Jean-Noël Jouzel au sujet des récentes affaires sur les pesticides et leurs effets sur la santé

« Le cas du glyphosate met en évidence les divergences d’interprétations des données épidémiologiques entre institutions sanitaires »

Jean-Noël Jouzel a travaillé sur les pesticides et la reconnaissance de leurs effets sur la santé des agriculteurs et de leurs riverains. Il revient sur certaines des actualités récentes autour des pesticides et du glyphosate.

Il y a presque deux ans naissait l'affaire des Monsanto papers, qui montrait la manipulation et la dissimulation de données scientifiques en vue d'orienter les décisions publiques aux Etats-Unis. Quelles ont été les conséquences de cette affaire ?

La révélation par la justice californienne des Monsanto papers a eu des effets politiques non négligeables. Elle a considérablement alimenté la médiatisation des problèmes de santé liés aux pesticides, et en particulier ceux qui atteignent la main d’œuvre agricole, qui reste de loin la plus exposée à ces produits. En France, cet intérêt médiatique est notamment incarné par la récurrence de ce thème dans les émissions télévisées d’Elise Lucet ou les articles de Stéphane Foucart et Stéphane Horel dans Le Monde. Les Monsanto papers ont permis de documenter, au-delà des spéculations, les pratiques que déploient les industriels de la phytopharmacie pour influencer la manière dont les risques de leurs produits sont évalués par les institutions sanitaires. La récente affaire du "fichage", en France, de 200 personnalités actives sur le sujet du glyphosate en est une autre illustration.

Cette affaire a également des conséquences institutionnelles : en exposant la fragilité des administrations en charge de l’évaluation des risques face aux industriels, elle a légitimé les revendications des mouvements sociaux exigeant une refonte des procédures d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Depuis quelques mois, les institutions communautaires, Parlement européen et Cour de justice européenne en tête, ont en particulier entamé une réflexion sur la transparence de cette procédure. Le Parlement européen a imposé l’ouverture, à partir de 2020, des données soumises par les industriels aux agences d’évaluation des risques pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché de leurs produits, sur la base d’un arrêt de la Cour de justice estimant que ces données ne peuvent être couvertes par le secret commercial. Cette évolution constitue une avancée importante, parce qu’elle va permettre aux mouvements sociaux qui contestent les modalités de l’évaluation des risques des pesticides d’accéder à l’ensemble des données disponibles, dont la plupart étaient jusqu’à présent confinées entre industries et agences.

On parle beaucoup du glyphosate. Pourquoi ce produit phytosanitaire est-il plus exposé médiatiquement que les autres ?

La notoriété du glyphosate tient sans doute d’abord à son succès commercial. Il est l’herbicide le plus vendu dans le monde, et de loin, avec des centaines de milliers de tonnes épandues chaque année sur la planète.
Ces chiffres de vente ne sont pas effet sur la production de connaissances, en particulier épidémiologiques. Souvent, les épidémiologistes qui enquêtent sur les liens entre pesticides et santé se heurtent à un écueil : la variété des produits utilisés au fil du temps rend très difficile l’établissement de corrélations précises entre l’exposition à un produit, en particulier, et des effets de santé. La plupart des études épidémiologiques mettent seulement en évidence la sur-incidence de certaines pathologies chroniques (maladie de Parkinson, hémopathies malignes, cancers de la prostate) parmi les travailleurs agricoles exposés aux pesticides en général, voire, dans le meilleur des cas, à des familles chimiques de produits (les organochlorés, les organophosphorés, les carbamates…). Quand elles descendent au niveau de substances particulières, leurs données perdent en puissance statistique.

En raison de la fréquence de son utilisation, le glyphosate fait partie des quelques substances pour lesquelles des données de santé existent, même si elles sont, par construction, fragiles. Du coup, le cas du glyphosate met en évidence les divergences d’interprétations des données épidémiologiques entre institutions sanitaires. Pour le Centre international de recherche sur le cancer, qui a classé en 2015 le glyphosate comme un cancérogène probable, ces données constituent un élément de preuve « limité » mais significatif. Pour les agences d’évaluation des risques des pesticides comme la European food safety authority, elles sont en revanche trop fragiles pour garantir que le lien entre le glyphosate et les cancers ne soit pas le fruit d’un hasard statistique.

