Séverine Lemiere, Rachel Silvera - Reconnaître le travail pour établir l’égalité salariale entre femmes et hommes : le cas des sages-femmes.

Séverine Lemiere, Rachel Silvera - Reconnaître le travail pour établir l’égalité salariale entre femmes et hommes : le cas des sages-femmes.

Séverine Lemiere est économiste, maitresse de conférence à l’IUT de Paris-Rives de Seine et responsable de la licence professionnelle métiers de la GRH, elle est membre du groupe de recherche MAGE (Marché du Travail et Genre en Europe) et de la Cité du Genre. Elle se spécialise d’abord sur l’emploi des femmes et les inégalités professionnelles et salariales entre femmes et hommes et notamment la sous-valorisation salariale des métiers féminisés. Elle est également Présidente de l’association FIT, une femme un toit et membre de la commission violences de genre du Haut Conseil à l’Egalité. Avec cette double casquette, elle développe des travaux sur les conséquences professionnelles des violences conjugales et intrafamiliales et le rôle des employeurs en la matière.

Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférence à l'Université Paris-Nanterre, chercheuse associée au CERLIS (Université Paris Cité) ; co-directrice du groupe de recherche MAGE (Marché du Travail et Genre en Europe) et membre du comité de rédaction de la revue Travail, Genre et Société ; membre du Haut conseil à l’égalité ; spécialiste des questions d'égalité professionnelle en matière de salaires, de temps de travail et d’articulation des temps, d'emploi et de relations professionnelles. Elle a publié notamment : avec Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic, Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes. Ed Syllepse, 2021 ; Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Paris, La Découverte, 2014, ainsi qu’une Chronique mensuelle dans Alternatives économiques que vous pouvez retrouver comme la plupart de ses travaux, sur son site.

RECONNAÎTRE LE TRAVAIL POUR ÉTABLIR L'ÉGALITÉ SALARIALE ENTRE FEMMES ET HOMMES : LE CAS DES SAGES-FEMMES 

Séverine Lemière et Rachel Silvera  

La crise sanitaire a souligné un paradoxe entre l’utilité sociale et vitale des professions du soin et du lien aux autres, occupées majoritairement par des femmes, et leurs niveaux particulièrement faibles de reconnaissance professionnelle et salariale.

Deux points nous semblent essentiels ici. D’une part, le fait que les professions relevant du soin aux autres sont sous-valorisées, alors même que le contenu du travail est à la fois complexe, difficile et soumis à de nombreuses contraintes et responsabilités. D’autre part, il est possible de montrer qu’à fonctions, complexité et responsabilité comparables, les métiers, selon qu’ils sont occupés majoritairement par des hommes ou par des femmes, ne font pas l’objet de la même reconnaissance ni surtout de la même rémunération. Nous espérons que ce texte permettra de mieux connaître et reconnaître les métiers du soin et du lien aux autres. Nous nous appuyons pour cela sur certains résultats de l’étude IRES-CGT 2023 (voir l’encadré).

Cet article porte tout d’abord sur les vécus professionnels collectés lors de la consultation auprès de 7000 professionnel.les afin de mettre en lumière les principales caractéristiques des métiers du soin et du lien, très féminisés, et dont les exigences professionnelles sont trop souvent invisibilisées et naturalisées. Puis, reprenant l’approche développée dans d’anciens travaux (Lemière, Silvera, 2010 et Becker, Lemière, Silvera 2013), nous posons l’hypothèse que la sous-valorisation des métiers féminisés est une source explicative encore peu traitée des inégalités salariales entre femmes et hommes. Nous comparons alors le métier de sage-femme à celui d’ingénieur hospitalier, afin d’appliquer le principe juridique « un salaire égal pour un travail de valeur égale ».

                                     1. Donner la parole aux professionnel·les pour rendre visible les spécificités des métiers féminisés du soin et du lien

Alors que nombre de métiers du soin et du lien requièrent un diplôme d’État - ce qui devrait signifier une reconnaissance technique et un périmètre précis de missions - notre consultation montre une toute autre réalité : une diversité des tâches bien au-delà du périmètre de l’emploi, une disponibilité permanente, des responsabilités vitales et une forte pénibilité physique et émotionnelle.

