Didier Demazière et les effets de la radiation du chômage

"La politique d'activation (de radiation) des chômeurs déstabilise la cohésion sociale en alimentant une défiance à l’égard d’institutions des politiques sociales et d’emploi qui ne les reconnaissent plus comme des chômeurs."

Que devient-on quand les droits aux allocations chômage sont brutalement supprimés ? Pendant les périodes d’indemnisation et après en avoir été exclus, quel rapport les chômeurs entretiennent-ils avec l’emploi ? Les dispositifs d’aide et d’incitation sont-ils efficaces pour les ramener vers l’emploi ?

Didier Demazière, chercheur au CSO, a codirigé une recherche en Belgique sur des individus radiés des allocations chômages. Il nous présente les principaux résultats de cette étude.

Quel était l’objectif de cette enquête ?

Notre projet de recherche, associant le Centre de sociologie des organisations et l’Université de Louvain, a été sélectionné dans le cadre d’un appel d’offre lancé par l’Observatoire Bruxellois de l’Emploi qui est rattaché à Actiris, organisme équivalent de Pôle Emploi pour la région de Bruxelles. Il s’agissait de savoir ce que devenaient les chômeurs ayant fait l’objet d’une radiation, alors que leur nombre avait fortement augmenté à partir de 2014 dans un contexte de durcissement significatif des conditions d’attribution des allocations en Belgique.

La politique d’activation visant à inciter les chômeurs à trouver un emploi comportait deux volets principaux. D’un côté l’allocation d’insertion, versée dès la fin des études et, à l’origine, sans limitation de durée, a été limitée à 3 ans, ce qui a sorti de nombreuses personnes du dispositif. De l’autre, l’allocation de chômage, octroyée sur la base d’une activité professionnelle antérieure (il faut avoir travaillé au moins 18 mois sur les 24 derniers mois), est désormais conditionnée à un contrôle de la recherche effective d’emploi.

La logique commune est celle d’une activation du comportement de recherche d’emploi, associant un durcissement des contrôles, voire une contractualisation des démarches à accomplir, et une responsabilisation individuelle des chômeurs. Dans ce nouveau contexte, les chômeurs radiés, ou « exclus » selon la terminologie belge, ont eu des évaluations négatives de leur recherche d’emploi et/ou ne sont pas parvenus à trouver un emploi dans le délai prescrit.

Une allocation chômage conditionnée au fait d’avoir travaillé 18 mois sur 24 est-elle efficace pour encourager les chômeurs à chercher un emploi ?*

Notre enquête, fondée sur des entretiens biographiques avec une soixantaine de chômeurs exclus de l’indemnisation, montre que la réforme est fondée sur une représentation erronée de ce qu’est le chômage et l’emploi.

Pour la plupart des enquêtés, y compris pour ceux qui étaient indemnisés depuis 10 ans ou plus, le chômage ne signifiait pas inactivité professionnelle. Beaucoup d’entre eux alternaient périodes travaillées et périodes de chômage indemnisé. L’allocation d’insertion fonctionnait alors comme un filet de sécurité pour ces chômeurs qui travaillaient de façon intermittente : elle leur assurait un revenu de remplacement, par exemple après un petit contrat d’un mois, après un travail saisonnier de 6 semaines, en complément d’un emploi de 8 heures hebdomadaires, etc. Ces chômeurs étaient donc dans l’emploi, mais dans des emplois de très mauvaise qualité, et l’allocation d’insertion compensait cette situation dégradée.

En revanche ces périodes travaillées n’ont pas permis d’accéder au deuxième type d’allocation, dites de chômage, car pour cela il faut avoir travaillé 18 mois sur une période de 2 ans.

Le dispositif sanctionne donc des efforts jugés insuffisants pour trouver un emploi alors que certains des chômeurs exclus étaient pourtant en emploi, mais selon une configuration où chômage et emploi ne s’opposent pas comme des contraires, mais se combinent. Si dans cette combinaison le chômage domine, c’est parce que ces chômeurs sont relégués dans les emplois les plus dévalorisés et précarisés. Et l’on a pu montrer avec cette enquête que les contrats de très courte durée ou les auto-emplois, qui ont beaucoup augmenté, tendent à fonctionner comme des trappes dont il est difficile d’échapper quand on y est pris.

Si la recherche d’emploi n’est pas considérée comme suffisamment active, les chômeurs peuvent être exclus de l’allocation chômage. Comment expliquer que certains d’entre eux n’arrivent pas à justifier d’une recherche d’emploi effective ?

