Pierre François, Théo Voldoire - Capital vs. Travail : le retour ?

Pierre François, Théo Voldoire - Capital vs. Travail : le retour ?

Pierre François est sociologue et directeur de recherche au CNRS, au Centre de sociologie des organisations. Il utilise les outils de la sociologie économique pour rendre compte des transformations du capitalisme contemporain, et en particulier de ses dynamiques de financiarisation. Il travaille plus spécifiquement sur les grandes entreprises françaises et sur leurs dirigeants. Il co-dirige la Chaire PARI qui analyse les transformations du monde assurantiel européen. Il a récemment publié, avec Claire Lemercier, une Sociologie historique du capitalisme à la Découverte et Financiariser l'assurance aux presses de Sciences Po. Une partie de ses travaux continuent de porter par ailleurs sur la sociologie de l'art.  

Théo Voldoire est mathématicien, statisticien et sociologue en formation, étudiant en master à l'Université Paris-Dauphine, Sciences Po et l'ENS Ulm. Ses travaux méthodologiques portent sur l’inférence écologique et l’imputation de données manquantes, l’inférence causale sur des effets hétérogènes et l’analyse statistique de séquences. Il réalise des applications en sociologie économique, sociologie des organisations et sciences politiques, et travaille en particulier sur l’effet des restructurations de l’actionnariat des sociétés sur la trajectoire d’emploi de leurs salariés. Il a publié dans la revue Big Data and Society (2022) sur la transformation du secteur de l’assurance sous l’effet de l’intelligence artificielle. 

Capital vs. Travail : le retour ?

Pierre François, Théo Voldoire 

A-t-on assisté, au cours des quarante dernières, à une nouvelle phase de l’affrontement du capital et du travail ? Si l’on s’intéresse à la situation états-unienne, la réponse est sans ambiguïté positive, et l’issue de cet affrontement est très favorable au capital. D’un côté, en effet, le pouvoir du capital s’est spectaculairement réaffirmé, comme en témoigne la montée en puissance des acteurs financiers, et notamment des investisseurs institutionnels, dans l’actionnariat des plus grandes entreprises ou celle des dirigeants issus des fonctions financières dans la direction exécutive des firmes (Useem, 1996 ; Zorn, 2004). Le partage de la valeur s’est lui aussi profondément modifié, et les actionnaires (et les dirigeants) en captent une part sensiblement accrue (Lazonick et O’Sullivan, 2000). Les entreprises, enfin, ont été elles aussi réorganisées dans un sens davantage conforme aux vœux des actionnaires financiers (Davis et al., 1994), comme en témoigne le mouvement de concentration sur la « compétence centrale » constaté depuis le début des années 1980, qui est l’un des symptômes classiques de la financiarisation des firmes. La diversification, en effet, coûte cher aux actionnaires (pour faire tenir ensemble des activités très différentes, il faut développer une infrastructure organisationnelle très lourde) et elle rend plus délicate la valorisation de l’entreprise (quand elle est trop hétérogène, faut-il considérer qu’elle vaut ce que vaut son activité la plus rentable, la moins rentable, une moyenne des deux ?). Simultanément, les contre-pouvoirs syndicaux ont fait l’objet d’assauts délibérés, qui ont conduit à un affaiblissement durable et profond des représentants et des intérêts du travail (Kollmeyer et Peters, 2019). 

Ce double mouvement, central pour comprendre l’évolution de l’économie états-unienne, se retrouve-t-il en Europe, et notamment en France ? Le premier mouvement d’affirmation du pouvoir du capital, couramment désigné comme une dynamique de « financiarisation », a été mis en évidence dans le cas des plus grandes entreprises (François et Lemercier, 2016). Pour autant, l’emprise de la financiarisation n’est pas nécessairement la même partout, i.e. dans tous les secteurs et quelle que soit la taille des entités concernées. Quant au second mouvement, celui d’un affaiblissement de la représentation des intérêts du facteur travail, des indices vont effectivement en ce sens : le taux de syndicalisation, qui s’établissait autour de 20% au milieu des années 1970, s’est stabilisé autour de 10% depuis le début des années 1990 (DARES). Quant aux conflits liés au travail – sur lesquels nous concentrerons ici notre propos – ils connaissent eux aussi une baisse tendancielle au cours des vingt-cinq dernières années –  certes non linéaire, les conflits du travail ayant connu un net rebond entre 2005 et 2011 pour repartir à la baisse depuis (Pélisse et al., 2021). On reste cependant loin, en France et plus généralement en Europe, de l’effondrement constaté aux États-Unis. 

