Entretien avec Didier Demazière

"La question de la dégressivité est décalée par rapport à l’état actuel de l’indemnisation des chômeurs. 53% des demandeurs d’emploi soumis à l’obligation de recherche d’emploi ne perçoivent aucune allocation."

Sociologue, Didier Demazière analyse depuis de nombreuses années le chômage et les politiques publiques d’emploi. En 2013, il a publié avec N.A. Guimarães, H. Hirata, K. Sugita un livre intitulé Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo aux Presses de Sciences Po.

Le 22 février prochain, s'ouvrira la délicate négociation sur le renouvellement de la convention d'assurance chômage qui fixe les conditions d'indemnisation des demandeurs d'emploi alors que le taux de chômage atteint 10,6% de la population active, un seuil qui n'avait plus été atteint depuis 1997. Didier Demazière répond à nos questions…

Le gouvernement envisage une dégressivité des allocations. Le sujet divise. Au regard de vos travaux, faut-il rendre les allocations chômage dégressives comme cela se pratique déjà dans certains pays européens ? Quelle population serait concernée ? Et est-ce que cela aura un effet sur le déficit public ?

La question de la dégressivité est décalée par rapport à l’état actuel de l’indemnisation des chômeurs. 53% des demandeurs d’emploi soumis à l’obligation de recherche d’emploi ne perçoivent aucune allocation, et pour la plupart des autres le montant de celle-ci est de 57% du salaire brut. Donc le chômage paupérise, et fortement. De plus, environ 70% des chômeurs indemnisés le sont pour des périodes courtes et ne seraient pas concernés par la dégressivité.

Notons d’ailleurs que les partenaires sociaux, gestionnaires de l’assurance chômage, connaissent parfaitement cette situation, et qu’aucun n’a introduit jusqu’ici le thème de la dégressivité. C’est que celle-ci a été mise en œuvre en France entre 1986 et 2001, mais cela a-t-il accéléré le retour à l’emploi ?

Les évaluations réalisées en France, mais aussi dans d’autres pays où la dégressivité a été instaurée comme la Belgique, l’Italie, l’Espagne, montrent que ce n’est pas le cas. Autrement dit, les chômeurs ne sont pas des agents optimisateurs qui attendraient que la baisse (ou la fin) de leur allocation pour prendre un emploi. Dans un contexte de chômage massif ils ne sont pas en position favorable pour effectuer des arbitrages entre différentes offres ou pour anticiper des opportunités futures.

Et s’agissant des finances de l’Unedic, l’effet de la dégressivité serait limité, et son prix serait la paupérisation des chômeurs. Mettre cette question à l’agenda contribue aussi à distiller l’idée que les chômeurs sont bien protégés, en profitent, et ne font pas les efforts nécessaires pour décrocher un emploi.

Lors de ses vœux, le président François Hollande a annoncé le lancement d’un plan massif de formation grâce auquel « 500 000 personnes de plus seront accompagnées vers les métiers de demain ». Quels résultats peut-on attendre ?

On connaît bien ce type d’annonces, qui scandent les politiques de lutte contre le chômage depuis 30 ans. Les enseignements issus des expériences précédentes conduisent à pointer un paradoxe de ce programme, annonciateur de son échec : d’un côté il répond à un enjeu majeur du chômage, mais de l’autre il emprunte un chemin incertain. L’enjeu est celui de la formation et de la qualification des chômeurs. S’ils composent une catégorie hétérogène, ceux-ci sont moins diplômés et moins formés que les actifs occupés. Les chômeurs ont des parcours scolaires plus courts et ils ont peu bénéficié de la formation continue quand ils travaillaient. Ainsi, ils sont moins armés pour entrer sur le marché du travail et pour s’y maintenir ensuite, ils ne sont pas préparés aux évolutions professionnelles et aux métiers émergents. C’est une inégalité qui est très puissante dans ses effets d’éviction. Un programme ambitieux de formation des chômeurs est donc bienvenu. Son objectif prioritaire doit être de réduire ces inégalités. C’est ainsi que l’on préparera tout le monde aux « métiers de demain » pour reprendre l’expression officielle. A contrario si cet objectif devient premier, au nom d’un argument sur la compétitivité économique aveugle à ses conséquences sociales, alors les inégalités vont se creuser encore. Car on retrouvera les phénomènes d’écrémage et de sélectivité observés dans les précédents programmes, accentués encore par l’urgence dans laquelle celui-ci a été inscrit.

Malgré toutes les décisions politiques prises depuis la période des « 30 glorieuses », c’est à dire près de 40 ans, la France peine à inverser la courbe du nombre de ses demandeurs d’emplois. Comment expliquez-vous cette situation ?

Le niveau de chômage n’est pas seulement la résultante de décisions politiques en matière économique, dont on pourrait discuter l’efficacité. On oublie trop souvent que le chômage n’est pas l’inverse de l’emploi, et que la croissance de celui-ci ne provoque pas mécaniquement la baisse du chômage. D’ailleurs, depuis le milieu des années 1980, le nombre d’emplois en France a augmenté de plus de 4 millions quand le nombre de chômeurs a progressé de plus d’un million (source INSEE). Cela n’est pas paradoxal, car le chômage résulte en fait du différentiel entre l’emploi et la population active. Or, celle-ci varie avec les évolutions démographiques (soldes naturel et migratoire) et les comportements d’activité (taux d’activité des jeunes, des femmes, des seniors). Dans notre pays, ces paramètres ont contribué à l’accroissement de la population active, et c’est un mouvement structurel. Aussi, ce n’est pas le niveau du chômage qui consacre l’échec des politiques publiques, ce sont plutôt les caractéristiques du chômage : la croissance du chômage de longue durée, la concentration du chômage sur certaines catégories (les jeunes peu ou pas formés, les minorités visibles, les seniors, les parents isolés, les travailleurs manuels, les habitants de territoires stigmatisés, les travailleurs de secteurs en déclin, etc.). Le problème majeur est celui du creusement des inégalités face au chômage.

Face à cela, force est de constater l’incapacité politique à organiser les mobilités professionnelles de manière à ce que le chômage soit plus justement réparti et devienne une transition et non un piège conduisant à la relégation ou au déclassement.

Entretien réalisé le 20 février 2016

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