Didier Demazière, Le revenu universel : fin du travail ou fin de l’assistanat ?

« Au fondement de l’aide sociale il y a une suspicion qui fait des bénéficiaires des profiteurs ou des fraudeurs potentiels […] Sous cet angle, l’idée de revenu universel fait rupture. »

Le revenu universel est une idée assez ancienne qui fait aujourd'hui l'objet d'expérimentation dans certains pays et qui a en partie structuré le débat de la primaire de la gauche en France.

Ce débat a suscité de vives prises de position, dans un spectre allant d'une part de ceux qui veulent repenser le rapport au travail à ceux qui en font une énième mesure d'aide contribuant à creuser le déficit public.
Didier Demazière, spécialiste du travail, apporte des éléments d'éclairage.

L’idée d’un revenu universel de base s’est invitée dans la campagne électorale avec les propositions de Benoit Hamon, mais qu’est-ce que cela signifie au juste ?

Cette idée nouvelle dans le débat politique en France recouvre des formules de redistribution variées. Mais ce qui est fondamental c’est qu’elle repose sur le principe d’universalité ou d’inconditionnalité. Cela signifie que le revenu (universel ou de base) est versé a) sans exigence de contrepartie comme l’obligation de travailler, de rechercher un emploi ou de faire des efforts d’insertion, b) sans aucune condition ni de ressources, ni de composition du ménage, ni d’âge, le plus souvent, c) de façon automatique, ce qui permet d’éliminer les non-recours par ignorance ou en raison de difficultés résultant de démarches administratives associées aux prestations sociales classiques.

Pour comprendre la rupture que représente ce principe d’inconditionnalité, il suffit de rappeler les débats occasionnés par la création du RMI en 1988 : il n’était pas question d’allouer cette aide sociale sans contrepartie, d’où l’instauration d’un contrat d’insertion et d’un contrôle des engagements pris par les bénéficiaires. On trouve cette même logique de contrôle et de sanction pour les bénéficiaires des allocations d’assurance chômage dont le versement dépend pourtant des droits acquis à travers les cotisations antérieures. C’est qu’au fondement de l’aide sociale il y a une suspicion, plus ou moins latente ou explicite selon les cas, qui fait des bénéficiaires des profiteurs ou des fraudeurs potentiels, et qui alimente une stigmatisation sociale. Sous cet angle, l’idée de revenu universel fait rupture, radicalement, au moins dans son principe.

Est-ce que cela signifie aussi que le revenu universel est l’amorce d’une nouvelle conception de la place du travail dans la société ?

C’est sur ce front que l’idée de revenu universel est attaquée, et souvent violemment. De fait c’est une nouvelle manière de considérer le rapport entre revenu et travail, puisqu’elle pose le principe d’un revenu totalement déconnecté du travail et pleinement légitime, non stigmatisant. La question des effets sur le travail est centrale, et elle est nourrie par un débat philosophique et moral extrêmement dense. Faute de pouvoir restituer ses nuances, on peut dégager schématiquement deux polarités.

Pour les uns, le revenu universel favorise le désengagement à l’égard du travail et constitue une incitation à la paresse. Ce raisonnement s’appuie sur une conception étroite du travail, considérant que les individus travaillent pour gagner leur pain, et si ce motif principal s’estompe, alors ils se désintéresseront du travail.

Pour les autres, le sens du travail n’est pas principalement de gagner son pain. Mais pour autant le revenu universel a des effets sur le travail : il doit permettre à chacun de choisir plus librement son travail (le contenu du métier, les conditions de travail ou de contrat, l’employeur, etc.), et la possibilité donnée de réaliser un travail plus satisfaisant est considérée comme une incitation à cumuler un salaire avec le revenu universel.

A-t-on pu observer un lien entre revenu universel et désintérêt pour le travail ?

Dans le cas du programme Mincome conduit au Canada dans les années 1970, la désincitation au travail a été faible. Par exemple moins de 3% des femmes mariées ont cessé de travailler pendant la période des quatre années de l’expérimentation. Dans quelques expériences locales menées aux États-Unis à la même époque, on a aussi observé un faible effet sur la participation au travail. Par ailleurs, les recherches françaises conduites auprès de populations qui ne travaillent pas et/ou ne parviennent pas à décrocher un emploi montrent la persistance de la volonté de travail en dépit des obstacles rencontrés par les chômeurs de longue durée. Elles établissent que l’intérêt économique et financier n’est pas le seul motif de recherche, et même de reprise, d’emploi puisqu’une part significative des reprises d’emploi s’accompagne de perte de revenu (du moins avant l’instauration de possibilités de cumuler salaire et allocation). Il n’y a pas de preuve empirique d’effets délétères du revenu universel sur les rapports au travail.

