Camille Peugny - Les jeunes sont-ils des travailleuses et travailleurs comme les autres ?

Camille Peugny - Les jeunes sont-ils des travailleuses et travailleurs comme les autres ?

Camille Peugny est sociologue, professeur à l'UVSQ (Université Paris-Saclay) et chercheur au laboratoire Printemps. Il dirige la Graduate School Sociologie et Science Politique de l'Université Paris-Saclay. Ses travaux portent sur la stratification sociale et sur les politiques en direction de la jeunesse. Il est notamment l'auteur en 2022 de Pour une politique de la jeunesse, publié aux éditions du Seuil.

 Les jeunes sont-ils des travailleuses et travailleurs comme les autres ?

Camille Peugny

Existe-t-il une spécificité des jeunes en matière de travail et d’emploi ? Cette contribution propose de répondre à cette question en distinguant deux aspects : la situation objective des jeunes sur le marché de l’emploi, d’une part, et leurs aspirations subjectives en matière de travail, d’autre part.

Le marché du travail se précarise-t-il pour les jeunes ?

Le risque du chômage, pour les jeunes actifs, n’est pas nouveau. Au début des années 1980, le taux de chômage des actifs de moins de 25 ans évolue déjà autour des 20%, soit une proportion tout à fait comparable à celle observée jusqu’au début de la décennie 2020. Sur l’ensemble de la période, et même s’il est particulièrement sensible à la conjoncture, il est toujours deux à trois fois plus élevé que celui observé parmi le reste de la population active. Cela fait donc près de quarante ans que les cohortes successives ont à s’insérer sur un marché du travail marqué par un taux de chômage très élevé. Outre ce problème structurel, on note qu’au fil du temps, les conditions d’emploi se sont nettement détériorées pour les jeunes qui exercent une activité professionnelle (figure 1).

En 2019, parmi les moins de 25 ans, plus d’un jeune sur deux en emploi exerce son activité en CDD, en intérim, en contrat aidé ou en apprentissage. Cette proportion était de moins de 20% au début des années 1980. Ce triplement de la part de l’emploi précaire parmi les jeunes actifs est d’autant plus inquiétant que les autres classes d’âge ont été relativement épargnées par ce mouvement de précarisation. C’est bien au détriment des jeunes que le marché du travail se précarise.

Les conditions d’insertion sur le marché du travail se détériorent-elles au fil des cohortes ?

Les enquêtes « Génération » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) permettent de suivre l’évolution des trajectoires d’insertion des jeunes sur le marché du travail. Ces dernières sont assez sensibles à la conjoncture économique : les individus qui terminent leurs études en 1998 bénéficient d’un climat économique particulièrement favorable, tandis que ceux qui les achèvent en 2010 doivent composer avec un marché du travail marqué par les conséquences de la crise financière de 2008. Toutefois, au-delà de ces variations conjoncturelles, des évolutions plus structurelles sont repérables qui soulignent les difficultés rencontrées par une proportion croissante de jeunes (Mora, 2018).

Entre les jeunes sortis de formation en 1992 et en 2010, on observe une baisse de plus de 10 points de la part de celles et ceux exerçant un emploi stable et à durée indéterminée cinq ans après la fin de leurs études (de 74% à 63%), alors que, sur la période, cette proportion reste stable pour l’ensemble des actifs en emploi. Par ailleurs, la part des jeunes qui parviennent à se maintenir en emploi au moins 80% du temps lors de la quatrième et de la cinquième année qui suivent la fin de leurs études a diminué de 8 points, s’établissant à seulement 61% pour les sortants de 2010.

Plus substantiellement encore, l’analyse met en évidence une dégradation sensible des parcours d’insertion à partir des années 2000. La part des jeunes parvenant à une « participation rapidement soutenue à l’emploi » diminue de 10 points entre les débutants de 1998 et ceux de 2010, passant de 72% à 62%. Parmi ces trajectoires, on observe une diminution sensible de la part des jeunes accédant rapidement et durablement à un emploi stable, laquelle passe de 40% à 32% sur la période.

On observe, à l’inverse, une forte hausse de la part des parcours « nettement dominés par les situations de chômage et d’inactivité », qui concernent 17% des débutants de 2010, 7 points de plus que la proportion observée parmi les sortants de 1998.

Même si ces parcours de grande précarité concernent en premier lieu les jeunes les moins qualifiés (comme le montre la contribution de Bernard Gazier sur les NEETs), les diplômés ne sont pas totalement à l’abri d’un déclassement, c’est-à-dire du risque d’exercer un emploi pour lequel ils sont normalement « trop » qualifiés. Même s’il est difficile de se doter de critères qui permettent d’établir une grille de lecture de ce que devrait être une parfaite adéquation entre le niveau de formation et la nature de l’emploi exercé, les travaux mettent en évidence une augmentation de la fréquence de ces situations de déclassement au fil des cohortes successives. Elles concernaient environ 10% des débutants de 1998 et près de 17% de ceux de 2010. En cause, principalement, une élévation vers le haut de la structure des diplômes plus rapide que la montée de l’emploi qualifié (di Paola et Moullet, 2018).

