Lauréat du Prix Maurice Allais de Science Economique 2023

Lauréat du Prix Maurice Allais de Science Economique 2023

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Etienne Wasmer est professeur de sciences économiques à la New York University d’Adu Dhabi. Spécialisé dans l'économie du travail, ses recherches interrogent la théorie de la prospection d'emploi, les discriminations et le capital humain. Ses activités de recherche l’ont amené à rendre de nombreux rapports d’évaluation de politiques ou de projets publics, notamment au Conseil d’Analyse auprès du Premier Ministre dans le cadre de son mandat d’expert indépendant sur le SMIC. 

Au côté de Cornelia Woll, il fut le fondateur du LIEPP en 2011 et le codirecteur du LIEPP de 2011 à 2017. Le Prix Maurice Allais de Science Economique 2023, qui distingue les contributions scientifiques importante à la recherche en sciences économiques, lui a été attribué ainsi qu’à Odran Bonnet (INSEE), Guillaume Chapelle (Université de Cergy Paris, LIEPP) et Alain Trannoy (EHESS) pour leur article « Land is back, it should be taxed, it can be taxed », paru en 2021 dans la European Economic Review et soutenu par le LIEPP.

  • Pouvez-vous décrire brièvement l’apport de votre article “Land is back, it should be taxed, it can be taxed” et ce qui fait l’originalité de votre approche ?

Cet article s’inscrit dans le cadre plus large de la forte augmentation de la richesse rapportée au revenu national depuis plusieurs décennies, avec un retour à des niveaux proches de ceux de la fin du XIXème siècle. A l’époque, les inégalités étaient portées par les terres agricoles, inégalement réparties dans la population malgré la redistribution de la Révolution, et par le capital de l’industrie naissante et de l’empire. Le retour à ces niveaux au début du XXIème siècle signifiait-il un retour à la société des deux cents familles ?

Or, l’essentiel de la hausse de la richesse des dernières décennies en France est en réalité porté par l’immobilier. Il n’est donc pas évident que la hausse de la richesse est le résultat d’un effet boule de neige – la richesse s’accumulant de façon exponentielle à travers les rendements du capital. On peut plutôt y voir la conséquence de l’accession à la propriété des classes moyennes qui ont par ailleurs bénéficié sur cette période de l’inflation immobilière.

Des discussions nombreuses avec Pierre-Henri Bono et Guillaume Chapelle, qui avaient collaboré avec moi à des travaux sur le Grand Paris, avec Odran Bonnet de l’INSEE qui terminait sa thèse à Sciences Po sous la direction d’Alfred Galichon, et avec Alain Trannoy, avec qui j’avais rédigé deux rapports sur l’immobilier et le logement au Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier Ministre, a par ailleurs permis de découvrir que la hausse de l’immobilier sur la période était le fait de la hausse du prix des terrains et notamment des terrains urbains. L’économie urbaine et l’économie de la rente devaient être mobilisées pour comprendre ce phénomène que plus tard nous analyserions de façon systématique avec Alain Trannoy dans un ouvrage chez Odile Jacob, mobilisant la théorie de la stagnation séculaire et de la valorisation des actifs, également analysés avec Guillaume, Pierre-Henri et Odran dans un article pour la Revue d’Economie Politique de 2015.

Le travail primé par le jury du prix Maurice Allais, qui est un prix très prestigieux que nous recevons avec gratitude et humilité, récompense le travail théorique sur la question de la fiscalité optimale de la terre. La question posée est celle des conséquences fiscales de la hausse du prix de la terre. Nous montrons qu’il est possible de réduire les taxes sur le capital en taxant la terre de façon uniforme tout en préservant la redistribution vers les ménages modestes.

Mieux, si l’on veut conserver une taxation des loyers, on peut encore atteindre un optimum de premier rang (le mieux absolu qu’on puisse réaliser compte tenu des contraintes) si on peut taxer la terre de façon différentielle ; enfin, lorsqu’il n’est pas possible pour des raisons politiques d’atteindre cet optimum car taxer la terre est coûteux en voix, il est cependant encore possible de maintenir une fiscalité redistributive, à travers ces loyers, sans taxer le capital. Et ceci est possible de façon plus robuste que ce que l’on croyait auparavant. Sans trop entrer dans le détail, les travaux (Straub et Werning du MIT) ont montré une instabilité des sentiers de taxation du capital. La présence de la terre permet ainsi de stabiliser le chemin le long duquel on peut taxer les actifs.

Le jury nous a dit avoir apprécié la combinaison de théorie et de travail sur les données, ainsi que la filiation avec les propositions de Maurice Allais sur la fiscalité du capital. Nous avons eu comme souvent en recherche des difficultés à convaincre les rapporteurs : en économie publique, dire qu’une taxe sur un facteur inélastique (la terre, qui ne part pas à l’étranger quand on la taxe) permet d’alléger la fiscalité d’un facteur élastique (le capital), c’est à la fois trop simple et un peu à contre-courant ; pourtant, c’est le bon sens même.

Ceci étant, nous devons reconnaître que ce n’est qu’une première étape. Une des limites de notre travail est qu’il ne dit rien de la très forte concentration du capital des entreprises. C’était d’ailleurs un parti pris : nous souhaitions prendre les groupes sociaux – détenteurs de la terre, du capital – comme un ensemble homogène par rapport aux autres groupes – travailleurs ; locataires ; et redistribuer par grand bloc, sans emphase excessive pour ce groupe mal connu du top 0.1%.