Peut-on dire, comme c’est avancé, que ce revenu universel pourrait être un moyen de répondre aux conséquences négatives de la révolution numérique sur l’emploi ?

C’est un vieil argument, évoqué à propos de la numérisation actuelle, mais aussi de la robotisation à la fin du XXe siècle ou de la mécanisation des fabriques au XIXe siècle, en dépit du principe bien connu de la destruction créatrice qui veut que ces mêmes technologies soient aussi génératrices d’emplois nouveaux.

À ce sujet, on peut rappeler à gros traits le constat des dernières décennies en matière d’emploi. Avec la persistance d’un chômage massif, l’évidence d’une pénurie importante et durable d’emploi s’impose. Plus, le développement des politiques publiques d’emploi ou la recherche ininterrompue de points de croissance n’ont pas permis de recul significatif et non conjoncturel du chômage. On observe aussi une tendance lourde à la dégradation des conditions d’emploi provoquant la multiplication de travailleurs pauvres. Cette pauvreté laborieuse a de multiples origines (travail à temps partiel subi, discontinuité des périodes travaillées, repli sur l’auto-entrepreneuriat, uberisation, etc.), qui convergent vers la même signification : le travail ne suffit plus à procurer un revenu suffisant pour vivre décemment.
Dans ce contexte, les annonces répétées d’un prochain recul, important et durable, du chômage sonnent comme un mantra incantatoire. Nul ne sait à ce stade dans quelle mesure le revenu universel peut apporter des réponses pertinentes à cette crise structurelle de l’emploi, mais il déplace les termes du débat et ouvre des pistes inexplorées, ce qui en soi est déjà une vertu.

Le revenu universel peut-il être considéré comme un nouveau pilier de la sécurité sociale ?

Les significations et les effets du revenu universel dépendent de divers paramètres, qui peuvent être réglés dans des directions divergentes. Une illustration parlante en est la fixation du montant de l’allocation.

Un revenu très bas ne permettrait pas d’en vivre et contraindrait chacun à rechercher continuellement un contrat de travail, une mission d’intérim, une vacation, un petit boulot. Il s’apparenterait alors à une subvention aux employeurs qui pourraient se procurer un travail en dessous du salaire de réserve, surtout s’il s’accompagnait d’un allègement du droit du travail et de la réglementation sur les bas salaires.

À l’opposé, un montant plus élevé élargirait les possibilités d’arbitrage des individus entre travail rémunéré, activités jugées non rentables, engagements bénévoles, contributions gratuites au bien commun, ou encore loisirs gratifiants. Il permettrait de donner une traduction forte à des dispositifs instaurés récemment comme le Compte personnel d’activité, en fournissant un support plus solide à des parcours professionnels discontinus et en offrant de nouvelles potentialités de gestion des vies actives (et pas seulement de travail).

Dans ce second cas de figure, le revenu universel pourrait être un nouveau pilier de sécurisation des parcours de vie, combinant flexibilité et providence, mobilité et sécurité. Mais dans le premier cas de figure, il n’apporterait aucune protection, bien au contraire.

Pour conclure, le sort de cette mesure est des plus incertains, et la virulente critique morale qu’elle a suscitée au nom de la défense de la valeur travail est éloquente à cet égard. Elle rejoint un ensemble d’autres points limites de nos démocraties modernes, comme celui du consentement à l’impôt et des frondes fiscales. En effet, la position dominante dans les opinions publiques (révélées par les rares sondages) peut être résumée ainsi : vertu chez soi, immoralité chez les autres. Car une forte majorité des sondés se dit persuadée que les autres ne voudront plus travailler s’ils perçoivent un revenu universel et dans le même temps une majorité déclare aussi que cela ne modifierait pas leur propre engagement professionnel et leur mode de vie. Il y a là matière à débattre, ce qui est précisément la raison d’être des démocraties. La question du revenu universel lance un débat, et cela est irremplaçable, d’autant plus que les enjeux ne sont rien moins que de réfléchir aux rapports entre travail rémunéré et contribution au progrès de la société ainsi qu’aux manières de reconnaître et de rétribuer d’autres façons de concourir au bien commun.

Entretien réalisé le 7 février 2017

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