Louis Maurin, Valérie Schneider - Les conditions inégales du travail en France

Louis Maurin, Valérie Schneider - Les conditions inégales du travail en France

Louis Maurin est directeur de l'Observatoire des inégalités qu'il a cofondé en 2003. Il est le co-auteur du rapport sur les inégalités en France (juin 2023), des rapports publiés sur la pauvreté et les riches en France. Il est aussi l'auteur de « Encore plus, enquête sur ces privilégiés qui n'en n'ont jamais assez », Plon, mars 2021. Il dirige aussi le Centre d'observation de la société.

 

Valérie Schneider est rédactrice-correctrice. Première salariée de l'Observatoire des inégalités, elle a édité l'ensemble des rapports publiés par l'organisme. Elle est autrice de très nombreux articles sur les inégalités pour l'Observatoire des inégalités, notamment les conditions de travail et les territoires.

 
Les conditions inégales du travail en France

Louis Maurin, Valérie Schneider

Dans le débat sur les inégalités, un domaine a du mal à trouver sa place : celui des inégalités de conditions de travail. Les travailleurs « ubérisés » ou de « première ligne » ne constituent qu’une partie de l’ensemble beaucoup plus vaste de toutes celles et ceux qui s’usent au quotidien, à désosser des carcasses, à bitumer des routes, à laver des sols, etc. Qui sait que 14 % des ouvriers travaillent sous la contrainte du déplacement automatique d’une pièce ? Qui débat d’ailleurs du travail à la chaîne, des charges lourdes ou des produits toxiques ? 

Historiquement, les conditions de travail se sont améliorées, la durée du travail a été réduite et les normes de sécurité ont été renforcées. Mais, sur la dernière décennie, nos principaux indicateurs d’inégalités ne diminuent pas. Une fraction considérable de la force de travail continue à exercer des emplois éprouvants dans des environnements dangereux. Cette pénibilité est très loin d’être reconnue à sa juste valeur – qu’il s’agisse de salaire ou d’estime sociale – dans un pays qui ne jure que par le travail « intellectuel » au détriment des tâches manuelles, où les dominants n’ont souvent que faire des dominés qui doivent exécuter leurs ordres. 

Qu’en est-il concrètement ? Pour comprendre ce qui se joue, il faut en mesurer l’ampleur. Les enquêtes réalisées en France sont peu médiatisées alors que les données qu’elles contiennent permettent de brosser un tableau des conditions de travail qui fait apparaître l’ampleur des écarts entre les milieux sociaux. Voici une synthèse des données essentielles.

La pénibilité physique du travail augmente

La pénibilité physique au travail affecte essentiellement les moins qualifiés. Pour la mesurer, la DARES du ministère du Travail a construit un indicateur global utilisé dans ses enquêtes conditions de travail. Les contraintes prises en compte sont : rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations. Un tiers des salariés déclarent subir au moins trois de ces contraintes.

La pénibilité physique est très inégalement répartie. Près des deux tiers des ouvriers non qualifiés sont concernés, contre 6 % des cadres (données 2016, ministère du Travail). La part des salariés qui subissent ces pénibilités a augmenté de près de quatre points entre 2005 et 2016 chez les ouvriers qualifiés, passant de 57,2 % à 60,8 %. La hausse s’est faite pour l’essentiel entre 2005 et 2013.

Porter des charges lourdes est l’une des principales composantes de la pénibilité au travail. Près de 40 % des salariés sont concernés en 2016, autant qu’en 2005. Deux tiers des ouvriers sont dans ce cas, contre 12 % des cadres supérieurs, les moins concernés par cette forme de pénibilité. Autrement dit, les ouvriers sont, en proportion, cinq fois plus nombreux à porter des charges lourdes que les cadres, avec des conséquences sur leur santé physique. Les professions intermédiaires ont vu nettement augmenter sa fréquence (+ 5,6 points) sur la période.

Rester debout 

L’un des clivages majeurs dans le monde du travail porte sur les emplois de bureau (autrefois les « cols blancs ») et les emplois manuels d’exécution (les anciens « cols bleus » de l’usine). Parmi ces derniers, une grande partie n’ont pas la possibilité de s’asseoir, position beaucoup moins fatigante à la longue.

