Entretien avec Patrick Castel sur les politiques publiques de lutte contre le cancer

"Si la mise sur l’agenda d’un problème public est passionnante, les conditions de son maintien le sont tout autant, car celui-ci n’est jamais acquis."

Patrick Castel, chercheur au CSO, travaille autour de trois perspectives : la sociologie de l’action organisée, la sociologie de la médecine et des professions et la sociologie des sciences. Il a co-dirigé, avec Pierre-André Juven et Audrey Vézian, un ouvrage intitulé Les politiques de lutte contre le cancer en France.

A l'occasion de la journée mondiale de lutte contre le cancer, le 4 février, il revient sur les politiques publiques conduites en France en matière de recherche et de lutte contre le cancer.

Comment se portent les politiques publiques de lutte contre le cancer en France ?

Depuis 2000 et le plan Gillot-Kouchner, l’Etat français a consenti de nombreux efforts pour structurer la lutte contre le cancer. A partir de 2003, l’investissement public s’est amplifié, avec trois « Plans cancer » successifs, le premier ayant été lancé par Jacques Chirac dans le cadre de ses « trois grands chantiers ». L’action la plus emblématique a été la création de l’Institut National du Cancer (INCa) en 2005, chargé de coordonner les différentes parties prenantes de la lutte contre le cancer : recherche, soins, prévention, aspects sociaux… Cet organisme est exceptionnel dans le paysage français. Il n’y a pas l’équivalent pour les maladies cardiovasculaires par exemple.

Ce qui frappe aussi, quand on regarde cette quinzaine d’années, c’est à quel point le paysage s’est complexifié, avec la création de nombreuses organisations, à l’intérieur ou l’extérieur des organisations existantes : réseaux, cancéropôles, sites de recherche intégrée sur le cancer, centres labellisés de phase précoce, plateformes génomiques, etc. Et toutes ces structures ont pour mission de coordonner différents pans de la lutte contre le cancer (et doivent apprendre à se coordonner entre elles) !
Néanmoins, et c’est étonnant, malgré toute cette « infrastructure » organisationnelle, et bien que l’actuelle ministre de la Santé ait présidé l’INCa par le passé, il n’est pas encore certain qu’un quatrième plan cancer voie le jour. Ceci inquiète de nombreux professionnels du secteur, au point que deux ex-dirigeants de l’INCa, Dominique Maraninchi et Fabien Calvo, ont publiquement tiré la sonnette d’alarme il y a déjà un an (dans ce rapport). En vain pour le moment.

Quelle que soit l’issue, c’est un beau sujet d’étude de décision publique, à l’instar des travaux d’Audrey Vézian sur la décision de création de l’INCa (voir son article « Les limites de la rationalisation managériale. Le cas de la transformation organisationnelle de la recherche sur le cancer en France »). Si la mise sur l’agenda d’un problème public est passionnante, les conditions de son maintien le sont tout autant, car celui-ci n’est jamais acquis.

Quelles sont les évolutions en matière de recherche et d'innovation sur le cancer ?

On a beaucoup parlé, ces dernières années, de médecine personnalisée, ou de médecine de précision. Certains jugent que ses promesses sont exagérées au regard des résultats thérapeutiques effectivement obtenus, mais ces innovations renvoient à des avancées en matière de compréhension des cancers visant à mieux caractériser les tumeurs et à mieux choisir les traitements.

Face à ces nouvelles approches, les politiques publiques en France ont poursuivi un double objectif : favoriser l’accès à l’innovation aux patients et se positionner dans la compétition internationale, dans ses dimensions économiques et scientifiques.

La recherche dans ce domaine implique la collaboration de nombreuses spécialités et disciplines, ainsi que de nombreuses institutions, dépassant parfois les frontières nationales. Ce mouvement passe par des innovations organisationnelles, des frictions et des conflits entre professionnels et entre institutions. Ce sont ces processus que j’étudie avec Henri Bergeron, Pascale Bourret (SESSTIM) et Alberto Cambrosio (McGill).

L’autre redoutable défi concerne le financement de ces innovations et des médicaments que l’on autorise. Des associations et des médecins ont ainsi pris la parole l’an dernier (dans cette contribution), s’inquiétant du prix de ces nouveaux médicaments et des risques en matière d’égalité d’accès aux traitements et d’équilibre de notre système de santé.

Vous venez d’évoquer la question de l’égalité d’accès aux traitements et aux innovations. Qu’en est-il des inégalités face au cancer ?

Avec Daniel Benamouzig, Henri Bergeron et d’autres collègues, nous avions publié en 2016, dans The Lancet, un article sur les caractéristiques et les défis du système de santé français. Nous pointions que, malgré son caractère redistributif, notre système n’empêchait pas de profondes inégalités de santé. Et le cancer ne fait pas exception : selon les caractéristiques socioéconomiques et selon les territoires, les inégalités sont très marquées.

Ce constat est désormais largement partagé, ce qui n’a pas toujours été le cas. La réduction de ces inégalités a été même affichée comme l’objectif du 3e plan cancer. Hélas, les politiques publiques réellement menées n’ont pas permis d’atteindre cet objectif. Ce manque d’ambition va de pair avec une méconnaissance du phénomène (voir ce rapport) : de quelles inégalités parle-t-on ? à quelles étapes de la trajectoire des individus face au cancer ? Réciproquement, l’invocation des inégalités de santé, de manière parfois vague et se focalisant sur les comportements des usagers, ne détourne-t-elle pas l’attention d’autres problèmes liés aux pratiques des soignants et administratifs ? Lucile Hervouët a étudié cette question dans le cas du dépistage colorectal dans le livre que j’ai dirigé avec Pierre-André Juven et Audrey Vézian.

Quel est l’objet de cet ouvrage ?

Dans Les politiques de lutte contre le cancer en France, nous avons réuni les contributions d’une dizaine de sociologues et politistes qui ont travaillé sur certaines dimensions des politiques du cancer. Plusieurs chapitres sont consacrés au développement de la médecine de précision. Y sont aussi abordées l’organisation territoriale du soin et du dépistage, ainsi que l’action des associations de patients et des industriels. Ces travaux permettent de poser un regard original sur les politiques du cancer par rapport aux évaluations institutionnelles et aux rapports officiels.

L’un des apports de la sociologie, me semble-t-il, est de décrire finement les différences et les désaccords entre les acteurs du secteur, mais aussi leurs alliances et les modes de coopération. Ces éléments sont cruciaux pour accompagner l’action publique et, plus largement, l’action collective, car ils remettent au cœur de l’analyse la dimension politique (dont les relations de pouvoir) de cette action. Ils appellent à se méfier des solutions uniquement techniques ou « rationnelles » qui prétendent régler ces différences. Pour revenir au cas du dépistage du cancer colorectal, contrairement aux attentes, le changement de test, présumé plus facile à faire accepter, n’a pas fondamentalement changé le taux, toujours décevant, de participation à ce dépistage.

Alors que l’attrait pour les big data et de l’intelligence artificielle risque, dans le domaine de la lutte contre le cancer, de renforcer le tropisme technique et rationaliste de l'action publique, la sociologie offre un contrepoint potentiellement salutaire (voir aussi Le biais comportementaliste). Nous aurons l’occasion d’en débattre avec des acteurs-clés de la cancérologie, le 21 février, lors du petit-déjeuner organisé au CSO, pour la sortie de ce livre.

Entretien réalisé le 29 janvier 2019

Retour en haut de page