Faire avec ce qu'on a : le rapport aux objets domestiques par temps de confinement
- Sciences Po
Par Julie Madon
Article rédigé le 12 juin 2020
Avec la crise du COVID-19, une partie de la population française a été confrontée à une assignation à domicile à temps plein. Le confinement a retravaillé le rapport au chez soi. À travers cela, la consommation d’objets domestiques, dans son sens élargi incluant les achats mais aussi les usages et les pratiques de conservation et d’élimination, a pu connaître des transformations. Les individus se sont retrouvés face à leurs objets quotidiens, avec peu de possibilités de s’en procurer de nouveaux. Qu’est-ce que cette expérience implique sur le rapport que l’on a avec ses objets sur le temps long ?
Nous allons tenter de donner quelques pistes d’analyse sur cette question, en nous concentrant sur une population particulière : des individus qui ont déjà cherché, au moins une fois, à prolonger la durée de vie d’un de leurs objets. Ces consommateurs, interrogés à l'occasion d'une thèse en cours depuis 2018, ont pu fréquenter des ateliers de réparation bénévole, adhérer à une association de lutte contre l'obsolescence programmée, être membres d'un groupe Facebook proposant d'éviter les achats neufs, et simplement se poser la question, au quotidien, de faire durer leurs objets — dans ce dernier cas, ils ont été recrutés sur recommandation par des interviewés (méthode de la « boule de neige »), ou en faisant appel au réseau personnel. Durant le confinement, nous avons poursuivi des échanges par mail, téléphone et visioconférence, complétés par une récolte de sources écrites sur le web.
Vers une amplification de tendances à la dé-consommation déjà présentes ?
La consommation d’objets neufs ou d’occasion a été fortement ralentie par le confinement. On note, du côté des achats neufs, la fermeture des magasins et le ralentissement des livraisons à domicile ; du côté du marché de l’occasion, l’annulation des évènements habituels permettant l’achat ou le don (brocantes, gratiferias…) ainsi que le ralentissement des transactions entre particuliers via Internet (Vinted ou Le Bon Coin ont par exemple encouragé la réservation de commandes qui seraient envoyées après la fin du confinement).
Le confinement a amplifié des pratiques de dé-consommation, en germe pour certains des interviewés, déjà présentes chez d’autres. Il a signé, pour la plupart, l’arrêt quasi-total des achats habituels. Les plus décroissants d’entre eux soulignent que le confinement n’a rien changé à leurs pratiques de consommation : ils ont tout simplement continué à ne pas acheter d’objets. Pour d’autres, qui cherchent à limiter leur consommation plutôt qu’à l’éviter totalement, le confinement n’a pas été synonyme d’une ruée vers les achats en ligne. Certains, habitués aux magasins ayant pignon sur rue, ont expérimenté occasionnellement les achats par Internet, comme cette retraitée qui s’est commandé les « chaussures du confinement » ; pour d’autres, les achats en ligne ont été bannis, par souci d’épargner les livreurs. Ce ralentissement de la consommation montre que les individus ont fait un nouvel arbitrage, plus strict, entre ce qu’ils considèrent comme essentiel et superflu. La satisfaction des besoins par la consommation a ainsi été remise en question.
Le confinement a donc été un accélérateur de ces pratiques de limitation de la consommation. Pour les personnes enquêtées, il intervient comme la confirmation, voire la légitimation du chemin qu’elles ont commencé à prendre : la dé-consommation leur confère une forme d’autonomie qu’elles ont pu mettre en avant durant cette période. On peut donc s’attendre à ce que cette expérience les renforce dans leur état d’esprit. Mais est-ce que, pour le reste de la population, le test de la dé-consommation forcée n’aura pas un effet inverse ? Comme le suggèrent Anstett à propos de la chute de l’URSS ou Amossé et Cartier sur les franges médianes des classes populaires, face à une limitation contrainte, les individus peuvent émettre le vœu d’accéder à une consommation plus importante privilégiant des « nouveaux » besoins sociaux (voiture, vêtements de marque…). D’où le potentiel effet-rebond de la consommation observé par les médias, qui ont signalé l’affluence dans les magasins de prêt-à-porter lors de leur réouverture.
Comment le réinvestissement de son intérieur conduit à prolonger l’usage de certains objets
Pour les individus interviewés, le confinement est une expérience inédite qui apporte une réflexivité accrue sur le quotidien. Avec le recentrement involontaire sur la sphère domestique, beaucoup se sont investis dans leur intérieur. Ils portent un regard nouveau sur leur domicile, notamment sur la façon de l’optimiser, de le réarranger. L’impossibilité d’acheter facilement amène aussi à davantage réinvestir l’existant. Le temps passé chez soi est l'occasion de redécouvrir certains objets, en lien avec les activités nouvelles expérimentées durant cette période : par exemple, les haltères achetées il y a quelques années avec la résolution de faire du sport, étrennées seulement maintenant...
Selon que la situation libère ou non du temps, des travaux de réparation, bricolage ou couture ont été abandonnés ou entrepris.
Pour des familles qui ont à gérer des enfants habituellement scolarisés, ces projets sont remis à plus tard. Pour d’autres, le temps libéré du travail permet d'entreprendre des projets envisagés depuis longtemps. Le confinement a aussi encouragé l’autoproduction. Mentionnons les fameux masques, confectionnés par des enquêtées familières avec la couture, et d’autres qui se sont initiés à cette pratique à ce moment-là. Le désir d’autosuffisance a donc pu entraîner l’apprentissage de pratiques de production à domicile et la redécouverte de compétences manuelles habituellement moins présentes dans le quotidien. De même, des petites réparations sont tentées pour prolonger l’usage des objets, faute de pouvoir joindre des réparateurs professionnels ou associatifs.
Avec la limitation de la consommation, une partie au moins des Français a remis en question des pratiques d’achat autrement routinisées et instituées. La conservation, l’usage, la redécouverte des objets déjà présents dans le logement a pris une importance accrue. Ces premiers constats posent la question classique mais passionnante de l’ampleur de l’effet d’un tel évènement sur les modes de vie : quelle en sera la durée, quelle en sera l’ampleur, mais aussi, comment d’autres manières d’expérimenter la crise peuvent avoir d’autres effets sur la consommation ? Quid des caissières, soignants…, sommés de travailler en présentiel, qui n’ont pas expérimenté cette présence accrue à domicile ? Quid des artisans, intermittents…, dont l’abaissement des revenus a pu avoir un impact sur les postes de dépense ? Cela ouvre un champ de recherche sur les conséquences biographiques à long terme d’un tel évènement. D’un point de vue plus quantitatif, les sciences sociales n’ont pas attendu pour s’intéresser aux liens entre confinement et consommation. Des instituts comme le Crédoc ou des chercheurs comme l'anthropologue Fanny Parise mènent actuellement des études sur le sujet, qui devraient permettre de tirer quelques analyses sur les transformations de la consommation à l’échelle de la population française dans son ensemble, et pas seulement à celle des consommateurs sensibles aux enjeux de durabilité.
Bibliographie
- Anstett E. et Ortar N. (2015), La deuxième vie des objets : recyclage et récupération dans les sociétés contemporaines, Paris, Editions Petra (Matière à recycler), 201 p.
- Amossé T. et Cartier M. (2019), « “Si je travaille, c’est pas pour acheter du premier prix !”. Modes de consommation des classes populaires depuis leurs ménages stabilisés », Sociétés contemporaines, vol.114, n°2, p. 89‑122.