Qu’est-ce qu’une crise ?

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par Olivier Borraz

Article rédigé le 20 avril 2020

La situation que nous connaissons actuellement constitue incontestablement une crise. Mais qu’est-ce qui fait crise exactement ?

Caractéristiques d’une crise

Rappelons que le terme vient du grec (krisis), qui renvoie à un moment de rupture imprévisible et spectaculaire, comme un coup de théâtre. En médecine, la crise constitue une dégradation soudaine d’un état de santé, sans que l’on comprenne pourquoi. Les sciences sociales, quant à elles, s’accordent sur des propriétés plus larges. J’en retiendrai trois.

La perte de sens

Selon Karl Weick, une crise se distingue par ce moment qu’il qualifie d’épisode cosmogonique, où tous les repères se dérobent et le monde ne fait plus sens. Ce moment peut être bref ou prolongé, mais il nécessite une adaptation des acteurs en présence pour comprendre la situation. Dans sa thèse, Malka Older a montré que cette compréhension nécessitait la construction d’organisations éphémères : en rétablissant des formes familières (une hiérarchie, une division des tâches, des principes de coordination, …), les acteurs peuvent ensuite faire sens de l’incertitude et agir.

La désectorisation

Pour Michel Dobry, une crise se caractérise par un effacement des frontières organisationnelles. La situation devient “fluide”, la nature du problème comme le rôle des différentes organisations ne sont plus clairement établis et font l’objet de négociations, de stratégies isolées ou de conflits. Il revient alors aux autorités, selon Arjen Boin et Paul t’Hart, de définir la nature de la crise, ses causes et conséquences, et les organisations qui en auront la responsabilité ; autrement dit, de faire un travail politique de cadrage.

Le caractère complexe, urgent et dynamique

Claude Gilbert et Patrick Lagadec l’ont montré : les situations de crises ne cessent d’évoluer, de se transformer, de déborder. Elles s’inscrivent sur différentes échelles, changent de nature, déstabilisent les ordres existants. Elles présentent toujours un caractère imprévisible, surprenant, inédit. Dans ces conditions, face à des procédures qui ne sont plus pertinentes, on observe alors des formes de coordinations improvisées, comme l’a montré François Dedieu dans le cas de la tempête de 1999.

Ces trois dimensions se combinent, avec des formes différentes à chaque fois. Une crise constitue une mise à l’épreuve d’un ordre existant, et notamment des catégories cognitives et d’actions, mais également des frontières et des structures hiérarchiques, qui l’organisent, ce qui peut conduire à un effondrement organisationnel.

Peut-on parler de "crise" du coronavirus ?

La pandémie de Coronavirus ne correspond qu’imparfaitement à cette définition. Certes, le virus présente encore de nombreuses inconnues ; mais il n’introduit pas une perte de sens. Bien que nous les ayons oubliées – un constat sur lequel il conviendra de se pencher le moment venu – nos sociétés ont connu des épidémies, dont certaines bien plus graves que celle en cours (on pense à 1918 mais aussi, plus près de nous, à l’arrivée du sida). Nous sommes face à un phénomène connu, répertorié, anticipé, pour lequel il existe des systèmes d’alerte, des plans de gestion de crise et des organisations dédiées. Il ne remet pas en cause les savoirs existants ni les frontières organisationnelles, et bien que complexe et dynamique, la pandémie n’évolue pas de manière totalement surprenante.

Ce qui fait crise, en revanche, c’est la décision des autorités de nombreux pays, dont la France, de recourir à un confinement général. Jamais nos sociétés n’ont fait l’expérience d’un confinement de l’ensemble d’une population sur une période aussi longue, avec de nombreuses conséquences en chaîne. Il n’existe aucune étude permettant aux décideurs, au moment où ils prennent cette décision, d’anticiper ses conséquences sur la santé (physique et mentale) des populations, les relations au sein des ménages, la prise en charge des personnes dépendantes, isolées ou précaires ; mais également sur l’économie, le travail, la vie des organisations ou l’éducation. Tant individuellement que collectivement, le confinement induit une perte de repères, car la plus grande incertitude règne sur les sujets qui ont trait aussi bien à la vie quotidienne qu’à l’avenir. Et nos gouvernants ne disposent, comme indicateurs, que des taux d’hospitalisation et de mortalité pour guider leurs actions. A cette perte de sens s’ajoute de la confusion dans la gestion de la crise : entre les différentes autorités au sommet de l’Etat, les frontières ne sont pas claires et suscitent des luttes de juridiction. La création de dispositifs ad hoc d’expertise et de coordination, comme le contournement des structures existantes, vient rajouter à la confusion qui règne entre les administrations. Enfin, la situation évolue rapidement et ne cesse de susciter de nouveaux problèmes, tels par exemple la gestion des cadavres, qui témoignent des interdépendances complexes qui caractérisent nos sociétés.

