Entretien avec Tonya Tartour sur la situation des soins psychiatriques

"Les pratiques de contrainte physique (contention, isolement et médication) dépendent aussi largement d'aspects organisationnels divers."

Tonya Tartour fait une thèse au CSO sur la psychiatrie. Elle s’intéresse aux réformes récentes de l'institution psychiatrique et notamment à l'encadrement du travail des psychiatres. Alors que les mouvements sociaux et les faits divers attirent l’attention des médias, elle revient sur ce que son travail d’enquête lui a appris.

Vous avez récemment publié un chapitre d'ouvrage sur les décisions d’hospitalisation sans consentement dans un service d’urgences. S'agit-il du principal mode d'entrée à l'hôpital ?

Les urgences générales et psychiatriques sont en effet un mode d’entrée privilégié en hôpital psychiatrique, car les hospitalisations servent surtout à prendre en charge des crises psychiques ou des décompensations fortes (i.e. dégradation de l’état psychique souvent soudaine).

Mais ce n’est pas le seul. Les structures ambulatoires et notamment les Centres Médico-Psychologiques (CMP) sont en relation constante avec les unités d’hospitalisation (les médecins partagent leur temps entre l’intra- et l’extrahospitalier) et des hospitalisations sont parfois organisées à partir des CMP, en cas de crise, ou plus rarement pour réajuster ou modifier un traitement.

Qu'est-ce qui oriente une décision d'admission à l'hôpital psychiatrique ? Dans quels cas se passe-t-on du consentement du patient ?

J’ai mené une enquête sur les décisions d’admissions sans consentement dans un service d’urgences psychiatriques en 2015. Ces hospitalisations représentent près d’un quart des hospitalisations en psychiatrie : 85 000 personnes en 2015 (voir l’étude de Coldefy et Fernandes, 2017) et ce chiffre est en constante augmentation.

J’ai cherché à comprendre les critères de décision des médecins. Au terme de l’enquête, j’ai conclu que les psychiatres aux urgences initient souvent des hospitalisations sans consentement par précaution. D’abord, j’ai observé que l’état clinique de la personne n’était qu’un critère parmi d’autres : le premier facteur est d’avoir déjà été hospitalisé sans son consentement. Les psychiatres ont peu de temps pour effectuer l’évaluation clinique (la plupart du temps, l’entretien dure moins de quinze minutes) et s’appuient souvent sur les antécédents psychiatriques du patient pour prendre leur décision. Enfin ce qui est déterminant c’est que les urgences n’ont pas à « assumer » cette décision puisque c’est le secteur d’hospitalisation vers lequel le patient est orienté qui signe la décision de maintien. C’est d’ailleurs le principe de la loi de conditionner les hospitalisations à au moins deux avis médicaux.

La psychiatrie a récemment fait l’actualité à l’occasion d’un fait divers…

En effet, à la suite de l’incendie meurtrier perpétré par une femme suivie en psychiatrie. La presse a fait les gros titres sur le nombre élevé de séjours en psychiatrie de l’incendiaire présumée. C’est pourtant tout à fait fréquent d’effectuer de multiples séjours d’hospitalisations : cela s’appelle l’hospitalisation séquentielle, elle vise à la réinsertion sociale du patient avec une vie au domicile, entrecoupée de périodes à l’hôpital.

La surmédiatisation de ces affaires participe à une certaine prudence chez les psychiatres, qu’ils savent exagérée parfois. Le risque de judiciarisation, mais aussi le mépris social (et médiatique) qui s’abat sur la profession dans ces situations conduisent les psychiatres à hospitaliser plus de personnes sous contraintes et à utiliser, malgré des difficultés organisationnelles, le suivi ambulatoire obligatoire (programme de soins) introduit par la réforme du 5 juillet 2011 qui étend les pratiques de contrainte légale à l’extérieur du cadre hospitalier.

A l’occasion de ce fait divers, on a aussi parlé des moyens.

Oui, les professionnels ont profité de ce funeste fait divers pour faire entendre une parole déjà ancienne sur le manque de lits à l’hôpital et sur les faibles moyens dont ils disposent pour garantir un suivi efficace à l’extérieur. En effet, si les hospitalisations coûtent cher, les parcours en ambulatoire réclament aussi des ressources importantes pour garder le lien avec le patient. De plus, si la vie en dehors de l’hôpital est un objectif et une réalité pour la très grande majorité des patients, il n’en demeure pas moins nécessaire, selon les professionnels, d’avoir la possibilité de les réintégrer à l’hôpital dans certains cas, ce qui suppose de disposer de lits inoccupés.

Cet écart entre les besoins cliniques et la pratique quotidienne met les équipes dans des situations professionnelles et morales très inconfortables. Leur mal-être se fait entendre de manière croissante depuis le printemps 2018 avec des mouvements sociaux portés par les soignants des établissements spécialisés. Au-delà de la faiblesse des moyens alloués à la psychiatrie, ce sont les conditions de travail qu’ils qualifient d’intolérables. La rhétorique n’est pas seulement basée sur leur expérience de travail, mais surtout sur ce que cela implique sur leurs pratiques de soins. Des recherches montrent, en effet, que les pratiques de contrainte physique (contention, isolement et médication) dépendent aussi largement d'aspects organisationnels divers (voir la thèse de Delphine Moreau, Contraindre pour soigner soutenue en 2015).

La ministre de la santé, Agnès Buzyn, a fait des annonces importantes ces derniers mois. Elle a promis d’accorder environ 150 millions d’euros supplémentaires à la psychiatrie (voir cet article). Elle a aussi annoncé une réévaluation à la hausse du budget des hôpitaux dans les prochaines années grâce à un nouvel outil de financement (voir par exemple cet article). Dans le cadre de ma thèse je m'intéresse à cet enjeu du mode de financement, et je montre que ces effets d'annonce sont récurrents – on parle d'une réforme à venir depuis le début des années 1990 – alors que les ajustements autour du système général de la dotation globale annuelle sont extrêmement marginaux et éminemment locaux.

La formation des médecins est en cours de réforme. Y a-t-il un enjeu pour la psychiatrie ?

La psychiatrie publique, hospitalière et extrahospitalière, se dirige vers une crise démographique redoutée depuis de longues années. On estime que près de la moitié des médecins psychiatres partiront à la retraite dans les dix prochaines années alors que cette spécialité fait toujours figure de bonne dernière dans les choix au concours de l’internat. On évoque aujourd’hui la possibilité de rendre obligatoire un semestre d’internat en psychiatrie pour les internes choisissant la médecine générale. Cela aurait l’avantage de fournir un contingent important de médecins, mais représenterait aussi une main d’œuvre « peu qualifiée » pour ce qui est toujours, par ailleurs, une spécialité médicale.

Pourtant, en France, la proportion de médecins psychiatres par habitant est plus élevée que dans la plupart des autres pays d'Europe et qu'aux Etats-Unis. Mais leur activité médicale est plus diversifiée que dans d’autres pays, et peu de leurs prérogatives peuvent être déléguées à d’autres professions. Aux Etats-Unis, contrairement à la France, peu de psychiatres font de la psychothérapie. Pour l’essentiel, ils jouent un rôle de « treatment manager », c’est-à-dire qu’ils prescrivent les médicaments au cours d’entretiens très courts, alors que le suivi est délégué à d’autres professionnels, souvent des infirmiers, des psychologues ou des travailleurs sociaux.

Entretien réalisé le 6 mars 2019

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