La moitié des salariés déclarent devoir rester longtemps debout à leur poste de travail, mais c’est le cas de 76 % des ouvriers, et même de la quasi- totalité des ouvriers non qualifiés (88 %), contre à peine 20 % des cadres supérieurs. Entre 2005 et 2016, le fait de travailler longtemps debout a baissé pour l’ensemble des salariés (de 51,8 % à 49,7 %). En revanche, les professions intermédiaires et les ouvriers n’ont pas connu d’amélioration sur la période. Dans ce domaine, il faudrait pouvoir entrer dans le détail des catégories socioprofessionnelles. Ainsi, les employés se situent globalement dans la moyenne de l’ensemble des salariés. Cette moyenne cache le fait que 70 % des employés du commerce et des services aux particuliers restent longtemps debout contre 10 % des employés administratifs.

Travailler dans un environnement hostile

La pénibilité du travail est aussi liée à l'environnement dans lequel il s’exerce. Le bruit, les poussières et les produits dangereux marquent les corps comme la pénibilité physique. Ils entraînent une fatigue, des maladies et des handicaps qui réduisent la qualité de vie de ceux qui y sont le plus confrontés. C'est sans doute dans le travail que les inégalités environnementales sont les plus grandes.

Au total, près d’un salarié sur trois subit des nuisances liées à son environnement de travail telles que respirer des poussières ou des fumées en 2016. Plus de deux tiers des ouvriers exercent leur métier dans ces conditions, contre à peine un cadre supérieur sur dix. Par ailleurs, la moitié des ouvriers sont au contact de produits dangereux, contre 13,3 % des cadres. Les employés administratifs sont rarement concernés par ces nuisances (5,3 %).

L’environnement du travail, c’est aussi le bruit. L’exposition au bruit a un impact à long terme sur l’audition des personnes, mais aussi sur leur santé en général. Si 16 % de l’ensemble des salariés sont concernés, près d’un tiers des ouvriers (qualifiés ou non) affirment subir des nuisances sonores au travail, c’est-à-dire entendre une personne placée à deux ou trois mètres seulement à la condition qu’elle élève la voix, contre 6 % des cadres supérieurs, soit cinq fois plus. Un peu plus d’un employé sur dix subit des nuisances sonores sur son lieu de travail, certes un peu moins que les professions intermédiaires (14 %). Mais cet environnement hostile a le plus augmenté entre 2005 et 2016 chez les employés : + 2,8 points.

Un salarié du secteur privé sur dix est exposé à des produits chimiques cancérogènes sur son lieu de travail, comme par exemple le benzène, la silice ou des fibres d’amiante, selon l’enquête SUMER 2017 de la DARES. Un tel environnement concerne au total 1,8 million de travailleurs. Les ouvriers qualifiés sont trois fois plus soumis à ces produits que la moyenne des salariés, et seize fois plus que les cadres supérieurs. Ces produits chimiques provoquent des cancers ou en augmentent le risque, s’ils sont inhalés, ingérés ou s’ils pénètrent dans la peau. Le secteur de la construction est le plus concerné : 30 % des salariés (en majorité des hommes) qui y travaillent sont exposés à de telles substances nocives, contre 7 % de ceux qui sont employés dans le tertiaire, les moins touchés par ce risque sanitaire.

Entre 2003 et 2017, les différentes enquêtes SUMER de la DARES montrent que la part des salariés exposés à au moins un produit chimique cancérogène a diminué de 13,8 % à 9,7 %. Cette amélioration notable est en partie due aux changements de procédés de production, au remplacement de produits cancérogènes par des produits moins dangereux, et s’explique aussi plus généralement par le déclin de l’emploi industriel.

La baisse a eu lieu exclusivement entre 2003 et 2010. Entre les deux enquêtes de 2010 et 2017, le niveau d’exposition a stagné autour de 10 %. Les ouvriers qualifiés et les employés de commerce et de services sont même davantage soumis aujourd’hui qu’en 2010 à au moins un produit chimique cancérogène sur leur lieu de travail. Le secteur de la construction a également connu une hausse importante (+ 6 points) de cette exposition entre 2010 et 2017.

Le travail sous contrôle 

Les conditions du travail résident aussi dans l’autonomie dont on dispose. Ce n’est pas seulement l’autonomie dans la décision d’exercer telle ou telle activité, mais aussi le rythme et les mouvements de son propre corps qui sont en jeu, sa posture, ses gestes, la capacité de détourner le regard quelques instants.

