Pauline Barraud de Lagerie, Julien Gros et Luc Sigalo Santos - Qui veut gagner des centimes ? Les micro-travailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires.

Pauline Barraud de Lagerie, Julien Gros et Luc Sigalo Santos - Qui veut gagner des centimes ? Les micro-travailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires.

Pauline Barraud de Lagerie est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris Dauphine – PSL et membre de l’IRISSO (UMR CNRS-INRAE). Ses recherches portent principalement sur les entreprises multinationales et la régulation de leurs chaînes d’approvisionnement. Elle a notamment publié en 2019 Les patrons de la vertu. De la responsabilité sociale des entreprises au devoir de vigilance. Intéressée par les nouvelles formes de sous-traitance, elle a également mené des recherches sur le micro-travail.

Julien Gros est chargé de recherche au CNRS, affilié au Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (UMR Université de Toulouse Jean Jaurès-CNRS-EHESS-ENSFEA-INU Champollion). Ses recherches portent principalement sur la stratification de l’emploi en France, plus précisément de l’emploi indépendant, et sur sa quantification par la statistique publique. Plus récemment, il oriente ses travaux vers la stratification sociale des empreintes écologiques.

Luc Sigalo Santos est maître de conférences en science politique à Aix-Marseille Université, chercheur au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail, LEST (UMR AMU-CNRS) et associé au laboratoire Triangle (Lyon). Outre ses travaux sur le crowdworking, ses recherches, qui articulent sociologies de l’action publique et du travail, portent sur l’encadrement institutionnel des parcours professionnels (artistes, chômeurs, doctorants). Il a notamment co-écrit (avec C. Vivès, J.-M. Pillon, V. Dubois, H. Clouet) Chômeurs, vos papiers !, à paraître en septembre 2023 aux éditions Raisons d’Agir.

Qui veut gagner des centimes ?

Les micro-travailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires.

Pauline Barraud de Lagerie, Julien Gros et Luc Sigalo Santos

Développé par des plateformes numériques faisant office d’intermédiaire, le crowdsourcing de micro-tâches, aussi appelé crowdworking, consiste à découper la mission d’une entreprise donneuse d’ordre en petites tâches et à en confier l’exécution à une foule de « micro-travailleurs » en ligne (crowdworkers). C’est ainsi que des entreprises peuvent sous-traiter à des internautes, rémunérés chacun quelques centimes, de vastes projets de traitement de données décomposées en micro-tâches (identification d’image, recherches Internet, sondages, etc.). Auprès des entreprises clientes, les plateformes de crowdworking mettent en avant la possibilité de faire réaliser à moindre coût des tâches chronophages et rébarbatives qui, sans cela, risqueraient d’épuiser leurs équipes. Aux micro-travailleurs, les plateformes promettent un complément de revenu ludique, accessible à tout le monde et à toute heure, au seul moyen d’un accès à internet : plutôt que de jouer au Solitaire ou de flâner sur Internet, ces derniers sont invités à mettre à profit un peu de leur temps en échange d’une petite compensation financière. Comme le résume un juriste américain, « chaque salle d’attente et chaque arrêt de bus deviennent un espace temporaire de travail » (Felstiner, 2011, p. 155).

Après avoir fait l’objet d’une première qualification journalistique (Howe, 2006), le crowdworking a, dès la fin des années 2000, été étudié par des chercheurs relevant de disciplines académiques telles que la psychologie, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, ou encore l’informatique (par ex. : Ipeirotis, 2010 ; Ross et al., 2010). Plus récemment, il a en outre suscité l’intérêt des pouvoirs publics. En France, le micro-travail a ainsi été examiné dans le cadre de réflexions menées sur les « plateformes collaboratives » (Amar et Viossat, 2016) et plus spécifiquement en tant qu'enjeu pour l'emploi (cf. conférence organisée en 2019 par France Stratégie). Au-delà de la France, le Bureau International du Travail (BIT) a également pris ce thème à bras le corps, en lui consacrant un rapport entier (Berg et al., 2018), mais aussi en l’inscrivant à la fois dans la thématique du travail de plateforme à l’ère de la gig economy (BIT, 2021a) et dans celle du travail à domicile (BIT, 2021b). Si le micro-travail préoccupe autant les chercheurs et les pouvoirs publics, c’est non seulement parce qu’il correspond à des conditions de travail atypiques, pour ne pas dire dégradées, mais aussi parce qu’il brouille les frontières des statuts d’emploi : la grande majorité des micro-travailleurs ne sont ni salariés, ni indépendants, car ils exercent cette activité sans statut associé (la contrepartie financière étant présentée non pas comme une rémunération mais comme une compensation ou un dédommagement). En somme, le micro-travail préoccupe parce qu’il rappelle le tâcheronnat du XIXème siècle (Barraud de Lagerie P. et Sigalo Santos, 2019).

