Entretien avec Pierre François sur l’annonce d’Alstom de fermer son site de Belfort

Le 7 septembre 2016, Alstom annonçait son intention de fermer son site de production de Belfort. Cette annonce a suscité l’émotion car 400 emplois sont menacés, alors que le groupe affiche par ailleurs de bons résultats. C’est le rôle de l’Etat, actionnaire d’Alstom et principal client français (SNCF et RATP) qui est en question.

Pierre François travaille avec Claire Lemercier sur la transformation des entreprises et les modes d’administration des grands groupes. Il nous aide à comprendre ce qui se joue dans ce dossier.

Quelle est la place d'Alstom dans le paysage industriel français ?

L’histoire d’Alstom, qui remonte au moins à la fin des années 1920, est extrêmement mouvementée. Pour faire simple, l’entreprise était jusqu’à l’an dernier partagée entre des activités énergétiques (par exemple la maintenance des centrales nucléaires) et ce qui historiquement constitue le cœur de son activité, la construction de matériel de transport, et en particulier de matériel ferroviaire.

Au gré des recompositions de son portefeuille d’activité, Alstom a régulièrement appelé l’Etat à la rescousse d’une activité très fortement cyclique et de choix stratégiques parfois hasardeux. Au milieu des années 2000, l’Etat vole une première fois au secours de l’entreprise qu’il avait privatisée quelques années plus tôt. Lors de la vente à General Electric (GE), l’Etat prend le contrôle de 20% du capital d’Alstom et dispose aujourd’hui de deux sièges au conseil d’administration. Comme l’Etat contrôle par ailleurs la SNCF, qui est en France le principal client d’Alstom, il peut peser sur la marche de l’entreprise directement, comme son principal actionnaire, et indirectement, en contrôlant un important client de l’entreprise.

Après la vente à GE, Alstom va très bien : l’entreprise a considérablement réduit son endettement, elle a enregistré de très nombreuses commandes (en Inde et aux Etats-Unis notamment) qui, toutefois, ne profitent pas aux sites de productions français puisqu’elles prévoient que la production soit réalisée sur le territoire des pays commanditaires. C’est dans ce contexte qu’intervient la décision de redistribuer la production entre les différents sites et de fermer celui de Belfort.

L'Etat est actionnaire l'Alstom. Quel est le poids des actionnaires dans des décisions de fermeture de site ou de délocalisation ?

Dans ce type de décision, les actionnaires peuvent peser directement ou indirectement. Directement, lorsqu’ils participent à la prise de décision : c’est le cas, en particulier, lorsqu’ils siègent au conseil d’administration et qu’ils contribuent à orienter la stratégie de l’équipe dirigeante, ou lorsqu’ils rencontrent ces dirigeants lors des réunions bilatérales qui se tiennent très régulièrement entre le président ou les directeurs financiers et les principaux actionnaires. Mais ils peuvent aussi peser indirectement. En effet, délocaliser ou fermer des sites permet de réduire les coûts, donc d’augmenter les marges et l’argent disponible pour rémunérer les actionnaires. Dès lors, soit de manière explicite, soit de manière plus sourde, les actionnaires peuvent être au principe de ces décisions qui sont censées servir leurs intérêts.

L'Etat est-il un actionnaire comme les autres ou a-t-il des pouvoirs particuliers ?

Pour avoir des pouvoirs particuliers, l’Etat devrait commencer par apprendre à être un actionnaire comme les autres : apprendre, par exemple, à peser sur la marche d’une entreprise sans y détenir la majorité du capital, apprendre à infléchir les décisions d’un conseil sans y contrôler nécessairement tous les sièges – toutes choses que Vincent Bolloré, parmi d’autres, sait très bien faire. L’Etat pourrait alors jouir de pouvoirs particuliers, comme celui d’imposer aux entreprises qu’il soutient des objectifs – en termes d’emploi par exemple – qui ne seraient pas nécessairement ceux qu’elles poursuivraient si elles étaient possédées par des fonds d’investissement.

Qu'est-ce qui différencie le fonctionnement d'une entreprise comme Alstom, dont l'Etat est actionnaire, d'une entreprise nationalisée ?

Entre 1945 et la fin des années 1980, le contrôle que l’Etat exerçait sur les entreprises nationalisées passait par une intégration très étroite entre l’appareil administratif et les entreprises qu’il contrôlait. La tutelle exercée sur ces entreprises était très étroite, les décisions stratégiques se prenaient dans les ministères plutôt que dans les entreprises, les dirigeants étaient issus des rangs de l’administration dont ils étaient, en quelque sorte, des relais.

Ce que montrent Scott Viallet-Thevenin et Hadrien Coutant (doctorants au CSO) dans leur thèse qu’ils consacrent, respectivement, au secteur de l’énergie et à celui de l’armement, c’est que cette forme de relation a vécu. L’Etat n’exerce pas la tutelle d’Alstom, les décisions sur sa stratégie ne sont pas prises au ministère de l’Industrie, mais dans les conseils de l’entreprise. Simplement, l’Etat siège dans ces conseils, il est le premier actionnaire d’Alstom, il a donc son mot à dire – et bien plus : si le principal actionnaire d’Alstom était un fonds d’investissement et que son CEO adoptait une stratégie diamétralement opposée aux consignes qui lui sont données, il serait renvoyé sur le champ. Selon les règles de « bonne gouvernance » qu’aiment citer les acteurs du capitalisme financiarisé, le mandataire doit se conformer aux instructions de son mandant. S’il ne le fait pas, il prend la porte.

Avec Claire Lemercier, vous travaillez sur les conseils d'administration. Quel est leur rôle dans ce type de dossier ?

On s’est longtemps plu à décrire le rôle des conseils comme celui d’une chambre d’enregistrement : l’équipe dirigeante définissait la stratégie et la faisait valider par le conseil. Il est assez difficile de savoir si cette description était pertinente pour décrire le rôle des conseils dans les années 1980, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le conseil d’Alstom, par exemple, s’est réuni onze fois en 2015 : on ne réunit pas des dirigeants aussi fréquemment pour qu’ils valident simplement ce que d’autres ont décidé. Les conseils d’administration sont réunis dans de vraies séances de travail. Les dossiers, en particulier s’ils sont sensibles, leur sont nécessairement présentés – sinon, c’est un casus belli, qui peut coûter très cher au président. La fermeture de Belfort (et des autres sites français d’Alstom) a d’ailleurs été explicitement évoquée dans la presse à de nombreuses reprises par les dirigeants de l’entreprise. Il est donc impossible que le sujet n’ait pas été évoqué en conseil – et si, par extraordinaire, les dirigeants d’Alstom avaient choisi de ne pas en parler, le rôle des administrateurs était évidemment de les interpeler sur le sujet.

Entretien réalisé le 28 septembre 2016

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