premier constat mentionné, l’enquête visait à saisir le type d’informations et de conseils apportés aux élèves de Terminale dans leurs lycées pour les aider dans leur démarche d’orientation. Les quatre lycées qui nous ont servi de terrain d’enquête sont qualifiables de périphériques en référence à leur situation géographique (en petite et grande couronnes de Paris) et au caractère socialement mixte de leur public. Nous avons sélectionné les lycées de manière à pouvoir disposer de données sur des contextes et pratiques d’accompagnement inscrites dans les voies générale, technologique et professionnelle.

De cette enquête il ressort tout d’abord deux observations relatives aux modalités de mise en œuvre de l’accompagnement à l’orientation. La première, la plus évidente, concerne la prégnance des préoccupations organisationnelles au détriment des considérations proprement pédagogiques. Les professionnels directement concernés, proviseurs et enseignants en tête, ont tout à fait conscience de leurs obligations réglementaires d’informer et de conseiller les élèves, ainsi que des attentes fortes des familles en la matière. Mais ils déplorent unanimement la faiblesse des moyens budgétaires fléchés à ce sujet. Ils témoignent aussi des effets déstabilisants de la récente réforme du baccalauréat, liés au fait que l’instauration d’un baccalauréat « à la carte » contribue à dissoudre les groupes classes et à évider de ce fait la fonction des professeurs principaux dans l’accompagnement des élèves. La problématique gestionnaire tend ainsi à prendre le pas sur le pilotage pédagogique de l’orientation, les enseignants peinant à dégager des heures de cours pour s’y consacrer, et les proviseurs s’évertuant à trouver des intervenants voire des financements externes pour ne pas surcharger les enseignants ou pour prévenir le risque que certains d’entre eux ne parviennent pas à préparer convenablement le post-bac avec les élèves et/ou leurs parents.

La seconde observation, cohérente avec la première, correspond au décalage saisissant entre d’un côté le soin permanent que met l’institution scolaire à produire des ressources au contenu très ambitieux pour équiper les professionnels dans leur travail d’accompagnement à l’orientation (vademecums, référentiel des compétences à s’orienter, guides, portails internet) et d’un autre côté le peu d’attention qu’elle accorde aux conditions de leur appropriation par ces mêmes professionnels, laissant de ce fait cette appropriation très aléatoire, dépendante des contextes socio-territoriaux des lycées, des politiques d’établissement, ainsi que des profils et de la bonne volonté des enseignants. Ce contraste a même pour effet de s’amplifier avec l’arrivée sur « le marché de l’orientation » des nouveaux acteurs tiers précédemment évoqués qui, en plus de proposer des interventions dans les lycées, développent leurs propres portails web présentant leurs propres outils et ressources (tutorat/mentorat, tutoriels, questionnaires) et adoptent des postures d’accompagnement présentées comme moins descendantes que celles des acteurs traditionnels de l’orientation et davantage portées sur l’expression des aspirations des élèves.

  • Concrètement, comment les élèves sont-ils socialisés aux règles du marché ?

Au regard de notre question initiale sur la socialisation aux règles du marché, deux ensembles de résultats commencent à émerger. Le premier concerne justement l’usage fait en classe de Terminale des plateformes numériques dédiées à l’orientation. Nous avons procédé à une analyse comparative de quatre plateformes (Parcoursup, Onisep-Terminales, Oriane et Inspire) pour les caractériser en référence aux deux logiques adaptative et expressive. Nous avons croisé cette analyse avec trois types de données : les entretiens avec les professeurs principaux, les observations de séances et ateliers d’accompagnement à l’orientation conduits par ces mêmes enseignants ou par des acteurs tiers, les observations d’événements organisés à l’échelle de l’établissement (type forum de l’orientation ou réunions plénières de proviseurs avec les parents d’élèves). Il en ressort que malgré la connaissance (quoique variable) des enseignants et des proviseurs sur l’offre de ressources en ligne, leurs interactions avec les élèves et leurs parents se focalisent sur le fonctionnement et l’usage de la plateforme Parcoursup.

Cela n’est pas en soi très surprenant, compte tenu de l’imminence de la procédure Parcoursup en classe de Terminale. Mais les échanges se trouvent de ce fait focalisés sur le fonctionnement d’un processus d’appariement, et l’accompagnement réalisé consiste alors pour l’essentiel à

  • aider les élèves et leurs parents à comprendre le fonctionnement de la procédure
  • aider les élèves à produire et à transmettre via la plateforme des informations les concernant (présentation de soi et vœux de formation),
  • aider les élèves et leurs parents à prendre connaissance et à interpréter les informations fournies via la plateforme sur le contenu des formations et le profil des élèves qu’elles recrutent.

La médiation assurée par les enseignants et autres intervenants pour aider les élèves à intérioriser les règles de la procédure consiste alors à les socialiser aux règles du marché dès lors qu’il s’agit de leur apprendre à faire leur autopromotion ou à estimer leurs chances d’être sélectionnés (plutôt que d’autres candidats) en décodant le sens (pour eux) des chiffres fournis par la plateforme sur les taux d’accès des formations et sur la variation de ces taux selon qu’ils sont (futurs) bacheliers de la voie générale, technologique ou professionnelle. Nous avons recueilli beaucoup de matériau pour étayer cet aspect, mais nous n’avons pas encore fini de le traiter.

Le deuxième ensemble de résultats porte sur la diversité des postures d’accompagnement adoptées par les professeurs principaux. Nous avons entrepris de les analyser en tenant compte des manières d’agir propres à chaque enseignant, ainsi que du cadrage institutionnel national et des politiques d’établissement. Nous avons retenu deux axes d’analyse (en nous inspirant de Draelants, 2013) : un axe quantitatif, représentant le volume de ressources présentées aux élèves, et un axe qualitatif représentant quant à lui la forme d’engagement des enseignants dans leur mission d’accompagnement à l’orientation.

Cela nous a permis d’identifier quatre figures idéal-typiques d’enseignant-orienteur : deux figures (celles de « l’empêché » et du « bricoleur ») assurent plutôt une fonction à dominante adaptative qui consiste à faire tenir l’institution scolaire en régulant les flux d’élèves, les deux autres figures (celle de « l’expert-conseil » et du « coach ») assurant plutôt une fonction à dominante expressive visant à mettre l’institution en conformité avec les normes et valeurs d’individualisation du traitement des élèves. Cette typologie invite donc à nuancer notre thèse de la socialisation aux règles du marché. Pour autant, les deux figures à dominante adaptative se rencontrent plus fréquemment, en particulier dans les classes de Terminale préparant au baccalauréat général. La figures d’expert-conseil et de coach se rencontrent davantage dans les voies technologique et professionnelle, où davantage d’heures dédiées à l’orientation sont préservées, souvent dans une logique de remédiation scolaire. Il faudra confronter ces premiers résultats à l’étude d’une plus vaste population d’enseignants, et au traitement des données que nous avons récoltées pour documenter le point de vue des élèves.

Pierre Courtioux - Ce que le marché du travail fait aux classes moyennes

Pierre Courtioux est professeur à Paris School of Business (PSB) et chercheur associé au Centre d’Economie de la Sorbonne (CES). Il a principalement travaillé sur des questions d’emploi, d’éducation et de protection sociale, notamment en utilisant et développant des modèles de microsimulation. Ses recherches récentes portent également sur les stratégies de R&D des entreprises. Il a effectué des travaux d’expertise pour diverses institutions françaises (France Stratégie, Direction Générale du Trésor, COR, CAE, ONPES) et internationales (BIT, Commission Européenne, Cedefop).

CE QUE LE MARCHE DU TRAVAIL FAIT AUX CLASSES MOYENNES

Pierre Courtioux (Paris School of Business & Centre d’Économie de la Sorbonne)

Depuis le débat américain des années 1980 sur le rétrécissement des classes moyennes (shrinking middle class), sociologues, économistes et politistes (par exemple : Chauvel, 2006 ; Goux et Maurin, 2012 ; Foucault, 2017), auscultent régulièrement cette catégorie de population, tant pour en analyser la diversité (cf. notamment encadré 1) que pour comprendre l’évolution de leurs choix politiques (Kurer et Palier, 2019). Dans cette perspective, la crise financière de 2008 et ses conséquences sur la résilience des classes moyennes ont fait l’objet de travaux comparatifs internationaux qui ont montré l’hétérogénéité des dynamiques à l’œuvre selon les pays et selon les réformes du marché du travail et de la protection sociale engagées (Vaughan-Whithehead, 2016 ; OCDE, 2019).

Dans ce cadre, la situation française apparaît paradoxale. En effet, alors même que comparées à d’autres pays, les classes moyennes françaises semblent avoir particulièrement bien résisté aux crises et aux transformations économiques, plusieurs mouvements sociaux récents témoignent d’un malaise diffus pour une part importante de la population, qui se cristallise à l’occasion de réformes fiscales (les gilets jaunes en 2018) et sociales (le mouvement social contre la réforme des retraites en 2023). Alors que de nouvelles réformes concernant le marché du travail s’annoncent, il nous parait important de revenir sur ce que le marché du travail fait aux classes moyennes, sur la base de travaux menés dans le cadre d’un projet international coordonné par le Bureau International du Travail (BIT) (Vaughan-Whithehead, 2016 ; Courtioux et Erhel, 2016 ; Courtioux et al., 2017, 2020). Ces travaux montrent que ce maintien d’une classe moyenne relativement large s’est accompagné d’une pression sur les moins aisés, concernant l’accès à l’emploi ou les formes d’emploi occupées.

La résilience des classes moyennes françaises 

En France aujourd’hui, on peut estimer que la médiane des niveaux de vie se situe à 24 161 €  –  d’après le dernier chiffre disponible qui concerne l’année 2019 (cf. Insee, 2022), auquel nous appliquons l’inflation (cf. insee.fr). Sur cette base, et pour se fixer les idées, une personne célibataire gagnant annuellement entre 14 497 € et 48 322 € appartient aux classes moyennes. De ce point de vue, et compte tenu du niveau du Smic – 1 353,07 € mensuel net en avril 2023 (cf. insee.fr), soit 16 237,84 € annuels – le fait d’avoir un travail à temps plein maintient mécaniquement les individus dans la classe moyenne, qui englobe de fait de très nombreux actifs en emploi.

Plus largement, les dernières estimations disponibles en comparaison internationale (Vaughan-Whitehead, 2016) soulignent que la part de personnes appartenant aux classes moyennes est relativement importante en France : en 2014, elles constituent environ 78% de la population (26% de classes moyennes aisées, 34,7% de classes moyennes centrales et 17,4% de classes moyennes moins aisées). Le reste de la population est composé de 13,8% d’individus en risques de pauvreté et de 8,1% d’individus appartenant à des ménages aisés.

Autre particularité, contrairement à d’autres pays européens (notamment l’Allemagne et la Suède), la France n’a connu ni d’érosion de sa classe moyenne ni de changement dans la part respective de ses composantes depuis la crise financière de 2008 : ni les classes moyennes les plus aisées, ni les classes moyennes centrales, ni même les classes moyennes moins aisées n’ont vu leur part diminuer dans la population. Par ailleurs et contrairement par exemple au Royaume-Uni, la France n’a pas connu non plus une baisse du niveau de vie de ses classes moyennes suite à la crise de 2008.

Si les travaux traitant précisément de la question de l’érosion des classes moyennes sont relativement anciens et s’arrêtent pour la France en 2014, les dernières analyses disponibles en termes d’inégalité de revenus tendent à montrer que la structure des niveaux de vie autour de la médiane ne change pas jusqu’en 2019 (Insee, 2021, 2022). Dès lors, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que la résistance à l’érosion des classes moyennes françaises s’est poursuivie jusqu’à cette date.

En Europe, la France, n’est pas la seule à avoir connu cette trajectoire. En Belgique et aux Pays-Bas, la part des classes moyennes dans la population est également restée stable à un niveau élevé, leur niveau de vie a résisté à la crise de 2008 et a continué de progresser au moins jusqu’en 2014.

Résilience et institutions du marché du travail

Si avoir un emploi à temps plein payé au Smic permet d’appartenir à la classe moyenne (lorsque l’on est célibataire sans enfant), d’autres sources de revenu le permettent aussi, notamment des revenus de remplacement du travail (allocation chômage et pensions de retraite). En effet, un retraité ou une personne qui a perdu son emploi et touché une allocation chômage une partie de l’année, peut tout à fait faire partie des classes moyennes, qui ne se résument donc pas aux « classes moyennes qui travaillent ».  

Les dernières analyses disponibles sur les classes moyennes montrent que la structure des sources de revenu avait peu évolué après la crise de 2008 et que les revenus indirects du marché du travail (allocation chômage et pension de retraite) représentaient environ 20% de leurs revenus (Courtioux et al., 2017, tableau 7). Ces résultats sur les revenus de remplacement montrent que c’est bien le fonctionnement « habituel » du marché du travail et des institutions qui le structurent qui a permis la résilience.

Dans cette perspective, il est important de rappeler ce qui caractérise le fonctionnement du marché du travail dans les pays européens qui ont connu une résilience de leurs classes moyennes. Ces trois pays (la Belgique, la France et les Pays-Bas) ont en commun d’avoir des modes de fixation des salaires régulés à la fois par un salaire minimum et par des règles de négociations collectives qui ont contribué à contenir les inégalités salariales. En effet, les règles de négociations collectives conduisent à des taux de couverture élevés des accords de branche : 96% en Belgique, 98% en France et 84% aux Pays-Bas – chiffres stables entre 2014 et 2018, sauf pour les Pays-Bas ou le taux passe à 77% en 2018 (ILO stats, extraites le 22/04/2017). De plus, dans ces trois pays, après la crise de 2008, les politiques d’indemnisation du chômage sont restées généreuses malgré des réformes (Vaughan-Whithehead, 2016).

Pour la France, le constat, plutôt flatteur en comparaison internationale, peut apparaitre paradoxal dès lors qu’on le met en regard avec les mouvements sociaux de ces dernières années. D’où viennent les difficultés des classes moyennes ? Une réponse habituellement apportée est que ces catégories sociales résilientes sont de plus en plus « sous pression » (Vaughan- Whithehead, 2016 ; OCDE, 2019). Dans le cas français, ces pressions qui portent principalement sur l’accès à l’emploi et le type d’emploi ont eu tendance à s’accentuer au cours du temps (Courtioux et Erhel, 2016 ; Courtioux et al., 2017, 2020).

La pression de l’accès à l’emploi pour les classes moyennes les moins aisées

Lorsque l’on développe une approche par les revenus, ce ne sont pas les Professions ou les Catégories Socioprofessionnelles (PCS) qui différencient les classes moyennes des autres. Les classes moyennes couvrent un champ suffisamment large de la population pour inclure des professions intermédiaires (techniciens, contremaitres, etc.), mais également des cadres, des ouvriers et des employés (Tableau 1). Cependant, les ouvriers et les employés sont surreprésentés dans la frange la moins favorisée des classes moyennes : par exemple en 2011, les ouvriers représentent 19,4% de la population, 26,1% des ménages pauvres mais 32,8% des emplois de la classe moyenne moins aisée (Courtioux et al., 2017).

 

Or, selon des travaux récents, ces catégories socioprofessionnelles sont celles qui ont le plus de difficultés à se maintenir sur le marché du travail en fin de carrière, de telle sorte que les classes moyennes les moins aisées sont celles qui seront potentiellement le plus touchées par la réforme portant sur le recul de l’âge de la retraite. En effet, on note déjà que les sorties précoces du marché du travail représentent 46% chez les ouvriers peu qualifiés et au moins 39% pour les employés peu qualifiés et les ouvriers qualifiés (contre 29% pour l’ensemble des seniors) (Flamand, 2023). De plus, ces sorties précoces se font, plus souvent que pour les autres PCS, pour des raisons de santé ou de chômage, soulignant la difficulté pour les classes moyennes les moins aisées à tenir la pression du marché du travail sur toute la durée de leur carrière.

On notera par ailleurs que ce segment le moins favorisé des classes moyennes est surreprésenté dans les villes moyennes, mais également dans les petites villes et les communes rurales. En effet, les villes comprises entre 50 000 et 200 000 habitants regroupent 11,8% de la population mais 14,3% des pauvres et 13,6% des classes moyennes moins aisées alors qu’elles regroupent 11,7% des classes moyennes centrales (Courtioux et al., 2017). Dans ces zones où les transports collectifs sont moins denses, cela indique que l’accès à un emploi est souvent conditionné à l’utilisation d’un véhicule personnel. De ce point de vue, on peut penser que le mouvement des gilets jaunes a reçu un écho particulièrement favorable auprès de ces classes moyennes les moins aisées. En effet, 30% des personnes très dépendantes de la voiture se disent « gilet jaune », contre seulement 11% des personnes peu dépendantes (Fourquet, 2019).

Cette surreprésentation dans les villes moyennes rend les classes moyennes les moins aisées très dépendantes de l’évolution de la situation dans leur bassin d’emploi : le risque de fermeture d’usine ou de délocalisation met « sous pression » les ménages des classes moyennes les moins favorisées. En effet, lorsque les individus composant ces ménages vivent en couple, les revenus du travail reposent plus souvent qu’en moyenne sur un seul emploi à temps plein. La perte de cet emploi à temps plein (par exemple quand les deux membres du couple sont sans emploi ou quand un membre du couple travaille à temps partiel) correspondant plus souvent à des situations de pauvreté (Courtioux et al., 2017).

Là encore, cette pression du marché du travail est susceptible d’avoir nourri le mouvement des gilets jaunes ; en effet, la baisse du taux d’emploi a été plus marquée dans les communes ayant connu un « évènement gilet jaune » que dans les autres communes (Algan et al., 2020).

De manière plus générale, les classes moyennes moins aisées sont beaucoup plus dépendantes que les autres des revenus indirects du marché du travail (notamment des allocations chômage). En 2011, pour les personnes en âge de travailler, ces revenus indirects représentaient seulement 6,9% du revenu des ménages aisés, 13,5% pour les classes moyennes prises dans leur ensemble, mais 17,2% pour les classes moyennes les moins aisées soit un niveau très proche de celui des personnes issues des ménages pauvres (Courtioux et al., 2017).