Dans le monde contemporain, le microtravail se présente comme un nouveau phénomène de la mondialisation, qui rejoue les problématiques de la division internationale du travail (voir, à ce sujet, les nombreux travaux de l’Oxford Internet Institute). Mais dès lors qu’il se développe aussi dans des pays à fort pouvoir d’achat et dotés d’une bonne protection sociale, tels que la France, il intrigue en ce qu’il peut nous dire du rapport au temps, à l’argent, et finalement aux revenus du travail.  Avant toute chose, il faut alors souligner qu’au-delà des fortes disparités internationales, le micro-travail en France se caractérise aussi par une variété des pratiques. Dans cette contribution, après avoir précisé les enjeux méthodologiques de mesure du micro-travail, nous montrons qu’au sein d’une foule de micro-travailleurs, dont l’usage de la plateforme est globalement très lâche, on distingue une première ligne très minoritaire d’usagers intensifs, plus précaires et beaucoup plus féminines que les autres, qui y passent beaucoup de temps sans pour autant en tirer des gains élevés. 

1. Saisir un phénomène nouveau

Si le dénombrement des micro-travailleurs est essentiel à la compréhension de cette forme d’activité (Casilli et al., 2019), il requiert de bien comprendre qu’un fossé sépare le nombre d’inscrits du nombre de travailleurs actifs, ceci afin de saisir par ailleurs le continuum de situations qui les sépare.

1.1 Un enjeu de quantification

Depuis l’essor du micro-travail au milieu des années 2000, de nombreuses études ont tenté d’en quantifier différents aspects. Ces tentatives répondent à un enjeu de connaissance, mais sont aussi guidées par la préoccupation des pouvoirs publics et des organisations internationales. En effet, il s’agissait pour ces derniers de prendre la mesure de la diffusion de cette forme de travail, d’en apprécier les dangers et d’imaginer les formes de protection sociale dont elle pourrait faire l’objet.

Au premier rang de ces préoccupations figure la faible rémunération des micro-travailleurs. Les montants avancés dans les différents travaux sont très dépendants à chaque fois de l’échantillon examiné, mais ils ont tous en commun d’être très faibles. S’appuyant sur une étude d’ampleur du Pew Research Center (Hitlin, 2016), Reese et Heath (2016) écrivent que la moitié des micro-travailleurs gagnent moins que le salaire minimum fédéral étasunien (7,25$ de l’heure). Cette même proportion est estimée à deux tiers par le rapport du BIT portant sur cinq plateformes à travers le monde (Berg et al., 2018), qui pointe, par ailleurs, que seuls 7% des clickworkers allemands interrogés déclarent des gains supérieurs au salaire minimum allemand (8,84€ de l’heure). Toutes plateformes confondues, le rapport du BIT estime qu’en moyenne en 2017, un micro-travailleur gagnait 4,43$ de l’heure lorsque seul le travail rémunéré était pris en compte, mais 3,31$ de l’heure lorsque les temps d’attente non rémunérés étaient comptabilisés.

Outre ces rémunérations très faibles, des études ont souligné que le crowdworking est loin d’être le modèle idéal de travail flexible promu par les plateformes, qui permettrait à celles et ceux qui le souhaitent d’être totalement autonomes en travaillant depuis leur domicile à des horaires choisis. À partir d’une enquête sur plusieurs plateformes de travail plus ou moins qualifiées (Amazon Mechanical Turk, Upwork, etc.), conduite en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne, Wood et al. (2019) montrent que le contrôle algorithmique permet aux plateformes de placer les travailleurs dans une relation de pouvoir très asymétrique dans laquelle le client est roi (il peut refuser de payer une tâche si le résultat ne lui convient pas). Ces derniers rappellent, en outre, que le contrôle des plateformes déborde du strict cadre du travail, eu égard aux effets potentiellement néfastes d’une telle activité sur la vie privée : les horaires imprévisibles et parfois à rallonge provoquent des carences de sommeil et peuvent générer des formes de désocialisation. Ces risques sur la santé physique et mentale étaient déjà pointés quelques années plus tôt à propos d’Amazon Mechanical Turk (AMT) (Reese et Heath, 2016), et ont été rappelés par les auteurs du rapport du BIT qui s’alarment du volume croissant de tâches « psychologiquement stressantes » (Berg et al., 2018).