La complexité de métiers « tout en un »

Réaliser une multitude d’activités, au sein d’un même emploi ainsi qu’au-delà, caractérise très fortement les métiers du soin et du lien. 86 % des répondant·es disent effectuer souvent plusieurs tâches à la fois. Il faut faire en même temps des tâches différentes, comme s’il fallait simultanément occuper deux postes, être deux personnes, détenir deux types de compétences. Cette infirmière résume « les interruptions de tâches sont notre quotidien : écouter les patients, répondre au téléphone, distribuer les médicaments… Les sollicitations sont nombreuses, surtout qu’on nous demande des tâches administratives contraignantes… Et il faut tout faire en même temps ». Cette sage-femme résume toutes ses fonctions : « En service, une sage-femme pour 30 mamans et 30 bébés. Je fais donc sage-femme, puéricultrice, infirmière, aide-soignante et ASH [Agent de services hospitaliers], mais je dois aussi faire assistance sociale pour les plus précaires, psychologue pour les situations dramatiques... et j’assure toute la partie administrative. »

Cette complexité est accentuée par un rapport au temps paradoxal et intenable. D’un côté, ces professionnel·les insistent sur la nécessité de prendre du temps pour bien faire son travail et être à l’écoute, et de l’autre, elles et ils dénoncent le fait de ne pas avoir assez de temps pour bien travailler avec des délais de plus en plus contraints tout en étant fréquemment interrompu·es. Une aide-soignante explique : « La durée du prendre soin est imprévisible. La relation de confiance entre la personne à prendre en charge et le professionnel est indispensable et n’est pas un copier-coller (…). Mais, ce temps indispensable, incontournable n’est pas prévu sur nos fiches métiers (…). Les temps sont inquantifiables dans leurs durées et leur multiplicité, donc inquantifiables dans leurs retombées financières. »

Les trois quarts des répondant·es disent être fréquemment interrompu·es pour effectuer une autre tâche imprévue. L’organisation du travail ne semble pas prévoir de sas, par exemple des plages horaires sans interruption, ni de personnel intermédiaire permettant de faire « tampon » face aux nombreuses interruptions. Une disponibilité permanente est donc attendue de la part de ces professionnel·les. Parallèlement et presque paradoxalement, 60 % expliquent qu’anticiper des besoins avant même que les personnes accompagnées ne les expriment est le cœur de leur travail.

Le bien-être, la santé et la sécurité : leur principale responsabilité 

Les responsabilités en termes de bien-être et de santé des personnes sont partagées par 96,5 % des interrogé·es, cette agente territoriale spécialisée des écoles maternelles en témoigne : « [la] plus grosse responsabilité reste la sécurité des enfants ainsi que leur bien-être en répondant à leurs besoins ».

Les responsabilités renvoient aussi aux activités de supervision ou de coordination, peu reconnues comme de véritables responsabilités hiérarchiques : 70,9 % déclarent avoir la responsabilité d’une équipe ou de collègues, de nombreux témoignages soulignent l’encadrement d’étudiant·es, de stagiaires et des personnes débutantes ou récemment arrivées.

Le cumul d’exigences organisationnelles très lourdes

84 % parlent d’un métier difficile physiquement : postures pénibles, environnement bruyant surtout dans la petite enfance, port, déplacement et manipulation de personnes. Les exigences portent aussi sur les horaires : travailler le dimanche, tôt le matin ou le soir. Soulignons que travailler à temps partiel augmente la fréquence de travailler tôt le matin ou le soir.

97 % des répondant·es considèrent aussi leur métier difficile sur le plan émotionnel et 94 % font face à la souffrance des autres. 70,6 % disent avoir parfois peur : « Peur de ne pas détecter un enfant à venir en détresse, car je suis sur un autre accouchement ; peur de ne pas diagnostiquer une pathologie grave pouvant entraîner une mort fœtale ou maternelle, car j’ai 20 mn pour effectuer ma consultation et que je dois en voir 15 par jour ; peur de ne pas pouvoir être là en cas de problème » (sage-femme). Ces situations à forte charge émotionnelle sont accentuées par le fait de devoir cacher ses émotions, pour 89 % des répondant·es.