De ce point de vue, les effets de la réforme de l’assurance chômage de 2023, qui conduit notamment à réduire la durée d’indemnisation sur la base d’un indicateur national de taux de chômage, accentuent la pression sur les classes moyennes moins aisées plus dépendantes des conditions locales d’emploi que des conditions nationales. Dès lors, cette réforme n’est pas sans risque : les comparaisons internationales ont montré que la combinaison de difficultés d’accès à l’emploi et d’un durcissement de l’assurance chômage pouvait conduire à une érosion des classes moyennes. En Suède, le déclin des classes moyennes observé jusqu’au milieu des années 2010, résulte à la fois d’une diminution des emplois faiblement qualifiés (tandis que les emplois les plus qualifiés se développaient), de la dégradation des conditions d’accès au marché du travail pour les plus jeunes non qualifiés, et d’une série de réformes restrictives de la protection sociale notamment la baisse de la générosité de l’assurance chômage. Dans un contexte de progression du chômage, ces réformes ont principalement touché la frange la moins aisée des classes moyennes, en faisant basculer une partie des ménages qui la composait dans la pauvreté (Courtioux et al., 2017, 2020).

Une pression sur le type de contrat de travail qui s’est accentuée

Quand elles ont un emploi, les classes moyennes moins aisées sont plus souvent en CDD ou en intérim (14,5% contre 9,6% de CDD pour l’ensemble des personnes en emploi en 2011) (Pour l’ensemble des statistiques de ce paragraphe, voir Courtioux et al., 2017). Elles sont également plus souvent à temps partiel, avec un volume horaire moyen inférieur à celui de l’ensemble de la population (30,3 heures versus 32,4 heures).

Cette situation relève bien d’une contrainte qui accentue la mise sous pression. Pour cette catégorie, le temps partiel involontaire représente 10,7% des emplois partiels occupés, c’est-à-dire un peu moins d’un temps partiel sur deux alors que pour les classes moyennes les plus aisées, les temps partiels involontaires ne représentent qu’un sixième des emplois à temps partiel.

Pour toutes ces caractéristiques, les classes moyennes les moins aisées se rapprochent des ménages pauvres, qui sont les plus concernés par les emplois de durée limitée et le sous-emploi (cf. Tableau 2). Cette situation vis-à-vis de l’emploi est très différente pour les classes moyennes plus aisées, pour lesquelles les proportions de CDD, d’intérim ou encore de temps partiel (a fortiori involontaire) sont nettement moins fréquentes que dans l’ensemble de la population, et très proches de la situation des classes aisées. En termes de durée du travail, ces ménages s’approchent également des classes aisées, avec plus de 50 heures habituellement travaillées par semaine au niveau du ménage (59h pour les classes aisées).

La comparaison entre 1996 et 2011 destinée à éclairer ce qui s’est passé après la crise financière de 2008, montre que les classes moyennes moins aisées et les personnes en emploi appartenant à des ménages pauvres ont été les plus concernées par la croissance des formes flexibles d’emploi et du temps partiel : la proportion de CDD s’est ainsi accrue de 8 points de pourcentage pour les classes moyennes moins aisées et de 13 points pour les pauvres, alors qu’elle est restée très modérée pour les autres groupes de revenus (+4 points de pourcentage pour les classes moyennes plus aisées et +2 points pour les classes aisées). Pour le temps partiel involontaire, la croissance est de 5 points de pourcentage pour les classes moyennes moins aisées et de 7 points pour les personnes en emploi appartenant à des ménages pauvres, alors qu’elle est inférieure à 3 points de pourcentage pour les autres groupes de revenus. Si toutes les catégories sociales ont été concernées par la diffusion de ces formes d’emploi, cette tendance se concentre donc sur la frange la moins aisée des classes moyennes et les ménages pauvres, tandis que les autres groupes apparaissent relativement protégés.

Jusqu’à récemment, la France faisait partie d’un groupe de pays dans lequel les classes moyennes représentent une part importante de la population et se sont révélées relativement résilientes. Ces pays ont en commun le maintien de l’État-Providence à un niveau élevé et, du côté du marché du travail, l’existence de mécanismes de fixation des salaires régulés à un niveau relativement agrégé (niveau national ou branche). Toutefois, les travaux scientifiques montrent que ce maintien d’une classe moyenne relativement large s’est accompagné d’une pression sur les moins aisés, concernant l’accès à l’emploi ou les formes d’emplois occupés.

De plus, la montée de l’inflation et les incertitudes à plus long termes sur les prix de l’énergie, accentuent déjà fortement la pression au travers des dépenses contraintes (logement, chauffage, etc.) dont la part dans le budget des ménages est importante et tend à augmenter dans la période récente : après avoir touché les ménages les plus pauvres, la pression des dépenses contraintes touche désormais fortement le segment des classes moyennes le moins aisé (Berhuet et Hoibian, 2022).

Dans ce cadre, il nous semble important que les futures réformes du marché du travail conduisent à limiter la diffusion de diverses formes flexibles d’emploi (CDD, etc.), mais également du temps partiel et notamment du temps partiel contraint. Dans un monde où la permanence des crises (crise du COVID, crise climatique, guerre en Ukraine, etc.) semble être une nouvelle donnée, ces résultats interrogent sur la poursuite de réformes de libéralisation du marché du travail en France, alors même qu’il apparaît important de « baisser la pression » qui pèse sur les classes moyennes.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références : 

ALGAN Yann, MALGOUYRES Clément, SENIK Claudia (2020), « Territoires, bien-être et politiques publiques », Note du CAE, n°55, Janvier.

BERHUET Solen, HOIBIAN Sandra (2022), « Inflation : les classes moyennes à la peine », Consommation et modes de vie, CREDOC, n°327.

BIGOT Régis, CROUTTE Patricia, MÜLLER Jörg, OSIER Guillaume (2011), « Les classes moyennes en Europe », Cahier de recherche, CREDOC, n°282.

CHAUVEL Louis (2006), Les classes moyennes à la dérive, République des Idées, Le Seuil.

COURTIOUX Pierre, ERHEL Christine, VAUGHAN-WHITEHEAD Daniel (2017), « Les classes moyennes en Europe et en France au sortir de la crise», Document de travail du CES, 2017.29, Centre d’Economie de la Sorbonne.

COURTIOUX Pierre, ERHEL Christine, VAUGHAN-WHITEHEAD Daniel (2020), « Les classes moyennes en Europe au sortir de la crise de 2008 », Economies et Sociétés, série « Socio-économie du travail », 2020 (1), 7, 15-52.

COURTIOUX Pierre, ERHEL Christine (2016) « Transformation in the world of work and middle class: the French experience », in Vaughan-Whitehead, p.160-197.

FLAMAND Jean (2023), « Fin de carrière des seniors : quelles spécificités selon les métiers », La note d’analyse, n°121, avril, France Stratégie.

FOUCAULT Martial (2017), “Un vote de classe éclaté”, Note ENEF 32, Science Po CEVIPOF, Mars.

FOURQUET Jérôme (2019), « La fin de la grande classe moyenne », Fondation Jean Jaurès, 16/05/2019. https://www.jean-jaures.org/publication/la-fin-de-la-grande-classe-moyenne/?post_id=16312&export_pdf=1

GOUX Dominique, MAURIN, Éric. (2012), Les nouvelles classes moyennes, République des Idées, Le Seuil.

INSEE (2021), « Niveaux de vie », France Portrait Social édition 2021, Insee. https://www.insee.fr/fr/statistiques/5432467?sommaire=5435421

INSEE (2022), « Niveaux de vie », France Portrait Social édition 2022, Insee.

KURER, Thomas et PALIER, Bruno. Shrinking and shouting: the political revolt of the declining middle in times of employment polarization. Research & Politics, 2019, vol. 6, no 1.

OCDE (2019), Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse, OCDE Paris.

VAUGHAN-WHITEHEAD Daniel (ed.) (2016), Europe's disappearing middle class? Evidence from the world of work, Edward Elgar.

Bernard Gazier - Les Ni en emplois, ni en études, ni en formation (NEETs) en France : un défi qui reste à relever

Bernard Gazier est professeur émérite de sciences économiques à l’université Paris 1 et a développé l’essentiel de ses recherches en économie du travail. Il a notamment étudié l’organisation des carrières et des transitions professionnelles et personnelles tout au long de la vie. Promoteur avec l’Allemand G. Schmid et l’Autrichien Peter Auer de la théorie des « Marchés Transitionnels du Travail » depuis le début des années 2000, il a notamment travaillé sur les reconversions professionnelles, le dialogue social territorial, la diversité des formes d’emploi et les transitions entre l’école et la vie active. Il a récemment publié en 2023 avec Günther Schmid et Lutz Bellmann, « Governing Sustainable School to Work Transitions: Lessons for the EU ». Institute of Labor Economics (IZA), et en 2021 « Entre emploi atypique et entrepreneuriat. Le portage salarial comme « forme d’emploi de transition » ? » avec Jean-Yves Ottmann et Dominique Mahut, Socio-économie du travail, vol. 1 n°9, p. 117 – 166. Il a dirigé de nombreux ouvrages et rapports dont : Gazier, Bernard, and Frédéric Bruggeman. "Tripartisme et dialogue social territorial." Rapport pour le BIT, 2016 ; Gazier, Bernard, Claude Picart, and Claude Minni. "La diversité des formes d’emploi." Rapport, Conseil, 2016, Gazier, Bernard, and Carole Tuchszirer. Sécuriser les parcours professionnels : initiatives et responsabilités. Wolters Kluwer, 2015 ainsi que Gazier, Bernard, Bruno Palier, and Hélène Périvier. Refonder le système de protection sociale: pour une nouvelle génération de droits sociaux. Presses de Sciences Po, 2015.

LES NI EN EMPLOIS, NI EN ETUDES, NI EN FORMATION (NEETs) EN FRANCE : UN DEFI QUI RESTE A RELEVER

Bernard Gazier

Garantie Jeunes, Plan « un jeune une solution », Plan d’Investissement dans les Compétences… la liste est longue des initiatives souvent massives et coûteuses prises récemment en France par les pouvoirs publics en faveur des jeunes sans emploi non qualifiés. Ce qui toutefois reste frappant, c’est la persistance d’un nombre élevé de jeunes « ni en emploi, ni en études, ni en formation » ou encore « Not in Education, Employment or Training » (NEETs) selon l’acronyme anglais.

En effet, les derniers chiffres disponibles en provenance d’Eurostat et qui portent sur 2021 montrent que la part des NEETs parmi les jeunes de 15 à 29 ans dans notre pays reste proche de la moyenne européenne : 12,8%, face à 13,1% pour l’Europe à 27 et 13% pour la zone Euro. D’autres pays font beaucoup mieux que le nôtre : 9,2% pour l’Allemagne, 8,3 pour le Danemark (et hors UE, entre 7,7 et 6,2% en Suisse) (Schmid et al. 2023). Parmi les grands pays européens, seules l’Espagne et l’Italie font clairement moins bien que la France.

Les évolutions depuis 2014 ne montrent guère de tendances à l’amélioration : la part des NEETs 15 – 29 ans en France fluctue entre 13,4 et 12,4%, alors que la moyenne de l’EU à 27 a baissé de 16,1% en 2014 à 13,1% en 2021.

Observation complémentaire : les NEETs sont majoritairement des jeunes femmes. Pour 2021, le taux de NEETs dans l’Europe à 27 est de 13,1 %, mais pour les femmes il est de 14,5% tandis que pour les hommes il est de 11,8%.

Pour comprendre et faire face à ce défi persistant, plusieurs étapes sont nécessaires. La première est de reconnaître la diversité des situations que l’on regroupe sous cet intitulé négatif « Ni, ni, ni ». La seconde est d’identifier le principal problème français en matière de NEETs. La troisième consiste à préciser l’amont et l’aval des transitions qu’effectuent les jeunes français entre la formation initiale et l’emploi : d’où partent-ils et où arrivent-ils ? La quatrième étape revient sur les politiques publiques qui ont tenté d’affronter le problème. Enfin, en conclusion, la cinquième étape montre la nécessité et propose le contenu d’une réorientation stratégique en matière d’insertion des jeunes en France.

1. Hétérogénéité des NEETs : quelques repérages

Commençons par dénoncer une illusion fréquente : la catégorie des NEETs semble typique des jeunes en primo-insertion. Initialement appliquée à la tranche d’âge 15 – 25 ans, elle a rapidement été étendue aux 15 – 29 ans, les statistiques prenant en compte le fait que l’insertion des jeunes est un processus qui s’étire de plus en plus dans le temps à mesure qu’ils prolongent leurs études et passent par des périodes intermédiaires de stages rémunérés ou non et d’expériences diverses de « petits boulots » entre lesquelles ils peuvent être au chômage ou en inactivité.

Il suffit toutefois de regarder le graphique 1 ci-dessous pour comprendre que la catégorie NEETs reste pertinente au-delà de 29 ans (Junel, 2021). Portant sur des moyennes annuelles entre 2015 et 2019, il offre une vue d’ensemble des situations d’insertion par âge, reconstituant une pseudo-cohorte à partir de toutes les tranches d’âge considérées sur la période 2015-2019 (à défaut de pouvoir retracer les trajectoires effectives de chaque classe d’âge annuelle).

Cette représentation montre la part d’abord minoritaire puis dominante de l’emploi (en bleu foncé) et la décroissance symétrique de la formation initiale (en vert clair). Elle montre aussi la part des NEETs repérée ici par la ligne noire séparant les jeunes en emploi ou en formation initiale des jeunes « ni, ni, ni » : les jeunes au chômage ou en inactivité hors études et formation continue. Stabilisée entre 24 et 29 ans, cette part ne manifeste pas de tendance à décroître après 29 ans !

La catégorie des NEETs n’est donc pas typique des jeunes et s’applique aussi bien aux jeunes adultes. C’est ainsi que pour la France et toujours d’après Eurostat, le taux de NEETs en 2019 pour les 30 – 34 ans est de…  16,9% ! (Schmid et al., 2023).

Des populations très différentes sont concernées : des jeunes en situation de découragement suite à décrochage scolaire, de maladie, d’invalidité, de chômage récurrent, de chômage durable ou encore simplement de parentalité, le(les) jeunes parent(s) pouvant se retirer du marché du travail, notamment les mères par exemple si les conditions de garde d’enfant sont mauvaises. Il n’y a donc pas un seul problème pour les NEETs, mais plusieurs, et dans une pondération différente selon les classes d’âge.

Voici quelques ordres de grandeur pour 2019 : 40% des NEETs de 15 – 29 ans en France sont au chômage (dont 24 % chômage de courte durée et 16% de longue durée) ; 7% sont en maladie ou en situation de handicap ; 15 % se consacrent à des responsabilités familiales. 14% sont en situation de retour sur le marché du travail suite à une période d’inactivité. 16% sont « ré-entrants », c’est-à-dire en attente proche d’un emploi ou d’une formation. Plus de 20% n’ont pas spécifié de raisons à leur situation et relèvent de la catégorie « autres », ce qui montre la difficulté à cerner les problèmes rencontrés. Ces pourcentages varient si l’on décompose des classes d’âge plus étroites : Par exemple les 15 – 24 ans sont moins nombreux à avoir des responsabilités familiales (leur pourcentage n’est que de 8%), tandis que les 30 – 34 ans sont plus nombreux, avec un taux de 26%.

Cette diversité des situations se retrouve partout en Europe avec des différences notables entre pays. C’est ainsi que le pourcentage des NEETs de 30 – 34 ans allemands en situation de responsabilité familiale est de 46% (pour un taux de NEETs 30- 34 ans relativement important : 13,6%) (Schmid et al., 2023).

2. Emblématique des NEETs français : le chômage de longue durée

Le problème principal en France est celui du chômage de longue durée. La part des jeunes NEETs français pour le chômage de courte durée ne se détache pas de la moyenne de l’Union Européenne, et celle des pays ayant réussi à limiter le nombre des NEETs reste dans la même proportion : 24% on l’a vu pour la France, 21% pour l’U.E., 26% pour le Danemark, 19% pour l’Allemagne… Au contraire, la part des jeunes chômeurs de longue durée est nettement plus élevée en France : 16% comme on l’a vu, face à 14% en moyenne pour l’UE et surtout 4% pour le Danemark, 9% en Allemagne.

La persistance du problème tout au long de la période d’insertion est spectaculaire lorsque l’on considère les effectifs absolus, comme l’illustre le tableau 1 suivant :

Si donc les effectifs de NEETS « tournent » autour de 500 à 600 000 personnes par groupe d’âge établi de 5 ans en 5 ans, on observe (hors la cohorte des 15 – 19 ans) que les effectifs au chômage, initialement très élevés, baissent à partir de 25 ans, alors que les effectifs au chômage de longue durée sont remarquablement stables, aux alentours de 100 000 personnes dans chaque cohorte de 5 ans !

3. En amont et en aval : un système de formation initiale stratifié et excluant, et des emplois de faible qualité

Ces jeunes sont le plus souvent peu ou pas diplômés. On observe dans la plupart des pays de l’OCDE une part importante des jeunes NEETs avec de faibles niveaux de diplôme.

Pour la France, comme l’indique une étude de la DARES portant sur les NEETs en 2018 (Reist, 2020), « les deux tiers des jeunes sortis du système éducatif au cours du premier cycle de l’enseignement secondaire (collège) ou ayant abandonné en cours de CAP ou BEP avant la dernière année ne sont ni en emploi ni en formation, contre un tiers des jeunes ayant obtenu un CAP ou un BEP, et un jeune diplômé de l’enseignement supérieur sur six. ».

Nous rentrons ici dans une première perspective explicative : les difficultés d’insertion rencontrées par les NEETs seraient dues avant tout à leur faible qualification initiale. Beaucoup d’autres facteurs peuvent toutefois interférer, tels que la situation familiale, la profession des parents, la faible mobilité géographique, etc. Une régression logistique permet d’en tenir compte, qui calcule les chances d’être en situation NEET en neutralisant ces autres facteurs. Elle établit, toujours pour la France en 2018 et pour des NEETs 15 – 25 ans, qu’avoir un diplôme inférieur au CAP ou BEP, augmente de 1,8 fois la probabilité d’être en situation NEET par rapport à une situation de référence qui est précisément de disposer d’un CAP ou d’un BEP (Ibid., Tableau 1 p. 4). On ne doit pas oublier toutefois qu’il existe aussi des NEETs fortement diplômés. Un pays européen s’illustre dans ce cas, c’est la Grèce, avec près de 40% de NEETs 15-29 ans très qualifiés (OCDE, 2016).