Mais cette forme de microtravail est-elle si répandue ? Pour avancer un chiffre, une question importante se pose : à partir de quelle fréquence de connexion considère-t-on que quelqu’un est un micro-travailleur ? Et au bout du compte de quels micro-travailleurs parle-t-on ? Un risque est, en effet, de laisser croire que les résultats portant sur des micro-travailleurs très actifs décrivent l’ensemble des personnes inscrites sur des sites de micro-travailleurs. En effet, lorsqu’on lit dans le rapport du BIT que 32 % des micro-travailleurs tirent de cette activité leur revenu principal (Berg et al., 2018) et que l’on apprend, dans d’autres travaux, que le monde compte plus de 200 millions de micro-travailleurs, le risque est grand de conclure que des dizaines de millions de micro-travailleurs vivent du micro-travail. C’est une erreur : le dénombrement concerne les « inscrits » sur les plateformes, tandis que la proportion de gens qui en tirent leur revenu principal est issue d’un questionnaire qui surreprésente mécaniquement les utilisateurs les plus actifs de la plateforme (Barraud de Lagerie et al., 2019). Il est donc primordial de définir le périmètre exact auquel s’appliquent les chiffres mobilisés. Faute de quoi, on entretient la vision quelque peu paradoxale d’un monde où, d’un côté, l’activité des utilisateurs est très majoritairement peu intense voire rarissime, et où, pourtant, le travail est envahissant, pénible, voire problématique.

1.2 Notre méthode

Pour examiner la segmentation du micro-travail en France, nous avons enquêté en 2018 sur une plateforme française, Foule Factory (devenue Wirk pour les clients et Yappers.club pour les contributeurs), créée en 2014 sur le modèle d’Amazon Mechanical Turk (AMT). Si Foule Factory est de taille bien plus modeste qu’AMT, avec 50 000 micro-travailleurs inscrits selon la plateforme (contre 500 000 pour AMT), elle fait alors figure de leader sur le marché du micro-travail en France. En outre, l’accès y est réservé aux résidents français (et la plateforme est en langue française), ce qui est une singularité par rapport aux autres plateformes internationales.

Pour obtenir des données sur ses utilisateurs, nous avons conduit une enquête par questionnaire, posté sur la plateforme sous la forme d’une micro-tâche. D’une durée annoncée de 5 minutes et rémunéré 1,50 euro, il comportait des questions sur les usages de la plateforme, les gains que les répondants en retirent, leurs représentations sur travail, ainsi que des questions renseignant leurs propriétés sociales et professionnelles (diplôme, profession, revenus, etc.). Début juillet 2018, nous avons commandé 1 000 réponses à la plateforme, chaque micro-travailleur ne pouvant y répondre qu’une seule fois. Nous ne savions pas combien de temps mettrait à être achevé ce projet de mille micro-tâches, de telle sorte que cette période est en elle-même un résultat : deux mois ont été nécessaires pour recueillir ces 1 000 réponses. Foule Factory, qui annonce 50 000 travailleurs inscrits (les « fouleurs »), n’en compte donc au plus que quelques milliers qui se connectent au moins une fois tous les deux mois. Au-delà de ce premier résultat, notre méthode d’échantillonnage allait nous permettre d’identifier la variété des pratiques de l’ensemble des micro-travailleurs qui se connectent approximativement au moins une fois tous les deux mois, depuis ceux qui ont répondu dès la mise en ligne du questionnaire jusqu’à ceux qui n’y ont répondu qu’au bout de soixante jours.

2. Des pratiques de micro-travail à l’intensité très contrastée

Quel est le profil de ces micro-travailleurs ? Si le profil décrit et souhaité par les concepteurs de la plateforme (une foule d’individus de passage qui cherchent à tuer le temps en gagnant quelques sous) est certes numériquement majoritaire, c’est bien une poignée de micro-travailleurs plus intensifs qui constitue le noyau dur de la main d’œuvre sur la plateforme.

2.1 Une population dans l’ensemble peu active

Comme sur d’autres plateformes, les micro-travailleurs de Foule Factory sont majoritairement des visiteurs occasionnels. Plus de 60 % des répondants à notre enquête s’y rendent moins d’une fois par semaine et un tiers moins d’une fois par mois. S’y rendre tous les jours est une pratique plus rare (25 % des répondants) et, même dans ce cas, les utilisateurs concernés n’y restent pas longtemps (seuls 5 % des répondants y restent plusieurs heures par jour). Les deux tiers des répondants déclarent ainsi gagner moins de 5 euros par mois, et seul un sur dix plus de 10 euros. Au total, la moitié des répondants ont gagné moins de 50 euros depuis leur inscription, les trois quarts moins de 120 euros. Ainsi, si l’on peut être tenté d’introduire le micro-travail dans le grand mouvement de l’ubérisation, il faut garder en tête que, dans la quasi-totalité des cas, le micro-travail n’a, au moins du point de vue du temps qu’il prend et de l’argent qu’il rapporte, strictement rien en commun avec le travail intermédié par d’autres plateformes telles que celles de chauffeurs VTC (Bernard, 2020).

