Un inspecteur plus spécialisé est-il plus indépendant ?

Entretien avec Hugues Parent
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Désormais retraité, Hugues Parent a été inspecteur au sein de l’Itepsa (Inspection du travail de l’emploi et de la politique sociale agricole). 

Né en 1946, titulaire d’une licence de sociologie (1967), Hugues Parent a été contrôleur (1974) et inspecteur du travail (1993) en agriculture. Au cours de sa carrière, il a occupé des postes à la fois en administration centrale et dans les services départementaux et régionaux (principalement en Seine-Maritime) de l’Inspection du travail, de l’emploi et de la politique sociale agricoles. Il a également exercé des fonctions syndicales à la CGT. Il a pris sa retraite en 2007, au grade de Directeur-adjoint du travail.

L’ITEPSA est un exemple d'inspection du travail, spécialisée, dédiée à un secteur d'activité particulier. Elle a finalement "disparu", intégrée dans l'inspection du travail du régime général en 2009. Cette idée qu’une inspection du travail spécifique est nécessaire pour prendre en compte la singularité du secteur agricole a été débattue depuis la création de l’ITEPSA. Au regard de votre parcours professionnel, qu'en pensez-vous?

Je pense, pour le dire de manière synthétique, qu’une inspection « spécialisée » n’était peut-être plus nécessaire à la fin des années 1970, mais qu’elle a en tout cas été utile pour la main-d’œuvre agricole.

Tout ce qui était agricole relevait du régime agricole de la sécurité sociale (MSA) et, en conséquence, de l’inspection des lois sociales agricoles (ILSA) qui est devenue ensuite l’inspection du travail, de l’emploi, et de la politique sociale agricoles (ITEPSA). Cependant, même avant la création de cette inspection, il a fallu déterminer ce qui relevait de la MSA. En effet, une activité pouvait être agricole « par nature » ou « par détermination de la loi ». Cette « détermination » était un enjeu politique et économique important, qui donna lieu à une jurisprudence foisonnante délimitant, au cas par cas, notre champ de compétence. Le principe de maintenir une inspection du travail spécifique a été mis en cause bien avant la disparition de celle-ci. Vers la fin des années 1970 déjà étaient envisagés des projets de fusion avec le régime général. Ces projets ont échoué car ils visaient une économie de moyens au niveau de l’inspection, ce qui était inacceptable pour les syndicats représentatifs des agents de contrôle. Surtout, ils méconnaissaient les revendications des syndicats de salariés agricoles contre les disparités de traitement entretenues entre les salariés relevant du régime agricole et ceux relevant du régime général. La FGA-CFDT [Fédération Générale de l’Agroalimentaire – CFDT] et la FNAF-CGT [Fédération Nationale Agroalimentaire et Forestière – CGT] notamment étaient contre la disparition de l’ITEPSA au moment des projets de fusion car ils n’y voyaient ni un levier pour aligner les droits des salariés de l’agriculture sur ceux du régime général, ni un moyen de mieux en assurer le contrôle.

L'ouvrage présente deux missions principales qui caractérisent toutes les inspections, y compris l’inspection du travail : faire remonter de l'information du terrain vers les instances de décision, et contrôler la conformité au droit de pratiques d'administrés. Comment se faisait, selon vous, l'articulation de ces deux missions au sein de l'ITEPSA et comment cela a évolué?

En effet, l’ITEPSA avait à mener à bien ces deux missions avec des moyens matériels et juridiques qui ont beaucoup évolué au cours du temps. Les ordinateurs ont remplacé le stylo, et les voitures de services partagées, les trains et les vélos qui étaient encore utilisés par certains dans l’immédiat après-guerre !

Concernant la conformité au droit des pratiques des administrés, nous avions à disposition différents moyens juridiques, qui ont évolué à mesure de la multiplication des normes juridiques et de leur complexification : de la « transaction », au sens du code civil, au PV modèle « à trous » ! Les agents se rendaient le plus souvent seuls sur le terrain, un peu comme des « zorros en 2 CV », ou parfois accompagnés par des collègues du service (par exemple, les Techniciens Régionaux de Prévention, spécialistes des conditions de travail et d’hygiène et sécurité), ou d’autres services avec lesquels pouvaient être menés des contrôles coordonnés (CMSA [Caisse de Mutualité Sociale Agricole], DDASS, Justice, Gendarmerie, etc.) qui ont pris plus de poids au fil des années, par exemple dans le cadre des politiques de lutte contre le travail dissimulé. Certains agents pouvaient aussi se trouver spécialisés sur certains enjeux du fait des spécificités économiques ou sociales de leur territoire. Ce contrôle de conformité des administrés passait aussi par un ensemble d’activités moins connues : le contrôle des caisses de sécurité sociale agricoles, réalisé par l’échelon régional de l’inspection. Pour un agent, le passage par un poste en service régional d’ITEPSA, où s’exerçait cette mission de tutelle, était le plus souvent un pré-requis, au même titre que la mobilité géographique, pour envisager une « belle carrière ».