Le diagnostic peut alors s’orienter vers deux directions complémentaires. La première est celle des particularités du système de formation initiale en France, qui se révèle excluant, et inadapté aux exigences de l’économie fondée sur la connaissance et sur l’adaptation permanente. C’est ainsi que dans une étude comparative très détaillée des trajectoires des NEETs en Europe une équipe internationale d’économistes, économètres et sociologues a pu mettre en évidence, après beaucoup d’autres, les inconvénients d’un système stratifié en compartiments étanches et très fortement inégalitaire. Même si le taux d’abandon scolaire est en baisse, passant de 12,6% en 2010 à 8,2% en 2019, la France produit chaque année de nombreux jeunes sortis sans diplôme ou avec des diplômes de faible niveau (Danner et al., 2022).

Le cas particulier de l’apprentissage en France doit être mis en avant : dispositif minoritaire et peu valorisé, l’apprentissage classique offre pourtant des perspectives d’insertion meilleures que d’autres diplômes de niveau équivalent. D’autres dispositifs ont été développés en France, reposant eux aussi sur l’alternance entre formation en classe et formation sur le lieu de travail, mais ils sont destinés à des étudiants tout à fait différents, plus avancés et souvent recrutés à l’issue d’une sélection exigeante (les IUT, les Master Pro). Il s’agit alors de parcours d’abord centrés sur la filière académique noble puis complétés par une professionnalisation de haut niveau. Depuis l’année 2018, l’apprentissage a connu un doublement des entrées en France, dans toutes les catégories de filières, qu’elles soient courtes ou longues. Il reste à apprécier les conséquences de ce vif essor, conséquences pour l’instant peu visibles pour les NEETs.

La seconde est la faible qualité des emplois en France, et notamment ceux qui sont accessibles aux jeunes peu ou pas qualifiés. En reprenant les chiffres fournis par le Céreq examinant dans son enquête 2020 le devenir de la génération de jeunes sortis de l’appareil éducatif en 2017 (Céreq, 2022, p. 83), on constate que le taux de chômage des non diplômés est de 48% pour les jeunes hommes et de 54 % pour les jeunes femmes. Leur ancienneté médiane au chômage est de 18 mois. Pour ceux qui ont connu des épisodes d’emploi, l’ancienneté médiane en emploi est de 13 mois sur les 3 ans d’observation. Seuls 12% des non diplômés accèdent à un emploi pérenne. Ces chiffres contrastent avec les valeurs observées pour l’ensemble de l’échantillon (600 000 personnes), qui sont de 9 mois de durée médiane de chômage et 24 mois de durée en emploi. Les moins qualifiés sont donc celles et ceux qui occupent majoritairement des emplois précaires et connaissent soit du chômage durable soit de fortes rotations entre emploi instable et chômage.

La qualité de l’emploi en France, telle que mesurée pour 2015 par l’institut ETUI (Piasna, 2017) (agrégation de sous-indices mesurant les salaires, l’emploi non standard, les conditions de travail, l’équilibre temps de travail et temps personnel, l’accès à la formation continue et l’accès à la représentation collective) est globalement dans une bonne moyenne européenne, la France étant 9ème sur 28 pays. Mais certains sous-index sont moins favorables, tels que les conditions de travail (16ème) ou la sécurité de l’emploi (15ème) (cf la contribution de Christine Erhel et al.).

C’est plutôt la très forte segmentation des emplois entre « bons » emplois et emplois précaires qui est caractéristique de la France et s’est aggravée depuis le tournant du siècle (Picart, 2016). On connaît un très fort développement des emplois de courte durée (CDD courts, intérim, plateformes) dans notre pays. En 2019, selon les statistiques d’Eurostat, la France est avec la Croatie l’un des deux pays ayant le plus fort taux de contrats courts (de durée inférieure à trois mois) en Europe parmi les emplois salariés : 5% :

Bouclons la boucle : ayant subi quarante années de chômage persistant, notre pays s’est accoutumé à un équilibre bas du segment défavorisé du marché du travail : qu’il s’agisse de l’accueil des jeunes, associant des jeunes peu ou pas formés et des emplois peu qualifiés et sans perspectives d’avenir, ou des salariés de tous âges maintenus en interne sur des postes de bas niveau. En témoigne un paradoxe désormais bien visible : ce sont, à tous âges, les travailleurs qui auraient le plus besoin de formation continue qui la demandent le moins (Stephanus, Vero, 2022).

4. Des politiques coûteuses aux résultats souvent décevants

Face à cette situation durablement installée, les pouvoirs publics en France ont multiplié les initiatives et les dépenses, faisant de la France un des pays de l’OCDE qui consacrent le plus de ressources aux politiques d’emploi. Les dépenses d’indemnisation des chômeurs sont très importantes, et les dépenses « actives » visant à former et orienter les chômeurs ainsi qu’à aider leurs employeurs potentiels sont elles-mêmes à un niveau élevé, comme en témoigne le tableau ci-dessous pour les années récentes.

 

Ce qui fait toutefois plus encore la spécificité de notre pays est une gamme d’interventions récurrentes plus générales : celles qui visent à subventionner les emplois faiblement qualifiés (cf la contribution de Bruno Palier). On arrive alors à un doublement de ces dépenses pour l’emploi. Les chiffres sont les suivants selon la DARES (2022) : les politiques de l’emploi proprement dites ont atteint 66 milliards d’Euros en 2019 et 95 milliards d’Euros en 2020 suite à la crise sanitaire. Mais les subventions générales à l’emploi (surtout des allégements généraux du coût du travail, et la prime d’activité) se sont montées à 80 milliards en 2019 et 79 milliards en 2020.

Pour les jeunes, ces efforts se sont matérialisés depuis 2017, par des interventions spécifiques, notamment durant la période de la crise sanitaire (Plan « un jeune, une solution »), et aussi par la promotion d’un accompagnement intensif des personnes éloignées de l’emploi. Le Plan d’Investissement des Compétences (PIC) a ainsi mis en place de 2017 à 2022 un gros ensemble de programmes imaginatifs ciblant un million de jeunes non qualifiés et un million de chômeurs non qualifiés, visant à faire revenir vers la formation professionnelle et à terme vers l’emploi ces populations en voie de marginalisation.

Face à ces efforts, les résultats sont parfois effectifs mais restent mitigés. C’est ainsi que les évaluations de la Garantie Jeunes (DARES – Analyses, n°3, janvier 2023), dispositif destiné aux jeunes marginalisés à partir des Missions Locales leur proposant des actions de remobilisation assorties éventuellement d’une aide financière, restent prudentes. Elles soulignent la qualité et la pertinence de ces actions, mais montrent aussi que les retours à l’emploi obtenus conduisent ces jeunes essentiellement vers des CDD et de l’intérim, et ne peuvent écarter l’hypothèse que ces succès relatifs aient été obtenus au détriment d’autres jeunes non bénéficiaires du dispositif.

Le même constat mitigé se retrouve avec de nombreux programmes mis en place sous l’égide du PIC, les plus emblématiques d’entre eux visant à ramener vers des formations de mise à niveau puis professionnalisantes des personnes marquées par l’échec scolaire et la relégation (Ayala et al., 2023). Si les efforts de formation des chômeurs non qualifiés conduisent bien à une amélioration de leur taux de retour à l’emploi, ce résultat coexiste avec la persistance de grandes difficultés pour ouvrir un horizon de remobilisation des personnes les plus loin de l’emploi et de la recherche d’une « deuxième chance » via la formation continue.

On peut alors émettre l’hypothèse que ces accompagnements volontaristes de retour à la formation puis à l’emploi se heurtent d’abord à l’emprise des comportements et anticipations négatifs issus des dispositifs de formation initiale (des personnes ayant subi l’échec scolaire ne souhaitent pas avoir l’impression de retourner à l’école pour suivre une formation) puis à la faible qualité des emplois disponibles.

Il est utile d’élargir la focale et de retrouver ici quelques pistes d’interprétation plus générales. Dans les années 1960, notre pays avait de très bonnes performances en emploi. La période était marquée notamment par l’importance de très grandes firmes recrutant des travailleurs sans qualifications et leur proposant des emplois durables parfois assortis de perspectives de progression professionnelle : ce que l’on appelle les « marchés internes » du travail. L’importance de ces carrières aménagées pour non qualifiés s’est progressivement réduite à mesure que l’on observait la montée des qualifications dans le monde, y compris au sein des pays en voie de développement. C’est cette montée en exigence que les institutions françaises de formation et d’orientation professionnelle, largement construites sur une forte distance entre les entreprises et l’appareil éducatif, ont eu de plus en plus de mal à reconnaître et à servir. Processus complexe au sein de la mondialisation (où la France souffre d’une spécialisation peu favorable), il en est résulté entre autres une fragilisation progressive et une contraction des emplois durables non qualifiés, accompagnée par des pratiques de flexibilisation et d’externalisation (Gazier, Petit, 2019) aboutissant à un très important gonflement d’emplois précaires.

Dans un tel contexte, l’activisme français n’est-il pas largement construit sur un message contradictoire ? D’un côté, les pouvoirs publics multiplient les efforts en faveur de la mobilisation et du retour à l’emploi des non-qualifiés, de l’autre ils pratiquent des subventions massives et permanentes en faveur de leur maintien dans l’emploi tel quel, qui laissent penser aux yeux des entreprises, du public et d’eux-mêmes que ces travailleurs souffrent d’une faible productivité et d’une faible adaptabilité, pire encore qu’il est inutile de tenter de les faire évoluer.

5. Conclusion : Quelques piste pour générer de meilleures transitions entre l’école et l’emploi

Le défi posé par la persistance de NEETs chômeurs et chômeuses de longue durée en France a de multiples dimensions comme on l’a vu et on voit bien qu’il n’y a pas de solution simple à portée de main. Deux voies pourraient être explorées pour sortir de la tyrannie du court terme. 

La première est la recherche d’ajustements sur le marché du travail non plus par des manipulations à la baisse des salaires (le signal-prix), mais via l’amélioration de la qualification et de la qualité de l’emploi, en quelque sorte des ajustements par la qualité et la négociation collective.

On pourrait d’abord conditionner les subventions générales à l’emploi vues plus haut à des pratiques de poursuite de la formation continue et de promotion des travailleurs ainsi recrutés, notamment s’il s’agit de jeunes. Mais une telle mesure étatique unilatérale ne peut fonctionner que dans le cadre d’une démarche négociée aidant les entreprises et les partenaires sociaux à mieux diagnostiquer leurs besoins à moyen terme et trouver les moyens de les satisfaire, et parvenant à les mobiliser.

De nombreux retours à l’emploi des jeunes sont de très court terme : le passage par l’emploi précaire se solde par un retour rapide à la case chômage voire le découragement et l’inactivité, on doit donc distinguer l’employabilité de court terme et l’employabilité durable, et rendre ce critère systématique pour améliorer les performances des divers dispositifs d’aide au retour à l’emploi.

Une expérience en ce sens est prometteuse du côté de l’Economie Sociale et Solidaire : celle qui conduit les entreprises d’insertion, qui accueillent pour un maximum de deux ans des personnes loin de l’emploi pour les remettre en selle, à aller plus loin en aval : l’expérimentation SEVE emploi cherche à former et équiper les encadrants des entreprises d’insertion pour qu’ils accompagnent avec des entreprise « ordinaires » la suite de l’emploi de ces travailleurs, étayant leur accès à une carrière stable en appliquant une démarche de « médiation active » (Farvaque et al., 2023).

Du côté de la formation initiale et professionnelle, les efforts récents pour accroître le nombre d’apprentis ou rémunérer les stagiaires de l’enseignements professionnel vont dans le bon sens (hors abus et effets d’aubaine), mais ne changeront les anticipations et les comportements des jeunes et des employeurs que si sont construites des passerelles visibles et généralisées entre l’enseignement professionnel court et long. Il s’agit de permettre à celles et ceux qui sont entré(e)s dans l’apprentissage classique de disposer de véritables perspectives de développement sans être enfermé(e)s dans leurs niveau et spécialisation de départ. C’est ainsi que l’on observe en Suisse, pays où l’apprentissage demeure une voie majoritaire et prisée, de véritables universités professionnelles destinées aux apprentis souhaitant aller plus loin (Schmid et al. 2023). Ajoutons le constat de l’intérêt de décentraliser les politiques d’éducation et d’insertion, mais avec un défi qui est celui de préserver la cohérence et l’homogénéité entre branches et territoires. Il peut être relevé par la promotion de critères de qualité exigeants permettant aux régions et territoires de contrôler la crédibilité de leurs offres de formation professionnelle.

De telles dispositions pourraient ainsi participer à la construction d’une employabilité de long terme, dont notre pays aura bien besoin dans le contexte de la transition écologique.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

ARBELAEZ AYALA Alejandra, BUCHER Anne, GIVORD Pauline, LIMA Léa et MOREL Makiko (2023), Troisième rapport du comité scientifique de l’évaluation du Plan d’investissement dans les compétences, DARES, 160 p.

Céreq (2022), Enquête Génération. Quand l’école est finie. Premiers pas dans la vie active de la Génération 2017, n°3.

Comité scientifique en charge de l’évaluation de la Garantie Jeune (2018), Rapport final d’évaluation de la Garantie Jeunes.

DANNER, Magali, GIRET, Jean-François, GUEGNARD, Christine, JONGBLOED, Janine et JOSEPH, Olivier (2022), “Statuses during the school to work transition in France”. In: M. Levels et al. (Eds.), The dynamics of marginalized youth not in education, employment, or training around the world (p. 87-124). Routledge.

DARES (2022), “Les dépenses en faveur de l’emploi et du marché du travail”, Données, 20 mai.

FARVAQUE Nicolas et al. (2023), Evaluation du programme SEVE Emploi, Fédération des Acteurs de la Solidarité (FAS), février, 187 p.  À paraître. Voir aussi https://www.seve-emploi.com/la-mediation-active-en-quelques-mots/

FILIPPUCCI Francesco (2023), « Quels effets de la Garantie Jeunes sur l’insertion professionnelle de ses bénéficiaires ? », DARES – Analyses, n°3, janvier

GAZIER Bernard, PICART Claude  et MINNI Claude (2016), La diversité des formes d’emploi, Rapport pour le CNIS, Juillet n°142.

GAZIER Bernard et PETIT Héloïse (2019), Économie du travail et de l’emploi, La Découverte

JUNEL Bernard (2021), « Les jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation : jusqu’à 21 ans, moins nombreux parmi les femmes que parmi les hommes », INSEE Focus, 2021, mars, n° 229, p. 3

OCDE (2016), « A spotlight on youth », Society at a glance 2016.

PIASNA Agnieszka (2017), « « Bad Jobs » recovery ? European Job Quality Index 2005 – 2015 » ETUI Working Paper, 2017.06

PICART Claude (2014), « Une rotation de la main d’œuvre presque quintuplée en 30 ans : plus qu’un essor des formes particulières d’emploi, un profond changement de leur usage », INSEE Références Emploi et Salaires, édition 2014.

REIST Cindy (2020), « Les jeunes ni en études, ni en emploi, ni en formation (NEET) : quels profils et quels parcours ? », DARES analyses, février, n° 006.

SCHMID Günther, BELLMANN Lutz, GAZIER Bernard et LESCHKE Janine (2023), « Governing sustainable school – to -work transitions : Lessons for the EU », IZA Policy Paper n°197, janvier.

STEPHANUS Camille et VERO Josiane (2022), « Se reconvertir c’est du boulot ! Enquête sur les travailleurs non qualifiés » Céreq Bref n° 418.

The Welfare Workforce: Trade Unions and Mental Health Care in France

Séminaire de l'axe Politiques de Santé. 09/06. 14h-16h00
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L'axe Politiques de Santé du LIEPP a la plaisir de vous inviter au séminaire : 

The Welfare Workforce: Trade Unions and Mental Health Care in France

Mardi 9 juin. 14h-16h00.

Lieu : Salle 102. Sciences Po. 56, rue des Saint Pères (accès par le 27, rue saint Guillaume), 75007 Paris. 

Voir la présentation

Intervenant : 

Isabel M. Perera (Université Cornell)

Présentation : 

Why would the government provide health and social services to those who cannot demand them? Absent powerful clients, I find, the maintenance and expansion of such services can depend on the political organization of those who work for the welfare state: the “welfare workforce.” A chapter from a forthcoming book project demonstrates how and when in late twentieth century France, welfare workers successfully advocated for expansions to the public mental health care system -- despite the powerful economic and ideological pressures to the contrary. Within-case process analysis, supported by extensive archival material, documents how a durable coalition of public sector workers and their managers (a distinct source of political influence) produced the expansive French public mental health system that remains in place today.

Que sait-on du travail ? Un projet de médiation scientifique

  • Actualité Sciences PoActualité Sciences Po

 L'axe Evaluation des Politiques socio-fiscales est ravi de vous inviter à la conférence  : 

Que sait-on du travail ? Un projet de médiation scientifique

Présentation : 

La mobilisation sur la réforme des retraites a révélé les difficultés que rencontrent nombre de français au travail : pénibilité, conditions dégradées, manque de reconnaissance, pression, management vertical par les chiffres… Dans le même temps, on constate un véritable attachement au travail, au sens à lui donner, à son utilité. 

Quelles sont les réalités du travail dans leur diversité ? Qui sont les personnes concernées par la pénibilité ? Quels sont les mécanismes qui expliquent les difficultés rencontrées? En quoi les modalités d'organisation et de management du travail sont-elles déterminantes ? Quelles sont les mesures et actions qui permettraient d'améliorer les situations? 

C’est autour de ces questions que se retrouveront nombre de contributeurs au projet de médiation scientifique "Que sait-on du travail ?", série de contributions rassemblées par le Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP). Il s'agit de faire le point sur les savoirs en sciences sociales sur le travail aujourd'hui, et de discuter des solutions à proposer pour en améliorer les conditions et la reconnaissance. 

