Entretien avec Claire Lemercier qui apporte un éclairage sur le traité TAFTA

Claire Lemercier est historienne et ses recherches portent sur des institutions qui se situent aux frontières du public et du privé et participent à la régulation de l'économie. Elle a cosigné récemment avec Jérôme Sgard un rapport à la mission de recherche du ministère de la Justice qui porte sur l'invention de l'arbitrage privé international, des années 1900 aux années 1960. Elle revient pour nous sur le traité intitulé TAFTA  (Transatlantic Free Trade agreement ou TTIP, Transatlantic Trade and Investment Partnership) dont on parle tant aujourd’hui.

Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter brièvement le rapport commandité par le ministère de la Justice ?

Jérôme Sgard, spécialiste d'économie politique internationale, était intrigué par le fait que l'arbitrage, une institution par excellence de la mondialisation, ait été créée dans l'entre-deux-guerres puis développée pendant la guerre froide, c'est-à-dire pendant deux périodes de repli national. De mon côté, j’ai travaillé sur les tribunaux de commerce et l'arbitrage commercial au 19e siècle, sur la France, l'Angleterre et les États-Unis. Je me suis rendu compte que l'arbitrage privé n'était pas nécessairement plébiscité : une majorité d’entrepreneurs préféraient une justice plus « officielle ». J'ai donc eu envie de comprendre comment ces préférences avaient évolué. Or l'histoire de l'arbitrage commercial international avant les années 1970 n'avait jamais été étudiée. Notre projet puis notre rapport ont intéressé le ministère de la Justice. Leur souhait est à la fois de promouvoir les moyens « alternatifs » de résolution des litiges, comme l'arbitrage, et de maintenir dans ce cadre certaines spécificités juridiques et procédurales françaises.

Le projet d’accord de libre-échange transatlantique entre l’Europe et les États-Unis, désigné par l'acronymes TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), et surnommé TAFTA (Transatlantic Free Trade agreement) par ses détracteurs, suscite de nombreuses réactions. De quoi s’agit-il ?

De plusieurs manières, les négociations autour de ce traité remettent en cause les formes admises (depuis le 20e siècle) de la décision démocratique et du rôle de l'État. On pourrait dire qu'il ne s'agit que d'un traité bilatéral de libre-échange de plus, comme il s'en est tant signé depuis le 19e siècle. Mais ce traité apparaît particulièrement marqué par le renoncement volontaire à plusieurs formes de souveraineté de l'État, et de transparence. Le point le plus marquant est sans doute que le texte même qui est négocié reste secret tout au long de la négociation – ce qui ne facilite pas les interventions de la part des mouvements sociaux, ou même des député.e.s européen.ne.s. L'autre point très critiqué, et qui m'intéresse particulièrement, est le mécanisme prévu par le traité pour contrôler sa propre application : il s'agit en effet d'un arbitrage entre entreprises et États. Ce type de procédure heurte à plusieurs titres la vision habituelle en Europe du rôle des États : les litiges sont en effet soustraits à la justice officielle ; les procédures d'arbitrage sont en général moins publiques que les procédures en justice, voire complètement confidentielles ; et les litiges vont porter sur ce qui, dans les décisions prises par les États, peut être vu comme préjudiciable au libre-échange. La crainte est dès lors que n'importe quelle réglementation sociale, environnementale ou sanitaire prise par un État européen ou par l'Union européenne puisse être attaquée par un arbitrage, dans la mesure où elle empêcherait telle ou telle entreprise ne respectant pas ces normes d'accéder au marché européen.

Quelles sont les bases pour arbitrer ? Qui peut arbitrer ?

L'arbitrage trouve toujours sa base dans un contrat, comme par exemple un contrat entre une entreprise française et une entreprise allemande qui veut exploiter la marque de la française en Allemagne. Dans ce contrat, les partenaires se mettent d'accord pour dire que, si un conflit survient entre eux à propos du contrat, ils n'iront pas en justice, mais ils iront en arbitrage (et en général, ils se mettent aussi d'accord pour dire que cet arbitrage sera sans appel). Ils peuvent choisir le ou les arbitre(s), le droit qui fondera leur décision et la procédure qu'ils appliqueront, cela fait partie de leur liberté contractuelle – par exemple, on pourrait très bien dire « un arbitrage à faire par ma grand-mère, sous un chêne, suivant le droit néerlandais du 12e siècle » pourvu que les deux partenaires soient d'accord. En pratique, ça ne se passe pas comme cela : il existe des grandes organisations qui fournissent de l'arbitrage. Pour les arbitrages entre entreprises, ce sont notamment la Chambre de commerce internationale et l'American Arbitration Association, qui sont des organismes privés ; pour les arbitrages entre entreprises et États, c'est en général le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, ou CIRDI, qui dépend de la Banque mondiale. Elles ont des procédures clés en mains et des listes d'arbitres (qui sont souvent des avocats d'affaires).

Ce type d'arbitrage est rare en Europe. Pourquoi suscite-t-il tant de craintes ?