Le travail à la chaîne, les contraintes automatisées et une surveillance hiérarchique régulière imposent un contrôle strict du rythme du travail. Selon ces trois critères, les différentes enquêtes conditions de travail de la DARES ont montré que la part de travailleurs dont le rythme de travail est sous contrôle étroit a augmenté en 2016 par rapport à 2005. Si la plupart des cadres supérieurs subissent peu ou pas ces contraintes, une part importante des ouvriers et des employés déclarent y être soumis.

Le travail à la chaîne ou sous contrainte automatique (c’est-à-dire à un rythme de travail soumis à la cadence d’une machine ou dépendant du déplacement automatique d’un produit ou d’une pièce) ne concerne plus que 5 % de l’ensemble des salariés, notamment en raison du déclin industriel. Malgré tout, le travail rythmé par une machine a progressé de deux points entre 2005 et 2016. Et ces 5 % représentent tout de même 14 % des ouvriers. En revanche, pratiquement aucun cadre supérieur, 4 % des employés et seulement 3 % des professions intermédiaires sont concernés. Si l’on entre dans le détail pour les ouvriers, c’est même près d’un quart des ouvriers non qualifiés qui sont concernés.

Manquer d’autonomie dans son travail, c’est aussi voir son rythme de travail imposé par un contrôle hiérarchique permanent, ce qui est le lot d’un tiers des salariés en 2016 (à peu près le même niveau qu’en 2005), mais près de 43 % des ouvriers, soit 2,4 fois plus que les cadres supérieurs (18 %). 31 % des employés déclarent aussi subir une surveillance hiérarchique permanente.

Plus d’un tiers des contremaîtres et agents de maîtrise, qui appartiennent aux professions intermédiaires, font l’objet d’un contrôle constant de leur rythme de travail, soit sept points de plus que ce que déclare l’ensemble des professions intermédiaires. Parmi les employés, ceux qui travaillent dans le commerce sont les plus concernés (37,5 %).

Un peu plus de quatre salariés sur dix déclarent que leur travail est répétitif, caractéristique d’un travail monotone, laissant peu ou pas de place à l’initiative. Ce type de conditions de travail a connu une augmentation importante en une dizaine d’années : le travail répétitif concernait 42 % des salariés en 2016 contre 28 % en 2005, avec une nette hausse entre 2005 et 2013 (+ 13 points).

Deux tiers des ouvriers déclarent que leur travail est répétitif en 2016, soit cinq fois plus que les cadres supérieurs, dont plus d’un sur dix est dans ce cas malgré tout (13 %). Les ouvriers non qualifiés sont ceux qui subissent le plus ces conditions de travail (78 %), loin d’être motivantes. Plus de la moitié de l’ensemble des employés (55 %) décrivent la même situation. En particulier, 60 % des employés de commerce et de ceux qui travaillent au service des particuliers déclarent que leur travail est répétitif.

À côté de salaires et de statuts plus ou moins précaires, le contrôle du temps du travail constitue l’un des éléments de la condition salariale. Le fait de ne pas maîtriser son emploi du temps, de devoir travailler à contretemps par rapport au reste de la société (le dimanche ou la nuit notamment) ou d’avoir des rythmes qui fluctuent d’une semaine sur l’autre constitue une forme de flexibilité qui se répercute sur la qualité de vie, mais aussi sur la santé.

La pression est forte pour élargir le temps consacré à la consommation dans notre société. Un peu plus d’un quart des salariés travaillent le dimanche en 2016, en décalage avec le rythme de la majorité de la population. Ce chiffre a augmenté de deux points par rapport à 2005. Le travail dominical est le lot commun de 34 % de l’ensemble des employés, et plus encore des employés de commerce (46 %). Les employés administratifs sont les moins concernés (8 %). Entre 2005 et 2016, la part des salariés qui travaillent le dimanche a progressé de dix points chez les employés de commerce, mais également de neuf points chez les ouvriers non qualifiés. Deux fois plus de ces salariés sont concernés aujourd’hui qu’il y a onze ans.

Travail de nuit, plus fréquent pour les ouvriers 15 % des salariés sont à leur poste la nuit, au moins occasionnellement, entre minuit et cinq heures du matin, une proportion stable depuis 2005. La proportion est légèrement inférieure à la moyenne chez les cadres supérieurs, les professions intermédiaires et les employés, avec des taux situés entre 12 % et 14 %. Mais au sein des employés, les écarts sont énormes entre les employés administratifs (3 % travaillent la nuit) et les policiers et agents de sécurité, dont plus de 40 % travaillent la nuit au moins une fois par mois selon l’Insee. Parmi les professions intermédiaires, les contremaîtres et les agents de maîtrise sont les plus concernés (33 %). Ces métiers ont aussi connu la plus forte augmentation des horaires de nuit depuis 2005 (+ 8 points).