Cette contribution propose de prendre la mesure de l’affrontement capital-travail en France au cours du dernier quart de siècle, en posant successivement deux questions : quel(s) segment(s) du tissu socio-productif sont effectivement sous l’emprise croissante des logiques financières, i.e. sous la domination accrue du capital ? cette domination accrue du capital s’accompagne-t-elle, comme aux États-Unis, d’un affaiblissement délibéré, profond et durable, de la représentation des intérêts du travail, ou, au contraire, d’une revivification du conflit entre les deux facteurs de production ?   

L’inégale emprise de la financiarisation

Au cours des vingt-cinq dernières années, les grandes entreprises cotées ont indéniablement vu progresser en leur sein l’emprise des logiques financières (François et Lemercier, 2016). Mais, cette emprise vaut-elle pour toutes les firmes ? Si l’on se fonde sur le recensement proposé par l’INSEE, la France comptait en 2021 environ 4,1 millions  entreprises (INSEE, 2021). Cette population est, évidemment, extrêmement hétérogène. Dans notre étude du tissu socio-productif français (François et Voldoire, 2020) sur laquelle s’appuie cette contribution, nous analysons cette hétérogénéité en mobilisant les vagues 1999, 2005, 2011 et 2017 de l’enquête REPONSE, en nous inspirant de la démarche d’Amossé et Coutrot (2008) et montrons qu’il est possible de distinguer trois configurations principales.

Six grandes familles de variables (cf. encadré) permettent de décrire les grandes lignes de fracture du tissu socio-productif, qu’elles renvoient au secteur (service vs. industrie), à la taille (petite vs. grande) ou à l’organisation de la production (taylorisme ou lean management).  En décrivant l’hétérogénéité du tissu socio-productif, où peut-on y repérer – et avec quelle intensité – les symptômes de la financiarisation ?

 

Les jeux de proximité et d’opposition qui structurent le capitalisme français sont d’une remarquable stabilité, et ils permettent de mettre en évidence trois grands segments au sein du tissu productif. Le premier, qui regroupe 20% des établissements et 45% des salariés, rassemble des établissements qui relèvent avant tout des secteurs industriels (même si la part des établissements industriels décroît régulièrement d’une cohorte à l’autre) et, dans une moindre mesure, financier, tandis le commerce et (plus encore) le médico-social y sont sous-représentés. Dominent dans cette classe les établissements de grande taille, inscrits dans des groupes où dominent soit des cadres, soit des ouvriers. Les établissements de cette classe sont inscrits sur des marchés internationaux où les prix dépendent avant tout de logiques marchandes. L’activité y est soumise à des tensions : les revenus y sont décroissants et l’évolution de l’activité difficile à prévoir. Ces tensions se retrouvent dans la gestion de l’emploi : les effectifs y sont, beaucoup plus qu’ailleurs, en diminution, au gré notamment de licenciements collectifs, eux aussi plus fréquents dans cette classe que dans les autres. L’organisation du travail se caractérise par l’importance des dispositifs de formalisation, et elle est fréquemment réorganisée.

Les établissements de ce premier segment sont particulièrement exposés aux dynamiques de financiarisation. Les deux tiers des établissements engagés dans un recentrage sur leur compétence centrale s’y retrouvent, tandis que plus des trois quarts des établissements appartenant à des entreprises cotées appartiennent à cette classe. Les actionnaires institutionnels (financiers ou non) y sont surreprésentés et, parmi eux, le poids des actionnaires financiers ne cesse de croître. Or, si les entreprises de cette classe sont particulièrement soumises aux logiques financières, ce sont aussi celles où la représentation du personnel est la plus constituée comme un enjeu : au sein de ce premier segment sont sur-représentées les entités où l’on recense une instance représentative du personnel et un délégué syndical, c’est également là que l’on retrouve le plus d’établissements où le taux de syndicalisation est le plus élevé. C’est donc dans les entreprises les plus grandes, celles qui relèvent par ailleurs de secteurs (l’industrie, en particulier) où les luttes sociales se perpétuent de longue date, que les logiques de financiarisation se développent de manière privilégiée.

