Didier Demazière - Dire ‘oui’ ou ‘non’ à l’ordinateur Retour sur la numérisation du service public de l’emploi

Didier Demazière - Dire ‘oui’ ou ‘non’ à l’ordinateur Retour sur la numérisation du service public de l’emploi

Didier Demazière est sociologue, directeur de recherche au CNRS au Centre de Sociologie des Organisations à Sciences Po. Sociologue du travail et des professions, il a mené de nombreuses recherches dans le domaine du chômage et de l’emploi, y analysant différentes facettes du travail, telles l’accompagnement des chômeurs dans les services publics de l’emploi en Europe, ou les activités de recherche d’emploi des chômeurs. Il conduit aussi des enquêtes sur les élus politiques, leurs activités de travail, leur rémunération et leurs conditions de travail. Il a publié récemment plusieurs articles sur le service public de l’emploi et les chômeurs dont : Un chômage sans recherche d’emploi ? Une zone d’ombre dans la littérature sociologique sur les expériences du chômage, dans Sociologie du travail (2022 avec Alizée Delpierre), Temps de la recherche d’emploi et expérience du chômage. Prescription, disponibilité, encombrement, ritualisation, dans Temporalités (2019 avec Marc Zune) ainsi qu’un numéro de la Revue Française de Science Politique consacré à la rémunération des élus et indemnisation des mandats (Vivre de la politique. Rémunération des élus et indemnisation des mandats, publié en 2021 avec Rémy Le Saout).

DIRE 'OUI' OU 'NON' A L'ORDINATEUR : RETOUR SUR LA NUMERATISATION DU SERVICE PUBLIC DE L'EMPLOI

Didier Demazière

Dans les dernières décennies, les services publics ont connu de multiples réformes visant à améliorer leur efficacité et à réduire leurs coûts (Brodkin et Marston, 2013). Le travail des professionnels du guichet, ceux qui sont au contact des usagers, est placé au cœur de cette difficile conciliation : subissent-ils – ou non – une dégradation de leur travail, une perte d’autonomie, un recul de l’expertise, une disparition de leur identité de métier (Bezes et Demazière, 2011) ? La transformation des services publics s’est accélérée encore avec l’informatisation de la gestion des dossiers, la numérisation des interfaces avec les usagers et l’implantation d’algorithmes de recommandation. Ces évolutions techniques sont censées améliorer l’accès aux services publics pour les usagers jusqu’à permettre un self-service, et favoriser une meilleure adaptation aux situations individuelles jusqu’à dispenser une gestion au cas par cas. Elles questionnent aussi le travail des agents sur plusieurs points : sur les tensions entre les composantes relationnelle et technique de leur travail (Jorna et Wagenaar, 2007), sur la réduction du rôle de leur expertise dans les prises de décisions (Busch et Henriksen, 2018), sur le recul de ce qu’on appelle leur pouvoir discrétionnaire (Lipsky, 1980) c’est-à-dire leur capacité à produire des services sur-mesure à partir de règles standardisées et impersonnelles.

Quelles conséquences la numérisation des services publics a-t-elle sur le travail des professionnels au contact des usagers ? Cette question est explorée ici dans le secteur de l’État social : qu’en est-il pour les conseillers accompagnant les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi (et avant 2009 à l’Agence Nationale Pour l’Emploi) ? Une série d’enquêtes, conduites pour la première en 1986 et la plus récente en 2023, montre que la numérisation est à la fois une contrainte pesant sur l’autonomie des conseillers et une ressource pour bien faire leur travail. Cette ambivalence est à la source d’une différenciation des pratiques professionnelles, selon que l’on dit ‘oui’ ou ‘non’ aux ordinateurs. Surtout, elle révèle des risques d’éclatement du métier qui ont leur origine dans l’évolution des profils et des modes de recrutement des conseillers.

L’informatique et le numérique : un soutien des pratiques professionnelles ?