Ces divergences entre agences constituent le nœud de la controverse et la raison de l’intérêt qu’elle suscite auprès du grand public. Mais il faut bien comprendre que cela ne signifie en rien que le glyphosate soit la plus préoccupante des substances actives actuellement sur le marché en termes d’effets de santé.

L’affaire Paul François est-elle aussi liée au glyphosate ?

Paul François vient de gagner son second procès en appel contre Monsanto, reconnu responsable de son intoxication survenue en 2004 après qu’il a accidentellement inhalé des vapeurs de Lasso, un des produits de la firme, qui ne contient pas de glyphosate mais un composant neurotoxique, le monochlorobenzène. Cette sanction montre que le droit constitue un terrain essentiel des luttes autour du contrôle des nuisances induites par les pesticides, quelques mois après la victoire judiciaire, contre la même entreprise, de Dewayne Johnson, un jardinier professionnel californien atteint d’un lymphome non hodgkinien. Et dernier exemple en date : la condamnation du groupe Bayer (récent propriétaire de Monsanto) à verser 2 milliards de dollars aux époux Pilliod, atteints d'un même lymphome.

Faut-il s’attendre à une multiplication des affaires de ce type ?

Le droit a ses limites, notamment en France, où seule une minorité d’agriculteurs peuvent être en mesure d’emboîter le pas de Paul François. La victoire de ce dernier est en effet liée aux conditions très particulières de son intoxication, accidentelle, ponctuelle et massive. Pour la plupart des travailleurs agricoles, l’exposition aux pesticides est chronique et multiple, et il leur est impossible de mettre en cause un produit précis, et donc un fabricant précis, lorsqu’ils sont atteint d’une pathologie.

Cette situation constitue le point de départ d’une réflexion portée par les agriculteurs victimes des pesticides sur la création d’un fonds d’indemnisation spécifique limitant la charge de la preuve pour les requérants. Un projet de loi a été rédigé en ce sens voici trois ans par la sénatrice PS Nicole Bonnefoy, qui proposait la création d’un fonds de ce type avec le soutien du ministre de l’Agriculture à l’époque, Stéphane Le Foll. Depuis cette date, la vote de ce fonds à l’Assemblée a été plusieurs fois ajourné.

Au-delà de ces péripéties politiques, un fonds de ce type pose un certain nombre de problèmes, et j’en relèverai deux. En premier lieu, le projet prend pour base de la reconnaissance les deux tableaux de maladies professionnelles existants au régime agricole de la Sécurité sociale sur le lien entre pesticides et santé des travailleurs agricoles : un tableau concernant la maladie de Parkinson et un autre pour les hémopathies malignes. Or, ces tableaux, qui fixent les conditions administratives de la reconnaissance des maladies professionnelles, sont le produit de négociations entre organisations d’exploitants, syndicats de salariés, Mutualité sociale agricole et ministère de l’Agriculture. Les négociations ont conduit à limiter grandement la portée de ces tableaux par rapport aux propositions initiales des experts scientifiques vers lesquels le ministère s’est tourné pour les rédiger. La création d’un fonds d’indemnisation adossé à ces tableaux ne garantirait donc pas que toutes les pathologies induites par les pesticides parmi la main d’œuvre agricole soient bien couvertes. Deuxièmement, le projet de fonds prévoit une indemnisation des riverains des parcelles agricoles exposés aux pesticides. Or on sait encore peu de choses des niveaux d’exposition de ces riverains, ce qui pose la question du périmètre que doit couvrir le fonds, et de la manière dont seront définies les populations qui pourront y recourir.

Entretien réalisé le 17 mai 2019

Retour en haut de page