Les cabinets de conseil dans l’action publique contre les épidémies

entretien avec Lucille Gallardo et Valery Ridde, décembre 2023
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Lucille Gallardo (Mesopolhis, UMR 7064, Aix-Marseille Université / IEP Aix-en-Provence) et Valery Ridde (LIEPP/CEPED, IRD, Université Paris Cité) sont membres du projet Le conseil en santé publique : un marché en temps de pandémie ? financé en 2021 dans le cadre de l’appel à projets du LIEPP. 

Ce projet de recherche étudie l’implication des cabinets de conseil privés dans l’action publique contre les épidémies depuis les années 2000. Il s’agit de comprendre quelles expertises sont mobilisées et en quoi la participation des entreprises de conseils façonne le fonctionnement des administrations et la fabrique de l’action publique en contexte de crises sanitaires et d’épidémies.

En janvier 2023, l’équipe du projet a publié dans les collections du LIEPP une revue de littérature exploratoire permettant de faire un état des lieux des connaissances sur le sujet.

  • Durant la pandémie de Covid19 en France, les cabinets de conseil étaient au cœur de la gestion de la crise sanitaire. Leur implication est-elle un phénomène nouveau ? 

L’intervention de cabinets de conseil privés dans les administrations publiques n’est pas un phénomène nouveau. Plusieurs travaux académiques montrent l’accroissement et la normalisation de leur contribution à la fabrique de l’action publique de nombreux pays depuis plus de 30 ans. Dans le champ de la santé, les recherches portent surtout sur l’implication de cabinets privés dans le cadre de réformes nationales sectorielles. Par exemple, Antonio Weiss, Phillip Begley et Sally Sheard s’intéressent aux relations anciennes entre la firme Mc Kinsey & Company et le National Health Service au Royaume-Uni. Leurs analyses montrent les interdépendances structurelles entre les deux organisations et leurs agents dès les années 1940, avant même l’avènement des politiques dites néolibérales des années 1980. Nos propres travaux ont montré combien ce type de firmes américaines avaient influencé les réformes néolibérales du financement de la santé en Afrique, notamment au travers de l’aide publique au développement. En ce qui concerne le contexte français, Nicolas Belorgey et Patrick Pierru explicitent également la présence importante de consultant.e.s en management dans la mise en œuvre de la loi « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST) de 2009.

Pour autant, dans le domaine particulier de la gestion publique des épidémies et des crises sanitaires, il est plus difficile de répondre à la question puisque très peu d’études académiques se sont intéressées à cet objet. C’est un des résultats de la revue systématique des écrits que nous avons menée dans le cadre de ce projet de recherche. Les rares travaux qui commencent à être publiés sur le sujet arguent cependant de l’ampleur inédite de la pénétration publique des firmes de conseil durant la crise sanitaire du Covid-19. Ils montrent aussi l’élargissement des missions et des services pour lesquels les cabinets ont été sollicités [1]. Enfin, les controverses politiques et médiatiques à propos du recours public à ces cabinets durant la pandémie, en France et dans plusieurs pays, ont produit un changement : l’implication des cabinets privés, en plus d’être de plus en plus publicisée, est progressivement construite en problème public, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant.  

  • Quel est le véritable impact des cabinets de conseil privés sur l’action publique dans la lutte contre les épidémies ? 

Le rôle des consultant.e.s et les effets des cabinets privés sur les politiques publiques et sur la fabrique de l’action publique en santé est une des questions les plus abordée dans les recherches en sciences sociales. Par exemple, plusieurs travaux analysent ces effets en termes de privatisation des instruments d’action publique, de dépendance des pouvoirs publics envers les consultant.e.s, ou encore de dépolitisation des enjeux abordés. D’autres études montrent le rôle de passeurs des consultant.e.s qui œuvrent à légitimer les réformes auprès des agents publics. La thèse de Lara Gautier, qui collabore à ce projet, le démontre parfaitement en ce qui concerne l’instrument des contrats de performance en Afrique, largement véhiculés par ce qu’elle appelle des « entrepreneurs de la diffusion ». D’autres recherches encore envisagent l’intervention des cabinets de conseil auprès d’institutions publiques comme une ressource ou une expertise au service de l’amélioration de l’action publique.

