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06.11.2023

Comment les stratégies low cost à la française ont intensifié et abîmé le travail ?

Pour réduire le chômage et accroître la compétitivité des organisations, gouvernements et entreprises se sont concentrés sur la réduction du coût du travail. Ces stratégies low cost ne se sont pas avérées très efficaces pour stimuler l’emploi de qualité ou les exportations. Elles ont en revanche dévalorisé et abîmé le travail, comme l’explique Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de politique comparée de Sciences Po. D’autres stratégies, fondées sur la montée en qualité, seraient envisageables. Voici la synthèse de son analyse réalisée sur ce sujet.

Depuis plus de trente ans, le travail est conçu en France comme un coût qu’il faut réduire par tous les moyens. C’est ce à quoi s’attèlent les politiques économiques françaises, principalement fondées sur des exonérations de cotisations sociales et des aides aux entreprises pour alléger le poids des « charges sociales ». C’est également la stratégie développée par les entreprises. Cette logique repose sur un postulat : ce coût du travail, jugé trop élevé, serait la cause du chômage tout comme de la faible compétitivité des entreprises françaises.

En réalité, le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons. Mais, plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, nous avons préféré emprunter la voie de ce que nous appelons, avec Clément Carbonnier, une stratégie low cost à la française : produire la même chose avec moins de monde, délocaliser, sous-traiter, et chasser les coûts. Le travail a ainsi été intensifié, dévalorisé, abîmé et les conditions de travail se sont dégradées.

Les politiques de baisses du coût du travail, inefficaces en matière d’emplois et délétères pour le travail

La baisse du coût du travail devient la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Une litanie de plans généraux de réduction des cotisations sociales débute en France en 1993.  Au fil des mesures engagées, les allègements de cotisations sociales sont progressivement étendus à plus de cotisations sociales et davantage de niveaux de salaire. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 milliards d’euros.

Conséquences en matière d’emplois

Les nombreuses évaluations de ces politiques démontrent leur très faible efficacité en termes d’emplois -si elles ont un impact lors de leur première mise en œuvre, elles sont par la suite quasiment sans effet. De même, elles n’ont pas permis d’améliorer la compétitivité à l’export de nos entreprises. Au contraire : elles ont réduit les capacités françaises à produire et exporter des biens et services de qualité. Ces politiques ont en effet subventionné des secteurs d’activité incapables de construire une compétitivité hors coût, fondée sur la qualité des produits et services, et maintenu de nombreux emplois de piètre qualité.

Un rapport du Sénat le confirme : « [La politique d’allégements] offre une prime aux bas salaires et aux secteurs les plus abrités. Les allègements bénéficient surtout aux petites entreprises du secteur des services, où les salaires sont les moins élevés, et peu à l’industrie, pourtant exposée à une concurrence internationale incitant au dumping social et environnemental ». De même, les créations d’emplois liées aux allégements de cotisations sociales ont engendré une substitution de travailleurs peu qualifiés à la place de travailleurs plus qualifiés.

En outre, ces politiques créent des trappes à bas salaires. Les baisses de cotisations diminuant à mesure que le niveau de salaire augmente, des effets de seuil empêchent de voir progresser les revenus des personnes dont les employeurs bénéficient de baisses de cotisations.

Les politiques de dévaluation fiscale n’ont ainsi pas atteint leurs objectifs en termes d’emplois et de compétitivité à l’export. Elles ont, en revanche, contribué à construire une représentation dévaluée du travail, réduit à un coût pour les entreprises.

Les stratégies low cost des entreprises

La plupart des entreprises françaises ont voulu accroître leur compétitivité en réduisant le coût du travail, cherchant à faire baisser le coût de production des mêmes produits, de milieu de gamme, plutôt que de miser sur la qualité et l’innovation. Une stratégie low cost, axée sur les délocalisations, la sous-traitance, l’éviction des salariés les plus âgés et l’intensification du travail. Elle a contribué à dégrader la qualité et les conditions de travail en France.

« La baisse du coût du travail devient la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. »

Bruno Palier

Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de politique comparée de Sciences Po

Délocaliser pour faire produire là où la main d’œuvre est moins chère

Les grandes entreprises françaises sont les championnes des délocalisations en Europe. Elles ont fait ce choix « plutôt que [celui] de la montée en gamme », souligne France Stratégie. Cette stratégie a progressivement éliminé de nombreux emplois relativement qualifiés de France et maintenu un taux de chômage élevé. De même, la mise en concurrence des salariés français avec ceux des pays à moindre coût les obligent à accepter des salaires et des conditions de travail dégradés pour préserver l’emploi.

