"Les décideurs politiques devraient adopter une attitude scientifique"

Olivier Borraz et Henri Bergeron

La crise du Covid-19 révèle la difficulté des décideurs à appréhender des problèmes complexes : pour les sociologues, Olivier Borraz et Henri Bergeron, le réflexe qui consiste à créer de nouvelles organisations en réponse à l’incertitude a fait la preuve de son inefficacité. Selon eux, les dirigeants devraient, face aux défis de la crise sanitaire en cours, devraient comprendre ce qu'est une démarche scientifique plutôt que d’attendre de la science une vérité absolue. Entretien.

Qu’est-ce que la crise du COVID nous a appris sur nos décideurs ?

La crise du Covid-19 a révélé la difficulté qu’ont les dirigeants, qu’ils soient du secteur public ou privé, à appréhender des problèmes complexes – l’économiste et sociologue américain Herbert Simon aurait dit « mal structurés » – marqués par d’importantes incertitudes. Cela s’est traduit par un recours à la science, notamment dans les premières semaines de la crise : on en attendait toutes les réponses, y compris aux questions qui dépassaient clairement son champ de compétences ou les données disponibles. Cela a également conduit à une incapacité à argumenter la décision de confiner autrement qu’en renvoyant à la “science” le 12 mars ; tandis que la décision de déconfiner à partir du 11 mai est, quant à elle, qualifiée de "politique". Mais ces justifications n’explicitent pas les motifs des choix, les raisonnements qui les sous-tendent, ni les conséquences que l’on en attend. 

Plus généralement, cette crise a souligné le degré d’impréparation de ces dirigeants face à des situations radicalement nouvelles - alors même que celles-ci sont appelées à se multiplier dans les années à venir. Elle a enfin mis en exergue un réflexe technocratique qui consiste, devant un phénomène qui échappe aux catégories d’entendement et d’action, et au lieu de s’appuyer sur l’existant, à créer de nouvelles organisations : comme si cela allait automatiquement conduire à mettre du sens et de l’ordre dans une situation déjà passablement confuse. 

Henri Bergeron et Olivier Borraz

Henri Bergeron et Olivier Borraz

Une des difficultés auxquelles font face les décideurs, c'est l’incertitude. Peut-on composer avec l'incertitude ou doit-on chercher à la réduire, voire à l'annuler ?

L’incertitude est en effet au cœur de la gestion d’une crise comme celle du Covid-19. En l’espèce, elle concerne le virus lui-même, dont on découvre tous les jours les propriétés. Mais l’incertitude caractérise plus encore le confinement généralisé de la population et ses conséquences. 

Les scientifiques savent identifier et caractériser l’incertitude dans leurs travaux, mais il leur est plus difficile de la mesurer ou de la qualifier, ne serait-ce que pour établir le degré de confiance qu’ils placent dans leurs prévisions. Ils sont donc conduits à produire un jugement d’expert, qui en dernière instance constitue une “probabilité subjective” pour reprendre le langage des économistes, autrement dit rien de plus qu’un avis éclairé mais qui n’est étayé par aucune connaissance solide.

En situation de crise, c’est alors au décideur qu’il appartient d’évaluer ces incertitudes, en les mettant en balance avec d’autres enjeux également essentiels (tenant par exemple aux conséquences de la décision d’agir ou de ne pas agir). Le scientifique doit présenter les limites de sa connaissance mais c’est au politique, sur la base de son expérience et de son intuition, comme l’avait écrit Keynes dans ses écrits sur le risque et l’incertitude, d’en tirer les conclusions. 

Dans une tribune sur AOC, vous avez appelé à davantage familiariser les décideurs avec la démarche scientifique. Pourquoi serait-ce nécessaire, alors que les décideurs peuvent s'entourer d'experts, comme par exemple au sein du Conseil scientifique ? 

C’est une question de méthode. D’une part, les décideurs ne peuvent pas se réfugier derrière une parole scientifique dont ils ne comprennent pas la logique. Il ne s’agit pas d’en faire des experts scientifiques; mais il faut les familiariser à la démarche scientifique et surtout avec les différences qui peuvent exister entre disciplines. Il faut comprendre, à la fois comment médecins, modélisateurs, épidémiologistes, … parviennent à leurs conclusions, à partir de quelles données, sur la base de quel raisonnement, avec quels outils ; mais également pourquoi il peut leur arriver de ne pas aboutir aux mêmes conclusions. 