Existe-t-il un « effet cicatrice » ?

On l’a vu, pour les jeunes en emploi, l’insertion sur le marché du travail se fait au prix d’une précarisation croissante du contrat de travail et les parcours d’insertion sont de plus en plus complexes : une part croissante des jeunes connaît des trajectoires d’entrée dans la vie active pour le moins heurtées, avec des séquences d’emplois précaires et de périodes de chômage de plus en plus fréquentes.

Pire, certains jeunes, notamment parmi les moins qualifiés, semblent ne pas parvenir à exercer un emploi stable plusieurs années après la fin de leur formation initiale. S’agit-il uniquement d’un retard pris en début de carrière, compensé par la suite ? Cette précarisation croissante des débuts de parcours professionnels affecte-t-elle au contraire l’ensemble de la carrière des individus ? Il s’agit d’une question importante, qui interroge l’existence d’un éventuel « effet cicatrice » : dans quelle mesure des débuts compliqués laissent-ils des traces durables sur les trajectoires professionnelles ?

Pour répondre à ces interrogations, les économistes utilisent deux indicateurs principaux : le taux d’emploi et le niveau de salaire. Les résultats qu’ils obtiennent ne sont pas univoques et varient selon les pays considérés et la focale temporelle retenue. Un certain nombre d’études tendent à montrer que les jeunes qui connaissent une longue période de chômage en début de carrière (ce qui est d’autant plus fréquent que la conjoncture économique est mauvaise) ont des perspectives moins favorables à moyen, voire à long terme, en matière d’emploi comme de salaire (Fondeville et Ward, 2014).

Lorsque sont comparés les sorts respectifs des individus terminant leurs études dans un contexte de croissance économique ou dans un contexte de récession, la question centrale est celle de la durée de rattrapage. À partir de combien de temps les seconds auront-ils rattrapé le retard pris sur les premiers ? Dans le cas de la France, une étude menée auprès de jeunes ayant quitté l’école entre 1982 et 2010, dans des contextes économiques divergeant fortement, a conclu à l’absence de pénalité sur le long terme pour les cohortes ayant fait face à une période de crise économique. Il a fallu en moyenne trois ans aux hommes et aux femmes pour retrouver un taux d’emploi équivalent à leurs homologues ayant rencontré une conjoncture économique plus favorable. En matière de salaire, les femmes avaient rattrapé leur retard après environ six ans, tandis que les hommes ne connaissaient pas de pénalité en la matière (Gaini et al., 2013).

Nous proposons ici une analyse légèrement différente, qui ne se centre pas sur le niveau de salaire ou sur le taux d’emploi, mais plutôt sur la stabilisation dans l’emploi. Comme on l’a vu plus haut, le marché du travail se précarise pour les jeunes, lesquels débutent de plus en plus fréquemment au fil des cohortes leur carrière professionnelle dans des formes temporaires d’emploi. Cette précarisation accrue à l’entrée sur le marché du travail est-elle rattrapée par la suite (figure 2) ?

Dès l’âge de 25-29 ans, et quelle que soit la cohorte considérée, au moins deux jeunes actifs sur trois exercent un emploi en contrat à durée indéterminée. Pour les cohortes les plus récentes, la part de chômeurs ou de salariés en emploi temporaire apparaît toutefois relativement importante, y compris à des âges plus avancés. Par exemple, à l’âge de 40-44 ans, 20% des actifs nés entre 1975 et 1979 sont dans ce cas.

Mais surtout, quel que soit l’âge considéré, la part d’actifs exerçant un emploi en contrat à durée indéterminée diminue au fil des cohortes. À l’âge de 35-39 ans, elle diminue linéairement au fil des cohortes de naissance, passant de 89% pour les individus nés entre 1945 et 1949 à 78% pour les jeunes nés entre 1980 et 1984. Les écarts sont encore tout à fait significatifs cinq ans plus tard : à l’âge de 40-44 ans, 10 points séparent les individus nés entre 1940 et 1944 (89% de CDI) de ceux nés entre 1975 et 1979. À l’approche de la cinquantaine, parmi les 45-49 ans, le différentiel est encore de 8 points entre la cohorte 1940-1944 et la cohorte 1970-1974.

