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07.10.2024
Réduire la pratique des césariennes inutiles : Le projet Quali-Dec
Le projet Quali-Dec (Appropriate use of Caesarean section through QUALIty DECision-making by women and providers in low and middle-income countries) mené notamment au sein de l’axe Politiques de santé du LIEPP, vise à réduire la pratique de césariennes non médicalement justifiées. En effet, d'ici à 2030, l’OMS estime qu’1/3 des femmes accoucheront par césarienne dans le monde si rien n’est fait pour inverser cette tendance.
Ce projet, financé par l’Union européenne et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et né du travail conjoint de l’IRD (Institut de Recherche et de Développement) et de ses partenaires, développe des interventions pour lutter contre la pratique abusive des césariennes dans 32 hôpitaux en Argentine, au Burkina-Faso, en Thaïlande et au Vietnam.
Alexandre Dumont est gynécologue-obstétricien, directeur de recherche à l’IRD, chercheur épidémiologiste au Ceped (Université Paris Cité). Il est le coordinateur scientifique du projet Quali-Dec, qui réunit un Consortium de 9 pays et une équipe internationale pluridisciplinaire (praticiens de la santé, chercheurs en sciences sociales et médicales…).
Vous parlez de la pratique abusive des césariennes comme d’une “crise sanitaire silencieuse”. Qu’est-ce qui vous pousse aujourd’hui à dresser un tel constat ?
Il s’agit véritablement d’une crise sanitaire. Les taux de césariennes ont augmenté depuis les années 1990 pour atteindre aujourd’hui un taux mondial d’à peu près 23%. L’OMS estime qu’au-delà d’un taux de 15%, la plupart des césariennes effectuées ne sont pas nécessaires. A l’échelle mondiale cela représente des millions de césariennes pratiquées de manière inutile, et presque tous les pays sont concernés.
L’accouchement par césarienne reste une intervention chirurgicale avec des complications intrinsèques, beaucoup plus invasive que certains peuvent se le représenter. Les césariennes sont bien plus risquées pour la mère et l’enfant que les accouchements par voie basse : plus d’hémorragies, plus de cas de détresse respiratoires du nouveau-né, plus de complications à long terme qui peuvent impacter les grossesses futures…
Une césarienne n’est jamais une opération anodine et devrait être pratiquée uniquement lorsque cela s’avère nécessaire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui pour plusieurs raisons, économiques et organisationnelles notamment : les médecins sont généralement mieux rémunérés lorsqu’ils pratiquent des césariennes et les accouchements par césariennes peuvent être planifiés. Les médecins vont avoir tendance à préférer la pratique de césariennes, pourtant cet acte chirurgical devrait être pratiqué en cas de besoin, non pas pour valoriser la rémunération, ni le rendement du personnel soignant.
La pratique abusive des césariennes est donc une véritable crise sanitaire, mais c’est une crise sanitaire silencieuse parce qu’elle n’est pas mise en avant : peu de personnes ont conscience du problème.
Quelles interventions ont été mises en place par le projet Quali-Dec pour accompagner les femmes et le personnel soignant dans l'utilisation appropriée des césariennes ?
L’objectif du projet Quali-Dec est de réduire la pratique abusive de césariennes en sensibilisant le personnel soignant et les femmes enceintes. Nous sommes partis de l’hypothèse que si certaines femmes enceintes acceptent ou demandent à accoucher par césarienne lorsque ce n’est pas nécessaire c’est par manque d’informations, et que si les médecins pratiquent trop de césariennes c’est qu’ils ne sont pas au fait des bonnes pratiques cliniques.
Nous avons donc conçu une intervention avec 4 composantes : 2 qui ciblent le personnel soignant et 2 qui ciblent les patientes et leurs proches.
La première composante ciblant le personnel soignant est la formation d’un « leader d’opinion » dans chaque hôpital : un soignant expérimenté, reconnu par ses collègues comme un bon praticien. Les personnes identifiées ont été formées aux bonnes pratiques cliniques, aux protocoles de soin à mettre en place pour éviter les pratiques abusives, dans l’idée qu’elles pourraient ensuite influencer leurs collègues.
La seconde composante ciblant le personnel soignant est l’évaluation a posteriori des césariennes réalisées. Cette pratique encourage à se replonger dans des cas déjà traités pour déterminer si la pratique de la césarienne était nécessaire, et à comparer les soins prodigués aux standards de soin existants.