La variété des durées de connexion confirme trois types d’usages que nous avions mis en évidence sur la base d’une enquête qualitative (Barraud de Lagerie et Sigalo Santos, 2018). Premièrement, la pratique interstitielle consiste à valoriser du temps perdu : dans les transports ou à l’occasion d’un moment de pause, le micro-travailleur se connecte pour voir si une tâche est disponible, le cas échéant l’effectue, et repart immédiatement après. La pratique à-côté consiste, quant à elle, à dédier des plages horaires un peu plus longues à la réalisation de tâches. L’emprunt à Florence Weber (1989) de la formule du travail « à-côté » nous permet de souligner que cette pratique correspond à une logique de marchandisation du temps libre (à côté d’une autre activité principale, professionnelle ou associative). Enfin, la pratique intensive correspond à une démarche de veille permanente ou quasi permanente pour trouver des tâches ; elle revient, pour un micro-travailleur, à marchandiser sa disponibilité. Interrogés sur leurs pratiques de connexion, 48 % de nos enquêtés évoquent un usage interstitiel (une connexion rapide, de quelques minutes), 46,5 % un usage « à-côté » (quelques dizaines de minutes à quelques heures) et 5,6 % un usage intensif (toute la journée ou presque). Une seule réponse étant possible, ces déclarations reflètent en réalité ce que les enquêtés perçoivent comme leur usage le plus significatif. Pour avoir un tableau plus complet des profils d’usagers, il importe de tenir ensemble la fréquence de connexion, la durée de connexion, et in fine le temps total passé sur la plateforme.

2.2 Devant la foule, une poignée d’intensifs en première ligne

Une classification statistique des micro-travailleurs en fonction de leur intensité de pratique confirme ce constat (voir Barraud de Lagerie et al., 2023). Elle nous permet d’identifier quatre classes de micro-travailleurs ordonnées de la classe des travailleurs les moins actifs (classe 1) à celle des travailleurs les plus actifs (classe 4).

Les trois quarts des répondants (classes 1 et 2) ont un rapport très lâche à la plateforme, n’y venant pratiquement jamais ou un peu plus souvent, mais sans toutefois y passer énormément de temps ni y gagner beaucoup. Les deux premières classes regroupent ainsi des usagers épisodiques (plus encore dans la classe 1 que dans la classe 2), qui se connectent plutôt rarement, pour des durées courtes, et dont les gains sont très faibles. Ces deux premières classes se distinguent des deux autres qui constituent, quant à elles, une minorité de micro-travailleurs plus actifs. Un quart des répondants (classes 3 et 4) à l’enquête déclare un rapport plus intense à la plateforme, s’y connectant fréquemment voire quotidiennement. Ils ont été les plus réactifs à notre questionnaire, répondant dans leur immense majorité le jour même ou dans les jours qui ont suivi sa publication sur la plateforme. Ces micro-travailleurs plus actifs passent plusieurs heures par semaine voire par jour sur la plateforme, à la différence de la masse des autres utilisateurs qui n’y consacrent jamais plus que quelques heures par mois.

Focalisons nous sur ces deux dernières classes. Deux sous-groupes peuvent être distingués parmi ces usagers les plus actifs. La classe 3 (18% de la population totale) regroupe des usagers qui se connectent très souvent, mais pour des durées variables (de quelques minutes à quelques heures par jours). Ils micro-travaillent au total quelques heures par mois, voire plusieurs heures par semaine, et gagnent aussi un peu plus d’argent que les usagers des classes précédentes : si presque les deux-tiers gagne moins de 10 euros par mois, un gros tiers restant gagne entre 10 et 50 euros mensuels. La classe 4 (6% de la population) regroupe quant à elle les quelques usagers intensifs, dont la grande majorité se connecte tous les jours ou presque, qui restent connectés relativement longtemps – et même toute la journée pour la moitié d’entre eux –, de sorte qu’ils passent plusieurs heures par jour sur la plateforme. Toutefois, même dans cette classe d’utilisateurs très actifs, nombreux sont ceux qui gagnent peu (40 % d’entre eux gagnent moins de 10 euros par mois). La raison est simple : la plateforme souffre d’une pénurie de tâches, de sorte que les gens connectés en continu passent surtout beaucoup de temps à attendre des tâches. Et, si un peu plus d’un quart d’entre eux parviennent à gagner plus de 50 euros par mois, ils n’atteignent jamais de gros gains. Le plafond de gains autorisés, fixé par la plateforme à 3000 euros annuels, est en soi un horizon difficile à atteindre même pour les plus gros contibuteurs. 