Pour bien prendre la mesure des inégalités créées entre les cohortes, une dernière comparaison est utile. À l’âge de 35-39 ans, 89% des individus nés entre 1945 et 1949 exerçaient un emploi à durée indéterminée. À l’âge de 45-49 ans, cette proportion n’est que de 81% pour les jeunes nés entre 1970 et 1974, lesquels continuant ainsi à accuser 8 points de retard sur les premiers-nés du baby-boom, alors même qu’ils sont dix ans plus âgés.

Ces chiffres indiquent que, si la part de l’emploi précaire dans les premières années de vie active grandit au fil des cohortes successives, ces dernières ne semblent pas rattraper leur retard sur les cohortes précédentes, y compris jusqu’à un âge avancé. Du point de vue de la précarisation de l’emploi, il semble bien exister un « effet cicatrice ».

D’aucuns objecteront que, quelle que soit la cohorte, au moins les trois quarts des 35-39 ans sont parvenus à trouver un emploi à durée indéterminée, de sorte que la précarité de l’emploi ne concerne qu’une minorité individus appartenant aux différentes cohortes. Toutefois, lorsque cette proportion s’approche du quart des cohortes les plus récentes, il commence bel et bien à s’agir d’une forme de régularité statistique dont il convient de prendre la mesure. Dans une société qui fonctionne au contrat à durée indéterminée, qu’il s’agisse de trouver à se loger convenablement, de réfléchir à l’arrivée d’éventuels enfants ou, plus généralement, de se projeter dans l’avenir, cette montée de l’emploi précaire jusqu’à un âge avancé n’est pas sans effet sur les chances de vie des cohortes successives.

Les jeunes ont-ils un nouveau rapport au travail ? 

« La génération Y révolutionne le travail ». « Comment manager la génération Y » ? Le rapport au travail des cohortes nées dans les années 1980 et 1990 nourrit un grand nombre d’articles, dans la presse généraliste, décrivant les attentes particulières qui seraient celles des jeunes générations. Une littérature abondante, en gestion des ressources humaines ou en management, cherche à investiguer ce « nouveau » rapport au travail et effectue un certain nombre de préconisations en direction des managers et des organisations, afin que ces dernières s’adaptent à ces aspirations croissantes.

Quelles seraient-elles ? Tout d’abord, les jeunes seraient particulièrement en quête de sens dans leur travail et ressentiraient, davantage que les générations précédentes, le besoin de s’épanouir et de s’accomplir dans leur activité professionnelle. Ensuite, ils seraient fortement animés par un esprit de groupe qui nourrirait des aspirations au travail collectif, avec une grande autonomie laissée par la hiérarchie. Enfin, plus que par le passé, ces jeunes générations seraient attachées à un équilibre harmonieux entre la vie professionnelle et la vie privée. Certains vont même jusqu’à affirmer qu’une partie des emplois temporaires, considérés comme précaires par les sciences sociales, sont en réalité exercés par choix, par des jeunes qui refusent d’être enfermés dans le carcan d’un CDI.

Quête de sens, soif d’accomplissement personnel, souhait de ne pas « perdre sa vie à la gagner » : ces aspirations sont-elles si nouvelles ? Sont-elles propres aux cohortes les plus récentes ? Les rares tentatives rigoureuses de mise à l’épreuve de ces hypothèses ont fourni des résultats plutôt contraires (Pichault et Pleyers, 2012). Les spécificités des jeunes générations du point de vue de leur rapport au travail semblent bien minces, ces aspirations réunissant tous les âges dans l’entreprise. Des travaux davantage qualitatifs ont permis quant à eux de mettre en évidence quelques nuances dans le rapport au travail des différentes générations, notamment parmi les salariés d’exécution. 

Dans le monde ouvrier, par exemple, les jeunes se montreraient davantage attachés à leur emploi, dans un contexte de fort chômage, plutôt qu’au contenu de leur travail, à la différence de leurs aînés. De même, les jeunes ouvriers se montrent effectivement davantage attachés au cloisonnement entre l’espace professionnel et l’espace privé. Enfin, plus à l’aise avec l’écrit de par la massification scolaire, ils seraient moins opposés que les ouvriers plus âgés aux innovations managériales qui transforment le métier. Toutefois, au-delà de ces clivages, une solidarité peut exister entre ces différentes générations, laquelle peut s’exprimer lors des conflits liés au travail (Aunis, 2012).

D’autres enquêtes qualitatives ont souligné à quel point les analyses qui généralisaient à toute une classe d’âge des attentes et attitudes qui ne concernaient qu’une fraction d’entre elle échouaient à rendre compte de l’hétérogénéité du rapport au travail et à la carrière des jeunes générations. Parmi les salariés d’exécution du privé, ce dernier varie en fonction d’un certain nombre de caractéristiques notamment liées aux trajectoires et parcours des différents individus (Barbier et Seiller, 2015).