La recherche d’emploi est un pilier du chômage, et elle est devenue un critère de repérage des chômeurs méritants. Tout l’enjeu est alors de définir ce qu’est la recherche d’emploi, Or notre analyse fine des activités quotidiennes des chômeurs belges, et plus précisément de celles qu’ils considèrent comme de la recherche d’emploi, met en évidence des écarts considérables avec la conception institutionnelle qui fonde les contrôles et les règles de l’activation. Leurs pratiques sont sensiblement éloignées des démarches formelles de prospection et de réponse à des offres d’emploi ou d’envoi de CV et de lettres de motivation. Elles prennent d’autres chemins, ceux de démarches plus informelles, faites de sollicitations de proches ou de personnes connues ou encore de rencontres directes avec des employeurs, souvent dans de toutes petites entreprises ou commerces.

Ces démarches s’insèrent dans le flux des sociabilités locales, et elles ne forment pas une recherche d’emploi séparée de la vie quotidienne, autonomisée, aisément identifiable. Pourtant ces pratiques s’appuient sur des expériences vécues : l’envoi de CV est inefficace car ceux-ci montrent des parcours professionnels instables, des expériences ténues, et souvent des formations modestes ou incomplètes. De même, les emplois trouvés ont été obtenus grâce à d’autres démarches, comme le bouche-à-oreilles et sans qu’une offre ait été diffusée. Et les embauches sont parfois précédées de petits coups de main, pas toujours déclarés, qui permettent de montrer que l’on fait l’affaire. Les projections professionnelles ne sont pas centrées sur l’emploi durable, stable ou régulier, mais visent des formes plus fluides combinant temps partiel, travail à la prestation, activités saisonnières, travail informel, travail partiellement gratuit, etc.

Ainsi les chômeurs développent une recherche d’emploi qui n’est pas reconnue comme pertinente par les institutions d’accompagnement et de contrôle, mais qui pour eux est pertinente car enracinée dans leurs expériences biographiques. Ils sont mis en défaut de recherche d’emploi alors qu’ils mènent des recherches ajustées à l’instabilité de leur parcours et à leur médiocre position dans la file d’attente du chômage.

Lorsqu’on est exclu de l’allocation d’insertion et de l’allocation chômage, il est possible de se tourner vers d’autres allocations sociales. Celles-ci permettent-elles d’atténuer les effets de la radiation et de maintenir ces personnes dans une situation décente ?

Être radié est vécu comme une injustice. C’est connaître une dégradation de statut, un déni de reconnaissance de leurs expériences du chômage, de l’emploi et du travail. Les anciens chômeurs sont alors renvoyés du côté des pauvres et des centres d’aide sociale, seul guichet où demander un revenu de substitution.
Les promoteurs de la politique d’activation avaient anticipé un déversement des exclus vers ces centres, mais ce transfert n’a été que très partiel. C’est cela qui a motivé le financement d’une recherche, avec l’interrogation : où sont-ils, que sont-ils devenus, comment vivent-ils ?

Notre première tâche de chercheur, qui a été particulièrement complexe et délicate, a d’ailleurs été de repérer ces chômeurs exclus, qui n’avaient plus d’inscription institutionnelle et n’étaient plus enregistrés nulle part. Nous avons mis beaucoup de temps et d’énergie à prospecter dans les organismes caritatifs et les associations d’aide locales, à distribuer des appels à témoignages dans des quartiers paupérisés, à animer une page Facebook consacrée à l’enquête, etc.

Cela nous a permis de confirmer l’absence d’automaticité entre l’exclusion d’une prestation (les allocations) et le recours à un dispositif de substitution. Pourtant nous avons mesuré combien la suppression des allocations provoque une paupérisation immédiate des exclus et de leur entourage et génère des processus de dégradation combinant suppression de certaines dépenses, obligation de privations, endettement, risques de perte de logement, etc.
Malgré cela, la sollicitation des centres d’action sociale est souvent repoussée jusqu’au moment où l’appauvrissement devient intolérable, les seuils variant selon les individus. Il faut se résoudre à y aller, quand on ne peut plus faire sans. C’est pourquoi la plupart estiment ne pas être à leur place, se plaignent d’être mélangés avec des « gens pas comme eux », jugent vexatoire le contrôle de leur budget exercé par les travailleurs sociaux, se sentent amoindris et déchus.
Pour conclure, notre recherche montre que les effets de cette politique belge d’activation des chômeurs dépassent de loin la dégradation de leurs conditions de vie et la déchéance statutaire. Elle déstabilise la cohésion sociale en alimentant une défiance à l’égard d’institutions des politiques sociales et d’emploi qui ne les reconnaissent plus comme des chômeurs. Pourtant ces chômeurs exclus restent mobilisés pour obtenir des activités de travail multiformes et continuent d’affirmer leur volonté de participer aux mondes du travail. Mais leur situation a été fragilisée, les incertitudes quotidiennes et face à l’avenir ont été renforcées, et les risques de marginalisation sont accrus.

Entretien réalisé le 14 juin 2017

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