Entretien avec Mike Power, Professeur à London School of Economics

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ENTRETIEN AVEC MICHAEL POWER

 

Michael Power est Professor of Accounting at London School of Economics

presentation en 2 lignes

 

 

 

Le livre met en évidence une forme de coexistence, au moins en France, entre les services d'inspection et les différents services d'audit et de conseil, tant publics que privés. Il montre comment les inspecteurs parviennent à maintenir leur légitimité malgré les critiques récurrentes auxquelles ils sont confrontés. Quels parallèles pouvez-vous établir avec le cas britannique ? Les services d'inspection ont-ils gardé un certain nombre de domaines dans leur juridiction malgré l'essor des modalités d'audit et de conseil au cours des 30 dernières années ?

A la lecture de l’ouvrage, j’ai eu l’impression que tout se passait comme si les inspecteurs avaient mieux réussi à préserver leur juridiction en France qu’au Royaume-Uni, où leurs assises, en tant qu’agences étatiques indépendantes, sont plus fragiles. La différence peut également être culturelle. Même si les stéréotypes peuvent être dangereux, le Royaume-Uni constitue un environnement propice à l’épanouissement des auditeurs généralistes et où les experts spécialistes d’un secteur sont considérés comme suspects, au moins peut-être jusqu’à la pandémie. Mon sentiment est qu’il y a en France un plus grand respect pour l’expertise et les connaissances techniques propres à un secteur, ce qui confère à un inspecteur davantage d’autorité et de sécurité culturelle pour agir de manière critique. Ceci dit, il serait dangereux de généraliser. Au Royaume-Uni, certains secteurs sont fiers de leur tradition d’autonomie. L’inspection des prisons de Sa Majesté (Her Majesty’s Inspectorate, HMI, of prisons) en est un exemple, sans doute parce que sa jurisdiction et ses missions sont clairement définies. Cependant, quand certains secteurs, comme les soins médicaux, sont l’objet d’inspections et d’audit multiples, la “dérive juridictionnelle” et la confusion sont évidentes.

L’ouvrage suggère qu’avec le new public management, il y a une tentation de rapprocher les modalités de l’inspection de formes de contrôle rencontrées dans le secteur privé, parmi lesquelles on compte les formes d’audit, que vous avez étudiée. Est-ce à dire que la légitimité de l’inspection repose désormais sur l’adoption de pratiques et d’instruments empruntées à l’audit ? 

Au Royaume-Uni, les traditions d’inspection des usines, des écoles et des prisons se fondent sur l’observation compétente des conditions de travail dans les ateliers, de l’enseignement en classe, des cellules de prison et des maisons d’arrêt. Cette épistémologie observationnelle de l’inspection était largement détachée de la mesure des performances ou des systèmes. Les checklists n’étaient pas des fins en soi, mais des aides pour l’observation des inspecteurs. Ce travail nécessitait une expertise spécifique de haut niveau et de l’expérience, et donc beaucoup d’inspecteurs étaient d’anciens praticiens du secteur. C’était à la fois une barrière à l’entrée pour les généralistes et l’assurance de la crédibilité des inspecteurs auprès de ceux qu’ils inspectaient. Cette faible distance entre les inspecteurs et les inspectés est un point qui marque une différence importante avec l’audit. Dès lors, les inspecteurs se situent à l’intérieur du champ, et, à leurs yeux, donner des conseils aux inspectés en vue d’une amélioration ne constituent pas une situation de conflit d’intérêt puisque ce ne sont pas les inspectés qui les paient. Cependant, en tant que système d’observation attentive aux aspects du travail en usine, de l’enseignement et des prisons les plus proches de l’expérience, l’inspection et la complexité de ses intentions ne correspondent pas aux intentions réformatrices de ce que l’on appelle la “nouvelle gestion publique” (new public management, NPM). Alors qu’en principe, l’inspection pourrait être critique des organisations et du gouvernement, et pourrait attirer l’attention sur leurs défaillances au nom des travailleurs, des enfants ou des détenus, le NPM s’est davantage concentré sur l’efficacité des organisations, perçue comme une fin en soi. Et ce souci s’est ouvert aux généralistes qui pouvaient gérer et auditer “à distance” de la réalité vécue des organisations.