Dans les années 1980, l’ANPE était une bureaucratie de papier. Les dossiers des demandeurs d’emploi n’étaient pas informatisés et ils étaient rangés dans des grands classeurs. Il fallait alors palucher ces fichiers pour sortir les dossiers des chômeurs convoqués en entretien ou pour identifier des profils pertinents en fonction des offres à pourvoir ou des stages à remplir. Le travail d’accompagnement ne pouvait être réalisé sans manipuler les fiches cartonnées, les classer et trier, les compléter à la main. Les procédures manuelles sont devenues trop lourdes à mesure que les fichiers enflaient avec la croissance du chômage (1 million de chômeurs en 1977, 2 en 1982, 3 en 1992). Aujourd’hui les informations sont dématérialisées et les dossiers physiques ont disparu. Dans les agences locales les ordinateurs sont omniprésents, implantés sur chaque bureau et comptoir d’accueil, disponibles en libre-service également. Pour les conseillers, travailler suppose de consulter des écrans, d’utiliser des progiciels dédiés, d’interroger des bases de données.

L’informatisation des dossiers des demandeurs d’emploi, comme des offres d’emploi, a permis un sensible gain d’efficacité en facilitant les requêtes. Les conditions de travail des conseillers ont changé, de sorte que la formation des recrues est désormais axée sur l’utilisation des interfaces informatiques et outils numériques quand elle était auparavant centrée sur la relation avec les chômeurs. Celle-ci est cadrée par la technologie, car l’écran est fréquemment consulté par les conseillers. Le système technique structure les entretiens et prescrit un protocole en les décomposant en une série d’étapes qui apparaissent successivement à l’écran : actualisation de la situation, bilan des démarches de recherche d’emploi, recueil des souhaits et attentes, définition des objectifs à atteindre, prescription (un stage de formation, un nouveau rendez-vous, un bilan de compétences, etc.). Jusqu’au début des années 2000, les conseillers voient dans l’interface informatique un support peu contraignant, qui ne menace pas leur autonomie. La difficulté à bien faire leur travail résulte plutôt de la réduction de la durée des entretiens sous la pression du flux des demandeurs d’emploi.

Une réponse organisationnelle à cette pression consiste à différencier des modalités d’accompagnement correspondant à des types de « besoins » des chômeurs. Il s’agit de ventiler ces derniers dans des catégories, de les profiler. Traditionnellement, ce profilage repose sur l’expertise des conseillers, mais dans les années 2000 se diffuse une méthode alternative fondée sur un calcul de risque, sur une mesure statistique de la probabilité de sortie du chômage. Cette méthode algorithmique est supposée plus efficace, plus rationnelle, et plus stable que le travail discrétionnaire et interprétatif des conseillers (Grundy, 2015). Dans certains pays, comme en Australie, elle aboutit à produire des décisions automatisées qui remplacent la décision des conseillers (Casey, 2022). En France, la numérisation de Pôle Emploi est menée de manière lente et incrémentale car une première expérience de profilage statistique avait avorté dans les années 2000, se brisant sur la défection des conseillers.

Fondé sur un « diagnostic personnalisé du demandeur d’emploi », l’algorithme de profilage est incorporé dans l’application qui sert de support aux entretiens de situation. Il suggère au conseiller un type de suivi en fonction de scores calculés pour chaque demandeur d’emploi sur son projet professionnel, sa recherche d’emploi, la situation du marché du travail ou encore des ‘freins périphériques’ (nouveau nom des difficultés sociales) (Delpierre et al., 2023). Pour la direction, il s’agit de s’assurer que « chaque demandeur d’emploi est orienté vers le bon service, celui qui correspond bien à sa situation. » Ce profilage statistique délivre une recommandation dont le conseiller peut s’écarter dans une certaine mesure. Il pose un cadre pour le travail interprétatif du conseiller et vise à influencer sa décision et à limiter son pouvoir discrétionnaire. Dès lors, comment les conseillers perçoivent-ils ce qui est promu comme une assistance technique à la décision ? 

Les ambivalences des attitudes des professionnels

L’informatisation puis la numérisation ont modifié la dimension relationnelle de ce travail en donnant un rôle croissant aux machines. Une attitude domine chez les conseillers : ils revendiquent la responsabilité du diagnostic des situations des demandeurs d’emploi et de leur ventilation dans des types d’accompagnement : « renforcé » pour ceux qui ont le plus de difficultés sur le marché du travail, simple « suivi » pour « les plus autonomes », ou « guidé » pour les situations intermédiaires. Ils placent au cœur de leur métier la capacité à prendre les bonnes décisions. Et ils expriment de la méfiance vis-à-vis d’instruments qui risquent de les brider. Ils formulent des craintes pour leur autonomie, ce que l’on observe dans les services publics de l’emploi d’autres pays (Nordesjö et al., 2022).

