Les décisions dans la crise : trois modèles d'interprétation
- 29 October 1962 - Executive Committee of the National Security Council (EXCOMM)
par Patrick Castel
Article rédigé le 19 avril 2020
La crise actuelle du coronavirus montre à un degré extrême à quel point les décisions sont complexes et combien celles-ci sont scrutées, commentées, discutées, critiquées, voire (déjà…) mises en accusation. La situation est certes exceptionnelle, mais elle ne fait qu’amplifier des situations de décision que l’on peut observer en temps normal à condition d’y être attentif. La compréhension des déterminants de la décision n’est pas l’apanage de l’économie, du management ou de la philosophie, elle reste un objet important de la sociologie, de l’histoire et de la science politique.
Parmi les nombreux travaux sur la décision, le livre Essence of decision, écrit par Graham Allison en 1971 et coécrit avec Philip Zelikow dans une version remaniée en 1999, figure parmi les plus influents. Ce livre est découpé en trois parties qui correspondent chacune à un modèle d’analyse des décisions : le modèle de l’acteur rationnel, le modèle organisationnel et le modèle du marchandage politique gouvernemental. Si ces trois modèles éclairaient, pour Allison et Zelikow, la crise des missiles de Cuba en 1962, il me semble qu’ils peuvent aujourd’hui nous aider à formuler de premières hypothèses pour analyser les décisions prises pendant la période de crise que nous traversons, et en particulier celle du confinement.
Des décisions rationnelles ?
La première partie du livre Essence of decision est consacrée au modèle de l’acteur rationnel. Ce modèle est très répandu et encore dominant de nos jours dans des domaines de recherche tels que les relations internationales ou l’économie. Dans sa forme épurée, les dirigeants – assimilés aux pays qu’ils gouvernent – prennent les décisions optimales, en comparant en même temps les coûts et les bénéfices de toutes les options.
C’est selon ce modèle que certains économistes expliquent aujourd’hui les décisions de confinement: les réponses différentes des pays résulteraient d’une évaluation différente du prix de la vie. Si les gouvernants ont semblé comparer différentes options (mesures barrière et immunité collective vs. confinement partiel vs. confinement strict), l’avenir dira si ces options ont été comparées simultanément, de manière synoptique, ou si le processus décisionnel a davantage suivi le modèle de la rationalité limitée de James March et Herbert Simon : certaines options auraient été immédiatement mises de côté, la comparaison étant menée de manière séquentielle et limitée, pour s’arrêter à un critère de satisfaction plutôt que d’optimisation… Selon ce dernier modèle, des solutions initialement écartées peuvent ressurgir en fin de processus pour être choisies. Le confinement, écarté dans un premier temps par le gouvernement, s’est finalement imposé mi-mars.
A minima, c’est une version élargie du modèle de la rationalité qui semble avoir prévalu aujourd’hui, car les décideurs manquaient (et manquent toujours à l’heure actuelle) d’information sur la situation épidémiologique et son évolution et il leur était impossible d’anticiper les conséquences économiques, sociales et sanitaires du confinement. On peut penser que, à l’instar de Kennedy et Khrouchtchev pendant la crise de Cuba, leurs préférences ont évolué sur les objectifs prioritaires à poursuivre, ceci rappelant combien la « valeur » d’une option ou solution n’est pas une donnée stable dans le temps. Pour le cas qui nous occupe, cela paraît évident au sujet de la hiérarchisation entre priorité économique et priorité sanitaire, qui, sans cesse, se transforme.
Des décisions contraintes par les organisations ?
Un deuxième modèle d’Essence of Decision souligne la dépendance des décideurs vis-à-vis des organisations qu’ils sont censés diriger, ce qui se manifeste de plusieurs manières.
D’abord, les organisations traitent les informations qu’elles font remonter aux décideurs sous une forme et selon un timing qui les contraignent fortement. Le rôle des administrations sanitaires dans l’alerte, et sa réception par le gouvernement font partie des questionnements évidents, déjà polémiques, qu’il s’agira dans le futur d’étudier finement et de la manière la plus neutre possible (voir aussi le texte d’Olivier Borraz dans ce dossier).
Ensuite, les organisations pèsent sur le dessin des réponses à la crise. En effet, les décideurs doivent composer avec les solutions que les organisations ont « en stock » et les adapter aux problèmes émergents. Les origines du manque d’anticipation dans la constitution des stocks de produits sanitaires de première nécessité (masques, gels, combinaisons, respirateurs, tests…), qui ont limité l’éventail des réponses possibles, posent ainsi question aujourd’hui. A l’inverse, le confinement s’est imposé comme solution, finalement peu disputée, alors qu’elle n’avait été prévue dans aucun plan et que nous n’avons aucune idée de ses conséquences sanitaires, sociales et économiques. Certains sociologues des organisations soupçonneront peut-être qu’est à l’œuvre un mécanisme d’imitation, classique en situation d’incertitude, selon lequel les solutions adoptées ne le sont pas tant en vertu de leur efficacité prouvée que parce qu’elles l’ont été par d’autres auparavant (ici : par les premiers pays touchés par l’épidémie) ou parce qu’elles ont été préconisées par des professionnels ou institutions expertes (ici : les professionnels et institutions de santé publique). Les données permettront de le vérifier ou de l’infirmer.