Descriptif du projet : 

A l’occasion du projet de réforme des retraites de 2023, la question du travail est devenue centrale dans le débat public. Même s’il a le plus souvent été négligé auparavant par les médias et les autorités (y compris lors de la préparation de cette réforme des retraites), le travail en France a fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales, qui permettent de documenter de façon précise ce que nous savons en matière de qualité de vie au travail, de conditions de travail, de pénibilité, d’organisation du travail, de management, de démocratie au travail, de normes de genre, de discriminations, des frontières entre travail et hors travail, de formation professionnelle, des évolutions de carrières, de la transition vers la retraite et le cumul emploi-retraite, des différences de situation des travailleuses et travailleurs, jeunes ou âgées, qualifiés ou non qualifiés, dans différents secteurs de l’économie ou selon différents statuts.

Cette série de textes ne prétend pas couvrir tous les aspects de la question du travail mais rendre disponible dans un format accessible les résultats de plusieurs travaux de sciences sociales (économie, gestion, sociologie, science politique…) concernant la situation du travail en France.

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Conditions de travail : état des lieux et perspectives

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Santé au travail et sens du travail 

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Management et organisation du travail en France

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Les effets de la digitalisation sur le travail

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Au cœur des métiers essentiels 

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Les défis des inégalités et des discriminations 


Le projet "Que sait-on du travail ?" dans les médias : 


Evenements : 

Consulter la vidéo de l'évenement


Pour en savoir plus sur le travail en France :

- Les Rencontres du CESE : « Le Travail dans tous ses états », conférence organisée le 10 mai 2023.

Vidéo des auteurs de notre série "Que sait-on du travail" auditionnés au CESE : Bruno Palier, Malo Mofakhami 

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE), troisième assemblée constitutionnelle de la République réunit les représentants des organisations de la société civile au titre de la représentation des salariés, des employeurs, de la cohésion sociale et territoriale, de la vie associative, de la protection de la nature et de l’environnement. La commission Travail et emploi du CESE s’est donnée 4 priorités pour le mandat 2021-2026 : l’accélération des nouvelles organisations de travail et le rapport au travail, l’urgence d’une transition juste pour répondre aux enjeux environnementaux et démographiques, la redynamisation de la démocratie au travail, et la lutte contre les inégalités et à la précarité au travail. Ses 3 premiers avis traitent des Métiers en tension, Les métiers de la cohésion sociale basé sur l’analyse des conditions d’exercice de ces métiers, et la relation travail et environnement, Travail et santé-environnement : quels défis à relever face aux dérèglements climatiques ?

- La Dares, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques est une direction du ministère du Travail. Elle réalise des analyses, des études et des statistiques sur les thèmes du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Les grandes enquêtes nationales réalisées par la Dares auprès des travailleurs (enquêtes Conditions de travail, enquêtes Sumer, etc.) permettent de documenter l’évolution du travail depuis les années 1980, de décrire de façon générale les conditions de travail, l’exposition aux risques professionnels et la santé au travail, ou encore d’étudier des thèmes plus précis, comme récemment la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite.

France Stratégie, organisme d’expertise et d’analyse prospective placé auprès du Premier ministre, formule des recommandations au pouvoir exécutif, organise des débats, pilote des exercices de concertation et contribue à l’évaluation ex-post des politiques publiques. Le département « Travail emploi compétences » de France stratégie fournit des éclairages sur le fonctionnement du marché du travail et contribue à la réflexion sur les politiques de l’emploi, du travail et de la formation. Il s’intéresse notamment aux évolutions de l’emploi et des métiers à 10 ans, en lien avec les grandes mutations du marché du travail (environnementaletechnologiquesocialesdémographiqueterritoriale), aux évolutions des compétences par métieraux fins de carrière des seniors, aux mobilités et transitions professionnelles, aux conditions et organisations de travail, aux rémunérations, ou encore au dialogue social.

L’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) est une association au service des organisations syndicales, qui contribue à éclairer le débat social par ses recherches sur les thèmes du travail, des revenus, de la protection sociale, de l’emploi et des relations professionnelles. L’institut mène deux types de travaux : des analyses réalisées par son équipe de recherche pluridisciplinaire et des études commandées par chaque organisation syndicale. Les analyses menées par son équipe de recherche sur le thème du travail portent sur les travailleurs des plateformes, sur la valeur travail, sur les aidants, etc. Les questions sur le travail alimentent aussi de nombreux travaux de recherche propres à chaque organisation syndicale : CFDT ; CFE-CGC ; CFTC ; CGT ;FO ;UNSA Éducation

Le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq), établissement public sous la tutelle des ministères chargés de l'éducation et de l'emploi, a pour mission de produire des données, études et recherches sur les liens entre travail, emploi et formation dans le but d'éclairer les politiques publiques. Le département Travail, Emploi et Professionnalisation du Céreq réalise des travaux sur les évolutions des métiers, des organisations et du travail, au prisme des transformations numérique et environnementale, et sous l'effet du déploiement des politiques de formation et d'emploi. Il participe au débat public sur les questions de travail et de transition écologique et organise un séminaire sur l'analyse du travail.

Le Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (Gestes) est un réseau scientifique interdisciplinaire porté par le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et composé de plus de 60 équipes de recherche dont les travaux s’inscrivent dans le champ du travail et de la santé au travail. Il constitue une communauté d’environ 400 chercheurs et chercheures de neuf disciplines différentes : droit, économie, ergonomie, histoire, philosophie, psychologie, sciences de l’éducation, sciences de gestion et sociologie. Le dernier colloque du Gestes, les 1er et 2 juin 2023, s’intitulait « Changer de travail ou changer le travail ? Santé, inégalités, environnement ». Publications collectives : Bernard, J, Edey Gamassou, C., Mias, A. Renault, E. (2020), L’interdisciplinarité au travail, Nanterre, Presses Universitaires de Nanterre ; Edey Gamassou, C., Mias, A. (2021), Dé-libérer le travail, Paris/Buenos Aires, Teseo. Les archives du Gestes sont recensées sur la plateforme Nakalona, qui constituent la mémoire du réseau et des ressources pérennes ouvertes à toutes et tous.

Le Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt) a pour but  d’établir un partenariat durable entre ministères, entreprises, universités et institutions de recherche autour d’un programme de recherche sur les relations entre l’âge, la santé, l’expérience et le travail. Il s’agit d’analyser conjointement les évolutions démographiques des populations au travail, les transformations dans les entreprises, et celles qui affectent les parcours professionnels, pour favoriser des actions anticipatrices. Les travaux sont menés en pluridisciplinarité et alimentent sept axes thématiques (cf. orientations de recherche 2019-2024). On notera des travaux récents sur l’exposition des salariés aux facteurs de pénibilité ; les dispositifs de prise en charge des pénibilités à l’international ; l’activité de médiation des encadrants de proximité pour des parcours en santé et compétences ; les fins de carrière des femmes ; les mécanismes de pression sur les temps du travail et les voies pour s’en extraire.


                                                      

                                

        

Christine Erhel, Mathilde Guergoat Larivière , Malo Mofakhami - La qualité de l’emploi et du travail en comparaison européenne : une contre-performance française ?

Christine Erhel est professeure au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM, Paris), titulaire de la chaire Economie du travail et de l’emploi, et directrice du Centre d’Études de l’Emploi et du Travail (CEET). Elle mène des recherches en économie du travail, particulièrement sur les questions de réformes du marché du travail et de qualité de l’emploi, notamment dans le cadre de projets européens. En 2020-2021, elle a rédigé le rapport de la mission pour la reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne, avec Sophie Moreau-Follenfant.

Mathilde Guergoat-Larivière est professeure des Universités en Sciences Economiques à l’Université de Lille et chercheuse au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Elle est également chercheuse au Cnam-CEET. Elle travaille sur les thématiques de la qualité de l’emploi, de l’impact des innovations et de la transition écologique sur l’emploi, ainsi que sur les questions liées à l’égalité femmes-hommes. Elle a notamment participé au projet Quality of Jobs and Innovation Generated Employment Outcomes (QuInnE) et au projet Beyond 4.0.

Malo Mofakhami est chercheur en sciences économiques, maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord au CEPN et affilié au Centre d’étude de l’emploi et du travail (CEET) du CNAM. Il a soutenu sa thèse de doctorat en 2019 (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) sur les relations entre emploi et innovation. Ses travaux portent sur les interactions entre technologie et emploi et en particulier le rôle des nouvelles technologies dans les mutations du travail et de l’emploi. Il étudie notamment les effets des technologies et des transitions sur les évolutions des métiers et des emplois (variations), mais également les effets en matière de qualité et conditions effectives du travail.

LA QUALITE DE L'EMPLOI ET DU TRAVAIL EN COMPARAISON EUROPEENNE : UNE CONTRE-PERFORMANCE FRANCAISE ?

Christine Erhel (CNAM- LIRSA CEET), Mathilde Guergoat Larivière (Université de Lille-Clersé, CEET), Malo Mofakhami (Université Paris Sorbonne Paris Nord - CEPN, CEET)
La crise sanitaire a contribué à remettre sur le devant de la scène l’importance du travail en même temps que les conditions difficiles dans lesquels il s’exerce en France pour certains travailleurs et travailleuses. La récente contestation de la réforme des retraites a également montré que les Français ne souhaitent pas prolonger leur durée de travail au-delà d’un certain âge. Ces événements ne sont pas tout à fait surprenants pour qui s’intéresse à la question de la qualité de l’emploi et du travail sur les dernières décennies, en particulier lorsque l’on compare la situation française à celle de ses voisins européens. 
Si les questions du sens du travail et de la soutenabilité du travail ont été beaucoup évoquées dans ces deux crises, le concept de qualité de l’emploi et du travail recouvre un ensemble d’éléments plus large et peut être appréhendé comme un concept multidimensionnel. Dans ce texte, nous revenons sur la définition internationale de la qualité de l’emploi et du travail, puis nous situons la France au regard des comparaisons internationales, avant de souligner les défis que posent les transformations technologiques à la qualité de l’emploi et du travail.
Comment définir la qualité de l’emploi et du travail ?
Les institutions internationales et européennes qui se sont emparées depuis la fin des années 1990 de la question de la qualité de l’emploi et du travail ont chacune développé leur propre approche, mais toutes ont retenu une définition multidimensionnelle. Le Bureau international du travail a tout d’abord mis en avant le concept de « travail décent » susceptible d’éclairer et de comparer des situations de pays très différents, en développement, émergents ou développés. L’Union européenne a ensuite défini sa propre approche de la qualité de l’emploi au début des années 2000, mobilisant des indicateurs validés par l’ensemble des pays membres au sommet de Laeken. Au niveau européen, la Fondation Européenne pour l’Amélioration des Conditions de Vie et de Travail (Eurofound) ainsi que l’Institut Syndical Européen (ETUI) ont également développé des approches multidimensionnelles de la qualité de l’emploi et du travail, avant que l’OCDE n’en fasse de même en 2013.
Un ensemble de travaux académiques sont venus discuter la pertinence de ces approches institutionnelles. Même s’ils retiennent des critères légèrement différents, les travaux socio-économiques existants sur la qualité de l’emploi et du travail envisagent l’ensemble des dimensions de l’emploi ayant des conséquences sur la situation objective et les trajectoires observables des travailleurs. La figure 1 résume les six principales dimensions que l’on retrouve dans les travaux comparatifs récents sur cette question : salaires, conditions d’emploi (type de contrat, sécurité de l’emploi), conditions de travail, formation et carrière, temps de travail et équilibre entre vie familiale et professionnelle, participation et représentation collective (Erhel et Guergoat-Larivière, 2016a, 2016b ; Mofakhami, 2019). Dans cette perspective, la qualité de l’emploi et du travail peut être directement influencée par les institutions et les politiques nationales (normes et droit du travail et de la protection de l’emploi, droit syndical et règles du dialogue social, politiques de formation, etc.). Elle est donc susceptible de varier fortement entre les pays. Au-delà des facteurs institutionnels, l’organisation du travail dans les entreprises joue également, notamment dans un contexte de fortes transformations technologiques.  
La France en position défavorable en termes de conditions de travail et de perspectives de carrière

Les résultats des travaux empiriques adoptant une approche multidimensionnelle de la qualité de l’emploi (Erhel et Guergoat-Lariviere, 2016a, 2016b ; Mofakhami, 2019) sont globalement convergents quant à la position relative des pays européens et aux différents « régimes » de qualité de l’emploi qu’il est possible d’identifier.

Ils opposent un ensemble assez large de pays présentant un niveau globalement élevé de qualité de l’emploi, avec de de bons niveaux de salaires, des taux élevés d’accès à la formation continue, une assez bonne représentation des salariés, un bon équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, mais des taux de temps partiel élevés, y compris une forte proportion de temps partiel court. Ce groupe inclut les pays du Nord, où les conditions de travail apparaissent particulièrement favorables, mais aussi des pays continentaux (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg) et anglo-saxons (Irlande, Royaume-Uni). À l’opposé, les pays d’Europe centrale et de l’Est constituent un groupe caractérisé par de faibles salaires et des niveaux d’accidents du travail élevés, où l’emploi temporaire et le temps partiel sont moins développés, de même que l’accès à la formation continue. La France se situe dans un groupe intermédiaire, avec les pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce et Portugal) et la Pologne, où la qualité de l’emploi est moins bonne que dans le premier groupe même si la situation en termes de salaires est plus favorable que dans le groupe d’Europe centrale et orientale. Dans ce groupe, le taux d’emploi temporaire est élevé et la représentation des salariés limitée. Les conditions de travail présentent un certain nombre de caractéristiques défavorables (positions fatigantes, délais serrés) et l’accès à la formation et les opportunités d’apprentissage sont réduites.

En matière de qualité de l’emploi et surtout du travail, la position de la France apparaît donc en décalage avec son niveau de richesse et avec ses institutions du marché du travail plutôt protectrices, qui la rapprochent de ses voisins continentaux comme l’Allemagne ou la Belgique. Si elle présente une situation plutôt favorable sur la dimension salariale, elle fait figure de mauvais élève du point de vue de l’environnement et des conditions de travail, mais également de vécu au travail.

Cette situation peut être analysée de manière plus détaillée à partir des enquêtes européennes sur les conditions de travail de l’Eurofound (conduites en 2005, 2010, 2015 et 2021), qui permettent d’appréhender de nombreuses dimensions des conditions de travail et d’emploi :  expositions aux risques physiques et biochimiques, intensité du travail, qualité de l’environnement de travail, qualité du temps de travail, stabilité de l’emploi et accès à la formation et évolutions de carrières…

Le tableau 1 permet de visualiser cette contre-performance française en matière de conditions effectives de travail sur les données les plus récentes de 2021 (voir aussi la contribution de Dominique Méda et Maelezig Bigi). Il présente les écarts à la moyenne européenne des indicateurs de conditions de travail et d’emploi de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Pologne et du Royaume-Uni. Les conditions d’emploi sont légèrement meilleures en France, reflet, dans une certaine mesure, de normes du travail protectrices. Sur les autres dimensions (à l’exception de la part de temps de travail standard), la France présente une situation moins bonne que les autres pays. C’est particulièrement le cas sur les facteurs d’exposition aux risques physiques (ergonomie et risques biochimiques), environ 15% supérieurs à la moyenne européenne en 2021 alors que la France se démarque par une structure de l’emploi relativement peu industrielle.

Les autres aspects liés à l’organisation et l’environnement de travail (autonomie, intensité et environnement social) sont également peu favorables en moyenne. Si le travail atypique (longues heures de travail, travail de nuit, irrégularité des horaires) est moins fréquent en France, les possibilités de conciliation et la qualité de l’articulation du temps de travail avec le temps personnel sont plus mauvaises que pour l’ensemble des autres pays. Enfin, lesperspectives de carrières et la formation en emploi sont structurellement faibles en France, à l’image de l’Italie.

On ne relève pas d’amélioration en 2021 par rapport aux années précédentes de l’enquête (2005, 2010, 2015), confirmant le décalage entre les caractéristiques structurelles de l’économie française et la qualité du travail déclarée par les salariés.   

Sur le volet de la santé au travail et du bien-être, la France se situe également en dessous des partenaires européens. En 2021, soit un an après le pic de la pandémie de Covid-19, 39% des travailleurs français déclarent que leur santé est à risque du fait de leur activité professionnelle, 6 points de plus que la moyenne des travailleurs européens (33%). Si l’on met ce chiffre au regard du nombre de travailleurs français qui déclarent avoir un conseil ou un délégué chargé de la santé et la sécurité au travail (70% contre une moyenne européenne de 76% - 84% en Allemagne), la situation semble particulièrement alarmante en France.

Cette situation est une source de préoccupation d’autant plus importante dans un contexte marqué par le développement de nouvelles technologies et les impératifs de transition environnementale qui font évoluer les besoins en compétences et la demande de travail et sont également susceptibles d’impacter la qualité de l’emploi et du travail à l’avenir.


Encadré méthodologique

À partir des enquêtes européennes sur les conditions de vie réalisée par l’Eurofound, nous établissons un ensemble d’indicateurs permettant de mesurer quatre des six dimensions de la qualité de l’emploi et du travail présentées plus haut (conditions d’emploi, conditions et qualité du travail, temps de travail et équilibre entre vie familiale-vie professionnelle, et accès à la formation et perspectives de carrières). Ces indicateurs sont construits au niveau des individus répondant à l’enquête, selon des méthodologies éprouvées (Erhel et Guergoat-Lariviere, 2016 ; Eurofound, 2020 ; Mofakhami, 2019), puis agrégés par pays pour permettre d’obtenir une situation moyenne au niveau national. L’absence d’indicateurs sur les salaires et la représentation collective nous conduit à ne retenir que 4 des 6 dimensions initiales.


Le tableau 1 présente les écarts à la moyenne européenne des indicateurs de conditions de travail et d’emploi issus de cette méthodologie pour un ensemble de pays sélectionnés. Ces écarts sont construits sur l’ensemble des pays de l’Union européenne plus le Royaume-Uni et la Norvège. Par souci de lisibilité, on présente ici simplement les valeurs correspondant aux grands pays de chaque ensemble (pays continentaux, méditerranéens, scandinaves, anglo-saxons et d’Europe centrale et orientale).

