Entretien avec Anne-Laure Beaussier, nouvelle chercheure au CSO

"Trump n’a d’autre alternative que de réaliser ses changements au compte-goutte, en signant des décrets présidentiels (executive orders) qui contournent les procédures démocratiques d’un Congrès qui apparait plus que jamais bloqué."

Chargée de recherche au CNRS, Anne-Laure Beaussier a rejoint le CSO au 1er octobre 2017. Portrait d’une politiste qui s’intéresse à la régulation des risques en Europe et aux politiques de santé avec une approche comparative internationale.

En 2012, le sujet de votre thèse portait sur l’Obamacare et sur les jeux d’acteurs au sein du Congrès. Qu’avez-vous cherché à étudier ?

Jusqu’au moment du passage de la loi Patient Protection and Affordable Care Act, surnommée « Obamacare » en 2010, loi réformant structurellement le système de santé américain, les politiques d’assurance santé aux Etats-Unis apparaissaient particulièrement difficiles à réformer. Cela s’expliquait par des facteurs à la fois politiques et institutionnels : des partis politiques peu cohésifs, la fragmentation du système politique américain et du Congrès en particulier. A partir d’une approche historique et qualitative, centrée sur le Congrès et sur les analyses des politiques sociales, j’ai pu observer que les inflexions récentes qu’ont connues les politiques de santé s’expliquent par une réorganisation du Congrès et par un certain renforcement des partis politiques américains. C’est ce qui me pousse à continuer de réfléchir à la question des rapports entre la politique (politics) et les politiques (policies) sur laquelle j’avais déjà travaillé en 2007 avec William Genieys sur le contrat ANR « OPERA » (Operationalizing programmatic elite research in America). En 2016, j’ai également publié La Santé aux Etats-Unis. Une histoire politique aux Presses de Sciences Po.

Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur cette réforme et sur les tentatives d’abrogation par l’administration Trump ?

Avant l’arrivée au pouvoir du président Obama, le parti Démocrate était peu homogène avec une faible emprise sur les élus fédéraux, ce fut une des raisons majeures de l’échec de la réforme de l’assurance maladie à laquelle s’était attelé Bill Clinton en 1993. Obama par contraste, dès son élection en 2009, réussit à mobiliser les élus démocrates, qui font preuve d’une plus grande cohésion. Cette plus grande loyauté partisane, qui existait depuis près de vingt ans dans le parti républicain, a réellement marqué la réforme Obama et les Démocrates ont fait preuve d’une discipline remarquable, votant massivement la réforme du système de santé.

Avec l’arrivée de Trump, la question qui se pose est : est-ce que cette tendance au renforcement de la cohésion partisane que l’on observe depuis les années 1990 tient toujours ? Le parti Républicain est aujourd’hui très fragmenté, tiraillé entre ses factions modérées et ses factions les plus conservatrices. Aujourd’hui, le président Trump et les dirigeants républicains du Congrès ne réussissent pas à construire une majorité au Sénat pour abroger la loi Obamacare, qui était une des grandes promesses de la campagne de 2016. L’abrogation vient d’être à nouveau refusée pour la quatrième fois. Il ne semble pas exister, pour le moment, d’alternative viable et suffisamment consensuelle à une réforme qui a permis à plus de 20 millions d’Américains d’obtenir une couverture santé, et qui, contre toute attente, n’a jamais été aussi populaire. Trump n’a d’autre alternative que de réaliser ses changements au compte-goutte, en signant des décrets présidentiels (executive orders) qui contournent les procédures démocratiques d’un Congrès qui apparait plus que jamais bloqué.

La question des jeux politiques aux Etats-Unis et de leurs conséquences sur les réformes m’intéresse beaucoup, et je dois dire que ce qui se passe actuellement dans ce domaine nourrit largement mes réflexions. J’espère pouvoir rapidement retourner sur le terrain pour apporter davantage d’éléments sur ce sujet.

Vous travaillez également sur la régulation des risques.

De 2013 à 2016, j’ai collaboré au projet de recherche ORA « HoweSafe - How States Account for Failure in Europe » dirigé par Olivier Borraz en France. L’objectif était d’analyser la diffusion d’instruments de gestion des risques dans différents domaines de politique publique et dans quatre pays (France, Royaume-Unis, Allemagne, Pays-Bas). Avec Henry Rothstein au King’s College de Londres, j’ai étudié la « Risk based governance » ou la régulation par les risques au Royaume-Uni. Il s’agit pour un gouvernement de mettre en place des mécanismes d’évaluation et de calcul des risques afin de prioriser l’action de régulation là où il y a le plus de risque.

J’ai tout particulièrement travaillé sur le domaine de la santé et de la régulation de la qualité et de la sécurité hospitalière. Il s’agit de calculer et de prédire quels sont les hôpitaux qui présentent le plus de risques pour la sécurité des patients (maladies nosocomiales, mauvais traitements, mauvaise gestion). Les Britanniques au travers de la Care Quality Commission ont développé un système très sophistiqué d’évaluation de la qualité et de la sécurité des hôpitaux du NHS, qui leur assigne à l’aide d’indicateurs et d’algorithmes, une note globale déclenchant si nécessaire des inspections sur site. Bien que cette méthode n’ai pas démontré de bons résultats pour le moment, ces formes de "risk-based governance" constituent la norme de la bonne régulation en Angleterre et tend à se diffuser dans un nombre croissant de domaines de politique publique. Fréquente en Angleterre, cette approche par le risque encore mal acceptée en France où l’Etat doit tenir un rôle protecteur pour tous. Elle rencontre aussi des difficultés à se diffuser en Allemagne où le fédéralisme constitue un obstacle. Des raisons politiques et culturelles expliquent aussi l’inégale diffusion de ces approches par le risque.

Vous arrivez au CSO, quels sont vos projets ?

Le projet HowSafe m’a donné l’opportunité de m’ouvrir à un autre domaine que celui de la santé : celui de l’environnement et des catastrophes naturelles. Je souhaite aujourd’hui orienter mes recherches vers une comparaison entre ces deux domaines et poser la question de l’articulation entre dispositifs de prévention et de compensation avec l’idée d’un réajustement de l’action publique, des Etats providences, et des modalités et instruments de la gestion des risques mobilisés aujourd’hui par les Etats. Face à des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, quelles sont les mesures à prendre, par exemple, pour limiter l'impact de ces catastrophes ? Comment articuler les dispositifs d’indemnisation sans pour autant encourager l’urbanisation des zones inondables ? Je souhaite réfléchir à cette articulation avec une approche comparative France, Angleterre et Etats-Unis. Le cas des ouragans Irma et Harvey qui ont frappé récemment les Caraïbes et la côte atlantique des Etats-Unis constitue un terrain d’études intéressant. J’aspire à me centrer sur le rôle de l’Etat, des assureurs et des individus, notamment les plus vulnérables.
Mon arrivée au CSO est pour moi une opportunité unique de travailler sur ces sujets, et de bénéficier de la mutualisation des compétences et de l’expertise sur ces thèmes de recherche présentes au sein du laboratoire.

Entretien réalisé le 16 octobre 2017

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