Il en va de même du rapport au collectif des jeunes salariés. Ces derniers sont souvent décrits comme plus individualistes et moins enclins à se mobiliser que les générations précédentes. De fait, même si le vieillissement de leurs bases militantes constitue un enjeu pour des organisations syndicales confrontées à la nécessité d’un renouvellement générationnel, plusieurs enquêtes ont déconstruit l’idée d’une défiance particulière des plus jeunes travailleurs à l’égard du collectif. Elles permettent plutôt de décrire une diversité d’attitudes qui résultent, ici encore, des différentes trajectoires parcourues par les individus qui impliquent des socialisations variées et donc des visions hétérogènes et « socialement situées de la conflictualité et de la lutte » (Trémeau, 2019).

Dans l’European Values Study de 2018, quelques questions permettent d’éclairer le rapport au travail des plus jeunes. Certaines visent d’abord à mesurer l’importance accordée au travail. Une échelle d’attitude construite à partir des réponses des enquêtés à plusieurs questions met d’abord en évidence, parmi les jeunes, les effets du niveau de diplôme : les moins diplômés se montrent significativement plus attachés au travail en tant que valeur que les plus diplômés. Il est probablement plus facile de faire preuve d’une certaine distance à l’égard du travail lorsque la perspective d’en être privé est relativement peu probable.

Lorsque les enquêtés sont interrogés sur les aspects qui leur semblent importants pour un emploi, leurs réponses ne se distinguent pas vraiment de celles formulées par les plus âgés (figure 3).

Certes, les moins de 30 ans souhaitent à plus de 65% exercer des responsabilités ; 80% d’entre eux estiment important d’avoir l’impression de réussir quelque chose dans le cadre du travail et près de 60% apprécient de pouvoir prendre des initiatives. Pour autant, ces proportions sont tout à fait comparables à celles observées parmi les 30-59 ans. De même, bien gagner sa vie est important pour 75% des moins de 30 ans, mais aussi pour plus de 70% des 30-59 ans.

Enfin, loin des caricatures dénonçant le manque d’implication des jeunes générations dans le travail, ces dernières ne sont pas significativement plus attachées aux horaires ou à la quantité de vacances que les autres générations actives. Ici encore, s’il y a une différence significative, c’est avec les réponses fournies par les plus de 60 ans, dont l’immense majorité ne sont plus actifs professionnellement : ces derniers sont plus en retrait sur la plupart de ces dimensions, en raison probablement d’un éloignement du marché du travail.

Ces quelques chiffres n’ont pas vocation à épuiser le débat sur la nature du rapport au travail des jeunes. Ils nous rappellent toutefois la nécessité de manier avec prudence la thèse selon laquelle les cohortes récentes seraient animées par des aspirations particulières dans le cadre de leur travail. À minima, la réalité est beaucoup plus complexe. Tout d’abord, il n’y a pas de preuve empirique d’attitudes significativement différentes des autres classes d’âges d’actifs. Ensuite, il est probable que le discours managérial autour de la génération Y ne rende compte que du comportement de la frange la plus qualifiée d’une classe d’âge pouvant se permettre le luxe d’un nomadisme professionnel choisi, assurée qu’elle est de la valeur de ses titres scolaires.

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Références : 

AUNIS Émilie (2012), « Perception des mutations du monde du travail : les jeunes ouvriers s’opposent-ils à leurs aînés ? », Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, n°4, p. 27-41.

BARBIER Pascal et SEILLER Pauline (2015), « Rapport au travail et carrière des jeunes salariés d’exécution des grandes entreprises du privé », Agora débats/jeunesses, n°69, p. 37-50.

FONDEVILLE Nicole et WARD Terry (2014), « Scarring effects of the crisis », Research note 06/2014, European Commission.

GAINI Mathilde, LEDUC Aude et VICARD Augustin (2013), « Peut-on parler de générations sacrifiées ? Entrer sur le marché du travail dans une période de mauvaise conjoncture économique », Économie et statistique, n°462-463, p. 5-23.

MORA Virginie (2018), « Comment les conditions d’insertion des jeunes se sont-elles transformées en 20 ans ? », Céreq Essentiels, n°1, p. 51-59.

DI PAOLA Vanessa et MOULLET Stéphanie (2018), « Le déclassement : un phénomène enraciné », Céreq Essentiels, n°1, p. 79-83

PICHAULT François et PLEYERS Mathieu (2012), « Pour en finir avec la génération Y… Enquête sur une représentation managériale », Annales des Mines. Gérer et comprendre, n°108, p. 39-54.

TRÉMEAU Camille (2019), « La distance de jeunes salariés vis-à-vis des voies du collectif », La Revue de l’Ires, n°99, p. 1145-1378.

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