Entretien avec Jeanne Lazarus au sujet des resultats du testing auprès des agences bancaires de Villeurbanne

"La méthode du testing semblait la seule possible pour mettre le doigt sur le problème [de discrimination], sachant bien sûr qu’une seule enquête ne peut être suffisante, et que celle-ci a pour principal objectif de dévoiler le problème et de faire en sorte que les banques, les pouvoirs publics ou encore les associations militantes s’en emparent."

Une opération de « testing » vient d’être réalisée par la ville de Villeurbanne et avec l’appui du Défenseur des droits. L’opération consistait à réaliser des tests auprès des agences bancaires pour l’obtention d’un crédit. Jeanne Lazarus, sociologue de l’argent, était membre du comité scientifique. Elle commente les résultats (PDF, 2,4Mo) qui sont édifiants.

Quel était l’objectif de cette opération ? Quelle était la méthode car les banques l’ont remise en cause ?

La ville de Villeurbanne est engagée depuis longtemps dans la lutte contre les discriminations, à travers des actions de sensibilisation mais aussi des recherches qu’elle finance et qui sont destinées à améliorer la vie de ses administrés. Des associations d’aide à la création d’entreprise supputaient que les personnes qu’elles accompagnaient étaient victimes de discrimination lorsqu’elles demandaient des crédits. Elles ont saisi la ville, qui a décidé de monter un testing, pour réussir à faire apparaître le problème. En France, il n’y a aucune étude sur le sujet, par contraste avec les Etats-Unis, pour deux raisons : d’abord le recueil de données liées à l’origine ethno-raciale est interdit. S’il peut être autorisé par la CNIL pour certaines enquêtes scientifiques, il n’est pas concevable que les banques recueillent ce type d’informations. La deuxième raison est que les données sur les clients des banques sont internes, et il est presque impossible, y compris pour le régulateur, de dire si les banques prêtent plus aux hommes qu’aux femmes, aux jeunes qu’aux vieux, aux riches qu’aux pauvres.

Ainsi, la méthode du testing semblait la seule possible pour mettre le doigt sur le problème, sachant bien sûr qu’une seule enquête ne peut être suffisante, et que celle-ci a pour principal objectif de dévoiler le problème et de faire en sorte que les banques, les pouvoirs publics ou encore les associations militantes s’en emparent.

Les résultats de ce « testing » montrent des discriminations raciales et aussi de genre…

Oui, l’enquête s’organisait en deux volets : prêts immobiliers et prêts à la création d’entreprise. Pour le prêt immobilier, l’un des testeurs était un homme « sans origine supposée », selon les termes employés dans l’enquête, l’autre « supposé d’origine sub-saharienne ». Pour la création d’entreprise, il y avait trois testeurs : un homme « sans origine supposée », une femme « sans origine supposée » et un homme « d’origine supposée maghrébine » (ces termes visent à nommer sans réifier les catégories, et surtout à souligner que l’origine n’est jamais un donné, qu’elle est supposée par les interlocuteurs, que c’est donc dans l’interaction que se crée la discrimination).
Les résultats sont sans appel : les personnes d’origine supposée non européenne et les femmes ont moins facilement accès au crédit, et lorsque l’accès leur est donné, c’est à des coûts plus élevés. L’enquête a aussi recueilli des données qualitatives sur l’accueil reçu, et c’est peut-être là qu’est la violence la plus importante : difficulté d’avoir un rendez-vous après avoir annoncé un nom non-européen, rendez-vous expédiés, demande insistante de papiers d’identité, etc. Un détail qui n’en est pas du tout un : le café. L’homme emprunteur de crédit immobilier supposé sans origine s’en est vu proposé à quasiment chaque rendez-vous, l’homme supposé africain, jamais.

Jacques Toubon, le défenseur des droits, recommande aux établissements bancaires de renforcer la formation de leurs conseillers clientèle sur les discriminations et de se doter d’un code éthique. Est-ce que les banques sont en mesure d’appliquer ces recommandations ?

La réaction des banques est pour l’instant décevante. Elles ont d’abord fait un communiqué pour dire que l’enquête n’était pas scientifiquement valide. Sur ce type de questions, elles ont la réaction habituelle, consistant à incriminer non une structure mais des « brebis galeuses » sur lesquelles par malchance les testeurs sont tombés. Toutefois, la force du testing est que par le nombre (90 tests), on ne peut imaginer que le hasard aurait fait tomber les enquêteurs seulement sur les rares personnes racistes que compte la profession. En réalité, il faut distinguer racisme et discrimination, et considérer qu’il y a des éléments structurels dans l’organisation de l’accueil des clients et de la sélection des emprunteurs qui conduisent à ce résultat discriminatoire, sans que personne ne l’ait voulu.

Trouver où sont les interstices qui produisent ces discriminations, tout en mettant en place des politiques volontaristes pour que tous les clients soient reçus de la même façon est indispensable. Sans l’engagement réel des réseaux bancaires, cela ne fonctionnera pas. L’observatoire de l’inclusion bancaire a été également mis au courant de cette enquête, et pourrait être un espace où réfléchir à ces enjeux et pousser les banques à ne pas considérer qu’elles n’ont pas besoin de traiter le sujet.

Dans votre livre L'épreuve de l'argent. Banques, banquiers, clients, vous démontrez les relations complexes entre banquiers et clients qui doivent se mettre en conformité pour être un « bon client ». Mais que peut faire un client lorsqu’il est face à une situation discriminante ?

La difficulté de la discrimination est qu’elle ne se prouve jamais individuellement. Si un conseiller bancaire nous dit non pour un crédit, il y a de multiples raisons possibles. C’est d’ailleurs ce qui fait de la discrimination un mal sourd : les personnes qui y sont confrontées se demandent toujours ce qu’elles ont fait de mal, et rechignent à penser que le sort qui leur est réservé est lié à leur couleur de peau ou leur genre. Pour la création d’entreprise c’est d’autant plus difficile que chaque dossier est différent, qu’il y a toujours un pari à prendre, et qu’il est fréquent que les banques refusent de prêter à quelqu’un au début d’un projet. Mais ce qu’a montré le test, c’est que pour le testeur sans origine supposée, les banquiers étaient bien plus aidants, même lorsqu’ils disaient que le dossier n’était pas parfait, ils donnaient des conseils, semblaient y croire davantage.

Ce testing a précisément pour but de décrire un fonctionnement structurel, et d’aider les personnes à comprendre ce qui se passe dans leur relation à la banque. Résister à cela peut passer par des association d’aide à la création d’entreprise, mais le plus souvent, les personnes multiplient les rendez-vous bancaires jusqu’à trouver finalement une offre. Et dans ce cas, cela se paye souvent en taux d’intérêt plus élevés, car ces emprunteurs ne sont pas en mesure de négocier.

Entretien réalisé le 9 octobre 2017

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