Enfin, une fois qu’ils ont décidé d’enclencher des plans de gestion de crise, les décideurs disposent de moins de marges de manoeuvre, car ces plans prévoient des procédures à suivre et parfois difficiles à contourner. Même Kennedy et Khrouchtchev en ont fait l’expérience pendant la mise en oeuvre du blocus maritime. On peut se demander si certaines décisions comme la création du Conseil Scientifique et du Comité analyse recherche et expertise (CARE) auprès du gouvernement et le délai dans l’activation de procédures, telle celle de la cellule interministérielle de crise (CIC), ne répondaient pas précisément à une stratégie du gouvernement pour éviter de se lier les mains à des organisations existantes dans la gestion de la crise.
Quels jeux politiques ?
Avec le troisième modèle, Allison défendait l’idée que, même dans le cas de crises majeures, comme celle de Cuba, les jeux politiques ne disparaissaient pas derrière l’impératif de rationalité face à la gravité ou l’urgence de la situation, mais qu’au contraire ils participaient pleinement à la gestion de la crise. Les décisions mobilisent un ensemble d’acteurs et d’organisations (des ministères, des agences, des agents économiques…) en situation d’interdépendance qui vont défendre leurs points de vue et leurs intérêts à court, moyen et long terme. Dans quelle mesure le maintien des élections municipales s’explique-t-il par un tel schéma, avec l’affrontement entre des enjeux électoraux ou de légitimité politique et des enjeux sanitaires ? Des enquêtes approfondies permettront peut-être d’y répondre.
La crise n’a ainsi pas de nature univoque et fait l’objet de luttes de définition dans lesquelles différents acteurs tentent de lui donner « leur » sens et d’imposer « leurs » solutions. Ainsi, on perçoit qu’un cadrage strictement sanitaire a prévalu dans les premiers jours, ce qui a peut-être contribué à imposer la solution du confinement et à retarder l’activation de la cellule interministérielle de crise. Plus tard, les cadrages économiques et sécuritaires (respect du confinement) et les acteurs qui les portent ont été à nouveau entendus. On se demande par exemple quelle a été la dynamique (sans doute fluctuante) des relations de pouvoir entre le Ministère de la santé et celui de l’intérieur dans les prises de décision liées à la gestion de la crise ? Les Préfets ont peu à peu regagné en capacité d’action : est-ce le signe d’une reprise en main du Ministère de l’intérieur ? Cela s’est-il fait au détriment des agences régionales de santé ? Nul doute enfin que des organisations publiques (par exemple, le ministère de l’éducation nationale) et privées (par exemple, le MEDEF) sont à la manœuvre pour influer sur la date et les modalités du déconfinement.
Les crises sont aussi des opportunités pour certaines organisations ou acteurs, en proposant des solutions, de renégocier à l’avenir des positions plus favorables dans le système institutionnel. On peut penser au Haut Conseil à la Santé Publique qui a produit de nombreux avis et était très actif sur Twitter, par exemple, ou, bien sûr, au réseau politique, scientifique, médiatique et militant autour du Pr. Raoult.
Le livre d’Allison (et sa réédition) a eu un destin étrange, à la fois considéré comme un ouvrage majeur, et très critiqué par les spécialistes de la Guerre froide. A mes yeux, son apport principal reste d’actualité et pertinent par rapport à cette crise : une compréhension des décisions nécessite de sortir d’une vision restrictive du modèle de l’acteur rationnel ou de son corollaire contemporain (telles deux faces d’une même pièce), celui de l’acteur irrationnel, cher aux nouveaux comportementalistes, attentifs aux biais cognitifs de rationalité. Ou pire de celui d’un acteur complotiste. Elle nécessite de reconstruire la complexité des relations entre les acteurs et organisations préexistantes et la dynamique contingente d’évolution de ces relations au gré du déroulement de la crise.
Des enquêtes empiriques fines permettront de voir quels modèles de la décision, parmi les trois identifiés dans Essence of decision, ont prévalu pendant la crise du Covid19 et comment ces trois modèles se sont éventuellement combinés; elles permettront aussi peut-être de faire évoluer le cadre général proposé par Allison et Zelikow. De surcroît, tout comme Allison et ses collègues se sont servis de la crise des missiles de Cuba pour penser la formation des décideurs au sein de la John F. Kennedy School of Government, la crise du Covid19 devra aider à repenser la formation des décideurs dans les universités et les grandes écoles.
Pour aller plus loin
- Allison G. T., Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little, Brown and Company, 1971.
- Allison G. T., Zelikow P. D., Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, 2nd ed., New York, Longman, 1999.
- Friedberg E., « Comment lire les décisions ? », Cultures & Conflits [En ligne], 36 | hiver 1999 - printemps 2000, mis en ligne le 20 mars 2006, consulté le 16 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/conflits/312