Leurs critiques portent sur la justesse des recommandations : pour eux les automates se trompent, à moins qu’ils « tombent juste par le fait du hasard ». Les algorithmes sont seulement vus comme des sources de rigidité, qui pourraient se durcir à l’avenir et menacer frontalement leur expertise professionnelle. Ils sont aussi situés dans un espace extérieur, voire étranger, au travail d’accompagnement des chômeurs : ce sont des « boites noires », des « ovni conçus par des théoriciens », caractérisés comme « étrangers à la relation humaine ». Les conseillers définissent leur travail autour de cette dimension humaine et à grande distance de la logique insufflée par la numérisation. Pour autant, ils y voient aussi un moyen de faciliter leur travail, voire de le préserver et de lui donner du sens.

La surcharge et l’engorgement des services publics n’épargne pas le service public de l’emploi. Ils sont vécus au quotidien par les conseillers et sont lisibles dans le volume de leurs portefeuilles de demandeurs d’emploi. La jauge moyenne est fixée à 350, ce qui implique qu’une partie du suivi ne peut être réalisée que par courriel ou téléphone. Mais la taille réelle des portefeuilles peut atteindre 700 personnes et même plus. Certaines agences locales sont ainsi embolisées et nombre de conseillers se sentent empêchés de travailler correctement, en accord avec leur conception de leur métier. Dans un tel contexte, la numérisation a des effets perçus comme bénéfiques : elle soulage la pression des flux et protège le cœur de métier.

En effet, les algorithmes aident à identifier une catégorie de chômeurs réputés « plus autonomes », qui seront orientés vers une offre de service en libre-service, sans exclure un suivi à distance si nécessaire. Ce report de l’accompagnement sur le demandeur d’emploi lui-même n’est pas le signe de l’utilité du travail des conseillers, mais il dégage un surcroît de temps à consacrer aux autres chômeurs, moins autonomes et plus dépendants de l’expertise des conseillers. C’est sur ce point que le profilage statistique est nettement célébré : il permet d’identifier une catégorie qui, comme l’ont exprimé certains conseillers « n’a pas besoin de nous ». De façon complémentaire, cela élargit les possibilités de « faire son travail » et de réaliser « un vrai travail », là où il est considéré comme plus nécessaire, comme ayant plus sens : c’est la possibilité de « donner plus à ceux qui ont moins » et de « se sentir vraiment utiles ». Les conseillers, faisant ici écho au discours managérial, célèbrent la numérisation au nom du principe d’équité – plutôt que d’égalité – dans les services publics.

Un autre aspect souligné est l’obligation pour tout demandeur d’emploi de renseigner son dossier individuel en ligne avant tout entretien physique. Cela fait surgir des difficultés liées à la fracture numérique et à l’illectronisme. Les chômeurs en difficulté par rapport à cette démarche trouvent dans les agences locales des personnels dédiés, souvent des jeunes en service civique, pour les aider. Cela ne garantit pas que les dossiers soient renseignés de manière exhaustive, mais les conseillers estiment que cette obligation permet de débarrasser les entretiens de composantes plus administratives. Ceux-ci peuvent être consacrés à l’examen du parcours des chômeurs et à leur accompagnement, et donc recentrés sur le cœur de métier, l’aire d’expertise des conseillers. Si la numérisation suscite à la fois des critiques et des adhésions, quels usages font les conseillers des outils numériques au cœur de leur situation de travail ? 

Des usages différenciés des outils numériques

Comme dans la plupart des services publics, les conseillers de Pôle Emploi ne peuvent s’affranchir du système d’information : ils travaillent tous derrière un écran, ils consultent le dossier du demandeur d’emploi avant de le recevoir, ils actualisent les informations enregistrées, ils consignent les conclusions et préconisations à la fin de l’entretien. Pourtant, face aux chômeurs leurs pratiques sont diverses. Cette variabilité est le signe que la composante humaine de leur travail entre en tension avec les supports techniques de la relation et de l’accompagnement. Cette tension délimite une large gamme de pratiques, qui sont distribuées entre deux polarités, selon que l’on dit ‘oui’ ou que l’on dit ‘non’ aux ordinateurs (Sztandar-Sztanderska & Zielenska 2022).

