Prévoir dans le noir - La prévision macroéconomique dans une situation de crise sanitaire

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Par Olivier Pilmis

Article rédigé le 7 avril 2020

La crise actuelle n’est pas seulement sanitaire, elle est également économique : le confinement est un obstacle à certaines pratiques de consommation mais aussi à une part importante de l’activité productive. La situation suscite la comparaison avec les grandes récessions ou dépressions du passé : certains indicateurs rappellent la crise de 2008, d’autres, celle débutée en 1929… Mais de tels parallèles laissent beaucoup de questions en suspens : jusqu’à quels abîmes la crise sanitaire va-t-elle précipiter les économies mondiales, et l’économie française en particulier ? La récession annoncée sera-t-elle de courte durée ou, au contraire, durable ? L’épidémie de Covid-19 inaugure une période de fortes incertitudes qui exige la production de prévisions, qu’elle rend paradoxalement plus ardue.

Prévoir, c’est gouverner

Les prévisions sont, d’abord, rendues nécessaires par les impératifs de l’action, notamment publique. Ainsi, dès les premiers jours de confinement (le 19 mars, sachant que le confinement a débuté, rappelons-le, le 17 mars à midi), le Gouvernement a présenté au Parlement un projet de loi de finances rectificatives (PLFR) pour 2020 débloquant des crédits afin de soutenir l’activité économique, et notamment les entreprises. Comme toute loi de finances, celle-ci repose sur quelques hypothèses concernant l’avenir de la situation macroéconomique. Celles-ci ne forment pas une prédiction de « ce que sera » cet avenir mais constituent une représentation à partir de laquelle il est possible de se coordonner et d’agir : pour reprendre l’expression de J. Beckert (2013), il s’agit là de « fictions » sur lesquelles s’accordent les acteurs économiques.

Dans le cas du PLFR, ces hypothèses sont au nombre de deux : d’abord, que le confinement serait limité à un mois (ajoutant donc d’emblée quinze jours à la durée annoncée) et, ensuite, qu’au terme de ce confinement, les demandes française et étrangère reviendraient rapidement à leur niveau d’avant-crise. Ces hypothèses conduisent le Gouvernement à réviser fortement à la baisse sa prévision de croissance, pour 2020, de +1,3% (fin décembre 2019) à -1,0% (mi-mars 2020). C’est sur la base de ces hypothèses et de cette prévision que s’édifie le projet de lois de finances rectificative. Preuve supplémentaire que la coordination des acteurs repose sur l’adhésion (le terme est sans doute plus adéquat que celui de « croyance ») à cette fiction : ces hypothèses ne sont pas remises en cause, que ce soit à l’Assemblée nationale ou au Sénat, lors des réunions en Commission ou lors des séances « publiques » – alors que certaines des mesures du PLFR font l’objet de débats, même si son adoption est acquise d’emblée (il sera adopté à l’unanimité à l’Assemblée Nationale le 19 mars, et à l’unanimité moins seize abstentions au Sénat).

La mise en œuvre de mesures destinées à juguler les effets dévastateurs, et malgré tout incertains, de la crise sanitaire sur l’économie requiert donc au préalable de dépeindre, ou d’imaginer, le futur possible, sinon probable, de l’économie. En servant de guide, la prévision permet de surmonter, au moins en apparence, une incertitude qui, née de la crise, interdirait autrement toute action.

Lost in recession

Mais, cette même incertitude rend la prévision plus difficile encore. La marque la plus spectaculaire de cette difficulté tient sans doute dans le renoncement, par l’Insee (Institut National de la Statistique et des Études Économiques), à publier la note de conjoncture initialement prévue le 24 mars 2020. Alors qu’en temps normal, à la fin de chaque trimestre, les institutions comme l’Insee produisent des prévisions pour les trimestres à venir, ainsi qu’une estimation de l’évolution des principales variables macroéconomiques pour l’ensemble de l’année civile en cours, la mise en place du confinement, alors que ces prévisions et ces estimations ont déjà été produites, a ruiné l’ensemble du processus : comme l’indique le communiqué de l’INSEE, « le durcissement des consignes sanitaires rend de toutes façons ces estimations caduques ».

