Entretien avec Emmanuel Lazega sur les réseaux sociaux, suite à la 2e conférence européenne, EUSN

La deuxième édition de la Conférence européenne des analystes des Réseaux sociaux (European Conference on Social Networks, EUSN) s’est tenue à Paris les 14, 15 et 16 juin. Organisée avec le concours de Sciences Po et du CSO, elle a réuni plus de 300 représentants de nombreuses disciplines venus du monde entier.

Les sciences sociales s’intéressent aux réseaux de toutes sortes, entre des individus ou des organisations. En sociologie des organisations, les analyses de réseaux permettent d’étudier des processus sociaux génériques de l’action collective par l’analyse des interdépendances.

Emmanuel Lazega, professeur des universités à Sciences Po et membre du CSO, a participé au comité d’organisation.

Qu’est-ce que le numérique a changé dans l’analyse des réseaux sociaux ?

Traditionnellement, en sciences sociales, on étudie des réseaux sociaux pour mieux comprendre la solidarité sociale, le contrôle social, et bien d’autres processus importants qui créent une forme de discipline sociale. Les géants de l’internet que sont Google, Facebook, LinkedIn, etc., créés il y a environ 15 ans sur la base de ces « fondations anciennes », couvrent aujourd’hui des milliards de réseaux personnels, eux-mêmes liés entre eux, et renouvellent donc notre champ de recherche. Néanmoins, l’accès aux données de ces géants est quasi impossible (elles ne sont pas publiques pour des raisons, entre autres, de protection de la vie privée) et la recherche publique accuse un retard important dans la compréhension des relations entre réseaux sociaux au sens traditionnel et réseaux numériques. Seuls les laboratoires de recherche de ces grandes entreprises américaines peuvent systématiquement étudier aujourd’hui les interactions entre ces deux types de réseaux.

La conférence s’est ouverte sur la question des migrants. Qu’apporte l’étude des réseaux sociaux à la compréhension de ce phénomène ?

La catégorie de « migrant » recouvre des réalités sociologiques très diverses. La situation des migrants est variable selon bien des facteurs : leurs conditions économiques et politiques de départ et d’arrivée, leur langue et leur culture, et aussi les soutiens dont ils bénéficient. L’analyse des réseaux sociaux et organisationnels des migrants (composition, structure, résilience, etc. de leurs réseaux personnels) permet par exemple d’observer comment fonctionne leur intégration et de poser la question de ce qu’est une intégration réussie. Les deux chercheurs qui ont inauguré la conférence, Miranda Lubbers et Jose-Luis Molina, ont montré qu’en Espagne, les migrants qui s’intègrent bien (de leur propre point de vue) sont ceux dont au moins un tiers du réseau personnel est composé de personnes originaires du pays d’accueil. Or c’est une situation rare pour beaucoup de catégories de migrants. Des dizaines de millions de personnes devraient migrer en Europe ou vers l’Europe au cours des décennies à venir : il est donc important de mieux connaître le fonctionnement de l’intégration.

On a déjà beaucoup écrit sur la spécialisation des migrants sur les emplois des secteurs de l’aide aux personnes, du nettoyage, de la construction, etc. Lubbers et Molina se sont, eux, intéressés notamment au dynamisme économique des migrants, à la manière dont ils développent des entreprises pour sortir de la pauvreté. Ils étudient par exemple comment les migrants s’organisent, au sein de leurs réseaux, pour créer des organisations et des formes d’action collective.

Pendant la conférence, certains collègues ont aussi croisé les questions de migration et de santé en observant le cas particulier des migrants âgés ou la gestion des problèmes de santé au sein des réseaux sociaux des migrants.

Les résultats de l’analyse des réseaux sociaux sont-ils manipulables ?

Oui. Bien sûr, l’analyse de réseaux offre des méthodes qui renouvellent en partie les sciences sociales. Les plateformes de réseaux sociaux en ligne augmentent parfois la capacité d’action collective et de mobilisation sociale, voire d’émancipation de populations entières. Mais ces données et ces analyses sont aussi instrumentalisées par des acteurs sociaux, ce qui peut être de plus en plus dangereux.

La conférence a bien montré que ces données de réseaux représentent des enjeux de pouvoir importants. Police, armée, cabinets de consultants et grandes entreprises ont désormais leurs propres spécialistes de l’analyse des réseaux sociaux, et en particulier des réseaux en ligne. C’est pour cela qu’il faut aussi s’intéresser aux organisations et réseaux des puissants, à leur capacité d’action collective organisée, basée sur la gestion d’interdépendances personnalisées, collégiales, oligarchiques, qui contribuent à renforcer les groupes assez fermés que sont les élites.

Par exemple je regrette qu’il n’existe pas davantage d’études sur la manière dont les employeurs s’appuient sur la connaissance des réseaux sociaux pour exercer un contrôle social sur les travailleurs. Ils sont de plus en plus nombreux à utiliser les réseaux sociaux, notamment pour recruter, assurer une présence en ligne à des fins de marketing, mais aussi empêcher de rendre publiques des informations par souci de gestion de réputation ou pour surveiller des salariés. Les syndicats pourraient s’emparer de ce sujet pour voir ce qui a changé ces dernières années dans ce domaine.

