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14.12.2020

Najat Vallaud-Belkacem : « La lutte contre les inégalités doit être au cœur des politiques publiques »

Les années à la tête de ministères ont été, pour elle, une « source d’expérience extraordinaire » et l’ont confortée dans l’idée que l’action publique pouvait faire « bouger les lignes ». Aujourd’hui directrice France de l’ONG ONE et coprésidente d’honneur de l’Executive Master Management des politiques publiques, Najat Vallaud-Belkacem estime que la lutte contre les inégalités doit être une priorité des politiques publiques. Un impératif, à ses yeux, pour prendre réellement en compte le « sentiment de relégation » qui s’exprime dans une partie de la population et que la crise sanitaire n’a fait qu’accentuer.

Vous avez occupé des fonctions ministérielles entre 2012 et 2017, lors de la présidence de François Hollande. Que retenez-vous de cette période ?

Najat Vallaud-Belkacem - J’ai eu la chance d’exercer des responsabilités dans des ministères très différents. Les moyens, tant humains que budgétaires, n’avaient, bien sûr, rien de comparable entre le ministère des Droits des femmes et celui de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Mais ils avaient en commun de toucher, tous deux, à des sujets passionnels et de devoir faire face à des défis d’une incroyable ampleur. Au cours de ces cinq années riches en réformes, j’ai donc pu voir fonctionner différents types d’administration, et se mettre en œuvre des politiques publiques variées. Cela a été pour moi une source d’expérience extraordinaire, particulièrement formatrice. J’ai eu à cette occasion la confirmation qu’il était possible de faire bouger les lignes, de réellement agir. Que des femmes et des hommes étaient là tout à la fois pour s’assurer que la « machine » tourne au quotidien (par exemple, à l'Éducation nationale, que les rentrées se déroulent normalement), mais aussi pour conduire des réformes, ce qui n’est jamais simple. Les fonctionnaires que j’ai vus a l’œuvre agissaient pour la plupart vite et bien, et souvent avec dévouement et passion.

Le rôle de la haute fonction publique est aujourd’hui interrogé. Chloé Morin a par exemple publié récemment un ouvrage, "Les inamovibles de la République" à ce sujet. Pensez-vous que ces hauts fonctionnaires puissent desservir l’État malgré eux ?

Najat Vallaud-Belkacem - Pour porter un regard critique sur le sujet, il faut tout d’abord comprendre ce qui fonctionne. J’insiste : j’ai vu, dans le cadre de mes fonctions ministérielles, beaucoup d’agents de la fonction publique porteurs de changements, des femmes et des hommes essentiels à l’élaboration des politiques publiques et à leur mise en œuvre, pas toujours reconnu à leur juste valeur et qui souvent auraient été plus confortablement installés dans le privé que dans le service au public. Quant aux critiques émises qui ne sont en effet pas sans fondement, on connaît les solutions. La première, c’est de favoriser la diversité des profils, des parcours. J’y ai travaillé lorsque j’étais ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Nous sommes par exemple parvenus à instaurer progressivement la parité parmi les recteurs. Bien sûr ce sont des efforts à poursuivre et à amplifier sans quoi ils s’essoufflent.  La diversité est d’autant plus importante qu’elle ne se résume pas à une question de représentativité : elle est aussi un atout pour la qualité et l’efficacité des politiques publiques. Elle favorise une confrontation des points de vue qu’une assemblée de profils trop homogènes ne permet pas. C’est un atout essentiel pour concevoir de bonnes politiques publiques.   Les hauts fonctionnaires et les grands corps sont également parfois critiqués pour le vocabulaire (ou procédures ou formulaires) qu’ils utilisent ou conçoivent. On les juge technocratiques, hermétiques, kafkaïens. Là encore, des solutions existent. Il serait par exemple intéressant qu’ils suivent, au cours de leur carrière professionnelle, une formation continue leur permettant de se remettre en question sur de tels sujets. Dans notre pays, on attend toujours que les gens venant du bas de l’échelle sociale s’adaptent, adoptent les codes, le langage, la culture du haut de l’échelle pour espérer l’atteindre et y être acceptés. On demande rarement l’exercice inverse notamment à ceux dont le rôle serait précisément de toujours veiller à inclure la société toute entière. Il serait donc précieux de se saisir de ce « bilinguisme social » dans nos services publics, y compris nos grands corps, afin que leurs représentants apprennent à utiliser un vocabulaire, et concevoir des procédures, compréhensibles du plus grand nombre.

« La diversité est d’autant plus importante qu’elle ne se résume pas à une question de représentativité : elle est aussi un atout pour la qualité et l’efficacité des politiques publiques. »

Najat Vallaud-Belkacem

Quels seront, demain, en France, les grands enjeux des politiques publiques ?