Dans les deux autres segments du tissu socio-productif, les traits qui permettent d’identifier l’emprise croissante des logiques financières sont au contraire très fortement sous-représentés. Le deuxième segment, en léger retrait sur la période étudiée (il regroupe 64% des établissements et 40% des salariés en 1999, contre 56% des établissements et 37% des salariés en 2017), rassemble les établissements appartenant à des entreprises familiales, inscrites avant tout sur des marchés locaux ou nationaux, où la concurrence est vive et porte sur les prix, qui eux-mêmes dépendent d’abord des coûts de production. Ces établissements relèvent avant tout du secteur commercial et, dans une proportion moindre, de la construction et de l’hôtellerie. De petite taille, ils emploient d’abord des employés ou des ouvriers. Très majoritairement non cotées, les entreprises qui possèdent ces établissements sont dominées par un actionnariat familial. Elles ne sont pas soumises à la même emprise financière que celles du premier segment. L’organisation du travail y est traditionnelle : peu formalisée, les dispositifs participatifs y sont rares, le contrôle qui s’exerce sur les salariés est fort, la formation ne fait pas l’objet d’un effort particulier. Traditionnelle, l’organisation est aussi stable : on n’y rencontre pas de refonte des grilles de compétences ou des catégories d’emploi, de réorganisation des supports ou de recentrage sur la compétence centrale. Cette stabilité d’une organisation du travail trouve sans doute l’une de ses conditions de possibilité dans une politique d’emploi elle-même stable : dans ces établissements, les effectifs sont stables ou s’accroissent, et il n’y a pas de recours aux licenciements collectifs. La représentation des salariés, enfin, n’est pas un enjeu : entre 80 et 90% des établissements qui n’ont aucune instance représentative du personnel se retrouvent dans cette classe, et entre la moitié et les deux tiers de ceux dont la syndicalisation est faible.

Le troisième segment est composé avant tout d’établissements relevant de ce que l’on peut appeler le « tiers secteur ». Il croît légèrement sur la période, mais il reste moins important que les deux premiers : en 2017, il regroupe 23% des établissements (17% en 1999) et 20% des salariés (16% en 1999). Ces établissements s’inscrivent avant tout au sein des secteurs de la santé et du social. Cette inscription sectorielle surdétermine d’autres propriétés autour desquelles cette classe se construit, et avant tout celles qui renvoient à l’inscription marchande des établissements qui s’y retrouvent : la concurrence y est dite sans objet, les prix sont fixés en suivant des règlements. L’inscription économique est avant tout locale, les tensions y sont relâchées : les revenus sont stables et l’activité prévisible. Les modalités de financement (l’absence de cotation, l’identification d’un actionnaire principal désignée comme sans objet), très liées à l’appartenance sectorielle, jouent un rôle déterminant dans l’identification des établissements de cette classe – et ils soustraient les établissements de ce segment aux dynamiques de financiarisation qui singularisent très fortement le premier segment. Ces établissements, par ailleurs, se singularisent peu par les formes d’organisation de la production qui s’y déploient. Plus encore que dans la deuxième classe – et à la différence de ce qui se joue dans la classe 1 – la représentation du personnel n’est ici pas un enjeu.

  Dans cette distribution en trois classes ne se retrouve plus la catégorie « public en transition » identifiée par Amossé et Coutrot (2008). En travaillant sur les cohortes 1993, 1999 et 2005, ils montraient en effet qu’un petit cinquième des établissements, relevant avant tout des secteurs bancaires, énergétiques ou des transports, s’inscrivaient sur un marché national et stable, voyaient l’organisation du travail en leur sein se transformer en profondeur et connaissaient, plus qu’ailleurs, des conflits du travail.  Cette absence peut se comprendre comme un résultat : alors que, dans les années 1990, la transition des grandes entreprises nationalisées à la Libération vers des formes de gestion, de financement et d’inscription marchande plus proches de celles des grands groupes privés est encore en cours, cette « normalisation » (au sens statistique) est achevée durant les années 2000 et 2010.

Comme le montre le tableau 1, le poids relatif des trois segments que nous venons de décrire peut se modifier au cours du temps. Les lignes de fracture qui permettent de les identifier sont, en revanche, remarquablement stables. Plus encore : elles sont souvent de plus en plus clivantes à mesure que l’on avance dans le temps. C’est en particulier le cas de l’emprise des logiques financières, dont on voit qu’elle est très inégale d’un pôle à l’autre du tissu socio-productif : très forte pour les établissements du premier segment, elle est beaucoup plus faible au sein des autres classes.