Dans le même ordre d’idées, il faudrait aussi mieux comprendre la manière dont les citoyens s’approprient les technologies de reconstitution, de visualisation et d’analyse des réseaux sociaux. C’est l’objet de nouvelles recherches sur ce que l’on appelle la « network literacy » et l’éducation à ces techniques dès l’école.

La conférence a été l’occasion de mettre en lumière ce type de problématiques et d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche. Je remercie d’ailleurs Stéphanie Dubois, Yannick Le Gressus et Edith Martine du CSO pour leur aide exceptionnelle pour l’organisation de ce colloque international.

Le domaine de la santé se prête-t-il à une approche par les réseaux sociaux ?

La notion de « vulnérabilité » est très liée aux relations sociales. Nous avons eu, par exemple, des présentations d’enquêtes sur le soutien (ou le non soutien) aux personnes souffrant de maladies mentales, sur le lien entre réseaux sociaux et tristesse, sur l’évolution des réseaux sociaux des adolescents en parallèle de leur consommation de tabac et d’alcool. Comment s’articulent les comportements de consommation avec les fréquentations ? Les consommateurs subissent-ils l’influence de leurs amis ou, au contraire, choisissent-ils d’être amis avec des personnes qui ont les mêmes comportements de consommation qu’eux ?

L’étude des réseaux sociaux permet aussi de réfléchir à une question cruciale de l’ingénierie sociale qu’on peut appeler l’ « intervention ». Au départ pour des raisons de prévention, il s’agit d’accélérer des changements comportementaux ou de renforcer la performance organisationnelle. Il s’agit de créer ou de faire fonctionner des formes de responsabilité personnelle, mais aussi collective, en utilisant la connaissance des réseaux sociaux des individus ou des organisations. Cela débute par exemple par des expériences qui visent à pousser des femmes enceintes à arrêter de fumer en examinant leurs réseaux sociaux et en demandant à leurs relations, par exemple à leurs mères, d’arrêter de fumer avec elles. À l’heure où les institutions médico-sociales ne sont pas en très bon état, pour le dire poliment, ces programmes de sensibilisation et de prévention représentent de nouveaux usages technocratiques des données de réseaux de relations.

Les pouvoirs publics et les grandes entreprises financent de nombreuses recherches dans ce domaine et collectent ainsi des informations sur les comportements liés à la santé. Il faut être vigilant quant à l’utilisation de ces données. La possibilité de croiser les données de réseaux sociaux avec des données biologiques pourraient par exemple permettre aux compagnies d’assurance santé de définir des profils de risque par individu. Une expérience telle que celle qui porte actuellement sur la fusion des bases de données de Gmail et de 23andM, une entreprise de génomique personnelle et de biotech, ouvre peut-être des perspectives inédites à la recherche scientifique, mais pose aussi des questions liées aux libertés individuelles. Elle pose aussi des questions politiques majeures sur la protection sociale. On pourrait imaginer par exemple que les compagnies d’assurance santé, sur la base de leur connaissance du profil génétique de la personne mais aussi de ses relations avec son entourage, conditionnent le remboursement des médicaments à des changements de fréquentations sociales.

Des chercheurs de différentes disciplines ont participé à cette conférence. Arrivent-ils à dialoguer ?

L’analyse de réseaux est par essence très interdisciplinaire. Toutes les disciplines des sciences sociales étaient représentées lors de la conférence. Le dialogue méthodologique existe mais évidemment les objets d’étude sont différents.

Les historiens par exemple trouvent de plus en plus de données de réseaux dans les archives et font preuve de beaucoup d’imagination pour étudier les réseaux à partir de ces données relationnelles créées à l’origine pour de tout autres raisons. Ces données ont souvent l’avantage de couvrir de longues périodes historiques. Les géographes s’intéressent par exemple à la différence entre distance physique et distance sociale et l’appliquent aux réseaux de villes ou de régions, à leur spécialisation croissante et aux flux de ressources entre elles. Ils étudient aussi d’autres phénomènes comme la géopolitique vue sous l’angle des réseaux d’alliances et des traités.

Hors du champ des sciences sociales, les chercheurs en physique statistique et en informatique disposent d’outils très puissants qui permettent de construire des bases de données à partir d’une exploration de l’internet, puis de les analyser. Ils apportent par exemple une meilleure compréhension de la coévolution des réseaux sociaux et des réseaux de concepts (des mots qui apparaissent ensemble dans un ensemble de documents). Mais les physiciens statisticiens et les informaticiens ne sont pas spécialistes des relations sociales comme le sont les chercheurs en sciences sociales. Il est donc important de créer une rencontre entre les sciences sociales et ces différentes disciplines pour conjuguer la puissance de ces outils à nos connaissances des faits sociaux.

Entretien réalisé le 13 juillet 2016

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