En fait, ce type d'arbitrage a déjà lieu très régulièrement en Europe (il existe depuis les années 1920, et même avant en Angleterre, et s'est répandu depuis les années 1960), mais il n'est pas connu du grand public, car il s'agit surtout d'arbitrages entre deux entreprises. En effet, en France notamment, il n'est pas permis de prévoir l'arbitrage dans un contrat entre un individu (consommateur final, ou salarié) et une entreprise. Dans le droit français, on considère que ces contrats sont trop inégaux : l'entreprise pourrait trop facilement imposer des conditions d'arbitrage qui l'avantageraient par rapport au consommateur ou au salarié, qui n'est pas en position de refuser le contrat en bloc. Au contraire, aux États-Unis, où ce type d'arbitrage est permis, en achetant par exemple un téléphone portable, vous abandonnez (suivant le contrat en petites lettres qui est dans la boîte) votre droit à aller en justice en cas de problème. Un tel contrat n'est pas possible en France. Quant aux arbitrages entre entreprises et États, ils ne sont pas nouveaux non plus, ils existent en grand nombre depuis les années 1970, mais pendant longtemps, ils opposaient systématiquement des entreprises multinationales à des États du Tiers-monde (qui avaient par exemple nationalisé une partie de la propriété de ces entreprises). Cela n'occasionnait pas beaucoup de réactions en Europe. Ce qui est plus nouveau, c'est le risque que des États européens puissent être condamnés dans des arbitrages demandés par des entreprises états-uniennes.

Quels sont les cas qui ont déjà fait l’objet d’arbitrages en Europe ?

Le cas le plus connu est celui qui oppose depuis 2012 l'entreprise suédoise Vattenfall au gouvernement allemand. Vattenfall était un des fournisseurs du gouvernement allemand pour le nucléaire et demandait une compensation après la décision du gouvernement de fermer deux centrales. L'arbitrage est encore en cours, on ne sait pas si l'Allemagne devra payer ; mais en soi, la menace de ce type de procédure peut être dissuasive pour les gouvernements. D'autres États plus récents adhérents de l'Union européenne ont déjà été condamnés, en particulier la Pologne suite à un arbitrage demandé par le laboratoire Servier en 2010, dans le cadre du traité d'investissement bilatéral entre France et Pologne.

L'accord TTIP devait être effectif fin 2015 mais en raison des blocages politiques au niveau européen, il devrait être reporté. Quelle peut être l’issue ?

Un des aspects intéressants des discussions en cours est que l'Europe essaie, depuis septembre, d'imposer des arbitrages qui ressemblent à des tribunaux classiques : il y aurait des juges permanents et payés par une caisse commune plutôt que choisis et payés par les parties, et un mécanisme d'appel. Mais il n'est pas sûr du tout que les États-Unis acceptent cette solution. Et selon les opposants au traité, il reste beaucoup d'autres problèmes : son texte est toujours confidentiel (WikiLeaks promet actuellement 100 000 euros à qui lui fera parvenir le texte du traité de libre-échange transatlantique); le tribunal d'arbitrage risque toujours de privilégier les intérêts des entreprises s'il applique à la lettre le texte du traité. Ce qui est intéressant pour moi, c'est de voir les États européens exprimer dans cette affaire une certaine réticence envers l'arbitrage. En effet, l'arbitrage a beau être décrit comme une perte de souveraineté des États, c'est une perte consentie : ce sont bien les États qui sont responsables de cette perte. Si, depuis les années 1920, ils n'avaient pas promulgué des lois et signé des traités pour le promouvoir, l'arbitrage n'existerait pas. Depuis un siècle, il a été promu au nom de l'intérêt supérieur du commerce international, et aussi pour éviter de se mettre d'accord entre États sur le respect des décisions de justice du voisin. Aujourd'hui, l'arbitrage représente un véritable système de justice privé, mais il ne peut exister que parce que les États l'acceptent, voire le défendent. Ce n'est pas un produit tout naturel de l'activité des entreprises, comme le disent certains de ses promoteurs : il a fallu beaucoup d'énergie pour le mettre en place. Il me semble plutôt sain qu'aujourd'hui, autant d'énergie soit mise à discuter de sa légitimité.

Début février, le traité transpacifique (TPP) est signé entre douze pays. Un troisième grand accord est en cours de négociation sur le commerce des services, TiSA (Trade in Services Agreement). Est-ce que les États européens pourront encore garder leur autonomie alors que les échanges mondiaux se réorganisent ?

En effet, il est frappant que l'Union européenne soit aujourd'hui le seul acteur à émettre des objections sérieuses aux conditions proposées par les États-Unis, et il n'est pas certain qu'elle se sente autorisée à continuer au vu de ces autres traités. Pourtant, c'est bien le seul groupe de pays qui a le poids économique et le degré de coordination nécessaire (malgré toutes les limites évidentes de son fonctionnement collectif) pour proposer des formes de libre-échange un peu différentes. De toute façon, l'objectif mis en avant sera toujours le libre-échange, comme c'est le cas depuis des décennies. Mais on voit bien avec ces débats qu'il y a plusieurs visions possibles du libre-échange. Les traités de type TAFTA représentent celle qui fournit le plus d'armes aux très grandes entreprises pour remettre en cause la souveraineté des États, plus seulement en matière de droits de douane mais aussi de politiques publiques plus généralement.

Entretien réalisé le 19 février 2016

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