2.3 Comment le micro-travail s’adosse-t-il aux inégalités socio-économiques ?

Qui sont ces micro-travailleurs de la première ligne ? Qu’est-ce qui les pousse à consacrer de si longs moments à une activité si peu rémunératrice ? Comment leur usage et la signification qu’ils en donnent s’adossent-ils aux inégalités socio-économiques qui structurent plus généralement le monde du travail ?  

Dans l’ensemble, le niveau d’éducation de l’individu et le niveau de vie de son ménage  diminuent à mesure que la pratique est plus intense, de sorte que les micro-travailleurs de la première ligne disposent de ressources économiques et culturelles plus limitées que celles du reste de la foule (voir Barraud de Lagerie et al., 2023). Ces indicateurs de stratification sociale sont associés à une distance variable à l’emploi salarié stable. Les personnes en emploi (ainsi que les étudiants) se font en effet plus rares dans les classes les plus actives, où prédominent en revanche les personnes sans emploi ou en emploi précaire : un tiers seulement des micro-travailleurs les plus actifs sur la plateforme sont en CDI ou fonctionnaires alors que c’est le cas de la moitié du reste de la foule. En outre, au sein de la première ligne, on trouve relativement moins d’étudiants, mais beaucoup plus de chômeurs et de personnes au foyer. On y trouve également un peu plus de retraités.

Tous ces facteurs sont fortement genrés. Ils conduisent de ce fait à une surreprésentation des femmes dans la première ligne. En effet, si la foule compte à peu près autant d’hommes que de femmes, la première ligne est beaucoup plus féminine : les femmes représentent 72 % de la classe des plus intensifs. Ainsi, la relative mixité de la foule dissimule le fait que l’essentiel de la main-d’œuvre réalisant des tâches est féminine. Plus encore, plus de la moitié de la première ligne est composée de femmes n’ayant pas d’activité professionnelle ou une activité professionnelle précaire.

Si le micro-travail se diffuse assez largement dans l’espace social, il s’implante davantage dans le quotidien des femmes (Tubaro et al., 2022) et, plus largement, des personnes qui, pour des raisons de santé, de chômage ou d’organisation familiale, se trouvent, plus que les autres, assignées à domicile sans qu’une activité professionnelle ne les oblige, de manière consistante, à en sortir. On peut en tirer deux conclusions. D’une part, l’engagement quotidien ou quasi-quotidien dans le micro-travail concerne une fraction très réduite des personnes qui, en France, recourent à ce type de plateformes. D’autre part, un tel niveau d’engagement est particulièrement genré : le micro-travail entre en affinité avec les situations dans lesquelles se trouvent de nombreuses femmes en couple hétérosexuel : un quotidien centré sur l’espace domestique, à distance de l’emploi stable.

Conclusion

Dans le crowdworking de micro-tâches tel qu'il se déploie sur Foule Factory, il y a une « foule » de micro-travailleurs dont les caractéristiques correspondent assez largement au modèle prôné (et décrit) par les concepteurs de la plateforme : des personnes en emploi stable qui fréquentent très ponctuellement la plateforme pour y gagner quelques sous de manière ludique. Mais, ceux qui font vraiment tourner la plateforme sont bien une poignée de micro-travailleurs de la première ligne, qui sont plus fréquemment que les autres des femmes à distance de l’emploi stable assumant des charges de famille. Même si elles peuvent parfois tenir un discours qui fait écho à celui de la « gamification du travail » (Woodcock et Johnson, 2018), elles comptent plus que les autres sur ce complément de revenu.

L’existence de ces deux populations de micro-travailleurs, la foule et la première ligne, contribue à brouiller la façon dont le micro-travail est appréhendé par les pouvoirs publics. En effet, d’un côté, une partie des travaux scientifiques et experts ont tendance à assimiler, à tort, l’ensemble de population des micro-travailleurs à la minorité que représente la première ligne que surreprésentent fortement les enquêtes en ligne. De l’autre côté, les promoteurs du micro-travail tendent quant à eux à invisibiliser les pratiques intensives en s’accrochant au modèle théorique de l’usager opportuniste et très ponctuel, caractéristique de l’idée de foule. Au bout du compte, la difficulté à appréhender avec justesse les enjeux du phénomène rend d’autant plus difficile l’intervention des pouvoirs publics pour le réguler.  

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Bibliographie

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