Najat Vallaud-Belkacem - Le principal enjeu sera de réussir, tout en concevant des politiques pour tous et pour un intérêt général commun, à prendre en considération les individus dans leur singularité, qu’ils soient plus ou moins éloignés du pouvoir, dans une situation périphérique ou non, qu’ils connaissent la précarité ou pas. Je suis frappée par le nombre de personnes qui sont aujourd’hui des angles morts de nos priorités politiques. Je ne parle pas de celles qu’on énonce la main sur le cœur dans les discours, mais de celles qui dictent au quotidien l’agenda politique et médiatique. En conséquence, des pans entiers de notre société ne se sentent pas représentés et se vivent comme exclus du récit qui est fait de notre pays. C’est à mon sens le cœur de ce qui nous attend demain : lutter contre ce sentiment de relégation et les inégalités persistantes qui y sont associées. L’épidémie de Covid-19 a d’ailleurs mis en exergue cette problématique - comme elle a plus généralement souligné tout ce qui n’allait pas dans notre société. Les illustrations en sont nombreuses : nous venons avec, Sandra Laugier, de publier un constat désenchanté par exemple sur les femmes : premières victimes de la crise de la Covid-19, premières aidantes dans ces fameux métiers du care si applaudis pendant le confinement et pourtant encore une fois si absentes et invisibilisées dans l’expertise, l’expression médiatique ou la gestion de la crise. Ce constat vaut pour d’autres populations périphériques systématiquement oubliées : les files devant l’aide alimentaire, les familles monoparentales, les victimes de problèmes de santé mentale… autant de problématiques qui représentent bien sûr de grands enjeux pour les politiques publiques à venir. La période de crise a, enfin, mis en évidence la valeur infinie que nous accordions collectivement à la vie. Cela nous a conduits à arrêter l’activité économique lors du premier confinement. Au-delà de l’épidémie, il faudra en tirer les conclusions nécessaires. Nous ne pourrons plus avoir les mêmes raisonnements que par le passé sur de nombreux sujets, comme l’aide aux réfugiés par exemple.

« La formation tout au long de la vie va prendre de plus en plus d’ampleur dans les années qui viennent, notamment du fait de la crise que nous traversons, et je suis ravie de m’y investir à travers Sciences Po Executive Education. »

Najat Vallaud-Belkacem

Au vu de ces enjeux, quelles compétences les acteurs de l’action publique doivent-ils dès à présent développer ?

Najat Vallaud-Belkacem - Nous nous rendons compte aujourd’hui de l’importance de développer davantage les soft skills. Les savoir-être apparaissent comme primordiaux dans le monde professionnel de manière générale ; plus encore dans le service au public. La curiosité, l’esprit critique, la créativité, la capacité à travailler en équipe… Autant de compétences sociales et émotionnelles qui contribuent à l’efficacité de l’action publique. Elles peuvent aussi être un précieux atout pour, comme nous l’avons évoqué, permettre aux hauts fonctionnaires de mieux communiquer en direction du plus grand nombre. Maîtriser les soft skills, c’est aussi veiller à être bien compris et savoir faire œuvre de pédagogie.  

La formation tout au long de la vie est un chantier sur lequel vous vous êtes engagée rue de Grenelle. Pourquoi est-il, à vos yeux, fondamental ?

Najat Vallaud-Belkacem - J’ai toujours eu la conviction que la formation ne s’arrêtait pas quand on quittait l’école. Qu’elle était au contraire un processus régulier qui devait permettre de développer de nouvelles compétences, de se perfectionner sur de nouvelles techniques, d’élargir son champ des possibles. C’est en ce sens que, comme ministre, j’ai cherché à ce que la formation continue se développe davantage dans les établissements d’enseignement supérieur. C’est un chantier qui doit être poursuivi. Cela passera notamment par une augmentation de l’offre numérique, que la crise a d’ailleurs impulsée.

Vous intervenez depuis trois ans au sein de l’Executive Master Management des politiques publiques. Pourquoi avez-vous accepté de renforcer cet engagement en devenant coprésidente d’honneur, aux côtés de Gilles Johanet ?

Najat Vallaud-Belkacem - C’est tout d’abord un réel honneur qu’on m’ait proposé cette coprésidence. En intervenant depuis trois ans au sein de , j’ai pu mesurer la qualité du contenu de la formation et ce qu’elle pouvait apporter aux professionnels qui la suivent. Enfin, la formation tout au long de la vie va prendre de plus en plus d’ampleur dans les années qui viennent, notamment du fait de la crise que nous traversons, et je suis ravie de m’y investir à travers Sciences Po Executive Education.

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