D’autre part, il faut que ces décideurs, face à une situation nouvelle, aient comme premier réflexe, non pas d’attendre de la science une vérité absolue, mais d’adopter une attitude interrogative : suivant le degré d’urgence, en allant chercher des données, en s’adressant à différents experts scientifiques, en menant des expérimentations, en faisant varier les regards disciplinaires sur une même problématique. Bref, qu’ils aient face à ces problèmes mal structurés la même attitude que le scientifique devant une anomalie dans ses résultats. 

Vous valorisez, dans la démarche scientifique, le doute plutôt que les certitudes. Mais peut-on être un dirigeant si l’on pratique le doute systématique ? Décider, n’est-ce pas arrêter de douter ?

Oui, bien sûr. Mais en situation de crise, il convient d’abord de s’assurer de la robustesse de la parole scientifique et d’évaluer la part d’incertitude qui demeure : d’où l’importance de la mise en doute. Cela peut conduire, par exemple, à chercher des points de vue divergents. Et lorsque la décision engage des conséquences considérables, comme lorsqu’on confine la totalité d’une population, de confronter les points de vue académiques mais également profanes. Évidemment, l’urgence de la situation peut limiter le temps disponible pour un tel exercice. Mais la mise en doute est une source de confiance entre experts et décideurs.

A côté de cette “démarche scientifique”, il vous semble aussi nécessaire d’accorder une plus grande place aux savoirs de différentes disciplines. Qu’est-ce que la sociologie des organisations peut, en particulier, apporter aux décideurs ? 

La crise du Covid-19 est, à maints égards, une crise organisationnelle. Nos dirigeants ont éprouvé une très grande difficulté à travailler avec toutes les organisations qui avaient été mises en place depuis une quinzaine d’années pour leur fournir des expertises dans le domaine sanitaire et les aider à gérer les crises. Cela les a conduit à créer de nouvelles organisations, qui en s’ajoutant aux premières n’ont fait qu’accroître les problèmes de circulation d’information, de coordination et de décision aux sommets de l’État. On pense notamment à la confusion qui a régné tout au long de la crise autour de l’organisation et du rôle de la Cellule interministérielle de crise ; jusqu’à son changement récent de nom en Centre interministériel de crise. On a également observé une très faible prise en compte des remontées du terrain ; et à l’inverse des décisions top-down qui, plus encore qu’en temps ordinaire, ne tenaient absolument pas compte des conditions de mise en œuvre. On a assisté à la coexistence exceptionnelle de décisions de nature très jacobines et régaliennes (comme celle d’un confinement généralisé, homogène et synchrone pour tout le territoire) et d’actions locales, souvent menées en dehors, voire en violation, des plans, procédures et consignes existantes. Localement enfin, une “guerre des urgences” a opposé les différents services en charge de la crise (préfectures, ARS, services d’incendie et de secours, services hospitaliers, collectivités territoriales, etc.). Les nombreuses tensions sur le terrain autour des masques en sont le meilleur exemple. 

Cette situation témoigne selon nous d’une réelle difficulté pour les dirigeants de penser leurs organisations autrement que comme des instruments que l’on active afin d’obtenir le résultat attendu. Avec pour conséquence, lorsque ce résultat n’est pas atteint, que l’on réforme ou crée une nouvelle organisation. Tout cela parce que ces cadres, durant leur formation, n’ont jamais été exposés à la nécessité, lorsqu’on veut conduire un projet de changement ou lorsqu’il s’agit de gérer une crise, d’investir dans une démarche de connaissance qui prend acte de la complexité des systèmes humains, de la difficulté à les faire évoluer, des raisons pour lesquelles les différents acteurs agissent comme ils le font et des effets produits à l’échelle collective. On leur apprend le leadership et les principes du management, mais on ne leur enseigne pas à faire preuve de modestie dans l’action et de savoir écouter. Or, faute d’une telle posture, les décisions prises, outre qu’elles demeurent souvent inefficaces, courent le risque d'aggraver la situation - ce qui en l'occurrence a été le cas. Dans un autre article publié au début de la crise, nous concluions ainsi que “cette crise sans précédent est aussi celle de l’inorganisation : formidable paradoxe d’une société sur-organisée, c'est-à-dire saturée d’organisations de toutes sortes, mais qui rencontre tant de difficultés à organiser ces organisations, c'est-à-dire à organiser leur coopération.” La sociologie des organisations offre pourtant de nombreuses clefs pour, non seulement comprendre ce paradoxe, mais plus encore le résoudre. 

Propos recueillis par Anna Egea

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