Faire appel à la sous-traitance et à l’intérim, pour obtenir un certain nombre de services à moindre coût

Depuis les années 80, les entreprises françaises se concentrent sur leur « cœur de métier » et cherchent à externaliser des services qu’elles rémunéraient en interne. Il s’agit d’obtenir les mêmes services mais au plus bas prix possible, avec plus de flexibilité. Des mesures de libéralisation partielle du marché du travail accompagnent cette tendance : création de nouveaux types de contrats de travail, assouplissement des règles d’emploi en CDD. Un même mouvement s’est opéré dans les collectivités locales : certains services collectifs (distribution de l’eau…) ont été privatisés afin d’en faire baisser le coût.

Une baisse des coûts obtenue en maintenant au plus bas les salaires et les protections des salariés. Elle implique également des conditions de travail et de formation dégradées dans les secteurs de la sous-traitance et de l’intérim. Une étude de la DARES de 2023 montre ainsi que les salariés des entreprises sous-traitantes sont davantage exposés aux accidents du travail.

Renvoyer les salariés les plus âgés considérés comme les plus coûteux

N’ayant investi ni dans la formation de leurs seniors, ni dans leurs conditions de travail, nombre d’employeurs considèrent que les plus âgés ne sont plus assez productifs pour le salaire qu’ils leur coûtent. Ils ont longtemps préféré s’en débarrasser par tous les moyens, dispositifs de pré-retraites quand ils existaient, et désormais plans sociaux et ruptures conventionnelles. 

Intensifier le travail de ceux qui restent

Pour rester compétitives dans une économie globalisée, les entreprises ont choisi de ne garder que les salariés considérés comme les plus productifs et de leur demander de travailler plus intensément. Une évolution portée aussi dans les services publics, sous l’impulsion du New Public Management. Cette intensification passe par des modes de management verticaux qui imposent des objectifs chiffrés toujours plus élevés aux salariés. Ils contribuent dans le même temps à dégrader leurs conditions de travail, à la perte de sens et  à augmenter les risques pour la santé (stress, troubles musculosquelettiques…).

Dans ces conditions, les travailleuses et travailleurs français ne souhaitent pas travailler plus longtemps

Une grande majorité de Français souhaite partir en retraite le plus tôt possible. Une enquête de la Caisse nationale d’assurance vieillesse de 2008 précise que ces derniers associent travail et « fatigue au travail », « contraintes » ou « pression ». L’étude souligne que « les assurés de moins de 60 ans ont souvent insisté sur la détérioration du climat professionnel, dénonçant la quête de productivité et la course au rendement ». Les liens entre motivation de départ à la retraite et difficultés liées au travail ont été confirmés par des enquêtes plus récentes, tout comme les mobilisations contre la réforme des retraites de 2023.

Conclusion
Vers une stratégie de la qualité ? Ne plus considérer le travail comme un coût, mais comme un atout dans lequel investir

A force d’être considéré exclusivement comme un coût, du fait des stratégies du low cost des entreprises et des gouvernements, le travail s’est trouvé dévalorisé et abîmé… D’autres stratégies sont pourtant possibles, celles qui considèrent le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. C’est le cas en Allemagne et dans les pays nordiques où le management dominant est fondé sur l’horizontalité et sur l’implication, dans ce qu’on appelle des entreprises apprenantes. Des entreprises qui misent par ailleurs sur la qualité et l’innovation de leurs productions. A quand une telle stratégie de la qualité pour la France ?

Retrouvez l'intégralité de l'article sur le site du LIEPP ici.

Bruno Palier est Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de politique comparée de Sciences Po. Il est docteur en sciences politiques, agrégé de sciences sociales. Il travaille sur les réformes des systèmes de protection sociale. II a co-dirigé le LIEPP de 2014 à 2020. Il est l’auteur de « Réformer les retraites » (presses de Sciences Po, 2021) et co-auteur en 2022 avec Clément Carbonnier de « Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord » (PUF).

L'ensemble des contributions sur le sujet du Travail rassemblé dans un seul et même ouvrage : Que sait on du travail. Ed Les Presses de Sciences Po : à retrouver ici. 

 

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