Cette crise était-elle évitable ?

La réponse est non, ne serait-ce que parce que la pandémie est globale. Mais elle aurait pu être atténuée, comme semble le démontrer l’exemple allemand qui a été capable de prendre rapidement des mesures qui ont atténué la propagation du virus.

Comme d’autres crises avant elle, on pense à Katrina, Fukushima ou la canicule de 2003, la situation que nous traversons rappelle que la crise est l’aboutissement de décisions qui ont créé les conditions d’une défaillance généralisée ; conduisant ensuite à des décisions prises dans l’urgence qui amplifient les effets de l’événement déclencheur. Parmi ces décisions, il convient de distinguer celles de long terme (la politique de rigueur budgétaire qui réduit les moyens hospitaliers tout en le maintenant au cœur du dispositif de santé sans y associer clairement les autres professions de santé) ; de moyen terme (la pénurie de matériels de protection) : et de court terme (la difficulté à interpréter les premiers signaux provenant de Chine). C’est pour avoir tardé à reconnaître la gravité de ces signaux (un « risque scélérat » dirait François Dedieu), puis devant la prise de conscience de l’imminence de la « vague », avoir compris que nous manquions des équipements de base pour introduire une réponse graduée, que les autorités ont été conduites dans l’urgence à recourir à une mesure extrême, totalement inédite, ne figurant dans aucun plan ; une mesure dont il s’agit maintenant de documenter le sens et les effets. Autrement dit, ce n’est pas le virus lui-même mais bien les décisions que son arrivée a provoquées qui constituent la crise ; au sens où elles nous projettent dans un univers inédit, dans lequel les structures existantes sont mises à l’épreuve, voire rendues inopérantes, et où il nous faut réinventer de nouvelles formes de gouvernement.

La crise, et celle-ci ne fait pas exception, bouscule nos catégories de pensée. Les sciences sociales devront distinguer ce qui est réellement inédit dans la crise actuelle de ce qui constituent des traits récurrents. Elles devront se pencher sur ce qui émerge de cette crise en termes organisationnels : quelles sont les organisations qui tiennent voire s’adaptent ? qui s’effondrent ? qui sont laissées de côté ? Et dans ces conditions, quelles leçons en tirer sur les processus de coopération et de coordination en temps de paix comme en temps de crise ?

Les sciences sociales auront également un rôle à jouer pour tirer des leçons qui permettront de mieux préparer les crises à venir. Plutôt que de concevoir la crise comme un prolongement du fonctionnement ordinaire dans une situation « dégradée », comme cela a été le cas jusqu’ici dans les plans de préparation, il conviendra de penser des processus organisationnels capables de se recomposer en période de crise, en partant pour cela des exemples très concrets que nous offre la crise actuelle.

Bibliographie

  • Boin, Arjen et Hart, Paul‘T (2007). “The crisis approach”. In : Handbook of disaster research. Springer. p. 42-54.
  • Dedieu, F. (2009). "Alerte et catastrophe : le cas de la tempête de 1999, un risque scélérat." Sociologie du Travail, 51(3): 379-401.
  • Dedieu, François (2013). Une catastrophe ordinaire: la tempête du 27 décembre 1999. Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales.
  • Dobry, M. (2009). Sociologie des crises politiques: La dynamique des mobilisations multisectorielles, Presses de Sciences Po.
  • Gilbert, C. (1992). Le pouvoir en situation extrême: catastrophes et politique, L'Harmattan.
  • Lagadec, P. (1988). États d'urgence: défaillances technologiques et déstabilisation sociale, Éd. du Seuil.
  • Older, M. (2019). Organizing after disaster : the (re)emergence of organization within government after Katrina (2005) and the Touhoku Tsunami (2011). Thèse de sociologie, IEP de Paris. Consulter la thèse en ligne
  • Weick, K. E. (1993). "The collapse of sensemaking in organizations: The Mann Gulch disaster." Administrative science quarterly: 628-652.
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