La qualité de l’emploi et du travail face aux défis des transformations technologiques 

Si la qualité de l’emploi est influencée par les politiques publiques et les institutions du marché du travail, elle est également liée aux changements technologiques et organisationnels à l’œuvre dans les entreprises (Guergoat-Larivière et Mofakhami, 2021 ; Duhautois et al., 2020 ; Mofakhami, 2021).

L’adoption d’innovations sur le lieu de travail a des effets ambigus sur la qualité du travail (Mofakhami, 2019, Eurofound, 2020) : si elle semble améliorer la stabilité des contrats et la rémunération, elle conduit à accroître l’intensité du travail (horaires plus importants et variables, difficulté de concilier vie personnelle – professionnelle) et la pression au travail (charge de travail élevée, plus de stress, etc.). À cela s’ajoutent aussi plus de risques physiques en emploi pour les travailleurs moyennement et peu qualifiés.

Certaines analyses soulignent que les effets des innovations sur la qualité des emplois sont contrastés selon les groupes sociaux. Ainsi, selon une analyse sur données françaises (Duhautois et al., 2020), les innovations technologiques bénéficient majoritairement aux emplois qualifiés, cadres et professions intellectuelles, tandis qu’elles tendent à réduire l’emploi et les salaires des employés et ouvriers.

Les études sur les usages des technologies numériques soulignent également certains risques en matière d’intensité et de pression au travail. Des travaux qualitatifs menés dans plusieurs pays européens (Gautié et al., 2020) au sein des secteurs de la logistique, de l’aéronautique et de la banque montrent que, si ces technologies améliorent les conditions d’emploi pour certains travailleurs (dans l’aéronautique ou la banque), les efforts dus à la réadaptation organisationnelle induite par les innovations conduisent à plus de stress et plus d’intensité au travail.

Ces problèmes se posent de manière particulièrement forte dans les secteurs de la logistique et des transports (Benvegnù et Tranchant, 2020 ; Eurofound, 2018), où les technologies numériques ont également tendance à intensifier le rythme de travail tout en réduisant l’autonomie et la partie « intelligente » du travail, allant jusqu’à interroger l’avènement d’une forme de néo-taylorisme numérique. 

Malgré ces tendances, il est intéressant de soulever que certaines pratiques d’organisation du travail plus répandues dans les pays scandinaves notamment peuvent représenter un levier positif pour le développement des technologies et la qualité du travail. Plusieurs travaux (Felstead et al., 2020 ; Lorenz, 2015) montrent que des pratiques de gestion de l’emploi dites « apprenantes » (learning capacity ou high-performance work system) améliorent la productivité et la capacité d’adoption technologique en améliorant la formation, la qualité des contrats, mais aussi en favorisant la participation active et l’autonomie des travailleurs. Ces modèles sont surreprésentés dans certains secteurs (intensifs en connaissance et technologie), mais leur surreprésentation dans certains pays comme les pays scandinaves et certains pays dits continentaux (Allemagne, Belgique et Pays-Bas), semble montrer qu’il est possible d’améliorer les conditions de travail et les performances par le biais de nouvelles pratiques de dialogue social et de qualité de l’emploi.

Conclusion

Dans un contexte français, déjà caractérisé par des performances moyennes en matière de qualité de l’emploi et surtout du travail, les changements technologiques ainsi que les crises économiques, sanitaires et sociales successives sont susceptibles d’accroître les risques portant sur certains travailleurs, notamment les moins qualifiés et les plus précaires. Les défis que posent les nouvelles technologies (plateformes numériques, IA générative, réindustrialisation), mais aussi les nécessaires transitions environnementales, sont fortement liés aux enjeux de la qualité de l’emploi et du travail. Quelles que soient les dimensions retenues, une amélioration est indispensable pour gérer ces transitions. La formation et le développement de nouvelles compétences sont cruciaux pour adapter l’offre de travail aux nouvelles demandes, mais ne suffisent pas en soi. L’amélioration des conditions de travail notamment dans les métiers en tension et indispensables à l’économie (notamment ceux de la première et la seconde ligne durant la pandémie) est essentielle pour assurer une offre suffisamment nombreuse et de qualité (cf la contribution de Christine Erhel). Les gains de productivité potentiels visés par des investissements en compétences et en technologie semblent peu dissociables d’une amélioration conjointe des conditions de travail, de la stabilité des emplois et de la qualité de l’environnement social.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références

BENVEGNU Carlotta, TRANCHANT Lucas (2020), « Warehousing consent? », Travail et emploi, 162, 3, p. 47‑69.

DUHAUTOISs Richard, ERHEL Christine, GUERGOAT-LARIVIÈRE Mathilde, MOFAKHAMI Malo, (2020), « More and Better Jobs, But Not for Everyone: Effects of Innovation in French Firms », ILR Review, p. 27.

ERHEL Christine, GUERGOAT-LARIVIÈRE Mathilde (2016a), « Innovation and Job Quality Regimes: A Joint Typology for the EU », QuInnE Working Paper, WP5-2-2016.

ERHEL Christine, GUERGOAT-LARIVIÈRE Mathilde (2016b), « La qualité de l’emploi », Idées économiques et sociales, 185, 3, p. 19‑27.

EUROFOUND (2018), Automation, Digitalisation and Platforms Implications for Work and Employment, Publications Office of the European Union, Luxembourg.

EUROFOUND (2020), Working conditions in sectors, Publications Office of the European Union, Luxemburg, Publications Office of the European Union.

FELSTEAD Alan, GALLIE Duncan, GREEN Francis, HENSEKE Golo (2020), « Getting the Measure of Employee‐Driven Innovation and Its Workplace Correlates », British Journal of Industrial Relations, 58, 4, p. 904‑935.

LORENZ Edward, 2015, « Work Organisation, Forms of Employee Learning and Labour Market Structure: Accounting for International Differences in Workplace Innovation », Journal of the Knowledge Economy, 6, 2, p. 437‑466.

GAUTIÉ Jérôme, JAEHRLING Karen, PEREZ Coralie (2020), « Neo-Taylorism in the Digital Age: Workplace Transformations in French and German Retail Warehouses », Relations Industrielles / Industrial Relations, 75, 4, p. 774‑795.

GUERGOAT-LARIVIÈRE Mathilde, MOFAKHAMI Malo (2021), « Innovations, emplois, inégalités », La Vie des idées.

MOFAKHAMI Malo (2019), Étude des interactions entre dynamiques d’innovation et qualité de l’emploi : une relation déterminante au cœur des mutations du travail à l’œuvre au sein de l’Union européenne, phdthesis, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I.

MOFAKHAMI Malo (2021), « Is Innovation Good for European Workers? Beyond the Employment Destruction/Creation Effects, Technology Adoption Affects the Working Conditions of European Workers », Journal of the Knowledge Economy.

                

François-Xavier Devetter, Julie Valentin - Les " travailleurs et travailleuses du nettoyage " : deux millions de personnes au cœur des désordres du travail

François-Xavier Devetter est chercheur au Clersé (Université de Lille) et à l'IRES. Ses travaux de recherche portent sur le temps de travail et les emplois à bas salaire, tout particulièrement les agentes et agents d'entretien, les aides à domiciles et les assistantes maternelles agréées. Il a publié en 2023 Aides à domiciles, un métier en souffrance : sortir de l'impasse avec Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant aux éditions de l'Atelier.

 

Julie Valentin est maître de conférences au CES (Université Paris 1). Ses travaux de recherche portent sur les formes de mobilisations de la main d'œuvre alternatives au CDI et l'analyse économique du droit du travail.
Ils sont les auteurs du livre 2 millions de travailleurs et des poussières : l'avenir des emplois du nettoyage dans une société juste, publié en 2021 aux éditions Petits Matins.
LES "TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES DU NETTOYAGE" : DEUX MILLIONS DE PERSONNES AU COEUR DES DESORDRES DU TRAVAIL
François-Xavier Devetter (Clersé, Université de Lille et IRES) et Julie Valentin (CES, université Paris 1)

Nettoyer (ou plus largement entretenir un espace de vie) est une activité à la fois commune et très spécifique. Commune car elle occupe une partie du temps de tout individu ou presque (en moyenne 5% du temps éveillé quotidien avec toujours d’énormes inégalités entre femmes et hommes). Commune également sur le plan professionnel car ce sont près de 8% des salariés dont l’une des fonctions importantes consiste à nettoyer des espaces privés ou publics. Mais cette activité apparaît également très spécifique en raison du sens qu’elle revêt fréquemment (« corvée domestique », métier ingrat ou invisible), et du fait des conditions dans lesquelles elle s’exerce.
Dans un premier temps nous chercherons à définir quels sont ces métiers du nettoyage et en quoi ils sont au cœur d’enjeux sociaux actuels majeurs. Pourtant, et c’est ce sur quoi nous insisterons dans un second temps, ces métiers, qui concourent à une même activité, peuvent s’exercer sous des formes et dans des cadres dont les différences ont une influence significative sur le type et le cumul des pénibilités associées. Comprendre cette hétérogénéité et ses effets peut alors aider à identifier certaines difficultés qui traversent plus largement le monde du travail.  
1. Deux millions de personnes ont le nettoyage comme fonction principale de leur métier
Pour définir les emplois du nettoyage nous croisons des critères liés à la fonction principale exercée (où l’on peut identifier le nettoyage à côté de la production, de l’enseignement, le soin à la personne, la comptabilité, la vente, …) et la description des professions que fournit l’Insee. Par ce biais nous identifions huit professions : les agents de service (des écoles, des administrations et collectivités territoriales ou encore des établissements hospitaliers), les salariés intervenant au domicile des particuliers (aides à domicile et employées de maison) et les agents d’entretien du secteur privé (femmes de chambres dans l’hôtellerie, nettoyeurs de la branche de la propreté ou directement employés par d’autres entreprises). Cet ensemble regroupe environ 2 millions de travailleurs et travailleuses ce qui représente, parmi les salariés, 1 homme sur 50 mais plus d’une femme sur 10. Ces métiers sont ainsi au cœur de plusieurs enjeux socioéconomiques majeurs du monde du travail actuel : les inégalités entre femmes et hommes, le développement des (très) bas salaires qui alimente la pauvreté laborieuse et la question de la soutenabilité des emplois sur toute une vie professionnelle.  
Des emplois au cœur des inégalités de genre (et d’origine nationale)
À l’image de l’inégalité de la répartition des tâches domestiques, la répartition genrée de ces professions est forte : ces emplois sont occupés à plus de 80% par des femmes (EE, 2021) soulevant ainsi la question de l’avenir de l'emploi peu qualifié des femmes et des inégalités de genre. Pour n’en donner qu’une illustration : si l’on exclue ces emplois du champ des salariés alors les hommes ne gagnent plus 26% de plus que les femmes mais 20% (EE, 2021). 

