Entretien avec Martin Giraudeau, nouvel Assistant Professor au CSO

"À travers une histoire d’abord technique de l’instrument, c’est toute une histoire intellectuelle, sociale, économique et politique des pratiques entrepreneuriales."

Martin Giraudeau a rejoint le CSO au 1er septembre 2018 après plusieurs années passées à la London School of Economics.

Comment s'articulent vos recherches avec les travaux conduits au CSO, ou plus largement à Sciences Po ?

Comme tous les collègues du CSO, je m’intéresse aux organisations. Mon travail porte principalement sur l’histoire des sciences et des techniques d’organisation, à commencer par la comptabilité, en tant que discipline et ensemble d’instruments. C’est un objet ennuyeux, me direz-vous ! Mais la comptabilité est un objet ennuyeux parce que c’est ce que l’on peut appeler une tâche de fond, d’autant plus pénible qu’elle est fondamentale. Elle soulève des questions essentielles pour la sociologie économique, l’histoire du capitalisme, l’anthropologie de l’écriture – autant de questions autour desquelles mon travail rejoint celui d’autres collègues à Sciences Po, dans les départements de sociologie et d’histoire, à l’OSC et au CEE, au MaxPo, au Medialab. L’analyse détaillée des procédures et des outils à travers lesquels les activités économiques sont enregistrées, répertoriées, mises en ordre, évaluées, communiquées, disputées, imposées, etc., enrichit considérablement notre compréhension des organisations, des marchés, ou encore des dynamiques du capital.

J’ai par exemple beaucoup travaillé sur un instrument, le business plan, où les entrepreneurs formulent par écrit leurs projets pour solliciter des financements. L’étude de l’histoire des business plans donne accès à l’histoire des interactions entre les entrepreneurs et leurs financeurs, leurs conseillers, etc. Elle permet de saisir la façon dont les entrepreneurs pensent et conçoivent leurs projets, et en particulier comment ils envisagent l’avenir. À travers une histoire d’abord technique de l’instrument, c’est toute une histoire intellectuelle, sociale, économique et politique des pratiques entrepreneuriales depuis le 18e siècle que j’ai pu déployer.

Depuis votre thèse à Toulouse, vous avez fait votre carrière à l'international. Que retenez-vous de ces passages dans des institutions étrangères ?

La première chose que j’observe, c’est que l’on se fait beaucoup d’idées erronées sur les universités étrangères, notamment anglo-saxonnes. On ne voit souvent que des établissements, des départements, des centres ou encore des politiques particulières, sans saisir l’ensemble. Moi-même, en dix ans, je n’ai finalement acquis qu’une vision très partielle des choses, biaisée en plus par la chance que j’ai eue de ne fréquenter que des institutions très privilégiées comme la London School of Economics ou Harvard. Il faut faire attention à ne pas tenir de discours trop rapides sur les différences entre les universités françaises et étrangères, que ce soit pour faire de ces dernières des modèles ou des repoussoirs.

Il y a quelques observations générales qui s’imposent, par contre. La première c’est simplement à quel point le monde est grand ! On découvre, out there, tellement de collègues, tellement de recherches, dont on ne soupçonnait pas l’existence. Tout cela n’est pas toujours intéressant, loin de là, mais on finit toujours par rencontrer, partout ou presque, des personnes qui font des choses passionnantes, fines, rigoureuses, originales, et dont on apprend beaucoup à force de les fréquenter. Si les dix dernières années m’ont apporté quelque chose, ce sont d’abord de belles amitiés intellectuelles, que je cultive avec un immense plaisir.

Ce qui est triste, c’est que malgré cette fantastique richesse intellectuelle, la situation dans les universités me semble partout catastrophique. Qu’il s’agisse des inégalités d’accès pour les étudiants ou des conditions d’exercice professionnel pour les enseignants-chercheurs, les problèmes sont criants partout, quoiqu’ils se présentent sous des formes différentes d’un pays à l’autre. Et cela alors même que le secteur de l’enseignement supérieur est en pleine croissance et qu’il y aurait donc la possibilité d’améliorer les choses. Il y a de nombreux phénomènes auxquels on ne comprend rien et sur lesquels il faudrait faire intervenir les sciences humaines et sociales – qui ne coûtent d’ailleurs pas grand-chose. C’est un immense gâchis que de les asphyxier comme on le fait en ce moment partout…

Vous avez occupé des postes et publié dans différentes disciplines : en sociologie, en histoire, en comptabilité. Comment envisagez-vous cette interdisciplinarité ?

C’est à vrai dire plutôt de l’indiscipline, et une indiscipline revendiquée ! Il demeure bien sûr important de faire preuve d’une certaine réflexivité, de savoir ce que l’on fait et comment bien le faire. Pour cela, les disciplines sont très utiles. Elles proposent des approches identifiées, des méthodes éprouvées. Par exemple, quand je travaille sur des archives, comme je le fais la plupart du temps, je dois être historien : savoir trouver les collections pertinentes, consulter efficacement des masses importantes de documents, faire sens de ce que je trouve en le rapportant à ce que m’apprennent d’autres sources, primaires et secondaires. Il en va de même pour l’écriture, même si c’est en l’occurrence regrettable. L’histoire demeure trop souvent narrative, alors que la sociologie et la gestion le sont rarement. Les gestionnaires multiplient les citations et surjouent la théorisation. Chaque discipline ne fait référence qu’à ses propres travaux, ou presque. Ce qui semble une question intéressante pour l’une ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Et les « grandes » revues disciplinaires ne sont guère ouvertes à la publication de travaux véritablement interdisciplinaires. Il est donc extrêmement coûteux de parler à différentes disciplines.

