Entretien avec Michaël Storper sur l'organisation territoriale et les politiques publiques

« L’objectif des politiques publiques ne doit pas être de donner la même chose à tous mais de stimuler les capacités de chaque territoire pour l’aider à trouver sa place, sa spécialisation, ses activités qualifiées. »

Michael Storper est professeur de géographie économique et s'intéresse aux questions liées au développement des villes.

On a l’image d’une France très polarisée entre une Île-de-France très puissante et des provinces qui sont loin derrière en termes démographique et économique. Cette situation correspond-elle toujours à la réalité ?

Oui, la situation est assez stable. La répartition de la population est la même aujourd’hui en France qu’elle ne l’était à la fin des années 1940, c’est-à-dire qu’environ 22 % de la population vit en Île-de-France. Economiquement aussi : l’Île-de-France représente, comme dans les années 1940, environ 30 % de l’économie nationale. Néanmoins, comme la population nationale a augmenté, la population d’Île-de-France atteint aujourd’hui entre 11 et 12 millions d’habitants. On assiste donc à un étalement urbain, qui passe par l’explosion des systèmes de transports, des logements, l’implantation de centres économiques en dehors de Paris.

La stabilité de cette situation ne doit pas cacher l’existence de mouvements migratoires entre Paris et la province. Cette mobilité suit le cycle de vie. Les jeunes, et en particulier les jeunes diplômés, sont incités à monter à Paris pour leurs études et le début de leur carrière professionnelle. Ce phénomène est plus marqué que par le passé car aujourd’hui Paris concentre de manière extrêmement marquée les hautes qualifications. Plus tard, quand ces mêmes jeunes fondent une famille, ils font face à un arbitrage entre, d’une part, le salaire et l’évolution de carrière auxquels ils peuvent prétendre à Paris, et d’autre part les conditions de vie qu’ils peuvent trouver hors de Paris. Quitter Paris représente, pour leur carrière, une pénalité plus forte aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Le même problème de mobilité touche les retraités.

Cette organisation territoriale est-elle une opportunité ou un frein pour le développement et le rayonnement de la France ?

En 1947, dans Paris et le désert français, Jean-François Gravier comparait Paris à un parasite qui privait la province de sa capacité d’épanouissement. Le même débat existe en Angleterre où la province nourrit un certain ressentiment vis-à-vis de Londres. Pourtant, au plan économique, l’Île-de-France donne davantage qu’elle ne reçoit car sa productivité est très élevée (32 % de l’activité économique pour 22 % de la population). Tout le pays bénéficie donc de la puissance de cette région. On ne peut pas dire que Paris est le parasite de l’économie française.

Néanmoins il faut créer les conditions de l’épanouissement économique des autres villes. Depuis les années 1940, de nombreuses politiques d’aménagement du territoire ont cherché à redistribuer les cartes mais elles n’ont pas été efficaces. L’idée n’est pas d’affaiblir Paris : en effet, les solutions qui consistent à délocaliser des activités de Paris pour les installer en province n’ont pas eu les effets escomptés. Aujourd’hui il faut stimuler la capacité endogène de ces territoires à être attractifs et productifs.

Le challenge est différent selon que l’on s’intéresse aux métropoles de province et au milieu rural. La dizaine de métropoles de province ont une population, des infrastructures, etc. qui pourraient contribuer au décollage économique. Les petites communes et les zones rurales, elles, pâtissent d’une double contrainte. Le milieu agricole est de plus en plus mécanisé, l’emploi baisse et les revenus sont faibles. De plus, alors que dans les Trente glorieuses l’industrie s’est implantée à la campagne, ces activités partent aujourd’hui à l’étranger où le travail est moins cher. Ces régions ont donc perdu leur fonction dans la division du travail entre territoires et les politiques publiques n’arrivent pas à faire revenir l’emploi.

De quoi dépend l’épanouissement des territoires ? Quelles politiques publiques pourraient être efficaces ?

La France reste un pays très centralisé. L’écart entre Paris et le reste du pays est extrême. La décentralisation n’a pas vraiment abouti : les régions n’ont toujours que peu de marge de manœuvre.

La meilleure option pour les régions serait de se spécialiser dans un secteur de l’économie. Cela leur permettrait de réaliser des économies d’échelle dans la famille d’activité qu’elles concentreraient sur place. Dans ce domaine, elles pourraient héberger des activités hauts-de-gamme qui n’auraient plus forcément intérêt à s’installer à Paris.

Pour définir une réelle stratégie de développement économique, les régions ont besoin d’une autonomie politique et fiscale. Celle-ci reste limitée au nom d’une république unitaire et égalitaire. Pourtant les territoires ont des caractéristiques et des besoins différents, et il n’est pas pertinent de leur proposer les mêmes services publics.

L’objectif des politiques publiques ne doit pas être de donner la même chose à tous mais de stimuler les capacités de chaque territoire pour l’aider à trouver sa place, sa spécialisation, ses activités qualifiées. Comme par exemple une plus grande autonomie dans les cursus universitaires et dans le financement des universités, ou une plus grande autonomie dans la formation professionnelle ou dans la fiscalité.

Le débat sur l’organisation des territoires n’est pas qu’un enjeu économique. Il est aussi facteur de grandes tensions sur le plan politique. C’est flagrant si l’on regarde la carte électorale : les régions qui se sentent dépourvues d’avenir sont davantage séduites par les discours populiste et nationaliste. On l’a constaté au Royaume-Uni où le Brexit a reflété l’écart entre Londres et le reste du pays. En Allemagne, le vote extrême-droite provient en grande partie de l’ex-RDA marquée par la désindustrialisation et le manque d’espoir. Les divergences entre territoires posent des problèmes de cohésion nationale, qui sont sources de polarisation. C’est un défi pour les démocraties.

Entretien réalisé le 19 octobre 2017

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