Des qualifications invisibilisées par des métiers de vocation « féminine »

On a coutume de considérer que ces métiers reposent sur des qualités « innées » ou « naturelles » en lien avec l’assignation traditionnelle des femmes aux tâches relevant du soin, de l’aide et de l’assistance aux personnes en difficultés que recouvre finalement la dénomination anglaise du care (Molinier, 2020). Pourtant, plus de la moitié des professionnel·les estiment que la durée nécessaire pour bien maîtriser son travail est supérieure à un an, en articulant connaissances théoriques et savoir-faire techniques. De même, plus de 84 % des répondant·es indiquent que leur métier exige de plus en plus de procédures administratrices et gestionnaires. Le besoin d’informations et de formation se fait ressentir, réalisé souvent en dehors du temps de travail : c’est par exemple « beaucoup de recherches personnelles » pour cette accompagnante d’élèves en situation de handicap. 

Concluons qu’une grande majorité des professionnel·les est fière de leur métier, car il est utile aux autres et a de fortes valeurs (voir aussi la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez).  Mais, pour 92 %, leur salaire ne correspond pas à la juste « valeur » de leur travail et moins d’un·e sur deux recommanderait son métier à d’autres. Pour cette sage-femme : « Six ans d’études pour gagner moins de 2 000 € net par mois (…) et en ayant les responsabilités que l’on a (…). Je ne vais pas recommander cela alors que moi-même, je ne sais pas jusqu’à quand je vais tenir ! » Et, pour cette autre sage-femme, qui nous permet une transition vers notre deuxième partie : « Message aux jeunes : faites une école d’ingénieur, pour le même niveau d’étude vous aurez un meilleur salaire, une meilleure reconnaissance et des horaires plus satisfaisants. ». 

2. Revaloriser le salaire pour un travail de valeur égale : une sage-femme vaut bien un ingénieur hospitalier 

Le principe spécifique à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes exige que : « Tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, légalité de rémunération entre les femmes et les hommes » (article L. 3221-2 du Code du travail). Depuis la loi « Roudy » de 1983, l’article L. 3221-4 du Code du travail précise : « Sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse. ». Or, il se trouve que de nombreux métiers comparables en termes de complexité et de responsabilité ne sont pas rémunérés au même niveau selon que le métier soit plutôt féminisé ou occupé par des hommes. Il en va ainsi des sages-femmes, dont le contenu du travail est au moins aussi important que celui des ingénieurs hospitaliers, et pourtant, après 20 ans d’ancienneté elles touchent au minimum 400 euros de moins par mois que les ingénieurs hospitaliers.

Ici, notre analyse compare le contenu d’un métier très féminisé du soin et du lien, celui de sage-femme, avec un métier masculinisé de la même organisation, celui d’ingénieur hospitalier. Ces deux métiers appartiennent à la catégorie A de la fonction publique hospitalière et sont recrutés à bac+5. Les critères de comparaison utilisés synthétisent les critères courants des méthodes d’évaluation des emplois et ceux de la loi Roudy.  Pour mener la comparaison à bien, nous avons procédé à des entretiens au sein d’une maternité de niveau 3 (grossesses à risque) d’un hôpital public de l’AP-HP. Nous avons également fait une étude des référentiels métiers ainsi qu’une analyse des grilles salariales de l’AP-HP des deux professions.

Les principales missions des sages-femmes

Le code de la santé publique dote les sages-femmes d’un pouvoir de diagnostic et d’un droit de prescription, il s’agit d’une profession médicale à compétences définies. Les sages-femmes assurent la surveillance et le suivi médical de la grossesse. Elles peuvent assurer, en toute indépendance, le suivi de la grossesse, la surveillance du travail et de l’accouchement des femmes en bonne santé. Elles dispensent les soins à la mère et à l’enfant après l’accouchement et pratiquent la rééducation périnéo-sphinctérienne. Elles accompagnent également les femmes tout au long de leur vie en assurant leur suivi gynécologique de prévention, en prescrivant leur contraception, et en pratiquent les actes d’échographie gynécologique. Elles peuvent réaliser des interruptions volontaires de grossesse dans les conditions définies par la loi.

