Entretien avec Marie-Laure Salles-Djelic, nouveau professeur des universités rattaché au CSO

En cette rentrée universitaire 2016, Marie-Laure Salles-Djelic rejoint Sciences Po en tant que professeur des universités rattachée au CSO. Elle nous présente ses travaux de recherche et évoque ses futurs projets.

Vous êtes sociologue et vos travaux de recherche explorent l’interface Entreprise et Société. Quelles sont vos observations ?

Mes travaux portent sur l’imbrication entre le fait économique et les autres dimensions de la vie sociale. Je suis fascinée d’un côté par la manière dont la logique économique (qui plus est financiarisée) s’est imposée au cours du dernier siècle comme une logique incontournable dans de nombreuses sphères de notre vie sociale, politique, culturelle, voire personnelle. D’un autre côté, je continue à explorer, dans une tradition qui remonte à Max Weber, l’inscription institutionnelle – donc de fait contextuelle et contingente – de l’action économique. Le marché est une institution comme une autre – mais aussi un « fait social total » pour utiliser le terme de Marcel Mauss.

Ces dernières années j’ai beaucoup travaillé sur les dynamiques de régulation et de gouvernance des activités économiques au niveau transnational. Plus particulièrement, je me suis intéressée au rôle, dans ce contexte, de réseaux d’individus et d’organisations que nous avons conceptualisés, avec mes co-auteurs comme des « communautés transnationales ». Ces communautés sont des lieux de production de normes transnationales mais elles jouent aussi un rôle important dans la diffusion large de ces normes et dans le suivi de leur appropriation locale. Par exemple, à partir des années 1970, quelques représentants de cabinets d’audit privés anglo-saxons ont créé un système de normes comptables internationales (IFRS, International Financial Reporting Standards). Depuis 2005, ce système de normalisation d’origine privée est devenu le référentiel s’appliquant de plein droit dans de nombreux pays. La norme privée a été, en d’autres termes, transformée en loi. L’importance de ces communautés transnationales, souvent invisibles, pose la question de la légitimité démocratique des processus de gouvernance (et donc de gouvernement) contemporains dans un espace transnational. Cette question de l’impact éthique, politique et démocratique de la régulation transnationale sera au cœur de mes recherches dans les années à venir.

Vous travaillez aussi sur la diffusion des idées et en particulier sur les réseaux de think tanks qui diffusent les idées néolibérales. Comment différents pays se convertissent au néolibéralisme ? Et qu’est-ce que l’approche par les organisations apporte ?

Comme l’a reconnu récemment le FMI (Fonds monétaire international), le monde dans lequel nous vivons est fortement influencé si ce n’est structuré par une idéologie, des pratiques et des modes de gouvernance néolibéraux.

La recherche se pose, à juste titre, la question de l’impact d’une telle structuration – sur les entreprises et leurs modes opérationnels, sur l’Etat et les organisations publiques et para-publiques, mais aussi sur nos manières d’être et de faire individuelles.

Dans mes travaux, j’ai plutôt cherché à comprendre le pourquoi et le comment du succès – comment est-on passé d’une utopie minoritaire dans les années 1950 à un régime intellectuel dominant associé à des pratiques largement diffusées ?

J’ai cherché à explorer les réseaux d’acteurs, les mécanismes et les dynamiques politiques et sociologiques qui ont permis à ces idées de s’imposer en quelques décennies un peu partout dans le monde. Avec cet objectif, j’ai travaillé sur le rôle et l’influence de la Société du Mont Pèlerin, un réseau interpersonnel de penseurs du libéralisme créé par Friedrich Von Hayek en 1947.