Financiarisation et conflits du travail 

D’un segment à l’autre du tissu socio-productif, l’emprise de la financiarisation est donc très inégale. Là où elle peut se repérer, cette emprise engendre-t-elle une redynamisation de l’affrontement avec les intérêts du travail ? Très schématiquement résumé, dans la lutte qui oppose le capital au travail dans le partage du pouvoir et de la valeur, la financiarisation correspond en effet à une offensive du premier sur le second. Et dans le cas états-unien, on le rappelait plus haut, cet affrontement a bien eu lieu et s’est traduit par une offensive systématique (et victorieuse) contre les formes de représentation des salariés (Kollmeyer et Peters, 2019). Assiste-t-on à une dynamique comparable en France ? Pour y répondre, nous nous concentrerons sur l’intensité des conflits – une intensité qui, rappelons-le, connaît sur la période une décrue sensible : les entreprises les plus financiarisées sont-elles celles où les conflits sont les plus fréquents ? et le sont-ils de plus en plus à mesure que la financiarisation se déploie ?  

Une série de régressions réalisées sur un indicateur d’intensité des grèves pour les cohortes 2005, 2011 et 2017 montre que l’intensité des conflits du travail dépend avant tout de variables qui, de très longue date, déterminent la conflictualité, et que celles qui mesurent l’emprise de la financiarisation ne joue qu’un rôle très secondaire (François et Voldoire, 2020b).  D’une cohorte à l’autre, les variables qui pèsent sur la conflictualité ne changent guère, et elles prolongent les logiques syndicales, sectorielles et économiques qui ont structuré la conflictualité au moins depuis la deuxième guerre mondiale.

C’est le cas, par exemple, des logiques sectorielles : les grèves ont d’autant plus de chance de survenir et de durer que l’établissement s’inscrit dans des secteurs (l’industrie, le transport) marqués par des relations de travail conflictuelles. La taille continue elle aussi de jouer très fortement : plus l’établissement est grand, plus l’intensité des conflits avec arrêt est forte. C’est également le cas des instances de représentation : la présence d’une institution représentative du personnelle (IRP) et, plus encore, d’une IRP et d’un délégué syndical, est toujours positivement corrélée à la conflictualité. La syndicalisation a, également, un effet toujours positif et significatif. Les effets attachés à la fluctuation de l’activité sont eux aussi très stables. Dans les trois cohortes, en effet, la fluctuation des revenus de l’entreprise et l’imprévisibilité de l’activité ne se répercutent pas sur le conflit, dès lors qu’elles ne se répercutent pas sur la politique d’emploi de l’entreprise. C’est lorsque sont mis en œuvre des licenciements collectifs que des conflits se développent, autrement dit lorsque l’entreprise transmet à ses salariés les difficultés économiques auxquelles elle est confrontée. Les effets de cette transmission sont d’une intensité comparable d’une cohorte à l’autre, et ils sont sans commune mesure, soulignons-le, avec les effets liés au secteur, à la taille ou à la représentation des salariés. 

Au contraire de ces propriétés traditionnellement attachées à la conflictualité, celles qui décrivent l’emprise des logiques financières n’ont qu’une d’incidence marginale sur l’intensité des conflits. Ni la cotation en bourse, ni le recentrage sur la compétence centrale ne pèsent significativement sur la survenue et la durée des conflits avec arrêts. La présence d’un actionnaire financier comme actionnaire principal n’accroit quant à elle la conflictualité qu’en 2005 – en 2011, l’effet de l’actionnariat n’est pas significatif et, en 2017, il joue significativement mais cette fois à la baisse. Autrement dit, à mesure que l’on avance dans le temps et lorsqu’elle a un effet, l’emprise de la financiarisation ne se traduit pas, toutes choses égales par ailleurs, par un accroissement de la conflictualité, mais par une baisse des conflits. La financiarisation semble favoriser la conflictualité au début des années 2000, mais elle l’entrave quinze ans plus tard. Une telle inversion peut correspondre au fait que les actionnaires des entreprises les plus financiarisées peuvent considérer les conflits comme trop coûteux et qu’il leur est plus bénéfique de « lâcher du lest » pour « acheter la paix sociale » que d’aller au conflit. Dans les entreprises qu’ils dominent, les règles qui continuent de s’appliquer en termes de représentations syndicales et d’instances de représentations du personnel garantissent une forme de (contre-) pouvoir aux entités chargées de représenter les intérêts des salariés. Dès lors que ces entités, même diminuées, demeurent, le coût des conflits qu’elles peuvent porter est trop important pour ceux qui sont avant tout soucieux de la rentabilité des organisations qu’ils dirigent.