Elles prescrivent et pratiquent les vaccinations auprès de la femme et du nouveau-né dans les conditions définies par décret, et assurent un rôle important dans la prévention contre les addictions. Les sages-femmes sont aussi autorisées à concourir aux activités d’assistance médicale à la procréation.

La catégorie des sages-femmes comprend deux grades de 10 échelons chacun.

Les principales missions des ingénieurs hospitaliers

Les missions des ingénieurs hospitaliers relèvent des domaines de l’ingénierie, de l’architecture, de l’appareillage biomédical, de l’informatique ou encore de la prévention et gestion des risques, ou de la gestion des infrastructures et des réseaux. Selon la DRH de l’AP-HP, « ils dirigent, coordonnent et contrôlent les diverses activités des services techniques (…), ils réalisent des études, mettent au point des projets, élaborent et gèrent des programmes, participent au choix et à l’installation des équipements, assurent la maintenance des matériels et l’entretien des bâtiments ». Ils dirigent les personnels placés sous leur autorité et assurent leur formation technique. Selon la DRH, tous les ingénieurs ont une reconnaissance de compétences managériales : « Ils assurent des missions de conception et d’encadrement. (…) Ils sont chargés de la gestion d’un service technique ou d’une partie de service ».

La catégorie des ingénieurs hospitaliers fait partie de la filière technique supérieure d’encadrement et d’expertise des hôpitaux. Elle comprend quatre grades : ingénieur hospitalier (dix échelons), ingénieur principal (neuf échelons), ingénieur en chef de classe normale (dix échelons) et de classe exceptionnelle (sept échelons). Il comprend également l’emploi fonction d’ingénieur général (trois échelons).

Synthèse de la comparaison

Pour établir cette comparaison, nous avons observé les différences entre ces deux professions, au sein des critères retenus dans la loi Roudy, que sont les qualifications, la technicité du travail, les responsabilités, les exigences organisationnelles et enfin les rémunérations.

