Intellectuel·les dans la crise
Par Emilie Biland-Curinier
Article rédigé le 1er avril 2020
A l’heure où la moitié de l’humanité vit confinée, où un virus encore peu connu bouleverse le quotidien de chacun et de chacune, que peuvent et que font celles et ceux qui se consacrent à la pensée ?
A la fois globale et totale, cette pandémie conduit à une rupture d’intelligibilité majeure. Au début du 20e siècle, face à « l’état de confusion mentale » qu’il identifiait déjà, le sociologue Emile Durkheim estimait que les intellectuels sont « faits pour aider [leurs] contemporains à se reconnaître dans leurs idées et dans leurs sentiments ». Un siècle plus tard, la gravité de la crise donne une actualité nouvelle à cette exhortation. Comprendre comment on en est arrivé là ; penser ce moment incertain ; envisager comment en sortir et quelles bifurcations engager : l’urgence du moment est aussi celle de la pensée.
Les sciences biomédicales au premier plan : portée et limites de l’expertise
Le Président de la République l’affirme haut et fort depuis la mi-mars : il faut « écouter celles et ceux qui savent ». Vus des sommets de l’Etat, ceux-ci sont avant tout des scientifiques spécialisés en biologie et en médecine, dont l’apport repose sur l’expertise, le conseil aux gouvernants. La grande majorité des membres des deux comités attachés à l’exécutif (« scientifique » et « analyse, recherche et expertise ») relèvent de ces disciplines. Ce faisant, la figure de l’intellectuel scientifique, née à la fin du 19e siècle dans le sillage de Louis Pasteur et de Charles Richet, revient sur le devant de la scène.
Cette prééminence paraît aussi évidente que légitime. Ces scientifiques ont été à l’origine de l’alerte : la revue américaine Science a publié son premier article sur le Covid-19 le 3 janvier 2020, quatre jours après que le bureau chinois de l’Organisation mondiale de la santé a rapporté un cas de pneumonie inexpliqué dans la ville de Wuhan. Ils et elles sont aujourd’hui aux premières loges des recherches sur les traitements et la vaccination.
Cependant, plusieurs questions se posent sur leur sélection et leur influence. Pourquoi ne pas s’être appuyé sur les structures préexistantes d’expertise dans le domaine de la santé ? Les potentiels conflits d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique ont-ils été vérifiés ? La place des soignant·es, en première ligne face aux malades, est-elle suffisante ? Les controverses récentes sur la chloroquine, le dépistage ou les masques rendent visibles les tensions structurant le champ biomédical tout autant que ses relations avec le champ du pouvoir. La pandémie est appréhendée différemment selon que prime la logique du soin ou celle de la recherche. Mais quand ces deux perspectives convergent, elles sont prises dans un étau financier et opérationnel qui limite la portée des recommandations émanant des spécialistes.
Allons plus loin : cette priorité donnée aux expert·es est bien tardive. Le traitement de l’urgence pâtit des choix faits en moyenne période, qu’il s’agisse du mode de financement de l’hôpital public, de l’abandon du dispositif anti-pandémique issu de la grippe aviaire, ou de la priorité donnée aux financements de court terme plutôt qu’aux programmes de recherche de longue durée. Dans les années précédant la crise, les scientifiques n’ont guère été écoutés. Aujourd’hui, en limitant l’expertise scientifique au domaine sanitaire, l’exécutif se laisse les coudées franches pour les décisions non strictement sanitaires, et pourtant majeures, à commencer par l’état d’urgence sanitaire, qui concentre les pouvoirs entre les mains de l’administration.
Humanités et sciences sociales : marginales pour le pouvoir, essentielles pour la société
Dans les deux comités officiels, seules une anthropologue et un sociologue représentent les sciences sociales. En laissant en marge de l’expertise de nombreux champs du savoir, le pouvoir politique restreint sa compréhension de la crise, et affaiblit sa prise en charge. Des programmes associant sciences du vivant et sciences sociales, voire philosophie, sont pourtant actifs depuis plusieurs années. Des réseaux pluridisciplinaires dédiés au Covid-19 se sont rapidement mis en place, qui ont permis de traiter d’enjeux transversaux au cœur de la crise (tels que le genre et la modélisation).
Quand l’Insee publicise les décès enregistrés à l’état civil, on réalise à quel point l’indicateur officiel, fondé sur la mortalité hospitalière, sous-estime la surmortalité. Humanités et sciences sociales rendent ainsi visibles ce qu’occulte l’appréhension purement sanitaire de la crise. Depuis vingt ans, plusieurs sociologues ont étudié la prise en charge, familiale et professionnelle, des personnes âgées dépendantes. Aujourd’hui, leurs travaux permettent d’anticiper les effets de l’interdiction des visites, voire du confinement individuel, dans les EHPAD : justifié par le péril viral, cet isolement social pourrait bien coûter la vie à nombre de ces personnes, les privant de liens sociaux essentiels. Les spécialistes des inégalités soulignent de leur côté que les destins sociaux divergent encore davantage du fait du confinement : la plupart des cadres télétravaillent et sont en mesure d’accompagner la scolarité de leurs enfants, tandis que beaucoup d’employé·es et d’ouvrier·es continuent de sortir pour travailler et manquent de ressources pour faire « l’école à la maison ».
C’est le propre des sciences sociales que d’inscrire les expériences concrètes dans des temporalités plus longues et dans des processus sociaux plus larges : précarisation du travail ; dématérialisation des activités et des relations ; Etat de droit et démocratie ; globalisation et solidarité internationale ; justice fiscale ; transition écologique, et bien d’autres. Ces savoirs aident à jauger ce que l’événement a d’inédit et ce qu’il révèle de structurel. Le confinement nous met face à l’inconnu, mais cet épisode n’arrive pas par hasard : il s’inscrit dans une longue série de crises. Sans être réductible à ces précédents, il n’est pas totalement unique. A cette forme historique d’intelligibilité s’ajoute celle centrée sur le moment présent : sur les cinq continents, dans les résidences secondaires comme en Seine-Saint-Denis, nous sommes toutes et tous confrontés au péril viral, mais nos vies confinées sont profondément hétérogènes, révélatrices des divisons qui structurent nos sociétés. A partir de cette double analyse, du passé et du contemporain, il faudra bientôt penser le monde d’après : à l’aune des carences révélées voire amplifiées par la crise, quels lendemains voulons-nous bâtir ? Les intellectuel·les contribueront utilement à un tel projet en travaillant avec celles et ceux qui sont directement exposés au péril viral et aux limites de la gestion de crise.
Pour aller plus loin
- Christophe Charle, Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, 2 volumes, Seuil, 2016.
- Corinne Delmas, Sociologie politique de l’expertise, La Découverte, 2011.
- Emile Durkheim, Sociologie politique. Une anthologie, PUF, 2020.