Les logiques de ségrégations professionnelles associées à ces métiers sont également perceptibles au regard de la surreprésentation des personnes issues de l'immigration dans les métiers du nettoyage, en particulier en région parisienne et dans les grandes villes. Alors que cette part est de 12% parmi les autres emplois relevant des professions ouvrières et employées, elle est de 24 % pour l’ensemble des agentes et agents d’entretien et de 28% pour celles et ceux, appartenant au secteur privé où ne s’applique pas le critère de nationalité pour l’accès à la fonction publique. Ce taux atteint même 73 % en Île-de-France, contre 37 % pour les autres professions ouvrières et employées (EE 2021). 
Des emplois à bas salaire qui alimentent la pauvreté laborieuse (et la polarisation)
Ces emplois participent également à la polarisation du marché du travail. En effet, 45% des personnels du nettoyage relèvent des emplois à bas salaire, c'est-à-dire rémunérés à moins de 60 % du salaire mensuel médian contre 13,5 % dans l'ensemble des emplois en France. Cette faiblesse des salaires mensuels tient à la prévalence du temps partiel (55% contre 18% sur l’ensemble des emplois et 66% si on se restreint au champ du secteur privé de ces professions) avec une fréquence forte des durées hebdomadaires sous le seuil des 24 heures minimum issue de la loi de 2014 – de fait, la convention collective des entreprises de la propreté y déroge avec une durée minimale à 16 heures. Environ 40% des nettoyeurs et nettoyeuses du secteur de la propreté et des aides à domicile travaillent ainsi moins de 24 heures par semaine. Or, ces horaires réduits sont mal localisés sur la journée, avec une concentration des heures de travail entre 6 et 9 heures du matin et entre 18 et 21 heures, notamment pour les salariés du secteur privé. Ces localisations qui compliquent la vie sociale mettent à mal l’hypothèse d’un temps partiel choisi par les femmes pour mieux concilier leur vie professionnelle à leurs contraintes de famille. 
La (non) régulation des temps de travail se répercute également sur la fragmentation des horaires : les journées sont hachées et impliquent de nombreuses coupures (et souvent des déplacements) qui n’entrent que très partiellement dans le temps de travail décompté. C’est ainsi que ces salariés sont payés à temps partiel alors que l’emprise du travail sur leur vie est celle d’un temps plein (graphique 1). 
Graphique 1 : fragmentation du temps de travail selon les professions (pour 100 personnes tirées aléatoirement)
Lecture : Périodes travaillées en foncé, non travaillées en gris clair. Les barres verticales correspondent à 8h et 17h. 
Source : CDT 2019
Ainsi, dans bien des cas, le décompte du temps de travail se limite aux périodes d’activités intenses et met de côté les activités plus « creuses » comme les temps de préparation, de récupération ou de déplacement. Les périodes d’inactivités (relatives) sont ainsi sorties de ce que l’employeur rémunère quitte à intensifier les heures réellement payées (Poilpot-Rocaboy et al., 2017) et rendre le travail de moins en moins soutenable.
Des emplois non soutenables 
La troisième caractéristique des emplois du nettoyage est en effet d’être exposé à de nombreuses pénibilités physiques : 60% déclarent des postures pénibles, 67% des mouvements douloureux, 57% le port de charges lourdes (contre respectivement 34%, 36% et 40% pour l’ensemble des actifs occupés). Ils et elles sont ainsi 75% à déclarer des douleurs régulières contre 61% des autres personnes en emploi (CDT, 2019). 
Ces contraintes sont d’autant plus préjudiciables que les ressources dont bénéficient ces personnes pour y faire face sont au contraire souvent limitées. Le taux d’encadrement est faible et même parfois dérisoire comme dans l’aide à domicile (moins de 7%) ou dans la branche de la propreté (moins de 5%), l’isolement est très fréquent, les matériels parfois insuffisants ou inadaptés, la formation, rare dans l’ensemble de ces métiers et quasiment inexistante dans certains segments comme au sein des entreprises prestataires ou dans le champ du particulier employeur (Burie et al., 2021). Enfin, ce cumul ‘fortes contraintes / faibles ressources’ est d’autant plus complexe à gérer pour ces personnes que celles-ci ne bénéficient pas d’opportunités de mobilités professionnelles.  Les différents secteurs sont marqués par des organisations avec très peu d’échelons hiérarchiques et qui ne permettent pas de mobilité ascendante au sein de l’organisation. Les compétences accumulées dans ces métiers sont par ailleurs peu reconnues et valorisables en dehors : loin d’être des emplois « tremplins », les postes du nettoyage constituent souvent des impasses dans lesquelles les salariées doivent terminer leur vie professionnelle. Tous ces éléments se cumulent pour rendre les emplois insoutenables sur le long terme et rendre la situation des salariées concernées particulièrement dramatiques en termes de santé : ainsi près de 30% agents d’entretiens de plus de 55 ans subissent des difficultés à effectuer des gestes de la vie quotidienne contre moins de 20% pour l’ensemble de la population (EE 2019 ; Devetter, 2020). 
Ces trois difficultés ont été particulièrement mises en exergue à l’occasion des différentes crises ou tensions récentes. La crise sanitaire a montré l’énorme décalage entre la nécessité de ces emplois et la faible reconnaissance dont ils bénéficient. Ils constituent ainsi des pans importants des métiers décrits comme « essentiels » sans pour autant avoir bénéficié d’un quelconque plan de revalorisation (à l’exception, partiellement et dans la douleur, d’une partie des aides à domicile et des agents de service hospitalier). Les crises sociales liées aux difficultés de pouvoir d’achat les ont également placés bien souvent en première ligne, notamment sur les ronds-points occupés par les Gilets Jaunes (Blavier, 2021). Enfin la réforme des retraites apparaît, pour eux et surtout elles, comme un durcissement particulièrement préjudiciable des conditions d’obtention d’une pension décente. Ainsi, près de 32% des agentes et agents d’entretien de 50 à 64 ans ne sont ni en emploi ni en retraite (Amossé et Erhel, 2023). Dans le champ dit de « la seconde ligne », c’est le taux le plus élevé après les emplois non qualifiés du bâtiment (48%). Le taux de licenciement pour inaptitude des salariés du nettoyage du secteur privé est également très élevé, plus de 3 fois supérieur à celui observé sur l’ensemble des salariées (Signoretto et Valentin, 2023). En ce qui concerne le niveau des pensions, les débuts de carrière étant souvent difficiles pour les nettoyeuses, dont les trajectoires sont fréquemment heurtées et entrecoupées de périodes sans activité pour la garde de leurs enfants, leur situation est plus dégradée. Nombre d’entre elles arrivent en effet à la retraite avec des droits inférieurs aux minima sociaux, de sorte qu’elles bénéficient plus fréquemment du minimum vieillesse que du minimum contributif. Ces personnes sont surreprésentées dans le cumul activité/retraite après 65 ans (Flamand et al., 2018), et les aides à domicile et les agentes et agents d’entretien font partie des personnes qui connaissent les plus fortes fréquences de sortie précoce de l’emploi, c’est-à-dire sans liquidation de la retraite, pour raisons de santé. 
Il serait facile de conclure à une malédiction liée à l’activité elle-même, à une forme de fatalité face à l’existence d’emplois non qualifiés inévitablement marqués par une dimension ancillaire pour ne pas dire servile… Pourtant, une analyse plus détaillée de ces métiers et de leurs conditions d’exercice souligne au contraire une réelle diversité de la qualité des emplois. Pour le dire autrement, dans cet espace globalement dégradé du système d’emploi, certaines situations se distinguent et dessinent ainsi les pistes d’une revalorisation plus globale des emplois du nettoyage. 
2. Des fractures internes qui soulignent le rôle de la régulation (politique et sociale)
Trois grandes lignes de partage nous semblent particulièrement importantes. La première correspond au statut de l’emploi et à la nature de l’employeur. La seconde renvoie à la finalité de l’activité et à la division du travail qui en découle. La troisième est conditionnée par l’existence d’un « consentement à payer » peu compatible avec des logiques de profits immédiats.  
De la nécessité de disposer d’un employeur qui assume son rôle
On peut mettre en évidence une gradation de la qualité des emplois selon les catégories d’employeurs que l’on peut illustrer à partir du niveau des salaires dont l’élévation va de pair non pas seulement avec la durée du travail mais également avec l’ensemble des variables caractérisant la situation au travail (voir Devetter et Valentin, 2020 pour la mise en évidence détaillée de l’ensemble de ces dimensions). Du côté des aides à domicile, l’échelonnement va du particulier employeur qui offre des salaires mensuels inférieurs à 700€ aux CCAS (plus de 1150 €), en passant par le secteur privé lucratif (880€ en moyenne) et le secteur associatif (950€). Pour les agents d’entretien, on peut distinguer trois catégories d’employeurs (EE, 2019). Les entreprises du secteur de la propreté, dans le cadre de l’externalisation du nettoyage, offrent des salaires mensuels nets moyens de 930€ (médiane à 900€) alors que les fonctionnaires et contractuels employés par l’État ou les collectivités locales, souvent à temps complet, bénéficient d’un salaire mensuel net moyen de 1360€ (médiane à 1400€). Les agentes et agents d’entretien employés par les autres secteurs dans le cas du nettoyage interne du secteur privé touchent quant à eux 1083€ (médiane à 1128€). 
Ces différences de conditions d’emplois et de travail dépendent de la capacité de l’employeur à assurer les missions qui lui incombent, au-delà du seul recrutement : accompagnement à la prise de poste, prévention des risques liés à l’exercice du métier, accès à la formation, suivi médical, entretien individuel, accès à une représentation collective... Ainsi, du côté des personnes qui travaillent dans les domiciles, le ménage dit « particulier-employeur » se voit attribuer la fonction d’employeur alors qu’il se perçoit comme consommateur, achetant un service marqué par une forte dimension inégalitaire (Carbonnier et Morel, 2018). Du côté du secteur de la propreté, ces différentes missions ne peuvent être réellement assurées dans la mesure où les contrats que signent les prestataires avec les bénéficiaires de leurs services durent en moyenne entre 2 et 3 ans. La concurrence dont jouent leurs donneurs d’ordres pour faire baisser le coût de la prestation a pour effet une rotation de leur main d’œuvre qui se voit ainsi transférée de prestataire en prestataire à chaque renouvellement de contrat. Dans ces conditions, les « prestataires employeurs » ont peu de motivation à investir pour le maintien en emploi durable de leurs très temporaires salariés, et leur fonction centrale paraît être de fournir de la main d’œuvre à des organisations qui ne souhaitent plus assumer la gestion de ces « ressources humaines ». En outre, dans ces deux configurations, particulier-employeur et secteur de la propreté, la part des personnes cumulant plusieurs emplois est très élevée. Cette surreprésentation des situations de multi-employeurs parmi les personnes en charge de l’activité de nettoyage vient encore ajouter à la difficile identification d’une responsabilité pour leurs conditions d’emplois difficiles. Non seulement, les temps de déplacement sont démultipliés et allongent la journée de travail mais c’est aux salariés de trouver les créneaux de repos, de repas et d’arbitrer entre accepter une mission supplémentaire ou non et, finalement, de construire un cadre d’emploi combinant les contraintes de plusieurs employeurs et/ou plusieurs sites. 
Nettoyer est toujours lié à une finalité plus large
Si l’existence d’un « employeur véritable » (et donc le statut de l’employeur) est une condition nécessaire pour envisager des conditions d’emplois acceptables, la finalité du service réalisé et l’organisation du travail semblent également des éléments déterminants. En effet, les activités de nettoyage restent marquées par des préjugés négatifs et perçues comme fondamentalement non qualifiées. Pourtant, nettoyer dans le cadre professionnel est bien différent du « travail domestique » réalisé pour soi-même. Cela demande des capacités d’ajustements des compétences relationnelles et techniques plus larges (Silvera et al., 2023). 
L’organisation du travail et le degré de division du travail engagé dépendent du modèle organisationnel choisi. Ainsi, les processus d’externalisation conduisent à réduire la diversité des tâches en limitant, tout particulièrement lorsque le travail n’est pas en « journée », la dimension relationnelle du travail (Abasabanye et al., 2018).
Cette dimension s’observe, à la fois dans les données et dans les entretiens : les personnes qui s’inscrivent dans un travail de « care » (en déclarant une fonction liée au soin ou à l’éducation par exemple) se trouvent dans des configurations bien meilleures que celles qui déclarent une fonction principale cantonnée au « nettoyage ». La situation des emplois à domicile et celle des emplois liés à l’entretien des autres locaux sont à nouveaux différentes mais largement parallèle. Dans le premier cas, l’élément déterminant correspond au public bénéficiaire du service : plus le travail consiste à répondre aux besoins de personnes vulnérables qui ne peuvent les satisfaire eux-mêmes (par rapport à des clients qui souhaitent déléguer leurs travaux domestiques), plus les travailleurs peuvent faire valoir le sens de leur travail et en souligner la complexité. Dans le second cas, c’est à nouveau l’insertion ou non des salariées dans une communauté de travail plus large qui permet de donner du sens au travail et d’ouvrir des perspectives de valorisation. C’est typiquement le cas de l’inscription dans la communauté éducative dans les établissements scolaires (Holley, 2014 ; Imbert, 2022), ou dans la communauté des soignants dans les établissements hospitaliers ou les Ehpad (Devetter et al., 2023). 
Ainsi, si nettoyer est toujours lié à une finalité plus large, certains modes d’organisation (externalisation, relation domestique auprès d’un particulier employeur) tendent à couper les travailleurs et travailleuses de la communauté au sein desquelles cette finalité se construit. Ce processus tend alors également à invisibiliser la valeur produite.
Une reconnaissance toujours limitée de la valeur produite
La question de la « valeur » ou du « sens » du travail est à nouveau reconnue comme une dimension importante de la qualité de l’emploi. Que vaut le travail effectué par les travailleurs et travailleuses du nettoyage ? Une part des emplois concernés relève de missions de service public, ils participent alors à la production d’un service dont la valeur n’est pas marchande et ne rentre pas dans la détermination d’un prix. Entretenir un bâtiment scolaire et concourir à la fonction éducative ne produit pas un bien marchand, tout comme participer au maintien de l’autonomie d’une personne âgée. Le coût du travail mobilisé dépend alors de conventions sociales… rarement en faveur des personnes concernées. Les politiques de la vieillesse comme la gestion des services publics portent une vision très restrictive du service rendu qui induit une évaluation minimale du coût : l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) contraint le salaire des aides à domicile à stagner à la proximité du SMIC horaire tandis que la recherche des économies budgétaires débouche sur des volumes de travail insuffisants et des salaires relativement bas pour les agents et agentes d’entretien.  
Mais l’isolement et la transformation des tâches de nettoyage en services marchands ont des effets encore plus préjudiciables. La nature du service le rend peu objectivable (le propre ne se voit que par son absence), et il apparaît alors facile de chercher des économies budgétaires sur les montants des prestations de nettoyage. Dans le cas des activités à domicile, le service acheté est mis en comparaison avec l’autoproduction tandis que le nettoyage externalisé des locaux entre dans une logique de recherche du moins-disant qui enclenche des spirales : baisse des prix → réduction des volumes → diminution des salaires → dégradation de la qualité → baisse des prix… Bien souvent, les marchés publics ajustent le volume de travail de manière à maintenir le coût global constant lorsque le coût horaire augmente : « l’hypothèse » est alors que les gains de productivité doivent toujours être au moins égaux à l’inflation afin que le prix du « service propreté » soit toujours constant.
La non-reconnaissance de la valeur du service se répercute non seulement sur les salaires mais également sur l’image sociale des professions concernées. Si les enquêtes sociologiques sur le « prestige social des professions » sont peu nombreuses en France, la dernière en date (Chambaz et al., 1998) confirme ce que l’on observe au niveau international : les métiers associés au nettoyage occupent les toutes dernières places et s’inscrivent dans des logiques de « dirty work » qui les enferment dans de véritables trappes à précarité.  
Ces trois fractures ne traversent pas la seule activité de nettoyage. Bien au contraire, elles se retrouvent au cœur des évolutions du marché du travail. L’éclatement de l’entreprise et le développement de formes d’emplois comme le micro-entreprenariat, les stratégies de spécialisation et de déqualification des travailleurs sont des tendances assez générales (Thèvenot et al., 2023). Mais, sur chacune de ces dimensions, les travailleurs du nettoyage apparaissent particulièrement fragilisés. 
Références : 
ABASABANYE Placide, BAILLY Franck, DEVETTER François-Xavier (2018), Does contact between employees and service recipients lead to socially more responsible behaviours? The case of cleaning, Journal of Business Ethics, 153, 813-824.
AMOSSÉ Thomas, ERHEL Christine (2023), Les fins de carrières des seniors de la deuxième ligne


CARBONNIER Clément, MOREL Nathalie (2018), Le retour des domestiques, Média Diffusion.
CHAMBAZ Christine, MAURIN Éric, TORELLI Constance (1998), L'évaluation sociale des professions en France: Construction et analyse d'une échelle des professions. Revue française de sociologie, 177-226.
DEVETTER François-Xavier, DUSSUET Annie, NIRELLO Laura, PUISSANT Emmanuelle (2023), Les collectifs de travail dans les métiers auprès des personnes âgées : fragiles, fragilisés mais indispensables, Journal de gestion et d'économie de la santé, 9, 250-274.
Revue française de socio-Economie, (en lutte), 321-326.
FLAMAND Léa, GILLES Christel, TRANNOY Alain (2018), Qui travaille après 65 ans?, Insee Références.
HOLLEY Sasha (2014), The monitoring and enforcement of labour standards when services are contracted out, Journal of Industrial Relations, 56(5), 672-690.
POILPOT-ROCABOY Guénaëlle, DUMAS Marc, DEDESSUS-LE-MOUSTIER Nathalie, CHEVANCE Alain (2017), Dimensions du temps de travail et pénibilité: repérage des risques et des actions proposées, Revue de gestion des ressources humaines, (1), 3-19.
SIGNORETTO Camille, VALENTIN Julie (2023), Quels changements de comportements des employeurs après l’ordonnance travail instituant le barème et modifiant les règles du licenciement, Droit social, à paraître. 
SILVERA Rachel (coord), CHASSOULIER Louisa, DEVETTER François-Xavier, LEMIÈRE Séverine, PUCCI Muriel, VALENTIN Julie (2023), Investir dans le secteur du soin et du lien aux autres : un enjeu d’égalité entre les femmes et les hommes, Rapport IRES. 
THEVENOT, N., DEVETTER, F. X., GEYMOND, M., PEREZ, C., PERRAUDIN, C., & VALENTIN, J. (2023). Face à l’éclatement des entreprises, une représentation collective mise en défaut: une analyse à partir de l’enquête REPONSE 2017 1. La Revue de l'Ires, (2), 13-40.
             

Coralie Perez, Thomas Coutrot - Le sens du travail, enjeu majeur de santé publique

 Coralie Perez est économiste, ingénieure de recherche à l’Université de Paris 1, membre  du   Centre d'économie de la Sorbonne (CES). Ses recherches portent sur la formation continue des   salariés, les effets des changements technologiques et organisationnels sur les conditions de   travail et d’emploi, les modes de gestion  de la main d’œuvre et les relations professionnelles. En   2022, elle a publié l’ouvrage co-écrit avec Thomas Coutrot Redonner du sens au travail. Une   aspiration révolutionnaire, paru au Seuil (collection « La république des idées »).

Thomas Coutrot est statisticien, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Entre 2003 et 2022, il a dirigé le département Conditions de Travail et Santé à la Dares. Ses recherches se sont principalement concentrées sur le travail. Il a notamment publié Libérer le travail, Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ? au Seuil en 2018, et Critique de l’organisation du travail à La Découverte, coll. « Repères » en 2002. Il a publié avec Coralie Perez son dernier ouvrage Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire paru au Seuil (collection « La république des idées »)..
LE SENS DU TRAVAIL, ENJEU MAJEUR DE SANTE PUBLIQUE

Thomas Coutrot (chercheur associé, Ires), Coralie Perez (Centre d’Économie de la Sorbonne, Université Paris 1)

« Grande démission », « métiers essentiels », « emplois à impact positif », « bifurqueurs écologiques » … Depuis une dizaine d'années, et plus encore depuis la crise Covid, les interrogations sur le sens du travail montent dans la société, et pas seulement chez les jeunes. Longtemps, dans le débat public comme dans la recherche en économie, le travail en tant qu’activité a été négligé au profit de l’emploi – son volume, sa rémunération, sa durée, etc... La thématique de la souffrance au travail (Dejours, 1998), puis celle des risques psychosociaux (Gollac, 2011), se sont imposées dans le débat social comme un problème sanitaire majeur. Plus récemment, c’est la « perte de sens du travail » qui a focalisé la discussion. Pour comprendre ce qui se joue là, nous commencerons par proposer une définition et une mesure du sens du travail ; nous examinerons ensuite les conséquences d’une perte de sens sur la santé des travailleuses et des travailleurs ; après avoir analysé les causes de cette perte de sens, nous conclurons sur quelques pistes d’action.

Sens du travail : de quoi parle-t-on ?

Prendre au sérieux la question du sens du travail, c’est récuser la conception doloriste du travail – du latin « tripalium », instrument de torture, étymologie d’ailleurs erronée (Dujarier, 2021) –qui est sous-jacente dans l’apologie de la « valeur travail » par nombre d’acteurs politiques. Le travail n’est pas qu’une peine qui mérite salaire, c’est aussi une activité où les êtres humains engagent intelligence et subjectivité, et par laquelle ils peuvent construire leur santé. Dans l’approche qui est celle de Marx mais aussi des sciences du travail (ergonomie, psychologie du travail…), le travail est une activité par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes. Il tire son sens de ces enjeux de transformation, qui comportent selon Christophe Dejours, théoricien de la psychodynamique du travail, trois grandes dimensions : « le sens par rapport à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; le sens, enfin, par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif » (Dejours, 1993). Ainsi, un travail a du sens s'il nous permet de nous sentir utile, de nous reconnaître dans ce que nous faisons en respectant les règles du métier et l’éthique commune, et de développer nos habiletés et notre expérience. Utilité sociale, cohérence éthique, capacité de développement : la déception de ces attentes émergeait clairement du discours des salarié·es interrogé·es en 2008-2009 et qui nous expliquaient comment la perte de sens de leur travail avait débouché sur une démission ou un licenciement (Perez, 2014).

Pour objectiver la notion de sens du travail, nous avons mobilisé les outils de la statistique et de l’économétrie à partir des enquêtes nationales sur les Conditions de travail (2013-2016) de la Dares (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère en charge du travail), conduites donc avant la crise sanitaire. Ces enquêtes posent de nombreuses questions aux personnes sur leurs conditions de travail : nous en avons sélectionné 10 pour construire 3 indicateurs partiels et un indicateur synthétique. Parmi ces indicateurs, on peut par exemple citer : « mon travail est utile aux autres » (pour l’indicateur d’utilité sociale), « je ressens la fierté du travail bien fait » (pour l’indicateur de cohérence éthique), « dans mon travail je peux développer mes compétences » (pour l’indicateur de capacité de développement).

L’analyse statistique révèle que le sens du travail dépend peu du niveau de diplôme et pas du tout du salaire. Le lien entre sens du travail et niveau de diplôme est d’ailleurs contre-intuitif : le sens du travail est corrélé négativement avec le niveau de diplôme ; en revanche il l’est positivement avec le statut social (les cadres trouvant plus de sens que les ouvriers). Les déterminants du sens sont ailleurs : travailler en contact avec le public, dans une PME indépendante, ou bien dans le secteur public ou associatif, a plus de sens que dans un grand groupe ou chez un sous-traitant. Les métiers les plus riches en sens ne sont pas forcément les plus prestigieux ou les mieux rémunérés : assistantes maternelles, aides à domicile, ouvriers qualifiés du BTP, employés administratifs et commerciaux du tourisme... Les métiers les plus démunis de sens, eux, sont souvent peu diplômés (ouvriers non qualifiés, caissières, agents de sécurité...), mais pas toujours (conseillers et cadres de la banque et des assurances).

Dans les métiers du care, les salarié·es trouvent globalement beaucoup de sens à leur travail car leur sentiment d'utilité sociale est très fort. Mais, ce sens est menacé par l’organisation du travail : les procédures de mesure et de contrôle des temps alloués à chaque acte entraînent une intensification du travail et l’impression de mal travailler, voire de maltraiter les patient·es. Sous couvert d’une pseudo rationalisation, le travail est réduit à des gestes purement techniques, ce qui ne convient évidemment pas à ces métiers relationnels.

Chez les ouvriers de l'industrie, c’est l’automatisation et l’algorithmisation du travail qui menace son sens. Ainsi, dans les entrepôts, les ouvriers de la logistique sont guidés par la commande vocale et n’ont plus aucune marge de manœuvre. C’est la capacité de développement qui est remise en cause. Du côté des cadres, c’est souvent le sentiment d’utilité sociale qui est fragilisé : dans l’enquête de David Graeber sur les « bullshit jobs » (2018), les cadres qui ont répondu se plaignent d’effectuer un travail inutile, consacré à vérifier le respect de procédures ou à alimenter des bases de données dénuées de pertinence.

