L'État a-t-il le monopole de l'inspection ? (suite)

Entretien avec Denis Segrestin
  • Remise d'un rapport d'inspection de D. Assouline à A. Azoulay ©Elisa Haberer/MCCRemise d'un rapport d'inspection de D. Assouline à A. Azoulay ©Elisa Haberer/MCC

 

Denis Segrestin est sociologue, professeur émérite à Sciences Po, membre du Centre de Sociologie des Organisations.

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Au-delà des convergences que vous soulignez entre administrations et entreprises, il faut également rappeler la spécialisation, ou l’ancrage juridictionnel, des inspections, au sein même de l’administration. En quoi cela donne-t-il une place singulière à ces différents corps d’inspection dans l’écologie générale de l’audit des affaires publiques?

Tel qu’il ressort de l’ouvrage, le modèle de l’inspection « à la française » est le plus souvent ajusté au périmètre de compétence de chaque ministère. Il répond à la nécessité où se trouvent les autorités publiques de disposer d’informations sur les conditions selon lesquelles la loi s’applique dans l’espace de leur juridiction, et sur les suites qui sont réservées aux directives qu’elles adressent à leurs services. Pour s’acquitter de leur tâche, les inspecteurs enquêtent « sur le terrain », collectent des informations de première main, sollicitent les personnes chargées de la mise en œuvre des décisions ou celles qui sont confrontées, à ce titre ou à un autre, aux problèmes qu'entraîne leur application. Ce droit de regard ne se limite pas toujours aux services de l’État, comme l’illustre le cas (en fait assez exceptionnel ?) de l’inspection du travail.

Les missions des inspecteurs s’insèrent dans un programme fixé avec leur hiérarchie. Certaines de leurs interventions résultent d’une requête directe du ministre. Toutes les interventions se concluent par un rapport de mission destiné à la tutelle, avec des recommandations. Dans les circonstances favorables, les rapports peuvent devenir des leviers d’action. Les préconisations des rapporteurs alimentent aussi, sans que cela soit toujours formalisé, leur activité « à la base » : l’inspecteur devient un agent d’accompagnement ou de conseil auprès des personnes (ou des instances) auprès desquelles il intervient, voire un médiateur dans les conflits.

Le livre témoigne de l’extrême variété des mandats qui sont confiés aux inspecteurs et des modalités de leurs interventions sur le terrain. Ces disparités tiennent à la fois au périmètre des administrations commanditaires et aux spécificités des champs couverts. La diversité des missions de l’inspection soulève le problème de l’étanchéité de l’institution et interroge sur son devenir dans les décennies futures. La question n’est nullement ignorée dans l’ouvrage, mais elle mériterait une réflexion plus poussée qui replacerait le modèle de l’inspection dans l’écologie d’ensemble des organismes qui participent à l’audit du fonctionnement des administrations et de la conduite des affaires publiques.


La Cour des comptes figure parmi eux, avec les propriétés particulières d’une magistrature supérieure à vocation générale. La montée du management public a par ailleurs contribué à la création de nombre d’agences publiques d’audit et de conseil correspondant plus ou moins au champ d’action des grands ministères. Divers organes rattachés au Premier Ministre remplissent des missions d’évaluation des politiques publiques, à l’instar de France Stratégie. Cette organisation anime elle-même un réseau de Conseils spécialisés. 

Il faut enfin mentionner le rôle des Assemblées constitutionnelles : l’Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil économique, social et environnemental. Selon ses attributions propres, chacune se penche sur l’action publique, l’effectivité de la loi et le fonctionnement des administrations. A cette fin, elles usent d’une méthodologie commune, fondée sur le fonctionnement de commissions permanentes qui, hors des projets de loi en cours d’examen, se saisissent de problèmes d’intérêt public et les étudient en vue de l’élaboration de rapports et de préconisations destinés aux pouvoirs publics.

Ces instances que vous évoquez ont a priori une compétence transverse, qui leur permet de traiter de problèmes publics, qui déborde le cadre administratif ou réglementaire dévolu aux inspections.  Qu’est-ce que cela change aux modalités concrètes de production des rapports ? Qu’en est-il du CESE dont vous avez observé le fonctionnement en tant que personnalité associée à la Section (c’est-à-dire la commission permanente) des activités économiques ?

