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26.05.2020
Étienne Nouguez : « Raisonner à l'échelle des territoires pour mieux répondre aux crises sanitaires »
La crise du Covid-19 est, aux yeux d'Étienne Nouguez, le révélateur des faiblesses de la politique de santé publique française. Pour ce chercheur membre du Centre de sociologie des organisations et intervenant au sein de l'Executive Master Gouvernance territoriale et développement urbain de Sciences Po Executive Education, elle doit être aujourd'hui repensée à l'échelle des territoires avec une approche globale, bien plus large que la seule question de l'accès aux soins.
Quels sont les enjeux de la santé dans les territoires mis en lumière par l'épidémie de Covid-19 ?
Étienne Nouguez - L'épidémie de Covid-19 a donné une bonne illustration de l'approche française de la santé, axée sur la maladie, le soin, la biomédecine. La question de l'offre de soins a été placée au cœur des préoccupations durant la crise avec une attention quotidienne aux risques d'engorgement des hôpitaux, au nombre de places disponibles en réanimation. C'est une constante observée tout au long du XXè siècle et jusqu'à nos jours : la priorité, dans les territoires, est bien souvent de disposer d'un hôpital à proximité, d'avoir un médecin dans tel ou tel village. Notre culture est celle du soin et de la médecine et non celle de la santé publique. Or il conviendrait d'adopter une vision beaucoup plus large, et à mon sens plus efficace, de la santé, comme c'est le cas dans de nombreux pays (Royaume-Uni, Suède, Canada...). La santé publique ne doit pas consister uniquement à guérir des maladies. Il faut accorder une place importante à la promotion de la santé, à l'information, à la prévention, au dépistage. Ce sont d'ailleurs des approches qui, lorsqu'elles étaient en place au niveau local, ont souvent démontré leur intérêt lors de la crise du Covid-19.
« La santé publique ne doit pas consister uniquement à guérir des maladies. Il faut accorder une place importante à la promotion de la santé, à l'information, à la prévention, au dépistage. »
Étienne Nouguez
Cela implique-t-il d'associer davantage d'acteurs dans la gestion de la santé publique dans les territoires ?
Étienne Nouguez - Au-delà des professionnels du monde médical, il convient en effet d'impliquer de nombreux acteurs présents au plan local telles les associations d'aide alimentaire, d'aide au logement, d'éducation à la santé ou encore de lutte contre les drogues. La crise du Covid-19 nous l'a bien démontré : leurs domaines d'intervention constituent des sujets cruciaux, qui ont un impact sur la santé des populations. Les responsables de collectivités locales, et notamment les maires, ont un rôle à jouer à ce niveau. Ils peuvent agir sur un grand nombre de leviers (urbanisme, mobilité, alimentation, écoles...) qui influent sur la santé publique et, surtout, peuvent mobiliser leurs équipes ainsi que les réseaux locaux d'associations autour de ces thématiques. Comment apporter de l'aide alimentaire à certaines familles ? Comment reloger des personnes entassées dans des logements insalubres ? Comment s'occuper des SDF dans cette période ? Autant de questions essentielles, mêlant des enjeux sanitaires et sociaux, et qui nécessitent un travail coordonné des différents acteurs à l'échelle des territoires.
Pourquoi l'approche territoriale apparaît-elle pertinente pour mieux comprendre et donc mieux lutter contre ce type de crise ?
Étienne Nouguez - Pour comprendre certaines inégalités face à la maladie, il est nécessaire de se pencher sur des spécificités locales, qu’elles concernent les expositions aux polluants (industriels ou agricoles), les conditions de travail et de logement, l’accès aux services de santé et les comportements des habitants (alimentation, mobilité, consommation de tabac, d’alcool et de drogues…). Dans la crise actuelle, cette approche territoriale nous permet par exemple de mieux comprendre pourquoi certains départements comme la Seine-Saint-Denis ont eu un taux de mortalité plus élevé qu'ailleurs. Les éléments d'explication sont multiples. Les habitant.es de ce territoire font partie de celles et ceux qui ont été en première ligne et ont été surexposés au virus : caissières, livreurs, aides-soignantes et infirmières. Les conditions de logement y sont par ailleurs souvent difficiles, avec un nombre important de personnes vivant sous le même toit. Ces populations ont en outre un accès plus difficile à l’offre de soin, que ce soit pour des raisons financières ou en raison de la rareté des médecins. Autant de facteurs qui expliquent la plus grande diffusion du virus et la plus grande mortalité sur ces territoires.
Cette approche territoriale a-t-elle prévalu dans la gestion de l'épidémie en France ?
Étienne Nouguez - Comme c’est souvent le cas pour les questions de santé publique, l'approche française a été bien davantage centralisatrice. En conséquence, les maires ont reçu et dû appliquer de nombreuses directives « venues d'en haut ». Cela a été par exemple le cas lors de la préparation de la réouverture des écoles. Le ministère de l’Éducation nationale a transmis les mêmes consignes de manière indistincte à tous les territoires. Pourtant, les situations locales pouvaient être très différentes, selon qu'on recensait beaucoup ou peu de cas de Covid-19, que les établissements scolaires étaient ou non en capacité d'accueillir les élèves, ou que des agents municipaux étaient ou non mobilisables.
Il faudrait donc à l'avenir faire preuve de davantage de différenciation entre territoires pour agir plus efficacement ?
Étienne Nouguez - Oui, et c'est une thèse qu'ont défendue les sociologues Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu (*). Selon eux, ce n'est pas la nature des directives données qui détermine si l'on répond efficacement ou non à une crise, qu'elle soit sanitaire, nucléaire ou climatique. A leurs yeux, la clé de la réussite réside bien davantage dans la façon dont les acteurs locaux parviennent à s'organiser collectivement face à cette même crise. Ainsi, lors de l'épidémie de Covid-19, il aurait mieux valu laisser la capacité aux acteurs de terrain de s'organiser, de se coordonner afin qu'ils tentent de trouver des solutions adaptées aux circonstances locales. (*)
Quels impacts cette pandémie aura-t-elle sur la gouvernance territoriale ?
Étienne Nouguez - Si l'heure n'est pas encore au bilan, il semblerait toutefois que, dans les villes où des structures de santé publique (centrées, par exemple sur la santé mentale, le mal-logement ou la précarité) existaient, elles ont été activées et semblent avoir montré une certaine efficacité. Dans certains territoires pourtant exposés, avec des populations à risques, elles ont permis de limiter les effets de l'épidémie. On peut donc espérer que les maires et les Agences régionales de santé conviendront de l'importance de telles structures et les soutiendront. Il est en revanche trop tôt pour savoir si les villes qui n'étaient pas dotées de telles structures auront le désir d'en développer. La question des politiques de santé publique est particulièrement complexe. Il est en effet souvent difficile de mesurer leurs effets et, par conséquent, de justifier leur existence.
« Si l'heure n'est pas encore au bilan, il semblerait toutefois que, dans les villes où des structures de santé publique (centrées, par exemple sur la santé mentale, le mal-logement ou la précarité) existaient, elles ont été activées et semblent avoir montré une certaine efficacité. »
Étienne Nouguez