Dans le premier cas, les entretiens sont guidés par les pages écrans que le conseiller fait défiler les unes après les autres. Les questions adressées au demandeur d’emploi sont dictées par les rubriques à renseigner ou à actualiser. Le système d’information est utilisé comme une ressource pour assurer la continuité de l’interaction. Mais, suivre pas à pas le protocole informatisé est une procédure lourde : « je trouve ça un peu difficile, c’est qu’on a quand même pas mal de clics, de pages, de choses à vérifier […] Il y a un gros travail de saisie à faire ». Non seulement le script dicte le déroulement de l’entretien mais il impose aussi un rythme vécu comme pressant. Cette pression justifie de ne pas s’écarter du script, car précisément le temps manque pour cela. Les interventions du chômeur risquent d’être perçues comme des perturbations d’un ordre cadré par l’outil. Or, l’accumulation d’informations est un enjeu décisif, car la qualité de la synthèse livrée in fine par l’algorithme dépend directement de la quantité d’informations consignées sur la recherche d’emploi du chômeur, son projet professionnel, sa position sur son marché du travail, ses difficultés. Il en va de même pour les recommandations qui en découlent : « il faut en passer par là, sinon ta synthèse elle ne vaudra rien, ça ne servira à rien, autant ne pas s’occuper des recommandations dans ce cas ».

Ce type de pratique professionnelle repose sur une relation de confiance avec la machine et les outils numériques ; une confiance dont l’exigence est de se conformer rigoureusement aux demandes d’informations de l’interface. Ici, la numérisation devient un puissant levier de prescription du travail. Cela dépasse la conduite des entretiens avec les chômeurs pour concerner aussi les prescriptions. Car le sens du travail réside moins dans les échanges avec les chômeurs que dans les outputs, qui concentrent la plus-value du travail d’accompagnement. L’accent est porté sur le débouché des entretiens et la prescription de prestations (aide à la recherche d’emploi, construction d’un projet professionnel, stage de formation, offre d’emploi, etc.), et sur leur cohérence avec la synthèse automatisée du diagnostic : « pour moi, toujours prescrire, parce que c’est notre plus-value […] Et on a des outils qui nous aident bien à tenir toujours cet objectif ». Il s’agit bien de dire ‘oui’ à l’ordinateur, du moins d’être à son écoute, ce qui implique en amont de nourrir la machine. Ces pratiques rencontrent aussi les directives managériales qui promeuvent les outils algorithmiques et qui fixent des objectifs quantitatifs d’entrée dans les prestations ouvertes aux chômeurs.

À l’autre pôle des pratiques, les interfaces informatiques et l’écran sont repoussés en périphérie de l’interaction. Le dossier est consulté avant l’entretien et, en phase de clôture, des requêtes sont introduites afin de rechercher des prestations adaptées, et les conclusions de l’entretien sont saisies. Mais, durant l’interaction, l’ordinateur est délaissé, voire ignoré. Les instruments techniques sont considérés comme des obstacles aux échanges humains, qui sont placés au cœur du travail de conseiller. Dès lors, l’interaction est plus imprévisible, car elle est rythmée par un jeu de questions et réponses visant à produire une compréhension de la situation et à en forger une interprétation cohérente : « mon but c’est de faire une idée précise de ce que vit la personne, de ce qu’elle veut. C’est aussi ce dont elle a peur, ce genre de choses ». Pour cela, il faut faire parler, savoir faire parler, recueillir des confidences, de manière à ne pas manquer des évènements sensibles et difficilement dicibles et pourtant décisifs dans le diagnostic de la situation : problèmes de logement, maladies, phobies, harcèlement professionnel, difficultés conjugales, addictions, surendettement, etc. La clé de l’entretien est alors d’établir un lien de confiance, ce qui peut prendre du temps, mais qui passe par une mise à distance des outils pour privilégier une écoute empathique : « j’essaie de montrer que je suis dans une bonne écoute parce que personne ne va dire facilement qu’il a subi un harcèlement moral. Et si je passe à côté je peux toujours proposer des offres, la personne va esquiver parce qu’elle aura peur, donc mon boulot ne sert à rien ».