Concernant la mission de remontée d’information, on pourrait souligner le fait qu’elle s’est effectuée au fil des années dans un cadre de plus en plus contraint. Les inspecteurs du travail, qui pouvaient avoir à l’origine beaucoup de latitude pour remonter les informations, étaient incités à devenir de plus en plus des « exécutants dociles et récompensés » de cette remontée. Pendant longtemps, ces remontées ont concerné surtout le droit social : enquêtes sociales, enquêtes sur les conditions de vie et de logement et, en ce qui concerne les conditions de travail, enquête sur les accidents du travail graves et/ou mortels. Les prescriptions par les instances nationales concernant la forme que devaient prendre ces remontées d’informations étaient peu nombreuses et assez générales. Les rapports d’activité étaient peu fiables et les agents de terrain jouissaient, dans l’ensemble, d’une large autonomie et de capacités d’initiative. Puis les circulaires et notes de service se sont enrichies de nombreuses rubriques. On est passé d’un suivi qualitatif à un suivi plus quantitatif sur le mode de celui de l’inspection du régime général. Enfin dans les années 1990, les prescriptions venant des échelons centraux sont devenues impératives et ciblées, exigeant des retours homogènes dans leur forme et complets sur le fond. Avec des objectifs chiffrés, nos activités sont devenues plus « programmées » nationalement (lutte contre le travail dissimulé, politique de l’emploi, contrôle des salons de vente de matériels agricoles, étiquetage des produits phytosanitaires, etc.).

L’ouvrage insiste sur l’importance pour l’inspection de se tenir à « bonne distance » à la fois des commanditaires des rapports, et des inspectés. Comment cela se traduit-il dans le cas de l’Inspection du travail agricole? Est-ce que cela a évolué au cours du temps ?

La bonne distance, c’était de ne pas être trop « engagé » d’un côté ou de l’autre. Maintenir cette bonne distance n’était pas toujours aisé, car il fallait articuler un engagement au côté des salariés à protéger, avec la prise en compte de l’administration que l’on représentait, tout en respectant une déontologie professionnelle, longtemps implicite, du corps auquel on appartenait. Celui-ci a vu son « esprit de corps » se constituer et se renforcer au fil du temps, en partie grâce aux réunions régionales et interrégionales, qui permettaient des échanges de pratiques et d’expériences. Un inspecteur pouvait être conduit parfois à revoir ses priorités, à « rogner » ses convictions et à changer ses pratiques au cours du temps. Je me souviens, par exemple, d’un chef de service départemental de l’inspection qui, en début de carrière, incitait fortement ses collaborateurs à dresser davantage de procès-verbaux quand ils constataient une infraction. En fin de carrière, ce même inspecteur se trouvera missionné par l’administration centrale pour « calmer » un jeune collègue présenté comme « persécuteur » parce qu’il dressait de trop nombreux PV à un employeur de son département, par ailleurs responsable syndical de la FNSEA qui avait vraisemblablement fait jouer ses relations...

Il y a eu des moments importants où la négociation de cette « bonne distance » a été plus collective et plus frontale. Un moment marquant pour moi a été celui où, après la réforme Rocard, l’administration centrale a tenté de mettre les services de l’inspection sous la tutelle hiérarchique des directeurs départementaux et régionaux de l’agriculture et des forêts (DDAF et DRAF). Ceux-ci réclamaient un pouvoir d’évaluation et de notation des agents de l’inspection, au mépris de l’indépendance qui leur était garantie par la convention 129 de l’Organisation Internationale du Travail. Cette tentative n’aboutit pas du fait, entre autres, de la mobilisation coordonnée des agents de contrôle, dans un « esprit de corps » qui s’opposa à celui des IGREF [Ingénieurs du génie rural, des eaux et des forêts] à la tête des DDAF et des DRAF. Cependant, ces derniers rationneront ensuite, parfois avec succès, ici ou là, les moyens matériels et humains attribués à nos services jusqu’à leur disparition.

Propos recueillis par Giovanni Prete - 2021

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