Dès lors, dans les conditions du NPM, inspections et audits ne font pas bon ménage. L’inspection n’est pas principalement centrée sur l’efficacité, mais sur la qualité du service rendu et les conditions dans lesquelles il est rendu. Les inspecteurs sont plus soucieux du contexte, ils exercent des jugements aguerris et leurs rapports ne sont ni réducteurs, ni simplificateurs – tout l’inverse des auditeurs. Cependant, les deux pratiques se chevauchent inévitablement dans le cadre du concept englobant de “l’audit d’optimisation des ressources” (value for money, VFM). Les inspecteurs comme les auditeurs sont tous partie prenante de l’évaluation de “l’efficacité” du service, même s’ils l’envisagent de manière différente. L'optimisation des ressources a été au principe d’une convergence de l’audit et l’inspection, et a conduit à l’affaiblissement de l’épistémologie spécifique de l’inspection. La philosophie opérationnelle d’inspecteurs comme ceux de l’Ofsted (Office for Standards in Education, Children's Services and Skills) est alors devenue plus managériale. Leur “habitus”, pour parler comme Pierre Bourdieu, se modifie à mesure que leurs méthodes convergent avec celles de l’audit.

Parmi les points que l’ouvrage met en avant, il y a notamment la gestion de la distance entre inspecteur, donneur d’ordre et inspecté, mais aussi la capacité des inspecteurs à « entrer » dans les organisations qu’ils inspectent. Il nous semblait que ces deux éléments pouvaient peut-être permettre d’interpréter les différences entre audit interne et audit externe. Dans quelle mesure est-ce le cas ?

C’est une question très importante mais je ne suis pas certain de la réponse. La « distance » est souvent associée à l’idée d’une indépendance formelle ou légale des organisations inspectées ou auditées. Mais cette indépendance est multi-dimensionnelle. Les auditeurs externes sont payés directement par les organisations qu’ils auditent, contrairement aux inspecteurs. Cela rend les inspecteurs plus distants économiquement, plus indépendants des inspectés. Dans The Audit Society, j’ai aussi défendu l’idée que l’indépendance et la distance pouvaient s’envisager d’un point épistémologique, c’est-à-dire en ne les envisageant pas seulement comme un état d’esprit indépendant à l’échelle individuelle (comme on le fait généralement) mais en tant qu’elles impliquent que l’inspection mobilise un corpus indépendant de savoirs, ancrés dans la science et le droit. Ici la distinction entre inspecteurs et auditeurs est moins claire empiriquement. Il est probable que les inspections soient plus solides en termes de connaissances spécifiques à un champ, par comparaison à des auditeurs dont les connaissances sont plus abstraites. Pour cette raison, les inspecteurs sont généralement cantonnés à un champ tandis que les auditeurs sont en principe plus mobiles.

De plus, les inspecteurs comme les auditeurs dépendent largement, d’un point de vue opérationnel, de la coopération des audités ou des inspectés. Cependant, certaines inspections disposent aussi du pouvoir d’organiser des « visites surprises », ce qui leur confère encore une autre forme de distance par rapport à l’organisation inspectée, ainsi qu’une capacité assez unique d’entrée dans l’organisation dans un bref délai, qu’elles partagent avec la police. Bien entendu, la question empirique est de savoir quels inspecteurs disposent d’un tel pouvoir, s’ils l’utilisent et comment ils l’utilisent.

On peut, en première instance, cartographier les inspecteurs, dans leurs rapports avec les auditeurs, du point de vue de ces deux dimensions – la capacité à entrer dans l’organisation et leur distance par rapport à elle.

Évidemment, cette matrice est une simplification mais elle souligne les contrastes entre un inspecteur et les auditeurs internes aussi bien qu’externes. Un inspecteur a un haut niveau d’affinité avec l’organisation inspectée du point de vue des connaissances, mais il a une aussi une grande indépendance structurelle et morale vis-à-vis d’elle. Un auditeur externe, d’une manière sans doute très surprenante, dans la case faible/faible par rapport à un inspecteur parce que son indépendance n’est que structurelle, ou formelle, et qu’il ne peut entrer dans l’organisation qu’avec son autorisation et en planifiant ses visites.

Un résultat intéressant, quoique simple, de cette analyse répond à votre question sur la manière d’interpréter la différence entre auditeur interne et externe. Traditionnellement, la distinction insiste sur l’indépendance de l’auditeur externe, mais la différence de nature entre les deux peut ne pas être si importante de ce point de vue. Le propre de l’auditeur interne tient à ce qu’il est un insider. Il est clair qu’il faudrait réfléchir davantage à ces questions, mais il est utile de signaler que les différences entre inspecteurs et auditeurs (internes et externes) sont multi-dimensionnelles.