Plus récemment j’ai lancé un projet de grande ampleur pour suivre le développement d’une organisation, Atlas, et du réseau organisationnel qu’elle a tissé et s’attache à renforcer et institutionnaliser. La raison d’être de cette organisation et du réseau qui lui est associé est de promouvoir et diffuser les idées et pratiques néolibérales – en étroite coordination au niveau international mais en prenant aussi en compte les spécificités des contextes nationaux. Il est particulièrement intéressant d’étudier les mécanismes organisationnels qui sont mis en place dans – mais aussi et surtout entre – les organisations associées au réseau Atlas. On comprend alors que l’approche organisationnelle est nécessaire même là où, en apparence, il ne semble pas y avoir d’organisation.

Vous participez à un panel international sur le progrès social. Pouvez-vous nous en dire plus…

Il y a deux ans naissait l’International Panel for Social Progress (IPSP). Le panel international sur le changement climatique (IPCC) a donné l’idée à un petit groupe de chercheurs en sciences sociales de déployer un projet de grande envergure, structuré autour des mêmes principes, pour s’attaquer aux grands défis qui génèrent aujourd’hui des risques importants d’instabilité voire de recul social, économique ou politique. Deux ans plus tard, nous sommes plus de trois cents chercheurs associés au projet, venant de toutes les disciplines et de tous les horizons géographiques. Trois Prix Nobels et de nombreuses personnalités soutiennent le projet en participant à notre International Advisory Board. Les thématiques que les groupes de projet travaillent sont très diverses – inégalités, la ville, la financiarisation de l’économie, les transformations du travail, les défis démocratiques, la sécurité, le rôle de la religion, l’impact des nouvelles technologies…

Les 22 chapitres sont écrits par les meilleurs chercheurs sur le sujet avec la volonté de créer les conditions d’une vraie production multidisciplinaire. Chaque chapitre fait un état des lieux académique de ce que nous savons sur le sujet mais s’attache aussi à prendre position et à faire des propositions – le progrès social étant l’objectif partagé. Le manuscrit final sera remis à l’éditeur, Cambridge University Press à l’été 2017. En parallèle, quelques membres du Comité de Pilotage du projet, dont je fais partie, travaillent à la production d’un essai – qui aura vocation à diffuser les propositions sous une forme plus adaptée au grand public et aux décideurs, privés comme publics.
Nous travaillons dès à présent à donner une forte visibilité et un relai opérationnel au projet en diffusant des points réguliers dans la presse (en France, le journal Le Monde est notre partenaire) et en tissant des liens de travail avec les organisations internationales comme l’OCDE ou les Nations Unies.

Vous arrivez à Sciences Po et au CSO. Quels sont vos projets ?

Je suis ravie de rejoindre Sciences Po, le CSO et le département de Sociologie. Je vais bien sûr continuer à travailler sur les projets de recherche en cours qui me tiennent à cœur. Mais je vais aussi, je l’espère, à travers les discussions et les échanges de ces prochains mois saisir les opportunités de collaboration intellectuelle qui vont immanquablement se présenter. J’ai trop de proximité intellectuelle avec mes collègues du CSO mais aussi avec certains collègues dans d’autres centres de recherche de Sciences Po pour que nous n’ayons pas envie, à un moment ou à un autre de travailler ensemble.

Je compte également repenser mes enseignements – pour les adapter à une population différente et développer le thème du rôle de l’entreprise pour le Bien Commun.

Enfin, je vais aussi me consacrer au déploiement de la nouvelle Ecole du Management et de l’Innovation de Sciences Po. L’objectif, ambitieux, est d’utiliser l’ADN et la force de Sciences Po en tant qu’Université de Sciences Sociales, pour réinventer la formation des élites économiques. Nous souhaitons former les futurs managers, entrepreneurs et leaders de la transformation qui sachent 1) penser la complexité du rôle et de la place de l’entreprise dans le monde politique et social qui l’insère ; 2) mobiliser leur créativité pour entreprendre ; 3) en prenant en compte les défis contemporains et les enjeux de bien commun. Vaste programme !
Nous aurons besoin de toutes les bonnes volontés et je me réjouis par avance de travailler avec mes collègues, avec les équipes administratives, avec les étudiants et les partenaires de Sciences Po sur ce beau projet.

Entretien réalisé le 20 septembre 2016

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