Avec 22 % de salariés qui travaillent de nuit, les ouvriers sont la catégorie qui subit le plus cette contrainte. Les ouvriers non qualifiés, comme les qualifiés, sont davantage concernés en 2016 qu’onze ans plus tôt : leur proportion est passée respectivement de 15 % à 17 % et de 23 % à 25 % au cours de la période.

5 % des salariés ont des horaires qui alternent sur deux équipes, soit le matin (souvent de 5h à 13h), soit l’après-midi (de 13h à 21h), avec un changement d’horaires toutes les semaines. Ce rythme est aussi appelé « travail posté » ou « en 2 x 8 ». Les cadres supérieurs échappent à cette contrainte, mais un peu plus d’un ouvrier sur dix subit cette cadence de travail (part équivalente à celle de 2013), et les ouvriers non qualifiés sont les plus concernés.

En plus de compliquer la vie de famille, cette organisation du travail et le travail de nuit ont des effets néfastes sur les salariés, autant sur leur corps que sur leur état psychologique (fatigue, troubles du sommeil, anxiété, déséquilibres hormonaux, risques cardiovasculaires, etc.), comme l’indique le ministère du Travail.

Horaires de travail flexibles, choisis ou subis ?

Malheureusement, les données du ministère du Travail ne permettent pas de séparer les formes plus ou moins choisies du travail flexible de celles qui ne sont que le produit d’une contrainte. En partie acceptable pour les plus jeunes (notamment les célibataires) quand elle s’accompagne de contreparties financières réelles, cette flexibilité l’est beaucoup moins quand elle s’étend à des âges plus élevés, notamment aux salariés qui ont charge d’enfants.

Une partie des cadres sont soumis à des horaires de plus en plus flexibles et à une pression accrue, notamment du fait de l’utilisation des nouvelles technologies de l’information. Il n’en demeure pas moins que ces nouvelles formes de désynchronisation des temps entre le travail, la vie sociale et les loisirs frappent pour l’essentiel les milieux populaires qui, au service du reste de la société, voient leur vie au travail se dégrader, peser sur leur vie privée et leur santé.

 

Conclusion

Ces données constituent une illustration parmi un très grand nombre (la santé, les loisirs, le logement, etc.) de l’importance des inégalités entre groupes sociaux et de la manière dont celles-ci fracturent notre société. Elles montrent comment le travail use les corps des travailleurs des catégories populaires.

La France qui se lève tôt et travaille dur est massivement constituée de jeunes de milieux populaires, pour une part conséquente venus de l’étranger pour exercer ces métiers dont on ne veut plus, tellement ils sont difficiles. On y trouve de plus en plus souvent des femmes sans diplôme qui rêvent aussi souvent d’autres professions, mais ne trouvent pas de place ailleurs. Leur invisibilité constitue l’une des sources des tensions sociales que notre société doit affronter. Une loi de 2017 a même réduit le nombre de critères de pénibilité pris en compte pour le droit à un départ à la retraite anticipé (voir la contribution de Catherine Delgouet). Il est temps de porter ce sujet au-devant de la scène publique. Pas pour rêver béatement d’un nouvel âge d’or du travail manuel en multipliant les incantations à mieux le considérer, mais en agissant concrètement pour réduire la pénibilité. Si on ne le fait pas, il faut cesser de se lamenter sur le rejet des élites du pouvoir par les classes populaires et la montée de l’extrême droite en France.

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

MAUROUX Amélie, BARADJI Éva (DGAFP), DENNEVAULT Céline (Drees), BÈQUE Maryline (2017), « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? », Dares Analyses N°082, Dares, 20 décembre.

BÈQUE Maryline, KINGSADA Aimée et MAUROUX Amélie (2019), « Contraintes physiques et intensité du travail. Enquêtes Conditions de travail », Synthèse.Stat’, N°024, Dares, 18 février.

MEMMI Sarah et al. (2019), « Comment ont évolué les expositions des salariés du secteur privé aux risques professionnels sur les vingt dernières années ? », Premiers résultats de l’enquête Sumer 2017 », Dares, 9 septembre.

BÈQUE Maryline, KINGSADA Aimée et MAUROUX Amélie (2019), « Organisation du temps de travail. Enquêtes Conditions de travail », Synthèse.Stat’, Dares, 28 mars.

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