Une nouvelle dimension de conflit éthique apparaît depuis quelques années : le remords écologique. En 2019, date à laquelle cette dimension est mesurée pour la première fois dans l’enquête Conditions de travail, 7% des salarié·es déclarent que leur travail a toujours ou souvent des conséquences négatives pour l’environnement. Ce ne sont pas seulement des ingénieurs, tels ceux, fort médiatisés, qui bifurquent à la sortie des grandes écoles, mais aussi des agriculteurs ou des ouvriers qui travaillent directement en contact avec des produits chimiques ou toxiques, susceptibles de polluer.

La pandémie, qui a mis au premier plan du débat public la question de l'utilité sociale des métiers (les activités « essentielles »), a certainement renforcé le questionnement, en germe depuis quelques années, sur le sens du travail. Le nombre inédit de départs volontaires (2,5 millions de démissions ou ruptures conventionnelles) en 2022 peut s'interpréter de cette manière.

Perte de sens : un fort impact sur la santé

Notre étude apporte un résultat inédit : le facteur le plus explicatif de la démission entre 2013 et 2016 est le fait que la personne trouvait peu de sens à son travail en 2013. À métier, âge, sexe et niveau de diplôme équivalents, le risque d’un départ volontaire est accru de 30% pour les salarié·es dont le travail a peu de sens en 2013 (la personne se situe dans le 1er quintile de la distribution de l’indicateur de sens) . Une forte intensité du travail ou des conflits avec le supérieur poussent également à partir, mais pas le niveau de salaire ni même le sentiment d'être mal payé : contrairement à un préjugé courant, le salaire n’est pas le déterminant principal des mobilités, et même pas un déterminant du tout.

Mais, si on ne peut pas quitter un emploi où le travail perd son sens, le prix à payer pour la santé est élevé : la perte de sens du travail entre 2013 et 2016 est associée à une forte hausse de l'absentéisme pour maladie. Celui-ci passe, pour les salarié·es affecté·es par une perte de sens – soit les 20% de salarié·es dont l’indicateur de sens du travail a le plus diminué entre 2013 et 2016 – de 8 à 11 jours par an, soit une hausse de 40%, tandis qu’il baisse de 18% pour celles et ceux dont le sens du travail a augmenté.

Cette dégradation touche en particulier la santé mentale : le risque d’entrer en dépression entre 2013 et 2016 est multiplié par 2 pour les personnes dont le travail perd son sens, même lorsqu’on neutralise l’effet des autres facteurs, notamment l’évolution de la satisfaction quant à la vie personnelle. Ce risque est mesuré grâce à l’indicateur de bien-être psychologique de l’OMS (Who 5) : on considère qu'une personne entre en dépression quand ce score  passe sous le seuil de 32 sur 100 entre 2013 et 2016. Cela concerne 7% des salarié·es, mais 13% en cas de forte perte de sens du travail. . Et, ce n'est pas un « problème de riche » : les ouvriers trouvent dans leur travail moins de sens, mais celui-ci est aussi important pour eux que pour les cadres. S'ils le perdent, les uns comme les autres voient leur risque dépressif multiplié par deux (figure 1). Les jeunes ne sont, eux non plus, pas moins concernés que leur aîné·es.

Figure 1 : le risque dépressif est multiplié par deux en cas de perte de sens du travail

Le management par les chiffres

Les causes, elles, sont à chercher dans les grandes évolutions managériales des quarante dernières années, en particulier le management par les chiffres (le rapport des Assises du Travail (dans le cadre du Conseil National de la Refondation) s’appuie entre autres sur notre définition et certains de nos résultats statistiques sur le sens du travail… en omettant malencontreusement tout le pan de résultats démontrant la responsabilité du management par les chiffres. Cf. Sophie Thiéry, Jean-Dominique Sénard, « Re-considérer le travail », Rapport des garants des Assises du travail, 18 avril 2023) . Celui-ci a commencé à se généraliser dans les années 1990, moment où les investisseurs financiers imposent l’exigence d’une rentabilité élevée et constante dans le temps (ou d’une baisse des coûts dans le secteur public) et réclament la transparence sur les sources de performance. Les réorganisations permanentes (reengineering, Révision Générale des Politiques Publiques, Modernisation de l’Action Publique…) sont des signaux envoyés par les dirigeants d’entreprise ou les hauts fonctionnaires aux marchés financiers pour les assurer de cette recherche inlassable d'optimisation. Inspirée du modèle Toyota, la production allégée (lean management) visait initialement la réduction des coûts et des stocks par une plus grande responsabilisation des salarié·es. Mais les exigences de standardisation et de contrôle portées par l’industrie financière ont marginalisé le rôle de la participation des salarié·es (Sailly, 2017 ; Canivenc, 2022). À la place, se sont multipliées les procédures rigides appuyées sur les outils numériques (process) et les obligations de rendre en permanence des comptes sur l’activité (reporting), donnant naissance à un « néo-taylorisme digital ».

Le lien entre ce type de management et la perte de sens du travail peut être vérifié statistiquement grâce aux enquêtes Conditions de travail de la Dares, qui fournissent plusieurs indicateurs pertinents. À la question « au cours des douze derniers mois, votre environnement de travail a-t-il été fortement modifié ? », 42% des salarié·es signalent au moins une source de changement important, que ce soit dans l’organisation du travail, dans les techniques utilisées, ou bien dans l’organisation de l’entreprise (fusion, acquisition, déménagement, plan de licenciements…) : le nombre de changements vécus est un bon indicateur de la pression du management par les chiffres. D’autre part, les personnes indiquent dans l’enquête si elles « doivent atteindre des objectifs chiffrés précis », et si elles ont « la possibilité de modifier ces objectifs ». Enfin, les employeurs des salarié·es interrogé·es sont également enquêtés avec un questionnaire spécifique, qui indique notamment s’ils dépendent d’un donneur d’ordres : la sous-traitance est l’une des stratégies privilégiées par le management par les chiffres pour réduire les coûts.

Les données montrent que les salarié·es des entreprises de sous-traitance trouvent peu de sens à leur travail, tout particulièrement en ce qui concerne le sentiment d’utilité sociale : les destinataires finaux de leur travail (clients, usagers…) sont éloignés (Coutrot, Perez, 2022). Concernant les changements organisationnels permanents et les objectifs chiffrés, ils contribuent bien à dégrader le sens du travail et donc la santé des travailleurs (figure 2). Ainsi, plus un·e salarié·e a connu des changements importants dans son travail au cours des 12 derniers mois, plus son travail perd de son sens.

Figure 2 : Les changements permanents et les objectifs chiffrés réduisent le sens du travail

L’amputation du travail vivant

Mais, changements ou objectifs ne sont pas délétères par nature : tout dépend de la manière dont ils ont été conçus. Pour le comprendre, il faut faire appel à l’ergonomie et plus généralement aux sciences du travail, qui nous expliquent ce que veut dire « travailler ». Ce que nous faisons concrètement au travail, c’est ce que les ergonomes ont appelé « le travail réel » par différenciation du « travail prescrit », et que d’autres courants de recherche nomment « l’activité » (ergologie, clinique du travail) ou « le travail vivant » (psychodynamique du travail) (Clot, 2010 ; Schwartz, Durrive, 2009 ; Dejours, 2013). Travailler, c’est toujours se confronter à des questions inédites que le management ne peut jamais pleinement anticiper. C’est inventer, individuellement et collectivement, des solutions aux imprévus qui surgissent sans cesse en situation (un·e patient·e qui réclame plus d'attention, un outil qui manque, des défauts dans les pièces à monter, le retard pris par le collègue, l’ajustement du geste parce qu’on a une douleur à l’épaule…). Le travail fait sens quand il est « vivant », quand il permet le déploiement de l’intelligence individuelle et collective, de la sensibilité et de l’attention humaine.

Pour que les changements organisationnels ou les objectifs soient pertinents aux yeux des salarié·es, il faut qu’ils et elles aient pu faire valoir leur connaissance du travail réel. Faute de quoi la prescription se fondera sur une vision purement abstraite et viendra entraver le déploiement de leur travail vivant. C’est ce qui explique que l’impact des changements organisationnels ou des objectifs chiffrés dépende si fortement de la manière dont les salarié·es ont été ou non associé·es aux décisions (figure 3).

Figure 3 : Le sens du travail est réduit quand les décisions d’organisation sont imposées d’en haut

Parmi les personnes qui ont connu un changement important dans leur travail, celles qui disent ne pas avoir « reçu une information suffisante et adaptée au moment des changements » sont beaucoup plus nombreuses à trouver peu de sens à leur travail. Pour les personnes qui ont été informées, les choses vont mieux. Il apparaît néanmoins préférable de ne pas avoir été consulté plutôt que d’avoir l’impression qu’après consultation, on n’a pas tenu compte de votre avis…

La situation de loin la plus favorable est celle où l’on a été consulté et écouté. Mais elle est rare : seulement 16% des salarié·es qui ont connu au moins un changement dans leur travail disent avoir eu « l’impression d’avoir une influence sur ces changements ». Dans ce cas, le changement contribue même à réduire le risque de ne pas trouver de sens au travail.

Il en va de même pour les objectifs chiffrés : quand ils sont imposés, c’est-à-dire que la personne n’a pas pu contribuer à leur définition, le travail a beaucoup moins de sens (figure 3). Tout se passe alors comme si le « travail mort » – les objectifs, les procédures, les équipements et logiciels, etc… – prenait le dessus sur le « travail vivant », l’ingéniosité, l’engagement subjectif, la sensibilité des travailleuses et des travailleurs.

C’est l'irréductible liberté nichée au cœur du travail qui fait de ce dernier un enjeu politique majeur. Alors que le partage de la richesse créée a longtemps polarisé les conflits sociaux, une lutte politique émerge autour de la question du sens du travail, portant une remise en cause des rapports de domination.

Comment redonner du sens au travail ?

Les données statistiques ne font que confirmer ce qu’ont établi depuis longtemps les sciences du travail : pour redonner du sens au travail et préserver la santé psychique des salarié·es, il faut accroître leur pouvoir d'agir sur les conditions, l'organisation et la finalité de leur travail. Dans les entreprises et les administrations, la priorité devrait être de leur reconnaître un pouvoir ou un contre-pouvoir, de sorte qu’ils et elles puissent contribuer aux décisions importantes concernant l’organisation de leur travail au quotidien.

Dans l’économie sociale et solidaire, les entreprises et associations ont en principe une gouvernance démocratique qui permet aux salarié·es de participer à ces décisions. Il existe par ailleurs des propositions, comme la codétermination, pour démocratiser la gouvernance des entreprises. Cette démocratisation est indispensable mais la présence d’élu·es du personnel dans les instances de direction ne se traduit pas toujours par leur influence effective sur les décisions. Et ce d’autant moins que l’organisation du travail au quotidien demeure hiérarchique et autoritaire, entravant la capacité et l’inclination des salarié·es à faire valoir leur point de vue à tous les niveaux.

Les lois Auroux de 1982 ont tenté de prendre ces questions à bras le corps. Elles ont créé des instances spécialisées pour la santé au travail, les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), et accordé aux salarié·es un droit d’expression directe sur leur travail. Mais ce droit s’est étiolé, les groupes d’expression se transformant souvent en cercles de qualité sous l’égide de l’encadrement. En 2017, les ordonnances sur le travail ont supprimé les CHSCT et fusionné les instances de représentation du personnel dans un Comité Social et Economique (CSE).

Le rapport d'évaluation de ces ordonnances (France Stratégie, 2021) montre que les questions de santé-sécurité sont peu et mal traitées par des CSE souvent éloignés du terrain et aux ordres du jour pléthoriques. Selon l’enquête Acemo de la Dares, alors que 75% des salarié·es étaient couvert·es en 2017 par un CHSCT, 41% seulement bénéficient en 2020 de CSST (Commission Santé, Sécurité et Conditions de Travail) aux prérogatives réduites. Il faut s’engager résolument dans la direction opposée : il est essentiel d’offrir la possibilité aux collectifs de travail, au plus près du terrain, d’élaborer leur point de vue et de formuler leurs aspirations concernant leur travail. Mais comment faire ? Le fâcheux bilan des ordonnances vient s'ajouter à l'échec de l'Accord interprofessionnel de 2013 sur la Qualité de Vie au Travail, qui a recommandé en vain la création « d'espaces de discussion sur le travail » (Anact, 2019), pour démontrer qu'il ne faut pas trop attendre à cet égard des initiatives spontanées des employeurs ou de la négociation collective. Une politique publique du travail apparaît nécessaire.

Le défi est d’importance et appelle de l’audace. Beaucoup d’acteurs s’accordent sur la nécessité de développer un « dialogue professionnel » sur le travail. Mais ce dialogue ne fera sens pour les salarié·es que s’ils et elles ont les moyens d’élaborer leur propre conception de la qualité de leur travail pour la confronter ensuite à celle du management. Pour des motifs d'ordre public, c'est la loi qui devrait instituer ce contre-pouvoir : il s'agirait d'accorder à tous les salarié·es une demi-journée par mois (via une « réduction du temps de travail subordonné ») pour se réunir en équipe et délibérer sur l'organisation, les impacts (y compris écologiques) et les finalités de leur travail.
Les animateurs de ces débats devront être légitimes aux yeux des salarié·es et autonomes par rapport au management. Encadrées par la hiérarchie, ces réunions ne permettraient pas la libre parole, du fait du rapport de subordination : le droit d'expression des lois Auroux s'est rapidement étiolé en grande partie à cause de cela (Linhart, 1996). L’existence de représentant·es de proximité est une condition nécessaire pour faire émerger la parole individuelle et collective des salarié·es sur leur travail réel ; une autre condition est la formation de ces élu·es à cette démarche (voir par exemple : « Comment faire ? Guide de la démarche revendicative CGT à partir du travail »). Plutôt que de les supprimer, il eût été préférable d’élargir les missions et de renforcer les moyens des délégué·es du personnel.
On pourrait par exemple instaurer une nouvelle instance élue de proximité, les délégués à la délibération sur le travail. Il leur reviendrait d’animer les réunions de délibération des équipes, de formaliser les propositions qui en découlent et de les porter à l’employeur. Celui-ci aurait le devoir de répondre formellement aux propositions issues de ces espaces délibératifs. Les salarié·es disposeraient ainsi d'un droit politique nouveau, celui d'élaborer et de proposer des transformations du travail pour lui redonner du sens. Leurs représentant·es pourraient disposer d’un droit de veto suspensif sur les décisions pouvant affecter la santé des personnes ou de l’environnement. Dans le travail comme ailleurs, il est urgent de ralentir pour délibérer.
Références :
CANIVENC Suzy (2022), Les nouveaux modes de management et d'organisation – Innovation ou effet de mode ? Paris, La Fabrique de l'Industrie
CLOT Yves (2010), Le travail à cœur. Paris, La Découverte
COUTROT Thomas, PEREZ Coralie (2022), Redonner du sens au travail, La République des idées/ Seuil.
DEJOURS Christophe (2013), Travail vivant, 2. Travail et émancipation, Paris, Payot Rivages.
DEJOURS Christophe (1993), « Coopération et construction de l’identité en situation de travail », Futur antérieur, 16 (2), p. 42.
DUJARIER Marie-Anne (2021), Troubles dans le travail, Paris, PUF.
LINHART Danièle (1996), « Le droit d’expression quinze ans après », in H.Y. Meynaud (dir.), Les sciences sociales et l'entreprise : cinquante ans de recherches à EDF, La Découverte.
PEREZ Coralie (2014), « La déstabilisation des stables : restructurations financières et travail insoutenable », Travail et Emploi, n°138, avril-juin, pp.37-52.
GRAEBER David (2018), Bullshit Jobs, Les liens qui libèrent.
SAILLY Michel (2017), Démocratiser le travail. Un nouveau regard sur le lean management, Éditions de l'Atelier.
       

Laurent Cappelletti - Le management de proximité du potentiel humain, facteur actif de satisfaction sociale au travail et de productivité durable

Laurent Cappelletti est diplômé de l'EDHEC Business School et docteur HDR en sciences de gestion. Il est professeur titulaire de la chaire comptabilité et contrôle de gestion du Conservatoire national des arts et métiers dont il est secrétaire général de l’Assemblée des chaires. Il est également chercheur au laboratoire de recherche LIRSA, directeur à l’institut de socio-économie ISEOR et maire adjoint de Mauguio-Carnon au commerce et développement numérique, conseiller communautaire. Il a réalisé 270 publications sur le management du potentiel humain et le contrôle de gestion socio-économique, dont quatre articles primés par l'Academy of Management (USA) et cinq ouvrages labellisés par la FNEGE. Son dernier ouvrage co-dirigé « Crise de la connaissance et connaissance de la crise. Les points de vue du CNAM » est paru chez EMS en 2022. Son dernier rapport « Dynamique économique et réindustrialisation durables des territoires » a été réalisé pour le Haut-Commissariat au Plan en 2022.

LE MANAGEMENT DE PROXIMITE DU POTENTIEL HUMAIN, FACTEUR ACTIF DE SATISFACTION SOCIALE AU TRAVAIL ET DE PRODUCTIVITE DURABLE - Résultats de recherches-interventions sur 1 600 entreprises et organisations françaises

Laurent Cappelletti 

Introduction

L’attractivité du travail, la satisfaction sociale qu’il procure et la productivité qu’il secrète sont intimement liées. Il est possible d’améliorer de façon significative les trois au travers d’un mode de management de proximité en rupture avec celui anachronique de type taylorien ou plus exactement fayolo-taylorien, du nom des théoriciens du début du siècle dernier – le français Henri Fayol et l’américain Frederick Taylor – dont les idées promouvant un management dépersonnalisé fondé sur la procédure, la verticalité sans horizontalité et la séparation des tâches, ont durablement influencé, volontairement ou pas l’organisation du travail dans les entreprises et les organisations. Ce mode de management affecte les six leviers de la satisfaction au travail ou qualité de la vie au travail (QVT) :

1. les conditions de travail tant physiques que psychologiques,

2. l’organisation du travail,

3. la communication-coordination-concertation et le sens au travail,

4. la gestion du temps,

5. la formation et l’évolution professionnelles,

6. la mise en œuvre stratégique (en particulier stratégie de rémunérations et de répartition de la valeur économique créée).