Les réponses à cette question ne sont pas unanimes et varient en fonction de la catégorie analytique mobilisée par les chercheur.e.s et de leurs disciplines scientifiques. Nous avons identifié trois catégories analytiques : l’approche gestionnaire, la consultocratie et le phénomène d’hybridation des élites. Ces différentes manières d’envisager les relations entre l’État et le marché (de la consultance), ou entre l’action publique et le privé, déterminent les analyses produites par les chercheur.e.s. Par exemple, l’expertise des cabinets de conseil peut être envisagée, soit comme un dispositif technique au service de ce qui est perçu comme une « amélioration » de l’action publique (approche gestionnaire), soit comme une menace à la démocratie (consultocratie).

  • Dans ce cadre, quels rapports entretiennent-ils avec les États ? 

Ici encore, tout dépend de la catégorie analytique pour laquelle on opte. En ce qui nous concerne, à la lumière des nombreux travaux que nous avons lus dans le cadre de ce projet, l’approche de l’hybridation des élites est celle qui nous apparait la plus éclairante – et la moins normative - sur cette question des rapports entre les cabinets privés et les États, ou plus généralement entre l’action publique et la sphère privée. Les chercheur.e.s qui s’inscrivent dans cette approche montrent que le recours croissant aux cabinets de conseil par l’administration s’inscrit dans un phénomène plus large de « grand brouillage »[2] entre ces mondes depuis plusieurs décennies. À partir d’enquêtes empiriques solides, ces recherches s’intéressent par exemple aux trajectoires des acteur.rice.s de l’action publique et montrent leur multipositionnalité entre les mondes public et privés et la proximité de leurs parcours et de leurs positions sociales. Les cabinets de conseil et les administrations sont envisagés comme des espaces interdépendants où circulent des élites hybrides positionnées à l’entrecroisement de ces mondes. Les agents publics-privés de l’action publique en santé sont par exemple envisagés comme des « partenaires de gouvernance »[3], agissant « en tandem dans la prestation des services publics. »[4]. Ainsi, à distance des recherches qui analysent l’intervention publique des cabinets privés comme un symptôme d’un potentiel retrait de l’État, un certain nombre de ces travaux postulent, au contraire, de son renforcement dans les espaces bureaucratiques et d’expertises sanitaires et médicales[5].

  • Dans cette publication, vous appelez à la réalisation de recherches empiriques sur le rôle des cabinets de conseil privés dans l’action publique. Dans quel but ?

Dans le contexte actuel de généralisation du recours public à ces cabinets, il nous semble en effet nécessaire de continuer à rendre compte de ce phénomène au travers d’enquêtes empiriques rigoureuses. Ces travaux permettront de mieux identifier en quoi l’intervention massive des cabinets de conseil à diverses échelles d’action publique participe à remodeler les espaces où se définissent l’intérêt général, ainsi qu’au grand brouillage public/privé, autant d’enjeux qui intéressent la recherche en sociologie politique. Cela nous semble également au cœur des enjeux démocratiques actuels. Dans cette optique, nous avons mené une enquête exploratoire sur les agents publics et privés de l’acheminement logistique des vaccins durant la pandémie de Covid-19, dont nous espérons partager les premiers résultats prochainement. 


1] Pierre France et Antoine Vauchez, Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, 198 p.

[2] Ian Kirkpatrick, Chris Lonsdale et Indraneth Neogy, « Management Consulting in Health » dans Ewan Ferlie, Kathleen Montgomery et Anne Reff Pedersen (eds.), The Oxford Handbook of Health Care Management, Oxford University Press, 2016, p. 12.

[3] Antonio E. Weiss, Management consultancy and the British state: A historical analysis since 1960, Cham (Switzerland), Palgrave Macmillan, 2018, p. 15.

[4] Frédéric Pierru, « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la politique hospitalière », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012, vol. 194, no 4, p. 3251.

[5] Anne Vogelpohl et al., « Pandemic consulting. How private consultants leverage public crisis management », Critical Policy Studies, 2022, vol. 16, no 3, p. 371381.

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