  •  Du point de vue des qualifications requises, les sages-femmes relèvent d’un métier réglementé par un diplôme d’État bac+5. Les ingénieurs peuvent être recrutés sur des diplômes universitaires, de même niveau bac+5, mais non réglementés. La possibilité d’accéder à un emploi d’ingénieur par la promotion interne de techniciens supérieurs est réelle, même si elle devient plus difficile.
  • Sur le plan de la technicité et de la complexité du travail, comme nous l’avons souligné dans notre première partie, le rôle des sages-femmes est à la fois technique, au sens d’une intervention médicale de soin, et relationnel, dans l’accompagnement. Dès le premier texte définissant ce métier (Loi du 17 mai 1943), les compétences médicales basées sur un savoir technique sont évoquées, tout comme les dimensions relationnelles, pédagogiques, de conseil et d’empathie. Les sages-femmes sont constamment interrompues, en devant suivre plusieurs accouchements en même temps, donc réaliser des activités différentes en même temps, un geste technique, un accompagnement rassurant, une vigilance, une prescription. Les sages-femmes rencontrées évoquent aussi le temps de plus en plus important passé à la « paperasse ». Selon l’une d’elles, « il faut noter dans chaque dossier de patiente ce que l’on a fait. En fait, tu es tout le temps en train de te dire : ‘Est-ce que j’ai laissé une trace de mon activité ? [Ici en termes de responsabilité] (…). Je cote [aussi] l’activité que j’ai faite. J’ai fait un accouchement. Il y a eu une péri, il y a eu une suture, il y a eu une extraction, et donc, l’hôpital gagne des sous. Ça, pour le coup, c’est un travail purement administratif ! Ça pourrait complètement être retiré de ma partie ! » Un ingénieur informaticien explique que son activité principale consiste à surveiller les serveurs, à assurer les nouvelles installations de serveurs et à en assurer la maintenance. Ce qui est le plus difficile est de gérer des situations de panne, imprévisibles : « Je suis en aide des équipes sur une technologie particulière Linux et je suis en dépannage de dernier niveau, sur tout ce qui est système libre. » La résolution de problèmes est le cœur de son travail d’ingénieur qui selon lui fait appel surtout à de la curiosité, à la capacité de se mobiliser dans un temps réduit pour résoudre le plus vite possible le problème. Les interruptions sont fréquentes pour régler un incident, en laissant de côté un projet, la mise en place d’une nouvelle solution qui pourra attendre. Certaines pannes peuvent être graves, générales et être une priorité absolue : « En tant que responsable au niveau du système, quand il y a une panne, il n’y a pas d’heure. Si on doit rester toute la nuit, on restera. ». L’ingénieur a une forte autonomie dans son travail, avec une mission spécifique transversale.
  • Les responsabilités des sages-femmes sont vitales, elles sont responsables des accouchements « normaux », du bien-être et de la sécurité de la mère et l’enfant. Même en étant encadrées, elles gardent une forte autonomie ; l’eutocie (accouchements qui se déroulent normalement) étant de leur seule compétence et elles restent maîtresses d’un recours à un médecin en cas de problème. Une sage-femme explique « Nous sages-femmes, on a un côté intermédiaire, en étant une profession médicale (…) mais on a des restrictions et à partir du moment où on sort de la physiologie et que l’on bascule dans la pathologie, normalement, c’est au médecin de prendre la suite. Mais du fait de nos droits à prescription et nos connaissances, en réalité, on lance des examens, et en fonction des résultats, on contacte ou non le médecin… (…) Pour les grossesses à risque, on voulait justement avoir une fiche de poste, pour savoir où nous situer, car si on appelle trop tôt le médecin, on peut se faire ‘cueillir’ et si c’est trop tard, on peut nous reprocher de prendre trop d’initiatives. Mais on nous a répondu qu’en tant que profession médicale, on n’avait pas besoin de nous cadrer ». Le risque d’être poursuivi·e au pénal en cas d’erreur médicale est évoqué par toutes les sages-femmes : même si l’hôpital les protège, il arrive qu’elles soient convoquées par l’ordre des sages-femmes ou la justice en cas de plainte. Les responsabilités sont traditionnellement associées au management hiérarchique. Pour les sages-femmes, la coordination, la supervision, voire l’encadrement d’un service sont fréquents bien que non reconnus dans leur mission, elles doivent être présentes auprès des étudiant.es sages-femmes mais aussi de médecine et auprès des infirmier·es et aides-soignant·es. Les ingénieurs ont, eux, parmi leurs missions, l’encadrement d’équipes d’ouvriers ou de techniciens. Mais ce n’est pas le cas de tous. Un ingénieur ergonome rencontré n’encadre pas d’équipe, et il reconnaît que « tous les ingénieurs n’encadrent pas forcément des équipes. Ce sont surtout les ingénieurs responsables de services techniques qui encadrent. Quelques ingénieurs biomédicaux peuvent avoir des techniciens supérieurs sous leurs ordres. Les ingénieurs travaux ont des responsabilités sur des chantiers, mais ils travaillent avec des entreprises extérieures ». Un autre ingénieur nous explique qu’il a eu par le passé une équipe à encadrer, mais a choisi depuis longtemps d’avoir une mission plutôt de conseil, qui ne nécessite pas d’encadrer, ni de prendre des décisions, mais de faire des propositions.
  • Quant aux exigences organisationnelles, pour les sages-femmes, la disponibilité est permanente. La gestion du stress est alors essentielle, car il y a régulièrement des cas d’urgence et les conditions physiques de travail viennent s’ajouter ; l’une d’entre elles nous explique : « On est toujours à courir partout. On ne mange pas. On ne fait pas pipi quand on en a envie… En plus, il y a des problèmes de posture, des maux de dos : il faut parfois accoucher des dames accroupie par terre ». Une autre ajoute : « On pense que sage-femme, c’est le plus beau métier du monde : vous tenez la vie. Mais on est confronté souvent à la mort et pour un nouveau-né, c’est tabou dans notre société (…) Cela a forcément un impact sur nos vies personnelles et cela nécessite beaucoup d’expérience pour arriver à gérer cela ». Pour les sages-femmes rencontrées, le fait d’alterner travail de jour et de nuit est une forte contrainte qui génère des troubles du sommeil. Travailler douze heures d’affilée ne semble en revanche pas poser de problème mais toutes notent que le respect des horaires est impossibleBeaucoup d’ingénieurs sont au forfait, ne « comptent » pas vraiment leurs heures en travaillant sur des projets. La majorité reste tout de même en horaires classiques, sans nuit ni week-end (sauf à être d’astreinte, sur la base du volontariat dans certains hôpitaux). Un ingénieur rencontré assure des gardes de week-end et certaines nuits, en échange d’un logement de fonction à Paris : 46 nuits par an et jusqu’à sept week-ends par an. Ces gardes concernent tous les problèmes techniques, les relations avec la police, les pompiers (départ de feu), ou avec certains patients ou famille en cas de décès.  