S’agissant du CESE, nous nous trouvons dans des circonstances particulières puisqu’une loi organique (promulguée le 15 janvier 2021 et applicable le 1er avril) va conduire à une réforme assez profonde de l’institution. D’ailleurs, la composition du Conseil va être resserrée et ne comprendra plus ni personnalité qualifiée ni personnalités associée (la position pour laquelle j’avais été nommé). Le CESE aura des fonctions nouvelles ; il va notamment jouer un rôle totalement nouveau dans l’organisation des consultations publiques. Mais le travail des Sections tel que je l’ai connu va se poursuivre, celles-ci devenant du reste de véritables « commissions permanentes » sur le modèle des commissions parlementaires.

La particularité de ces commissions était (et sera encore) de ne pas être composées d’élus, mais de personnes désignées par les organisations représentatives de la société civile. La Section des activités économiques à laquelle j’ai participé comprenait environ 25 membres, répartis entre les représentants des organisations patronales et syndicales, des associations environnementales, des mouvements mutualiste et coopératif… Elle tenait une réunion par semaine.

©shutterstock/UlyssePixel

Le CESE travaille à la demande du gouvernement ou du Parlement sur les questions qui requièrent, selon les autorités publiques, l’avis et les recommandations des représentants de la société civile. Le CESE peut aussi se saisir de lui-même des questions d’intérêt général qu’il souhaite porter à l’agenda de l’action publique. Au cours de ces dernières années, la section des activités économiques a, par exemple, été saisie des projets de loi sur la transition énergétique (2015), sur la croissance et la transformation des entreprises (2019). Elle s’est saisie du rôle des pôles de compétitivité, des perspectives du stockage de l’électricité.

Le travail collectif repose sur un cycle d’auditions. Sur la proposition du rapporteur, la Section (ou Commission) établit une liste de personnalités qu’il conviendra que la Section entende. Comme dans les commissions du Parlement, l’autorité de convocation se substitue en quelque sorte au droit d’accès au terrain dont dispose un inspecteur. Sont auditionnés des acteurs du monde économique, des personnalités politiques, des hauts fonctionnaires, des chercheurs et experts en tous genres. A ces compétences s’ajoutent les investigations parallèles conduites par le rapporteur.

Ces normes contrastent avec le confinement que s’imposent les inspecteurs attachés à une juridiction particulière. Tandis que les sections du CESE (et les commissions des Assemblées) travaillent en extension, l’inspecteur effectue des « carottages » en profondeur, sans interférence extérieure, à l’appui du droit d’accès que lui confère sa seule autorité juridictionnelle. On pourrait, il est vrai, relativiser la transversalité des pratiques du Conseil, ne serait-ce que parce qu’il lui faut compter avec les frontières entre sections. Il arrive que l’attribution d’un rapport à une section (celle des finances plutôt que celle des activités économiques, par exemple) soit âprement négociée. Ainsi peuvent réapparaitre les découpages ministériels – pas si loin de ceux qui s’appliquent à l’inspection.

A la lumière de ces expériences, comment percevez-vous, pour finir, la place qu’occupe le modèle de l’inspection en France ?

Pour bien apprécier la place – plutôt singulière ? – de l’Inspection en France, il conviendrait, me semble-t-il, de procéder à une mise en perspective historique de portée plus générale. A priori, l’idée de l’inspection renvoie à l’affirmation de l’Etat de droit et, de ce fait, à la nécessité de contrôler l’application de la règle de droit dans tous les champs du système social où elle a vocation à s’inscrire. Mais à la lecture du livre, on acquiert le sentiment qu’au cours des 19e et 20e siècles, cette mission de contrôle n’aurait, dans les faits, trouvé de véritable consécration institutionnelle qu’en raison de son application aux problèmes de régulation propres à l’Etat lui-même, c’est-à-dire au fonctionnement des organisations qui ont peu à peu incarné son développement.

Du moins peut-on faire l’hypothèse que l’imbrication des deux questions (l’effectivité du droit, l’efficacité de l’Etat) est plus manifeste dans les pays caractérisés par une tradition d’Etat fort et dans lesquels le traitement des problèmes publics devient très dépendant de la machinerie bureaucratique. Que dire alors au juste de la place de l’inspection dans la « construction des Etats modernes » ? Peut-on rapporter des modèles d’inspection à des formes nationales de l’Etat ? Au-delà de l’intérêt des comparaisons internationales, l’enjeu serait ici de bien mettre en lumière en quoi les spécificités de la situation française sont particulièrement propices à l’élaboration d’une sociologie de l’inspection.

Propos recueillis par Sylvain Brunier et Olivier Pilmis - 2021

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