De la préparation de la gestion de crise… à la survenue de la crise

  • Olivier Veran, Ministre des Solidarités et de la Santé. © Shutterstock/Jo BourocOlivier Veran, Ministre des Solidarités et de la Santé. © Shutterstock/Jo Bouroc

Par Olivier Borraz

Article rédigé le 2 avril 2020

A l’instar de nombreux Etats développés, la France s’est, depuis le début de la décennie 2000, dotée d’un imposant arsenal d’instruments de gestion de crise. Le mouvement a été initié par des crises ayant révélé la fragilité des dispositifs existants et souligné la nécessité d’investir dans des outils dédiés. Ce travail organisationnel, que Franck Fourès avait étudié dans sa thèse consacrée à la gestion des urgences au sein des ministères de la Santé et de l’Agriculture, n’a cessé de s’étoffer au fur et à mesure que de nouvelles crises venaient révéler des manquements. Ce travail d’organisation s’est également nourri de réflexions conduites au sein d’organisations internationales, comme l’a montré par ailleurs Lydie Cabane dans sa thèse.
C’est l’ensemble de ce dispositif qui est mis à l’épreuve par la pandémie de Covid-19.
Pour des raisons de clarté, je propose d’identifier ici des dimensions qui pourront faire l’objet de notes plus précises et surtout d’investigations, une fois la crise terminée.

L’alerte

Pourquoi a-t-il fallu autant de temps aux autorités françaises pour prendre la mesure du danger qui arrivait ? Il ne s’agit pas de pointer des manquements, avec le confort que donne la vision rétrospective, mais de s’interroger sur les raisons qui ont conduit à n’accorder que peu d’importance aux signaux d’alerte qui remontaient tant d’experts basés en Chine que de publications scientifiques. Il conviendra certainement de regarder du côté des précédentes épidémies de SRAS (2003), H5N1 (2005) et H1N1 (2009), dont aucune n’a eu l’ampleur annoncée par certains experts, ce qui a pu conduire à une forme de relâchement. On pourra également s’interroger sur les dispositifs existants en France pour traiter de telles alertes, notamment au sein de la Direction générale de la santé (DGS) et des agences qui l’entourent, et la manière dont les signaux ont été reçus et interprétés. Il faudra étudier la manière dont les experts réunis autour du Président de la République ont acquis la conviction que la menace était sérieuse. Ce qui impliquera notamment de comprendre les différentes formes d’expertise en présence dans cette crise, mais également les controverses, entre épidémiologistes, modélisateurs et biostatisticiens, médecins cliniciens et chercheurs. Et comment ils sont ensuite parvenus à faire partager leur inquiétude avec le Président de la République, le conduisant à déclencher officiellement l’alerte le 12 mars au soir.

La création de dispositifs ad hoc

Deux innovations organisationnelles interpellent dans la gestion de crise : la création du conseil scientifique, placé auprès du Président de la République et de son gouvernement, pour recommander les mesures à prendre pour protéger la population (complété un peu plus tard par une seconde structure d’expertise tout aussi inédite) ; et la constitution d’une task force interministérielle positionnée au ministère de la Santé. De telles innovations, qui n’étaient prévues dans aucun texte réglementaire, interrogent ; sachant qu’il existait déjà de nombreuses structures susceptibles de produire des expertises ou de conduire la crise. Qu’est-ce que cela nous dit de la confiance que placent les autorités publiques dans les organisations dédiées à la gestion des risques et des crises qu’elles avaient mises en place avant la survenue de la crise ? Et qu’est-ce que cela nous dit des efforts engagés de longue date pour permettre justement à la France de disposer d’un arsenal complet d’instruments pour affronter une crise majeure ?

Les plans de gestion de crise

Les questions que l’on peut formuler ici concernent à la fois le contenu de ces plans, qui manifestement n’a pas été correctement mis en œuvre : je pense ici aux masques de protection et aux tests prévus dans le plan pandémie grippale de 2011 ; qui se sont révélés en nombre très nettement insuffisant, ce qui a conduit à des discours officiels tendant à suggérer que ces mesures de protection n’étaient pas les plus efficaces. Mais les questions concernent surtout le recours au confinement. Cette mesure ne figure pas dans le plan susmentionné, ni à ma connaissance dans aucun autre plan. Comme mesure de protection, elle est employée dans des situations de menace extérieure (accident chimique, radiologique ou naturel ; attentat terroriste). Le fait qu’elle soit devenue d’emblée la solution privilégiée, alors qu’elle n’est mentionnée dans aucun plan et n’a jamais été testée à une telle échelle sur une telle durée, devra être interprété par les chercheurs. Qu’il s’agisse de comprendre d’où vient l’idée, comment les experts et les autorités se la sont représentée, ce qu’ils savaient de la manière dont elle était mise en œuvre ailleurs, les formes de justification employées pour défendre et promouvoir cette solution inédite, ou le suivi de sa mise en œuvre.

La coordination en crise

Les informations éparses dont nous disposons pour le moment, tant en ce qui concerne la situation à l’échelle locale qu’au sein des ministères, suggère un assez haut degré de confusion, voire de tensions et parfois de conflits. Cette situation n’est en soi pas surprenante, les crises étant des moments où les problèmes de coordination sont fréquents. Elle n’en est pas moins importante à analyser, d’abord à la lumière des efforts fournis depuis des années, à la suite de crises réelles ou d’exercices de simulation, pour bâtir un dispositif capable de coordonner de très nombreux intervenants ; ensuite par ce qu’elle dit de la tentation de multiplier les organisations et les dispositifs organisés pour gérer les crises, au détriment d’une réflexion sur les modalités de coordination et de coopération en situation dégradée. En témoigne le fait que les autorités recourent à de nouvelles organisations ou procédures pour améliorer la communication, contribuant ainsi à complexifier un champ déjà passablement dense en organisations de gestion de crise, au détriment d’une réflexion sur ce qui fait le succès de la gestion de crise, et en particulier la dimension interpersonnelle. A ce titre, la gestion de crise actuelle, contrairement à d’autres situations passées, se caractérise par un fonctionnement particulier. Alors qu’il est d’usage en période de crise, pour les membres des cellules de crise, de se retrouver physiquement dans une salle pour travailler ensemble, dans le cas présent pour des raisons liées au confinement, les cellules de crise fonctionnent très largement à distance. Ce point peut paraître anodin mais il ne l’est pas. En effet, les travaux sur la gestion de crise soulignent l’importance des relations interindividuelles durant les phases aiguës notamment, lorsqu’il s’agit de partager des informations, de se forger une représentation de la situation et de prendre des décisions. Des formes d’interconnaissance et de confiance se développent entre les participants, qui conduisent ensuite à un meilleur échange d’informations et une plus grande rapidité dans les décisions. Ces formes d’interconnaissance peuvent également s’observer entre cellules de crise. Or, en fonctionnant à distance, les participants ont moins l’occasion de nouer des relations et, partant, tendent à demeurer dans une approche individuelle de la crise sans avoir la possibilité de la partager autrement que lors d’audioconférences ou par mails, SMS et messages WhatsApp.

D’autres questions pourraient encore être explorées : qu’il s’agisse des différents cadrages de la crise (sanitaire, économique, sécuritaire …) ; de la manière dont sont comptées les victimes ; de la fin de la crise (sortie du confinement et organisation d’un retour à « la normale ») ; ou des modalités qui seront mises en œuvre pour tirer les leçons de cette crise.

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