Enfin, si l’on compare les rémunérations parmi les exemples retenus, à ancienneté proche, l’écart est en faveur des ingénieurs : par exemple avec plus de 20 ans d’ancienneté, une sage-femme rencontrée gagne environ 400 euros de moins que des ingénieurs rencontrés. Seules les gardes supplémentaires des sages-femmes peuvent leur permettre d’atteindre et de dépasser 3 000 euros par mois. Au niveau des traitements indiciaires, jusqu’en 2017, les sages-femmes étaient payées 200 euros de moins que les ingénieurs hospitaliers au recrutement. Depuis, le traitement indiciaire à l’embauche est proche : il y a seulement 40 euros d’écart toujours en faveur des ingénieurs si on compare les grades 1 pour chaque corps.

L’égalité salariale est aussi à analyser dans la carrière : les sages-femmes n’ont que deux grades et le passage en grade 2 est très difficile, les ingénieurs ont quatre grades (auquel s’ajoute l’emploi fonctionnel d’ingénieur général). Dans le grade 1 à l’échelon 10 (nécessitant 23 ans d’ancienneté pour les sages-femmes et 25,5 ans pour les ingénieurs hospitaliers), l’écart est de 422,4 euros en faveur des ingénieurs, en estimant la prime de technicité des ingénieurs à 30 % (mais elle peut atteindre 45 %, et dans ce cas l’écart passe à 895,5 euros). Au grade 2, l’écart entre les deux corps est de 485,5 euros (et jusqu’à 1 062,8 euros, si la prime de technicité est de 45 %). En fin de carrière, le grade d’ingénieur en chef de classe exceptionnelle offre une rémunération nette de 5 589 euros (6339 euros avec la prime de technicité à 45 %), ces possibilités de carrière n’existant pas pour les sages-femmes.

Certes, les choses évoluent et le protocole d’accord de novembre 2021 devrait permettre une amélioration des salaires des sages-femmes. Mais, les 500 euros nets d’augmentation annoncés intègrent déjà les primes du Ségur de la santé que les ingénieurs perçoivent également. Par ailleurs, seulement 78 euros revalorisent l’indice (21 points d’indice supplémentaires), le reste correspondant à une nouvelle prime d’environ 240 euros. Au total, si toutes ces revalorisations se concrétisent, les sages-femmes seraient légèrement gagnantes à l’embauche par rapport aux ingénieurs, mais l’écart perdurerait dans la carrière : en fin de grade 1, l’écart actuel en faveur des ingénieurs de 422,4 à 895,5 euros (prime de technicité à 45 %) passerait entre 104,4 et 577,5 euros, toujours en faveur des ingénieurs.

Les analyses proposées ici sont de nature à la fois scientifique et empirique, elles cherchent à articuler réflexions universitaires et paroles de terrain. Elles présentent donc les limites et les avantages de toute recherche-action. Nous espérons cependant qu’elles pourront enrichir les savoirs sur les réalités du travail aujourd’hui et alimenter les politiques publiques concernant ces métiers du soin et du lien et ceci dans une perspective d’égalité entre femmes et hommes. Nous espérons aussi que les professionnel·les concerné.es pourront se réapproprier ces résultats et enrichir leurs revendications ; l’exercice de comparaison initié ici pourrait par exemple aller plus loin en envisageant des actions de groupe, possibles depuis la Loi du 18 novembre 2016. 

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Bibliographie : 

   

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