Ce type de pratique professionnelle privilégie la qualité des informations à leur quantité. La confiance n’est pas investie dans les outils techniques, mais elle est une exigence de l’interaction. Le sens du travail est ici aussi de prodiguer des conseils, d’orienter vers des prestations, de proposer des offres d’emploi. Mais, cet objectif peut être différé, renvoyé à un moment éloigné, à un futur entretien, si le conseiller estime que cela est préférable. Dire ‘non’ à la machine, c’est affirmer son expertise en matière d’accompagnement, s’investir de la responsabilité du suivi des demandeurs d’emploi, dénier aux algorithmes la légitimité à prendre les bonnes décisions, et se sentir compétent pour analyser les situations, et en tirer les conséquences adéquates : « C’est à moi de prendre les décisions. C’est ma responsabilité sinon on est quoi ? C’est quoi mon job ? ». Délivrer les bons conseils et prendre les bonnes décisions suppose de nouer une relation de confiance avec le demandeur d’emploi, car il faut prendre en compte l’intérêt de la personne, donc accéder à la compréhension de cet intérêt : « l’intérêt de la personne du demandeur c’est quelque chose, c’est fondamental. Et ce n’est pas une machine, c’est nous avec notre expérience ». À l’aune de cette différenciation des pratiques, comment caractériser l’impact de la numérisation du service public de l’emploi sur le métier de conseiller professionnel ? 

Des interprétations divergentes du métier 

Il n’est pas surprenant que la numérisation du service public de l’emploi en France n’aboutisse pas à une standardisation des pratiques d’accompagnement. Car elle est modérément prescriptive en comparaison avec d’autres pays : les outils techniques visent à guider ou assister le travail des conseillers et non à s’y substituer contrairement aux cas où les décisions sont prises automatiquement par les algorithmes et s’imposent aux agents. Dans de telles « bureaucraties de machines » (Considine et al., 2022), le travail des conseillers tend vers la standardisation, et leur pouvoir discrétionnaire, critiqué comme source d’inégalité de traitement des chômeurs, tend à disparaitre. Dans le cas français, la numérisation est une source de diversité des pratiques professionnelles, mais quel sens donner alors à cette variabilité ?

Les caractéristiques des chômeurs reçus en entretien ne permettent pas de comprendre la modulation des pratiques : ce n’est pas face à ceux qui apparaissent les plus en difficultés que les conseillers tendent à dire ‘oui’ (ou inversement ‘non’) à l’ordinateur. Certes, les attitudes des conseillers ne sont pas systématiquement constantes et des formes hybrides s’insèrent entre les deux modèles polaires. Mais, elles sont assez stables, de sorte que cette tension traduit des conceptions divergentes du métier.

Les usages les plus circonspects des outils technologiques sont le signe d’une résistance à des évolutions du métier promues par les directions et hiérarchies. Cette résistance est la plus affirmée parmi les conseillers qui revendiquent de s’appuyer sur leur propre expérience et leurs propres compétences professionnelles pour effectuer leur travail. Ce sont aussi les conseillers qui ont des parcours spécifiques : ils comptent les anciennetés les plus grandes, ils ont longtemps pratiqué le diagnostic individuel sans assistance algorithmique, ils ont souvent des diplômes universitaires en sciences humaines et sociales, ou en psychologie pour certains, ils disent avoir choisi de travailler au sein du service public de l’emploi pour aider les chômeurs, et ils évoquent parfois leur passé professionnel avec une certaine nostalgie, ils affichent leur confiance dans la justesse de leur pouvoir discrétionnaire. À l’inverse, l’autre attitude au travail est particulièrement apparente chez des conseillers ayant un tout autre parcours et une faible expérience du travail d’accompagnement : ils ont été recrutés dans les dernières années voire les derniers mois et une partie d’entre eux a un statut temporaire, ils n’ont guère d’expérience antérieure du travail de guichet ou du travail social, ils ont des formations variées, dans le numérique, l’ingénierie ou le commerce, ils ont pour la plupart candidaté à Pôle Emploi par défaut soit pour acquérir une première expérience professionnelle même si certains la perçoivent comme un déclassement soit pour répondre à une perte d’emploi survenue en fin de carrière après une rupture professionnelle, et certains concèdent être peu préparés à recevoir des chômeurs notamment quand ils ont été rapidement affectés à un poste, tandis que d’autres admettent être parfois mal à l’aise lors des entretiens.

