Entretien avec Léonie Hénaut, Jeanne Lazarus et Jérôme Pélisse au sujet de leurs séjours dans des universités américaines

"Sur place, j’étais sans cesse partagée entre l’envie de découvrir, de parler aux gens, de lire ce qu’ils écrivent, et en même temps l’envie de profiter de ce temps pour écrire et me concentrer."

Jeanne Lazarus, Léonie Hénaut et Jérôme Pélisse, tous trois chercheurs au CSO, ont séjourné dans des institutions de recherche américaines au cours de l'année scolaire 2017-2018. Nous leur avons demandé ce que ces séjours leur ont apporté.

Vous avez séjourné l’année dernière dans une université américaine. Comment cela s’est-il organisé ?*

Léonie Hénaut : De mars à juillet 2018, j’étais visiting scholar au sein du programme « Arts Administration » (ARAD) de Teachers College, à Columbia University à New York.
J’ai été invitée par la directrice du programme, Prof. Jennifer Lena, qui est une sociologue du travail et des professions, spécialiste des champs artistiques et culturels. Je l’avais rencontrée lors d’un précédent séjour. Nous avons eu envie d’échanger davantage sur nos projets respectifs et d’explorer la possibilité de travailler ensemble, et également avec une autre collègue du programme, Gemma Mangione, également sociologue, qui étudie les programmes éducatifs dans les organisations culturelles. J’ai bénéficié d’une bourse de mobilité internationale de trois mois du CNRS, et d’un financement du CSO, sans lesquels je n’aurais pas pu faire ce séjour.

Jérôme Pélisse : Moi j’étais à Berkeley de janvier à juillet, au sein du Center for Studies of Law and Society, qui réunit à la fois des sociologues, des juristes, des anthropologues. C’est la deuxième fois que j’allais là-bas, j’y avais fait un séjour en 2014. Il faut candidater pour être accueilli comme visiting là-bas. Il y en a environ 15 par an (doctorants, post-doc et chercheurs). Une fois qu’on est accepté, il faut financer son séjour. Là-bas j’avais un bureau, j’ai assisté aux séminaires, j’ai eu la chance aussi de pouvoir présenter un papier. Quand on est visiting scholar, on ne fait que de la recherche. Pour pouvoir partir, soit on a organisé ses cours en France pour se libérer un semestre, ce que j’ai pu faire, soit on a droit à un congés sabbatique ou demi-sabbatique (sous forme de congés pour recherche dans les universités).*

Jeanne Lazarus : J’étais à Northwestern, au département de sociologie, de septembre à décembre 2017, dans le cadre de l’échange entre Sciences Po et Northwestern que j’ai prolongé. Le département de sociologie a mis à ma disposition un bureau. J’ai participé au séminaire hebdomadaire du département et j’ai pu présenter mon travail. Je connaissais déjà plusieurs chercheurs de cette université grâce au partenariat avec Sciences po. J’y étais même déjà allée il y a longtemps, dans le cadre d’un partenariat avec un autre établissement français. Sur place, le French Interdisciplinary Group, en charge de cet échange, s’est occupé de nous accueillir et de nous aider à nous intégrer dans l’université. Et plus globalement, les collègues ont été incroyablement accueillants avec moi et ma famille.

Qu’est-ce qui vous a motivé à solliciter cet accueil ?

Jérôme : Depuis longtemps je m’intéresse à l’œuvre d’une chercheuse qui travaille dans ce centre. L’idée était d’aller travailler avec elle. En plus, j’ai pu y aller en famille, c’est une belle expérience. J’ai couplé ça avec un terrain de recherche là-bas qui est passé par une quinzaine d'entretiens et le recueil de nombreux documents.
Ce qui est bien avec ce type de séjour, c’est de pouvoir échanger avec des collègues autrement qu’à l’occasion d’un passage à Paris pour un séminaire. Là, on a le temps de vraiment découvrir les gens, de tisser de vraies relations, un peu plus qu’autour d’un café au bureau. Cela a débouché sur l’idée qu’on allait faire un projet comparatif, mais on n’en a pas reparlé depuis… Les colloques sont des moments importants où on pourra se recroiser, où on fera vivre la relation.

Léonie : J’ai passé l’essentiel de mon temps avec l’équipe d’ARAD et les étudiants du programme. Dès mon arrivée, nous avons mis en place un petit groupe de lecture et d’écriture, ce qui m’a permis de commencer à travailler sur mon livre sur la transformation de l’organisation du travail dans les musées américains. L’idée était d’écrire et d’avoir un retour, à la fois sur la structure d’ensemble et sur les bouts de chapitres que j’ai produits. Le format atelier était adéquat car il y a une confiance qui se crée, chacun dévoile des projets en cours, c’est très encourageant. Avoir le retour de chercheuses qui travaillent sur le même terrain a été très utile et motivant, même si bien sûr le livre n’est pas fini !

J’ai pu aussi profiter de la bibliothèque de Columbia pour lire et pour compléter mes données (car j’utilise des sources documentaires sur les musées : rapports d’activité, littérature professionnelle, catalogues d’exposition). Un autre apport de mon séjour, plus inattendu, est que j’ai commencé à travailler avec Jennifer à l’exploitation d’une base de données issue d’un questionnaire sur les professionnels de l’art et de la culture aux Etats-Unis. Nous avons un projet d’article en cours sur la complexité des identités professionnelles à l’ère de la gig economy. Cela m’a fait un peu dévier de mon projet initial qui était de me concentrer sur l’écriture de mon livre mais j’en suis ravie.