Ces six leviers de la satisfaction au travail se révèlent être également ceux de la productivité durable et de l’attractivité du travail. Ces domaines doivent faire l'objet de négociations régulières en proximité entre le dirigeant et ses salariés dans les petites entreprises, le manager et les membres de son équipe dans les plus grandes, pour les adapter périodiquement au niveau recherché de satisfaction sociale. L’amélioration de ces leviers permet la réduction des coûts cachés – « cachés » dans le sens non pris en compte ou très imparfaitement par les systèmes d’information comptable (budgets, comptes de résultats, bilans). Cette réduction permet d’autofinancer les investissements faits en la matière. Nos recherches montrent qu’un euro investi en qualité du management en rapporte quatre, en moyenne, en surcroit de productivité. Ce texte revient sur les résultats de ces modes de management visant l’amélioration de la satisfaction au travail. Y voir plus clair sur ces résultats est une condition préalable pour mettre en place et diffuser ce mode de management mais pour ce faire, il faut disposer d’une méthode adaptée d’observation extra comptable.

1. Pour progresser en qualité du management, une méthode d’observation  rigoureuse de ses effets sur le potentiel humain s’avère nécessaire

Le premier résultat de cinquante années de recherches-interventions socio-économiques est d’avoir élaboré une méthode adaptée d’observation des effets du management sur les managés. Or, les effets du management sur les managés restent pour la plupart cachés des systèmes d’information comptable. Pour l’illustrer, revenons à quelques définitions de base. « Management » vient du vieux mot français « ménager » qui signifie prendre soin d’un être vivant pour qu’il survive et se développe au mieux. Appliquée à l’être humain dans l’action collective organisée, cette définition d’origine est juste. Le management n’est donc pas une boite à outils de solutions universelles mais un phénomène dynamique visant à s’occuper au mieux des membres d’une organisation pour qu’ils et elles survivent et se développent. « S’occuper au mieux » signifiant la recherche négociée d’équilibration (dans le sens de dynamique de recherche d’équilibre que donne à ce terme François Perroux en 1973) entre la satisfaction sociale des managés et leurs performances économiques. La performance socio- économique ou performance durable devient ainsi le critère central du management. Elle désigne une performance sociale compatible avec la performance économique et réciproquement.

Nombre de managers et d’experts en management évoluent dans l’obscurité quant aux effets de leurs décisions

Or, les systèmes d’information comptable ne permettent pas d’éclairer, ou très imparfaitement les performances socio-économiques du management parce qu’ils n’ont pas été conçus pour cela. Par exemple les coûts de conditions de travail défaillantes qui engendrent de l’absentéisme (d’où de la non production), et/ou des défauts de qualité des produits et des services (d’où des surtemps et des surconsommations de régulation) sont cachés par ces systèmes d’information au moment où ils surviennent. Symétriquement, des performances permises par des actions d’amélioration des conditions de travail qui réduiraient l’absentéisme au travail et les défauts de qualité des produits et des services seraient également cachées. Dans une étude sur « Les coûts cachés de l’absentéisme » réalisée pour l’Institut Sapiens, nous avions estimé à plus de 100 milliards le coût de l’absentéisme lié au mauvais management en France.

Cette obscurité dans laquelle évoluent nombre de managers et d’experts en management est une des raisons majeures expliquant « les foutaises en management » théorisées par Jeffrey Pfeffer et Bob Sutton (2007). Comme on n’y voit rien, on ose tout. Est-ce que la semaine des 4 jours est une bonne solution au plan managérial ? Est-ce que le télétravail est une meilleure façon d’organiser le travail que le présentiel ? Est-ce que les entretiens d’évaluation à 360 degrés motivent les salariés, les managers et les managés ? Autant de questions que nous posent actuellement nombre de managers au grès des modes qui rythment la vie du domaine. Et de leur répondre invariablement que pour décider il convient d’estimer les coûts-performances cachés de la solution envisagée au regard de la réalité du potentiel humain qu’elle concerne et des dysfonctionnements qui le perturbent. Une balance coûts versus avantages montrera alors que dans certains contextes, il s’agit de solutions pouvant être expérimentées et évaluées, alors que dans d’autres elles s’annoncent désastreuses (cf notre critique des systèmes d’information comptable comme outils de décision en gestion « … La méthode des coûts cachés »).

Les principes de la méthode des coûts-performances cachés

La méthode des coûts-performances cachés ne consiste pas en une statique mais en une dynamique de mesures. Les coûts cachés des défauts de management sont évalués au travers d’un diagnostic socio-économique composé de trois modules qualitatif, quantitatif-financier et d’effet-miroir. Les dysfonctionnements au travail provoqués par les défauts de management sont tout d’abord identifiés lors d’entretiens qualitatifs avec la direction, l’encadrement et les salariés de l’organisation étudiée. Puis de nouveaux entretiens, cette fois quantitatifs et financiers, sont menés pour repérer la conséquence des dysfonctionnements au moyen de cinq indicateurs : l’absentéisme, les accidents du travail et les maladies professionnelles, la rotation du personnel, les défauts de qualité et les écarts de productivité. Les coûts cachés sont alors évalués financièrement au travers le calcul du coût des « actes de régulation » qui s’expriment en termes d’activités humaines et/ou consommations de ressources, cela au moyen de six composants : les surconsommations, les sursalaires, les surtemps, les non productions, les non créations de potentiel et les risques. Sur les dispositifs de la méthode des coûts- performances cachés et des exemples de calculs : partie II de l’article d’Audit, Comptabilité, Contrôle et Recherches Appliquées « …La méthode des coûts cachés ».

2. La qualité dégradée du management provoque une insatisfaction sociale chronique source de pertes de valeur ajoutée colossales

Fondée sur cette méthode d’observation, les résultats majeurs des 1 600 recherches-interventions socio-économiques réalisées en France depuis 1974 sont synthétisés dans le tableau 1. Certains d’entre eux rejoignent d’autres auteurs (notamment : Crozier, 2003 ; Stiegler, 2015 ; Graeber, 2018) que nous ne pouvons pas tous citer ici.

Le niveau très élevé et l’élasticité des coûts cachés en France

Les 1 600 recherches-interventions ont impliqué plus de 110 000 acteurs de terrain, dirigeants, managers et personnels. Elles ont permis de repérer plus de 5 000 dysfonctionnements génériques qui perturbent la qualité de la vie au travail. Un point remarquable étant que ces dysfonctionnements relèvent systématiquement de six grands domaines énoncés plus haut : les conditions de travail tant physiques que psychologiques, l’organisation du travail, la communication-coordination-concertation et le sens au travail, la gestion du temps, la formation et l’évolution professionnelles, la mise en œuvre stratégique (en particulier stratégie de rémunérations et de répartition de la valeur économique créée). Sur la base de nos observations, ces six domaines modélisent ainsi la qualité du management d’une organisation et fondent sa qualité de vie au travail, sa performance sociale et son niveau de satisfaction sociale intimement intriquées.

La mesure systématique des coûts cachés des dysfonctionnements révèle qu’ils se situent dans une fourchette allant de 20 000 euros jusqu’à 70 000 euros par personne et par an. Cela montre qu’une organisation, quelle que soient sa taille, son statut, sa mission, sa performance financière, dispose d’une réserve endogène d’efficience, comprise entre 20 000 et 70 000 euros de coûts cachés par personne et par an, constituée, pour une part, d’excédent de charges et, pour une autre part significative, d’insuffisance de produits et de marges (coûts d’opportunité). Les recherches-interventions montrent par ailleurs qu’une proportion de 35 à 55% des gisements de coûts cachés est convertible en valeur ajoutée dans un délai de quelques mois (6 à 15), cela au travers d’une amélioration de la qualité du management du potentiel activant les six domaines qui la fondent. Le problème des coûts cachés n’est pas tant celui de leur existence, puisque les activités humaines en produisent spontanément, que celui de leur accumulation au fil du temps. Or, le fait-même de mesurer les coûts cachés et de présenter ces mesures relève d’une pédagogie renouvelée des coûts, qui suscite au sein de l’entreprise une prise de conscience et une énergie humaine pour les maîtriser. 

Notre approche holistique et longitudinale de l’entreprise nous a permis de constater qu’une organisation réalise un parcours d’apprentissage du recyclage de ses coûts cachés au fil du temps. En effet, nous accompagnons certaines entreprises depuis des années, voire des décennies, par exemple le groupe Brioche Pasquier ou bien des études de notaire de la région Auvergne-Rhône Alpes, dans leur parcours de développement et nous avons mesuré que le niveau de recyclage des coûts cachés s’élève progressivement au fil du temps. Un véritable phénomène d’apprentissage est conduit par l’entreprise, dont les acteurs découvrent par l’expérience qu’ils ont le pouvoir, la compétence et l’énergie de réduire des dysfonctionnements et des coûts cachés, jusque-là considérés inéluctables. Le management du potentiel humain relève donc d’un phénomène d’apprentissage et d’équilibration qui n’a rien d’une statique. Il s’apprend pour fabriquer en proximité des négociations périodiques entre le manager et les managés sur les performances socio-économiques attendues.

 Le potentiel humain : seul facteur actif de création de valeur

Les stratégies durables de développement socio-économique consistent donc à investir dans le potentiel humain souvent insuffisamment valorisé dans les entreprises et les organisations : en développant les compétences professionnelles des acteurs, en améliorant l’intérêt et le sens donné au travail, en activant la communication, coordination et concertation autrement que par les technologies d’information et de communication, en améliorant les conditions matérielles de vie au travail encore souvent déficientes, en impliquant les acteurs, managers et personnels dans le déploiement de la stratégie d’entreprise. Et cela dans toutes sortes d’entreprises et organisations, privées ou publiques, de grande, moyenne ou toute petite tailles. Les 1 600 recherches-interventions prouvent que les entreprises et les organisations ne souffrent pas de l’excès de managers en France, mais au contraire d’un manque de management bienveillant et courageux, qui s’occupe et prend soin des personnes pour développer leur potentiel et favoriser leur développement personnel et celui de l’entreprise.

Le paradigme fayolo-taylorien de la subordination questionné

Les théories classiques des organisations, et singulièrement le taylorisme, sont fondées, selon notre analyse, sur un paradigme sous-jacent, celui de la subordination. La relation de travail hiérarchique consisterait à ce qu’un supérieur donne des ordres à un subordonné qui les appliquerait spontanément et correctement. Or, l’observation des dysfonctionnements dans les organisations, la façon de les réduire durablement et l’écoute de plus de 110 000 acteurs ont montré un phénomène extrêmement fréquent de « désobéissance organisationnelle », s’exprimant le plus souvent par de l’inertie devant les ordres reçus jusqu’à une rotation excessive du personnel ce que traduisent les concepts contemporains de « grande démission » ou de « quiet quitting ». Bien que ce phénomène ait été observé de longue date par les chercheurs en psychosociologie et sociologie des organisations (Savall, 1974, 1975 ; Graeber, 2018), les pratiques organisationnelles et managériales sont restées, peu ou prou, fondées sur la croyance, inconsciente ou non, dans le principe d’obéissance aux consignes ou aux normes de plus en plus envahissantes. L’excès de normes, de règles et de procédures étant symptomatique d’une pratique taylorienne de la gestion et du management. Nous revenons sur les dysfonctionnements et les coûts cachés provoqués par l’inflation normative dans cet entretien pour Xerfi Canal « Apprendre à gérer les normes dans l’entreprise ».

Or, la « désobéissance organisationnelle » est à l’origine de nombreux coûts cachés notamment en termes de coût d’opportunité, car la non-action ou le retard d’action est source de coûts cachés, tels que des défauts de qualité de service ou un manque d’innovation produit ou marché. Concernant l’origine de ce dysfonctionnement et de bien d’autres dans le champ du management, nous sommes arrivés à la conclusion que les entreprises et les organisations singulièrement en France sont « infectées » par un virus qui a envahi les organisations depuis plus d’un siècle. Ce virus TFW – taylorisme, fayolisme, weberisme – organise les organisations contemporaines et leur fonctionnement en se basant sur les principes de forte spécialisation du travail, de séparation des organes de conception et d’exécution, de formalisation de normes de règles et de processus dans l’ensemble des activités des organisations. La métaphore du virus TFW se réfère ainsi à l’application anachronique, par les acteurs contemporains, des principes de l'École Classique de l'Organisation, proposés par Taylor (1911), Fayol (1916) et Weber (1924). Nous revenons sur l’analyse du virus TFW dans la partie III de l’article de la Revue Française de Gestion « … Le modèle de management socio-économique ».

La valeur ajoutée discriminante des investissements immatériels en qualité du management

Nos observations montrent enfin que les managers sont souvent démunis pour évaluer la rentabilité des investissements immatériels en potentiel humain tels que la formation, le recrutement, ou des actions d’amélioration de la qualité de vie au travail, c’est-à-dire pour en mesurer le rapport coût/performance. Or la méthode des coûts-performances cachés permet d’évaluer les gains engendrés par un projet incorporel grâce à la réduction des dysfonctionnements et des coûts cachés qu’il engendre. Cette évaluation peut se faire en amont du projet, de façon prévisionnelle comme outil d’aide à la prise de décision opérationnelle ou stratégique, puis en aval pour en mesurer la rentabilité effective. Ces évaluations montrent que la rentabilité effective d’un investissement incorporel se situe entre 210% et 4040% (moyenne de 400%) soit beaucoup plus en règle générale que des investissements purement matériels, en technologie de l’information par exemple (cf « … La méthode des coûts cachés », p.29-35 et partie V (pp. 60-65) du rapport « ... Réindustrialisation durable des territoires » réalisé pour le Haut-Commissariat au Plan).

Conclusion

Nos données de gestion collectées en France sur 1 600 terrains d’observation scientifique depuis 1974 servent en premier lieu les décideurs économiques et gestionnaires, les dirigeants, les managers et leurs équipes. Leur extrapolation sert aussi à éclairer les décisions politiques et syndicales en proposant des ordres de grandeur des coûts-valeurs des activités humaines à l’échelle du pays, fondés sur des observations de la réalité. Si l’on veut stimuler un choc d’attractivité du travail, c’est-à-dire un choc de la qualité du management du potentiel humain, il faudra à la fois de l’horizontalité au travers de la propre contribution de chaque organisation, mais également de la verticalité au travers d’impulsions des pouvoirs publics négociées avec les organisations syndicales, de salariés et de dirigeants. Dans nos travaux ce principe fécond de changement qui allie HORIzontalité et VERTicalité, et qui s’applique au plan macro comme micro, a été dénommé « HORIVERT ». Ce choc peut se propager dans les organisations par la formation en management et par l’exemplarité des entreprises au bon niveau sur le sujet. Mais compte tenu de l’immense chemin à accomplir en France, en utilisant la seule voie horizontale, le temps risque de manquer, comme nous le signalions dans cette tribune du Monde : « Le manque d’attractivité du travail… ».

Dès lors, afin de déclencher un choc d’attractivité du travail à un niveau national, l’encouragement des pouvoirs publics est indispensable. Non pas, bien entendu, pour faire le management des personnes à la place des dirigeants mais pour mettre autour de la table les organisations patronales et celles de salariés dans toutes les branches (publiques et privées) afin de négocier des cahiers des charges d'amélioration de la qualité de vie au travail (QVT) et du management du potentiel humain autour des six domaines qui les fondent. Les pouvoirs publics ont su le faire sur l’un de ces six domaines pour impulser des augmentations de salaires dans le secteur de l'hôtellerie-restauration. Ils doivent le faire plus largement sur la question de l’attractivité du travail dont on voit bien qu’il s’agit d’une question d’intérêt général. Ils doivent également montrer eux-mêmes l’exemple dans les trois fonctions publiques (hôpital, secteur régalien, collectivités) qui souffrent d’un manque cruel d’attractivité de leurs métiers.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

 

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Références

Anthony F. BUONO, Henri SAVALL, Laurent CAPPELLETTI (Dir.) (2018), La recherche-intervention dans les entreprises et les organisations, IAP. Traduit en anglais : Intervention-research: From conceptualization to publication, IAP.

Laurent CAPPELLETTI (2007), Designing and processing a socio-economic management control, In K. Mark Weaver (Ed.), Academy Of Management Best Paper Proceedings (A1-A6). Pace, NY:Academy of Management.

Laurent CAPPELLETTI (2012), Le contrôle de gestion de l’immatériel. Une nouvelle approche du capital humain, Dunod.

Laurent CAPPELLETTI, Nicolas DUFOUR (2020), Gestion innovante des normes, préface de Jean-Nöel Barrot, postface de Pascal Perri. Géréso Editions.

Laurent CAPPELLETTI, Henri SAVALL (2022), Augmenter les salaires, c’est possible, Le Monde, 8-9 mai.

Laurent CAPPELLETTI., Henri SAVALL (2023), Travail : il faut un choc d’attractivité en France, Les Echos, 10 mars.

Laurent CAPPELLETTI, Henri SAVALL, Olivier VOYANT (2018), 40 ans après son invention : la méthode des coûts cachés, Audit Comptabilité Contrôle : Recherches Appliquées (ACCRA), 2(2) : 71-91.

Henri SAVALL (1974, 1975), Enrichir le travail humain dans les entreprises et les organisationspréface de Jacques Delors. Dunod. Traduit en anglais : Work and People. An Evaluation of Job Enrichment, Oxford University Press, I.A.P. Traduit en espagnol : Por un rabajo más humano,Editions Tecniban.

Henri SAVALL, Véronique ZARDET (2020), Maîtriser les coûts et les performances cachés. Le contrat d’activité périodiquement négociable, Economica. 1ère édition 1987. Traduit en anglais : Mastering Hidden Costs and Socio-economic Performance, IAP.

Henri SAVALL, Véronique ZARDET (Dir.) (2022), Traité du management socio-économique. Théorie et pratiques, préface de René Ricol, EMS.

Henri SAVALL, Véronique ZARDET, Marc BONNET, Laurent CAPPELLETTI (2019), Valorisation de la recherche par l’expérimentation en entreprise. Cas du modèle de management socio-économiqueRevue Française de Gestion, 7(284) : 149-169.

Erwann TISON (2022), Pour la création d’un crédit formation, Rapport pour l’Institut Sapiens, mars.

 

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