La reconnaissance du Covid 19 comme maladie professionnelle : les héros ont-ils des droits ?

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Par Sylvain Brunier, Jean-Noël Jouzel et Jérôme Pélisse

Article rédigé le 15 avril 2020

Un mois après le début du confinement, le rituel collectif est aujourd’hui bien établi : tous les soirs, à 20 heures, des millions de personnes, en France comme à l’étranger, se postent à leur fenêtre pour faire ensemble du bruit, qui en applaudissant, qui en convertissant des ustensiles de cuisine en instruments de percussion. Ce rituel traduit le sentiment de dette que beaucoup de confinés nourrissent envers les salariés qui continuent de se rendre au travail pour y remplir des fonctions vitales pour nos sociétés : le personnel soignant au premier rang, mais aussi les caissiers et les caissières de grandes surfaces, les livreurs, chauffeurs ou agents d’entretien des communes. En période pandémique, la poursuite de ces activités suppose que ces catégories de travailleurs acceptent de prendre le risque d’une contamination à laquelle le reste de la population est théoriquement soustrait. Cette dette engage la collectivité nationale. La prise en charge de ce risque professionnel devient dès lors un objet de préoccupation de plus en plus important pour les pouvoirs publics. Après avoir déclaré, le 22 mars, que les soignants contractent souvent le virus en dehors du cadre de leur travail, Olivier Véran, ministre de la Santé, a convenu le lendemain lors d’une conférence de presse que « pour tous les soignants qui tombent malades, le coronavirus sera reconnu comme maladie professionnelle ». Ces prises de position contradictoires renvoient à une difficulté inhérente à la reconnaissance des maladies professionnelles : comment, en effet, s’assurer du lien entre travail et maladie, et justifier ainsi du droit à une indemnisation ?

Faire une exception à la règle ?

La loi du 25 octobre 1919 qui a, pour la première fois, inscrit dans le droit la notion de maladie professionnelle, a résolu cette question en étendant, pour leur indemnisation, un principe juridique instauré vingt-et-un ans plus tôt pour la réparation des accidents du travail : celui de la présomption d’imputabilité, qui exonère les salariés d’avoir à faire la preuve que d’autres facteurs de risque ne sont pas en jeu dans la dégradation de leur état de santé. C’est à ce principe qu’à son tour le ministre de l’Intérieur s’est référé le 9 avril en annonçant que les policiers ayant « assuré des missions en contact avec le public durant l’urgence sanitaire » pourraient bénéficier d’une indemnisation dans le cas où ils tomberaient malades, le lien entre la maladie et leur service devant alors être « présumé ». Mais, une telle indemnisation automatique des contaminations par le Covid 19 n’est pas sans poser une série de questions, qui renvoient aux ambiguïtés structurelles attachées à la notion même de « maladie professionnelle » depuis un peu plus d’un siècle.

La construction juridique de cette notion est, en effet, le fruit d’un compromis politique entre syndicats de salariés, employeurs, services de l’Etat et de la protection sociale. Si le principe de présomption d’imputabilité apparaît protecteur pour les salariés, il a été assorti dès le départ d’une série de conditions qui en limitent considérablement la portée. Or l’application au Covid 19 de ces conditions limitatives pose question, dans un contexte de crise où les autorités, comme les employeurs, sont quotidiennement accusés de mettre en péril l’intégrité physique des travailleurs des établissements de santé ou de la grande distribution en ne leur donnant pas les moyens d’une protection efficace face au risque de contamination. Faudrait-il, par exemple, créer un tableau spécifique établissant les conditions de durée, de délai, et de tâches ou d’exposition auxquels les salariés malades du Covid doivent avoir été soumis pour que ces atteintes à la santé soient reconnues automatiquement comme maladie professionnelle ? Serait-il pertinent de restreindre l’indemnisation aux seules séquelles irréversibles des contaminations résultant dans une « incapacité partielle de travail » ? Peut-on envisager une indemnisation qui ne corresponde qu’à une fraction du préjudice subi, comme le prévoit l’indemnisation forfaitaire figurant dans la loi ? Serait-il juste d'exclure de la reconnaissance comme « maladie professionnelle » les personnels non salariés, travailleurs libéraux du secteur de la santé ou livreurs auto-entrepreneurs comme c’est le cas pour les autres maladies professionnelles ? De telles limitations apparaîtraient politiquement coûteuses. Pour cette raison, des syndicats et des associations militant dans le champ de la santé au travail appellent de leurs vœux la création d’un fonds ad hoc, affranchi des règles et limites en vigueur pour les autres maladies professionnelles.

Réparer ce qui peut/doit l’être

Ces questions ne sont pas sans rappeler celles qui ont émergé, voici vingt ans, au sujet d’un autre problème de santé au travail qui a déjà mis au grand jour les lacunes de l’action publique en matière de prévention des risques professionnels : la crise de l’amiante. A la fin des années 1990, une série de procès civils contre des employeurs, et la reconnaissance, dans de nombreux cas, de la « faute inexcusable » de ces derniers, a permis aux travailleurs d’obtenir une majoration de la rente compensatrice. Pour faire face à ce scandale d’Etat et limiter la multiplication des procédures, les pouvoirs publics ont créé en 2001 un Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva). Ce fonds a introduit une série d’exceptions instaurant un régime de reconnaissance automatique plus favorable, en particulier la réparation intégrale de lésions n’entraînant pas nécessairement d’incapacité permanente partielle.

Si un fonds d’indemnisation des maladies professionnelles induites par le Covid 19 voyait le jour, en réponse là aussi à des plaintes qui se multiplient du côté de salariés et de syndicats, il constituerait une nouvelle exception aux règles juridiques encadrant la reconnaissance des maladies professionnelles. Si elles facilitent l’indemnisation des victimes, de telles exceptions ne sont pas sans poser question, à leur tour. Réfléchir à un statut dérogatoire qui accorderait des droits sans restriction aux travailleurs exposés au Covid 19 pourrait induire un mécanisme guère plus satisfaisant, faisant de la reconnaissance en maladie professionnelle une médaille octroyée à des « héros » plutôt qu’un droit qui devrait être accessible à tous les travailleurs souffrant de pathologies imputables à leur activité professionnelle. Ces revendications peuvent toutefois aussi ouvrir une fenêtre d’opportunité pour initier des recherches et une réflexion générale sur la sous-reconnaissance massive des maladies professionnelles, et les moyens concrets de rendre moins injuste la prise en charge collective des risques du métier, très inégalement répartis parmi la population active, y compris hors période de crise sanitaire et de confinement.

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