Il faudrait que les institutions reconnaissent mieux ces difficultés, mais mon choix est d’y faire aussi peu attention que possible au quotidien. Quand il y a des choses que je ne comprends pas dans les objets que j’étudie, je ne m’interdis pas d’aller voir chez les voisins, historiens, gestionnaires, anthropologues, etc., s’ils ont des réponses à m’apporter. Symétriquement, quand j’observe des phénomènes empiriques dont il me semble que la littérature dans telle ou telle discipline rend mal compte, j’essaie de le signaler, en m’adressant directement aux collègues de la discipline en question. Chaque discipline a par ailleurs des approches et des centres d’intérêt différents d’un pays à l’autre, si bien qu’en France je parle plutôt aux sociologues, aux États-Unis aux historiens et au Royaume-Uni aux comptables. Ces échanges sont enrichissants !

Vous enseignez notamment au sein de l'École du management et de l'innovation. Quel est l'objectif de vos cours ?

L’objectif est précisément d’enrichir le regard des étudiants sur le monde des affaires, en leur apportant une perspective disciplinaire nouvelle, à la fois sociologique et historique. L’un de mes deux cours porte sur l’entrepreneuriat. Mais il ne s’agit pas d’exalter la fibre entrepreneuriale ou de transmettre des techniques de création d’entreprise. Il s’agit de s’appuyer sur les travaux de sociologues et d’historiens, mais aussi sur des documents d’archives et des observations ethnographiques, pour faire sentir aux étudiants combien l’entrepreneuriat, tel qu’ils le connaissent aujourd’hui, est un phénomène récent, qui résulte d’un processus d’institutionnalisation à bien des égards contingent. Mon approche est à peu près la même dans l’autre cours, sur la comptabilité : à chaque séance, nous étudions une technique comptable donnée, depuis les premières formes de comptabilité à double-entrée jusqu’à la comptabilité en fair value contemporaine, pour comprendre les mécanismes à la fois techniques, sociaux et politiques de son invention et de son institutionnalisation.

C’est un peu un défi, car les étudiants peuvent faire preuve de réticences à l’égard de cette approche. Ils n’ont pas l’habitude de penser ainsi, historiquement, sociologiquement, car ce n’est pas ainsi qu’on leur a parlé du monde des affaires dans leurs premières années d’université, ni qu’on en parle en général. Il est donc important de comprendre d’où ils viennent, de connaître les approches dont ils sont familiers, pour les amener peu à peu vers autre chose. De ce point de vue, c’est un atout pour moi d’avoir longtemps enseigné dans un département de comptabilité. C’est également ce que je fais dans mes recherches : dénaturaliser la façon dont nous pensons les affaires, les organisations, l’économie. Il me semble que c’est un exercice d’une importance capitale, et je me réjouis qu’il soit au cœur du projet de l’École du management et de l’innovation. Les étudiants, les dirigeants, les citoyens manquent de réalisme : il faut leur parler du monde tel qu’il est, et tel qu’il est advenu.

Quels projets de recherche avez-vous pour les temps à venir ?

Les projets, pour moi, ce sont d’abord ceux que j’étudie ! Mon livre avec Frédéric Graber (EHESS), intitulé Les Projets, une histoire politique (16e-21e siècles), va sortir le mois prochain aux Presses des Mines. Cet ouvrage sort des discours convenus sur les vertus libératrices du projet pour en sonder les multiples modalités historiques. Il rend compte de la diversité des manières de faire projet à travers des études sur l’architecture, les programmes politiques, les grands projets d’infrastructure, les fondations de couvents, les projets de films et bien d’autres formes de projets encore, du XVIe au XXIe siècle. À chaque fois, il s’agit de dépasser les projets individuels, pour saisir des formes de projets régulières, révélatrices de rapports socio-politiques établis, dont nous traçons l’origine dans les multiples instances d’autorisation, de financement, d’encouragement, d’accompagnement au milieu desquelles se déploient les projets. L’histoire des projets rejoint ainsi celles de l’État, du capitalisme, des libéralismes, de la science, ou encore des professions.

La création d’entreprise est une de ces formes de projet particulières, sur laquelle je prépare actuellement un livre où je montre qu’il n’existe rien de tel que l’entrepreneuriat, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, avant les années 1970. Je poursuis par ailleurs mes recherches sur la comptabilité, d’une part en m’intéressant à de nouveaux objets, tels que le records management et les datarooms, et d’autre part en soulevant de nouvelles questions, telles que celle de savoir à qui appartiennent les techniques comptables du point de vue du droit. La sociologie et l’histoire se sont tellement peu préoccupées de ce type de problématiques pourtant fondamentales dans le monde d’aujourd’hui que les sujets de réflexion intéressants et disponibles abondent !

Entretien réalisé le 11 octobre 2018

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