Jeanne : Je n’ai pas fait de terrain pendant mon séjour. J’ai apprécié d’avoir du temps à l’écart des sollicitations habituelles et de me concentrer sur mon travail de recherche. J’ai aussi découvert des bibliographies, ce dont parlent les collègues dans des conversations ou des séminaires… Il y a des pans entiers de la littérature qu’on ne connaît pas ! J’ai donc passé beaucoup de temps à lire, notamment en bibliothèque. Ici, cela ne me serait pas venu à l’idée de lire ça, ou je n’aurais pas eu le temps.
J’ai profité de ce temps pour avoir des activités qui n’étaient pas immédiatement rentables. Je n’ai pas écrit autant que j’aurais espéré, mais le contact avec les collègues et les lectures m’ont permis de me poser les questions autrement et d'ouvrir énormément mes champs de recherche.

J’ai beaucoup d’occasions de revoir les collègues avec qui j’ai discuté, en particulier ceux qui travaillent en sociologie économique, que ce soit dans des colloques internationaux, comme SASE, ou lors de futurs échanges. Cependant, il est important d’entretenir les liens : de retour en France, on est vite happés par d’autres choses. Mais depuis mon retour, plusieurs collègues de Northwestern sont passés par Paris, donc on ne perd pas le contact.

Léonie : C’est une bonne question de se demander comment faire fructifier les séjours. Ce qui est bien, c’est par exemple de candidater avec un nouveau projet.

Jeanne : Sur place, j’étais sans cesse partagée entre l’envie de découvrir, de parler aux gens, de lire ce qu’ils écrivent, et en même temps l’envie de profiter de ce temps pour écrire et me concentrer.

Jérôme : Oui, c’est un équilibre entre tout ça. Et finalement, on fait aussi des arbitrages et on court aussi un peu après le temps, mais différemment de notre quotidien en France.

Est-ce que le niveau scientifique vous a paru supérieur à ce que vous connaissez en France ? Est-ce que ces universités sont plus élitistes, plus sélectives ?

Jérôme : Mon constat, c’est que nous n’avons pas à rougir. Je pensais que ce serait passionnant à chaque fois, mais en fait c’est comme ici, on apprend des choses mais parfois c’est décevant, notamment les séminaires.

Jeanne : C’est vrai, mais je crois que c’est parce qu’on reste un peu extérieurs. Par exemple, on ne voit pas tout ce qui relève de l’évaluation par les revues et de l’évaluation professionnelle. Les professeurs doivent obtenir leur tenure, cela crée une pression forte, que nous n’avons pas de la même façon en France.

Du coup, est-ce que c’était dépaysant, du point de vue du métier ?

Jérôme : Si nous venions de l’Université, nous serions plus dépaysés qu’en venant de Sciences po, où le statut d’assistant professor existe aussi, par exemple. D’autant que nous avions tous les trois déjà séjourné sur un campus américain. Après, la pression est sans doute plus grande dans les universités américaines qu’en France, le temps est plus systématiquement compté : le déjeuner par exemple n’est pas un moment collectif et de pause comme ici, c’est soit un moment d’échange minuté avec un ou une collègue, soit un simple temps d’ingestion, souvent passé devant son bureau. Rien de tel ici, et je m’en félicite !

Léonie : C’est vrai qu’aux Etats-Unis, les enseignants-chercheurs n’ont pas comme nous au CNRS ou à l’université un poste permanent dès le début de leur carrière. Ils courent le risque de ne pas avoir la tenure et cela ne dépend pas que de leur production personnelle mais aussi des dynamiques internes aux départements et de l’état des finances des universités.
Jeanne : Parmi les critères de la tenure, il faut qu’ils publient le livre de leur thèse, c’est indispensable. Chaque fac a ses critères mais l’investissement dans l’enseignement et les tâches administratives est indispensable.

Pour finir, est-ce que cela a été une bonne expérience ?

Jeanne : Oui. C’était une période très riche. Et elle a aussi changé mon regard sur la façon dont nous accueillons nos invités. Il est important d’être attentif, de passer du temps avec eux parce que ce n’est pas évident d’arriver quelque part. C’est un effort pour eux et pour nous, du fait qu’on n’a pas un anglais parfait, qu’on n’a pas les mêmes références théoriques, il y a plein de choses qu’il faut mettre en commun. Mais dans le fond on est très familiarisés avec le monde académique nord-américain. Il y a beaucoup d’échanges et nous recevons souvent des chercheurs venus des Etats-Unis. Peut-être qu’un séjour en Angleterre ou en Espagne aurait été tout autant, voire plus dépaysant.

Léonie : Oui une superbe expérience, aussi sur le plan personnel. La difficulté est ensuite d’entretenir les relations qu’on a construites. Avec Jennifer Lena nous avons candidaté à une bourse du programme Alliance qui associe Columbia et SciencesPo pour développer notre projet commun sur les professions et la gig economy. Je vais essayer de la faire venir à Paris. On peut avancer chacune de notre côté et s’appeler régulièrement pour travailler, mais il faut aussi organiser des séjours et faire des efforts pour faire vivre la collaboration.

Entretien réalisé le 17 octobre 2018

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