  • Quels pourraient être les effets de votre proposition de « taxe sur la terre » sur les politiques fiscales françaises ? 

D’une part, il faut préciser que la terre dont nous parlons est à la fois la terre non construite mais qui n’est pas majoritaire en valeur ; et surtout les terres supportant les bâtis ou aux alentours (jardins, espaces privatifs), qui représente 84% de la valeur mais à peine 1.5% des surfaces. Il faut ensuite séparer, dans les biens immobiliers, la composante terre du bâti. La terre représente désormais la moitié de la valeur de l’immobilier. Dans l’ouvrage chez Odile Jacob, nous avons réitéré ce chiffre frappant : l’ampleur de la hausse de la richesse immobilière (5 à 6 fois le PIB) et de la composante terre – en France, toutes les terres valent trois fois le PIB ou plus ; 7000 milliards d’euros en 2019, un chiffre qui est monté à plus de 9000 milliards en 2021. Avec une telle base, chaque pourcentage de taxe rapporte 70 milliards ; et un minimum de progressivité permet d’aller plus loin encore.

Il faut aussi préciser que le but d’augmenter la taxation de la terre est immédiatement d’alléger avec ces recettes les autres taxes, sur les salaires, sur le capital ; ou encore rembourser la dette ou de financer la transition écologique – c’est-à-dire rembourser la dette écologique.

Mais si la théorie est claire sur l’intérêt de cette taxe, il nous faut désormais travailler sur diverses facettes. La question de la mesure de la valeur est la première des directions à prendre. Un autre aspect est la question des inégalités. D’autres travaux dont ceux de André et Meslin de l’INSEE ont creusé cette question des inégalités de la propriété de l’immobilier. Notamment il apparaît que le logement locatif est très fortement concentré. Il faudra pouvoir mesurer la concentration de la valeur des terrains. Ce n’est pas encore fait en France, mais grâce aux données des travaux de Bach, Calvet et Sodini (AER 2020), nous avons pu établir qu’en Suède, les surfaces commerciales, terres agricoles et forêts et terres sous-jacentes aux résidences et à l’immobilier de rapport sont également très concentrés dans le haut de la distribution de la richesse, et peuvent représenter jusqu’à 25% de la richesse totale des ménages au début du top 1% de la richesse – cela redescend ensuite pour. Atteindre encore 5% pour le top 0.01% des ménages, qui ont plus de capital financier. Mais cela permet d’anticiper que la taxe dont nous parlons aurait des effets redistributifs forts, que nous n’anticipions pas en 2015 quand nous avons commencé nos travaux.

Enfin, nous avons aussi récemment étudié les obstacles juridiques : la jurisprudence du Conseil Constitutionnel sur le bouclier fiscal et celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme limitent la taxation des actifs si ceux-ci produisent peu de rendements. Or c’est le cas de la terre, car souvent elle est non-utilisée en attendant d’être vendue grâce à l’extension des villes, ou simplement dans des zones touristiques où les gens aisés viennent s’installer de plus en plus. C’est un peu la logique des gains non-distribués : la terre prend une valeur immense sans que les propriétaires n’aient fait grand-chose ; pire, c’est souvent par des décisions publiques comme le fait d’aménager des services publics ou des infrastructures, ou de les autoriser à être constructibles, que les gains apparaissent. Il est légitime qu’il y ait un retour sur investissement pour les décisions publiques à travers une taxe sur la valeur qu’elles créent dans le foncier. Mais on se heurte à cet obstacle qu’une taxation universelle de la terre peut affecter des ménages riches en capital mais qui sont pauvres en revenus. Il sera difficile de séparer ceux qui sont « pauvres en revenus » de façon volontaire de ceux qui ont vécu dans un endroit touristique dont la valeur a crû depuis des décennies, l’exemple emblématique de la veuve de l’ile de Ré. Nous poussons pour que cette taxation puisse alors se faire soit au moment de la succession, soit en développant des formules de vente en viager, pour ne pas avoir systématiquement un démembrement d’un bien immobilier. En revanche, si cela peut réduire la rétention du foncier, ce serait un apport d’air frais pour le marché, le secteur de la construction et les jeunes ménages.

Il y a enfin les dimensions écologiques et environnementales. Une taxe sur la terre favorise la densification, ce qui économise chauffage et transport ; la libération de terrains évoqués à l’instant va a priori à l’encontre des objectifs de non-artificialisation des terrains. J’espère que si on ne construit plus horizontalement, on aura l’ambition de densifier là où les besoins de foncier se trouvent. Pourquoi se limite-t-on en région parisienne sur la hauteur ? Un tweeter proposait récemment de façon humoristique de faire un Singapour ou un Hong-Kong aux portes de Paris. Et pourquoi pas ? Vivre de façon écologique, dans de belles tours modernes et à quelques centaines de mètres de la plus belle ville du monde, c’est très attractif pour les diplômés du monde entier. Si le contrefactuel ce sont les barres HLM et les villes modernes des années 80, ou les pavillons des années 60 qui sont des gouffres énergétiques, ou la muséification du Hausmanien d’il y a deux siècles, le choix devrait être vite fait.

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