Vous vous intéressez notamment à la dimension routinisée de la gestion de crise. Il nous semble qu’un paradoxe de l’inspection est que chaque crise conduit à la remettre en cause publiquement (puisque la crise a eu lieu). Toutefois, chaque crise est l’occasion pour les pouvoirs publics de lancer des inspections pour en rendre compte. Ce paradoxe n’est-il pas propre à tout dispositif de gestion de crise ? Qu’en est-il dans le cadre de la crise actuelle du Covid-19 ?

Oui, les inspecteurs sont dans la même position que n’importe quelle agence de "régulation des risques”. On peut noter que la pression en faveur d’approches fondées sur les risques, dans le cas de l’inspection comme de l’audit, est une source de convergence entre ces deux formes de pratique. Au premier chef, elles peuvent s'intéresser à des risques différents, mais leurs méthodologiques vont être de plus en plus proches, suivant les modèles généraux de gestion des risques. On sait par ailleurs que le caractère routinier et la prévisibilité du travail d’inspection et d’audit peut être un risque en soi. L’aléa et la non-prévisibilité d’autres formes d’inspection (“les visites surprise”) peut être une stratégie efficace des inspecteurs pour contrôler la qualité du service et éviter ce type de risques.

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Dans un article récent avec des collègues (Hardy et al., 2020), je défends l’idée qu’il y a un “cycle du risque” caractérisé par trois modalités temporelles d’organisation du risqué: anticipée et préventive, en temps réel et réactive, retrospective et forensique [traduit par “post-mortem”]. Ces modalités temporelles ne forment pas nécessairement une pure séquence et elles peuvent se chevaucher, e.g. les enquêtes rétrospectives peuvent débuter alors que les risques cristallisés sont encore en train d’être gérés. Les inspecteurs se trouvent principalement dans la partie anticipée du cycle, se livrant à un travail de routine sur les risques et cherchant à intervenir, dans la limite de leurs attributions, afin d’empêcher des risques sérieux de se cristalliser. Mais leurs capacités forensiques spécifiques sont également requises à la suite de tels événements pour produire des rapports qui permettront à l’Etat d’apprendre de la cristallisation de ces risques. Le travail d’enquête des spécialistes de l’OMS en Chine pour trouver le point de départ de l’épidémie de Covid-19 est un cas intéressant d’enquête se déroulant alors que l’événement est encore chaud. C’est aussi un cas d’école sur la manière dont la “capacité à entrer”, comme je le notais plus haut, peut être considérablement restreinte pour des raisons politiques.

Des services d’inspection spécifiques peuvent se voir critiquer, et être l’objet de réformes, après des événements graves mais, comme vous le suggérez, on ne peut paradoxalement pas trop les critiquer et doivent être reconstitués et relégitimés. Souvent, cela passe par des réformes superficielles, comme un changement de nom ou de structure organisationnelle. Cependant, exactement comme les auditeurs, les inspecteurs peuvent être confrontés à un “écart en termes d’attentes”, qui fait que le public ne comprend pas que le champ précis sur lequel porte le travail de l’inspecteur est plus étroit qu’ils le souhaiteraient [pas clair: singulier ou pluriel?]. On peut alors reprocher aux inspecteurs de n’avoir pas su prévenir certains événements négatifs.

Finalement, si ce cycle des risques “se déroule” constamment, une question centrale est alors celle de la manière dont les régulateurs et les inspecteurs font la transition entre ses différentes phases. L’expérience du Covid-19 nous a appris que, face à la cristallisation d’un risque, les réactions peuvent être retardées car les principaux acteurs politiques ont du mal à accepter que le monde a fondamentalement changé et que les situations d’urgence priment. D’un point de vue normatif, il y a plus de chances que des inspections expertes, fortes et indépendantes soient capables de donner des conseils pour accélérer cette transition, plutôt que des inspections généralistes. Dans cette perspective, le Covid-19 peut conduire à une réévaluation de l’inspection comme mode de gestion du risque, voire à la rétablir comme telle.

Entretien réalisé par Sylvain Brunier et Olivier Pilmis -2021

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