L’épidémie de Covid-19 rappelle combien l’activité de prévision met en jeu les temporalités, entre un futur qu’il s’agit de prédire d’une part, et, d’autre part, un passé qu’il s’agit de décrire (Pilmis 2018a). En effet, quelles que soient ses spécifications techniques ou statistiques, la prévision économique repose fondamentalement sur l’extrapolation des tendances récentes et la référence à des événements passés qui servent de point de comparaison et constituent un répertoire de « précédents » au sein duquel puiser. L’éclatement d’une telle crise rappelle évidemment combien est également essentiel le repérage des points de retournement, qui doit permettre d’anticiper les signaux « faibles » mais pertinents, avant-coureurs d’une inflexion des tendances économiques. Il souligne également la difficulté à les inclure dans l’analyse économique, a fortiori quand, à l’instar d’une crise sanitaire, ils renvoient à des chocs exogènes, par définition tenus à l’écart du raisonnement économique (Pilmis 2018b).

Ainsi, il est remarquable qu’un institut comme l’Insee, dans cette situation inédite, se donne pour mission de publier, à intervalle régulier (bimensuel), de « courtes analyses de l’évolution économique », visant à qualifier la conjoncture à l’instant t – ce que les prévisionnistes désignent souvent par le terme de « nowcasting », par contraste avec celui de « forecasting ». Ces estimation doivent permettre d’estimer l’impact macroéconomique de la crise sanitaire : le chiffre de l’activité se situant à « 65% de la normale » a ainsi été largement repris par la presse dans les jours qui ont suivi sa publication (point de conjoncture du 26 mars 2020).

La période des révisions

Les situations de crise (sanitaire, économique, politique, etc.) contribuent à élargir le spectre des futurs possibles, rendant plus périlleuse l’identification de l’un d’entre eux comme « plus probable » que les autres. Le confinement durera-t-il quinze jours comme annoncé initialement ou plusieurs mois ? Une fois celui-ci levé, quelle part de la consommation pourra être aussitôt rattrapée, et quelle part ne le sera jamais ? Les faillites d’entreprise se traduiront-elles par une hausse importante et durable du chômage ? Le calendrier de l’épidémie créera-t-il des décalages entre les pays, conduisant à une contraction de la demande mondiale plus durable que l’épidémie dans chacun des pays correspondant aux principales économies mondiale ? Autant de questions auxquelles le cadre macroéconomique qui sert aux prévisionnistes de référence théorique et méthodologique ne peut apporter de réponse (Fligstein, Brundage & Schultz, 2017), mais qui sont pourtant au cœur de tels exercices de prévision.

Les deux cas évoqués ici mettent en scène cette incertitude. Ainsi, il n’est pas anodin que le directeur général de l’Insee, J.-L. Tavernier, dans son introduction à la note de conjoncture du 26 mars 2020, fasse état de ses réticences à la publier, notamment parce qu’un « statisticien répugne à donner un résultat dont il n'est pas suffisamment assuré. Et c'est peu de dire que ce que nous présentons aujourd'hui est fragile, susceptible d'être révisé ». De même, le Haut Conseil des Finances Publiques stipule, dans son avis du 17 mars 2020, que « le scénario du Gouvernement présenté dans ce [PLFR] repose sur deux hypothèses fortes, celle d’un confinement limité à un mois et celle d’un retour rapide à la normale de la demande française comme étrangère, qui ne sont pas acquis, si bien que la dégradation du cadre macroéconomique pourrait être plus marquée que prévu par le PLFR pour 2020 ». On ne s’étonnera pas, dès lors, que le Ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, lors d’une audition auprès de la Commission des affaires économiques du Sénat, ait drastiquement révisé la prévision de croissance au cœur du PLFR à peine deux semaines après sa promulgation: soulignant que la récession attendue en 2020 ne s’établirait pas à « -1.0% de PIB » mais « vraisemblablement très au-delà de -2.2% », niveau atteint en 2009.

La fragilité des prévisions, reconnue par ceux-là mêmes qui les ont produites, souligne combien il ne s’agit pas, dans cet espace social particulier, de véracité, de « dire quelque chose qui a vocation à être vrai, ou à le devenir », mais de construire un instrument autorisant la coordination entre les acteurs. Mais surtout, elle souligne avec force le paradoxe d’une prévision économique rendue plus nécessaire encore dans les contextes qui lui sont les plus défavorables.

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