Pour cibler les patientes et leurs proches, nous avons développé un outil d’aide à la décision pour informer sur les avantages et les inconvénients de la césarienne par rapport à la voie basse. Cet outil, disponible en format papier ou comme application mobile à télécharger, décrit les risques encourus mais encourage aussi les femmes à évaluer leurs priorités pour l’accouchement. Cela permet notamment de préparer un dialogue éclairé entre le praticien et la patiente.
Ensuite, nous avons mis en place dans les hôpitaux observés l’accompagnement des femmes lors de l’accouchement par un proche de leurs choix. La présence du proche est nécessaire pour les soutenir émotionnellement mais aussi pour faire acte de médiation entre la patiente et le personnel soignant. Être accompagné lors de l’accouchement peut sembler naturel en France mais dans les pays d’interventions il a fallu sensibiliser à cette pratique.
Cette intervention complexe a été mise en place dans 32 hôpitaux en Argentine, au Burkina-Faso, en Thaïlande et au Vietnam. Il y a d’abord eu une phase d’observation du contexte spécifique de chaque hôpital pour s’assurer de sa faisabilité et pour ajuster la mise en place de chaque composante au terrain (traduction de l’outil d’aide à la décision en plusieurs langues, adaptation de la présentation du projet en fonction de la culture…).
Comment évaluez-vous l’efficacité des interventions mises en place dans les
hôpitaux ?
Avant de commencer, un système de collecte de données a été mis en place dans les hôpitaux participants pour collecter les taux de césariennes chaque mois, en se basant sur le système de classification de Robson, une classification des femmes dans différents groupes en fonction des risques associés à leur grossesse et de la nécessité potentielle d’effectuer une césarienne pour leur accouchement. Il était également crucial de s’assurer que le taux de césariennes diminuerait sans augmenter la morbidité des femmes enceintes ni de leur enfant. Avant et après l’intervention, les taux de morbidité liés à l’accouchement seront également comparés, pour évaluer la sécurité de cette intervention.
Certains indicateurs du processus de mise en œuvre de l’intervention ont également été évalués au fur et à mesure, comme l’utilisation de l’outil d’aide à la décision ou la pratique de l’accouchement accompagné par un proche.
L’intervention a été mise en place pendant 2 ans dans les hôpitaux observés. Suite à cela, des échanges avec les professionnels de santé, les femmes et les décideurs publics ayant participé au projet auront lieu pour recueillir leur témoignage quant à l’évolution des pratiques dans les hôpitaux, aux freins éventuels à la mise en place des interventions et à leur satisfaction vis-à-vis du projet.
Il est encore tôt pour évoquer les résultats mais nous avons déjà fait un certain nombre d’observations. Nous pouvons évoquer, par exemple, la réticence des médecins à la mise en place des interventions. Ils reconnaissent globalement que la pratique abusive des césariennes est un problème, mais ce changement de pratique ne les arrange pas, il est donc décisif dans certains hôpitaux d’avoir un leader d’opinion favorable au projet. Il y a aussi des réalités de terrain qu’on ne pouvait pas appréhender et auxquelles il faudra réfléchir à l’avenir : en Argentine, par exemple, une grande partie des médecins en maternité sont des vacataires. Ils viennent pour une garde et repartent ensuite. Au Burkina Faso, également, les femmes sont évacuées de zones périphériques pour accoucher par césarienne. Les médecins qui reçoivent ces patientes n’osent pas contredire l’indication de césarienne du médecin qui les a référées. Il faudrait donc imaginer d’autres procédés pour faire changer les pratiques cliniques.
L’efficacité des interventions dépend considérablement de l’implication du personnel soignant. L’outil d’aide à la décision, par exemple, ne s’est pas implanté de façon optimale partout parce que les médecins et les sage-femmes n’ont pas forcément joué le jeu…
Il y a beaucoup de solutions à imaginer et la stratégie de mise en œuvre des interventions devra forcément évoluer. Le projet Quali-Dec est le premier projet à cibler à la fois le personnel soignant et les femmes enceintes pour réduire les pratiques abusives de césariennes. Mettre en place toutes ces composantes s’avère complexe mais aussi très enrichissant et certainement impactant sur le long terme.