La conflictualité du travail est donc davantage liée à des formes d’inertie qu’à une revivification du conflit capital-travail portée par la financiarisation. Pour affiner l’analyse, il faut cependant distinguer deux mécanismes. Le premier, « morphologique », renvoie au fait que les conflits sont davantage présents dans certaines entreprises : ils sont par exemple plus fréquents dans des grandes entreprises de transport que dans des petits commerces. Si les premières se font moins fréquentes et que les secondes se multiplient, les conflits seront moins nombreux. Par ailleurs, l’intensité conflictuelle liée à telle ou telle caractéristique peut elle-même diminuer – par exemple, dans les entreprises de transport, le conflit peut être de moins en moins fréquent. On parlera alors, par commodité, d’effet « causal », qui identifie le poids des facteurs de conflictualité. C’est la combinaison de ces deux dimensions qui expliquent la baisse tendancielle de la conflictualité : les segments du tissu socio-productif où les conflits, toutes choses égales par ailleurs, sont traditionnellement plus fréquents se réduisent ; et l’intensité conflictuelle traditionnellement liée à ces segments tend elle-même à diminuer.

La combinaison de ces deux effets permet de comprendre l’évolution de la conflictualité depuis 2005. Entre 2005 et 2011, la hausse de la conflictualité résulte de la combinaison de deux effets opposés : les modifications de la structure socio-productive (l’effet « morphologique ») engendrent une baisse de la conflictualité, en particulier parce que les établissements industriels sont en net reflux. Mais, l’intensité causale attachée aux variables qui engendrent des conflits s’accroît au contraire : c’est le cas, en particulier, des effets liés à la présence d’un délégué syndical, dont l’effet sur la survenue de conflits est plus important en 2011 qu’en 2005. Entre 2011 et 2017, ces liens causaux se distendent au contraire, et très sensiblement. Sur moyenne période, de 2005 à 2017, la conflictualité baisse sensiblement, et cette baisse est due, à parts égales, aux transformations de la structure socio-productive d’un côté, et à l’affaiblissement de l’emprise des variables traditionnellement associées aux conflits, de l’autre.

Certaines évolutions de l’espace socio-productif contribuent ainsi significativement à réduire la conflictualité. C’est le cas du recul des établissements industriels, tandis que les établissements relevant du secteur financier sont quant à eux plus nombreux. De même, la proportion de salariés qui travaillent dans des entreprises de grande taille (où les conflits sont plus susceptibles de survenir) diminue, tout comme la couverture des délégués syndicaux ou le taux de syndicalisation. Enfin, les établissements qui appartiennent à une entreprise dont le principal actionnaire est un actionnaire public sont eux aussi moins nombreux. Si l’on se tourne maintenant vers les liens « causaux » entre certaines modalités et l’occurrence de conflits, les constats sont moins nets. L’évolution la plus remarquable est liée à la présence d’instances représentatives du personnel, et en particulier de délégués syndicaux : l’effet de leur présence sur l’intensité de la conflictualité est en effet de plus en plus marqué – toutes choses égales par ailleurs, autrement dit, plus le temps avance et plus le différentiel de conflictualité entre les entreprises avec des IRP et les entreprises sans IRP progresse.   

Conclusion 

Depuis le début des années 2000 en France, le conflit capital-travail a quelque chose d’hémiplégique. L’emprise du capital et des logiques financières s’est incontestablement affermie sur un segment particulier – mais dominant : il regroupe près de la moitié des salariés, rassemble les principaux groupes industriels et financiers et il est le plus inséré sur les marchés internationaux – du tissu socio-productif. Mais, cette emprise croissante des logiques financières ne s’accompagne pas d’un accroissement de l’intensité des conflits liés au travail, qui restent attachés aux caractéristiques sectorielles, organisationnelles et économiques qui déterminaient leur intensité au cours du second vingtième siècle. C’est parce que ces facteurs de conflictualité restent traditionnels (secteurs industriels et transports, grande taille, existence d’une IRP et présence de délégués syndicaux), et parce qu’ils sont de moins en moins présents au sein des entreprises françaises – même si cette rétraction est lente – que, tendanciellement, les conflits sont moins présents sur les lieux de travail.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie 

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