Les conceptions du travail d’accompagnement sont significativement divergentes. Ces différences sont alimentées par des écarts dans les politiques de recrutement et les profils de recrues. Ainsi, avant la création de Pôle Emploi en 2008, les recrutements étaient réglés par des concours et débouchaient sur des emplois à statut public et des carrières longues, tandis que désormais ils s’appuient sur des contrats privés, temporaires dans un premier temps et favorisant des départs rapides. Alors que les plus anciens des conseillers ont, par définition, une longévité dans le métier, les plus novices sont rares à s’y projeter durablement et ont une faible identité de métier. Cette hétérogénéité de la catégorie professionnelle des conseillers est exacerbée par la numérisation du travail qui fait apparaitre une ligne de divergence sur la définition même du métier.

En ce sens, la numérisation du travail d’accompagnement des chômeurs a un effet paradoxal voire contre-intuitif. Les algorithmes de diagnostic et de traitement sont supposés réduire les inégalités de traitement et la variabilité des pratiques professionnelles en affaiblissant le pouvoir discrétionnaire des conseillers et en promouvant un diagnostic supposé objectivé. Mais, cette réduction de l’autonomie discrétionnaire est inégale puisque la numérisation a des effets contrastés sur les pratiques professionnelles. La numérisation fait dès lors surgir une nouvelle source d’imprévisibilité du travail d’accompagnement, indexée sur l’usage que chaque conseiller fait des outils techniques, et au-delà sur le sens qu’il donne à son métier et sur la conception de l’accompagnement à laquelle il adhère. 

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Références : 

Bezes Philippe et Demazière Didier (2011), « Dossier-débat : NPM et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du Travail, 53(3), p. 293-305.

Brodkin Evelyn et Marston Gregory (eds) (2013), Work and the Welfare State: Street-Level Organizations and Workfare Politics, Georgetown University Press.

Busch, Peter André et Henriksen Helle Zinner (2018), “Digital discretion: A systematic literature review of ICT and street-level discretion”, Information Polity, 23(1), p. 3-28.

Casey Simone, Jane (2022), “Towards Digital Dole Parole: A review of digital self‐service initiatives in Australian employment services”, Australian Journal of Social Issues, 57(1), p. 111-124,.

Considine Mark, Mcgann Michael, Ball Sarah et Nguyen Phuc (2022), “Can robots understand welfare? Exploring machine bureaucracies in welfare-to-work”, Journal of Social Policy, 51(3), p. 519-534.

Delpierre Alizée, Demazière Didier et El Fatihi Hajar (2023), “The stealth legitimisation of a controversial policy tool. Statistical profiling in the French Public Employment Service (PES)”, Regulation and Governance, forthcoming.

Grundy John (2015), “Statistical profiling of the unemployed”. Studies in Political Economy, 96(1), p. 47-68.

Jorna Frans et Wagenaar Pieter (2007), “The ‘iron cage’strengthened? Discretion and digital discipline”, Public administration, 85(1), p. 189-21.

Lipsky Michael (1980), Street-level bureaucracy. Dilemmas of the individual in public services, New York, Sage.

Nordesjö Kettil, Scaramuzzino Gabriela et Ulmestig Rickard (2022), “The social worker-client relationship in the digital era: A configurative literature review”. European Journal of Social Work, 25(2), p. 303-315.

Sztandar-Sztanderska et Karolina, Zieleńska Marianna (2022), “When a Human Says ‘No’ to a Computer: Frontline Oversight of the Profiling Algorithm in Public Employment Services in Poland”, Sozialer Fortschritt, 71(6-7), p. 465-487.

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