C’est le caractère interdisciplinaire du projet qui a permis de le mener à bien. Quali-Dec associe des équipes des sciences biomédicales (médecins, sages-femmes...), des sciences sociales (anthropologues, sociologues, économistes...) ainsi que des professionnels de la communication et des décideurs (directeurs d’hôpitaux, directeurs de programmes, personnel de l’OMS...) à l’élaboration des interventions. Aujourd’hui nous pensons faire évoluer le projet en associant aussi des spécialistes du droit, des psychologues, des psychiatres pour travailler, au-delà de la pratique abusive des césariennes, sur l’expérience positive de l’accouchement.
Le projet va donc continuer à évoluer, et les ressources que nous avons mises en ligne continueront à exister pour que le travail de sensibilisation puisse se poursuivre, mais il faudrait également que des décisions soient prises par les pouvoirs publics dans le sens du projet pour qu’on voit un effet concret sur le bien être des femmes et des nouveaux nés.
En Argentine, le projet Quali-Dec est à l’origine d’une ordonnance adoptée par la municipalité de Rosario pour réglementer le recours au césariennes. Quels liens avez-vous entretenu avec les pouvoirs publics pour parvenir à ce résultat et quelles leçons avez-vous tiré de cette expérience en matière d’influence sur les politiques locales ?
Pour pouvoir échanger avec les décideurs publics et aboutir à l’adoption de cette ordonnance, le travail des professionnels de la communication du projet a été décisif. Ils ont efficacement ciblé nos différents publics et créé des campagnes, virales pour certaines, qui ont visibilisé le projet et permis de sensibiliser certains décideurs. Il est très difficile de rentrer en contact autrement avec les décideurs publics, même lorsqu’il s’agit d’un projet d’envergure internationale...
Lors de nos premiers échanges, nous avons remarqué qu’ils n’étaient pas forcément sensibilisés à la problématique de la pratique abusive des césariennes mais qu’ils étaient prêts à soutenir le projet, notamment pour des questions économiques (la réduction du taux de césariennes abusives peut avoir un véritable impact financier dans les pays observés. En 2008, l’OMS estimait que le coût des césariennes réalisées inutilement dans le monde était de 2.3 milliards de dollars par an).
En Argentine, c’est aussi la maturité du terrain qui a fait la différence. Les Argentins sont sensibilisés par l’actualité politique (loi de 2009 contre les violences obstétricales, légalisation de l’avortement en 2020...) à l’importance pour les femmes de disposer de leurs corps, et donc prêts à se saisir du sujet de la pratique abusive des césariennes.
Cela a abouti sur deux projets avec les décideurs publics. D’abord une proposition de loi, ayant pour but d’imposer les interventions du projet Quali-Dec dans tous les h ôpitaux d’Argentine, qui n’a malheureusement pas pu voir le jour car la députée qui la portait n’a pas été réélue lors des élections législatives de 2023. Un projet d’ordonnance, ensuite, qui a été porté par un conseiller municipal dans la ville de Rosario et qui permet qu’aujourd’hui les interventions du projet soient appliquées dans les hôpitaux de la ville.
Dans certains pays, prêts à faire évoluer les comportements, les interventions mises en place par le projet pourraient suffire à faire évoluer les mentalités du personnel soignant et des patientes. Dans les autres, il faudrait que les pouvoirs publics se saisissent du problème pour aboutir à des résultats.
Le succès de la mise en place des interventions dépend aussi de l’actualité politique des pays observés, de la stabilité des pouvoirs publics et de la prégnance d’idées féministes dans le débat public...Le projet devra donc être évalué sur le long terme, puisque Quali-Dec tend à faire évoluer des pratiques et une conception de l’accouchement ancrées dans nos sociétés.
Pour continuer à sensibiliser les professionnels de santé sur le sujet même après la mise en place des interventions dans les hôpitaux, nous avons créé un MOOC (Massive Open Online Course) avec des modules certifiants qui permet de s’informer à son rythme en accédant à des ressources variées sur le sujet (plus de 40 vidéos explicatives). En cours de déploiement dans les pays, nous espérons que ce nouvel outil, déjà disponible en langue anglaise et prochainement en espagnol, permettra de faire connaître le projet et de continuer à changer les pratiques et les mentalités pour contribuer à améliorer la santé maternelle et infantile.
Propos recueillis par Ariane Lacaze.