Contrôler les entreprises sous pression. La présence hiérarchique à l'inspection du travail en contexte de crise sanitaire
- ©Flikr/Jeanne Menjoulet
Par Anaïs Bonanno (Triangle-CSO)
Article rédigé le 22 avril 2020
La semaine dernière, un inspecteur du travail a été suspendu de ses fonctions à titre conservatoire. Il avait envoyé plusieurs courriers d’observation à l’employeur d’une structure d’aide à domicile dont certain·e·s salarié·e·s étaient suspecté·e·s d’avoir été contaminé·e·s par le coronavirus, et avait engagé de son propre chef, comme d’autres de ses collègues et suite à l’exercice du droit d’alerte par les représentant·e·s du personnel, une procédure en référé contre cet employeur concernant la santé et la sécurité. La publicisation de cette affaire, dans la continuité de plusieurs articles, met en évidence des tensions entre les agent·e·s de contrôle de l’inspection du travail et leur ministère, sur les contours de l’application du droit du travail en temps de confinement, et sur les rôles respectifs de la hiérarchie et des agent·e·s de terrain dans la conduite de la politique du travail.
La ministre du Travail a très tôt insisté sur la nécessité de préserver au maximum la continuité de l’activité économique. Aujourd’hui, certain·e·s agent·e·s de contrôle, dont les tentatives pour faire respecter les obligations patronales en matière d’hygiène et de sécurité pourraient avoir pour effet indirect la restriction de certaines de ces activités, se voient sanctionné·e·s ou menacé·e·s de sanction pour avoir, selon leur hiérarchie, outrepassé leurs prérogatives de mise en application du droit. Plusieurs organisations syndicales du ministère ont, quant à elles, dénoncé une entrave à l’exercice de leurs missions, avant de saisir, le 16 avril dernier, l'Organisation internationale du travail.
Nous souhaitons approfondir, grâce à des entretiens téléphoniques avec deux inspectrices d’un même département, et à la lecture de la documentation disponible, la question des pratiques d’encadrement mises en place à l’inspection du travail en temps de crise sanitaire, et leur perception par les agents de contrôle. Dans le contexte du confinement, la présence hiérarchique semble limitée en termes d’orientations nationales tout autant qu’en termes d’outillage matériel des agent·e·s, là où elle prend essentiellement au niveau local la forme d’un contrôle de l’activité.
Contrôler en étant confiné·e : des conditions d’application du droit dégradées
À l’heure actuelle, au Ministère du travail, seul·e·s sont en poste les agent·e·s qui disposent à domicile du matériel nécessaire pour télétravailler, et qui n’ont pas de charges familiales les en empêchant. Cela réduit logiquement le nombre de contrôleur·e·s et d’inspecteur·e·s du travail pouvant assurer le contrôle des entreprises. De plus, ce contrôle se fait essentiellement à distance: pour éviter la propagation de l’épidémie dans le contexte du confinement, il est fortement conseillé aux agent·e·s de ne se rendre dans les entreprises que lorsqu’aucune autre solution n’a été trouvée. Or, les agent·e·s sont sujet·te·s à un certain nombre de difficultés techniques pour télétravailler, dont l’ampleur varie selon les départements. Les accès à distance à l’espace numérique de travail ne sont pas toujours possibles, de même que l’accès aux adresses mail génériques de chaque unité de contrôle. De ce fait, certain·e·s agent·e·s n’ont accès, via les archives de leur boîte mail professionnelle nominative, qu’aux coordonnées des entreprises avec lesquelles ils ont déjà échangé, ce qui réduit leur capacité d’initiative.
D’après nos recherches, cette adaptation de l’activité inspectorale en période de confinement ne donne pas toujours lieu à une information sur les sites internet des unités départementales du ministère du Travail. Par conséquent, les lignes téléphoniques et les adresses mail génériques n’étant pas toujours redirigées, il est parfois impossible aux usager·e·s n’ayant pas déjà les coordonnées des agent·e·s de les contacter, ce qui réduit fortement l’accessibilité des services.
Une faible orientation nationale de l’activité de contrôle
La note la plus conséquente de la Direction générale du travail pour déterminer les modalités d’intervention dans les entreprises paraît le 30 mars, soit deux semaines après le début du confinement. Elle est précédée, les 13 et 17 mars, de deux instructions DGT rappelant brièvement les prérogatives de l’administration du travail en matière de droit d’alerte, et précisant la façon d’effectuer à distance des enquêtes pour licenciement de salarié·e·s protégé·e·s. Son contenu en termes d’orientation de l’activité est limité. Entre autres choses, elle rappelle tout ce qui n’est pas dans les prérogatives des agent·e·s lorsqu’ils sont saisi·e·s suite à l’exercice d’un droit d’alerte par les représentant·e·s du personnel, énonce quatre thèmes prioritaires de contrôle sur site, indique que les courriers-types aux employeurs sur l’hygiène et la sécurité, qui avaient fait l’objet d’une controverse avec la CGT-TEFP, sont à exclure, et détaille longuement les modalités d’intervention à distance dans les entreprises. La note comporte ainsi un certain nombre d’instructions par la négative, et des consignes générales de procédure, mais peu de recommandations et de pistes précises sur le contenu du travail. Elle est ainsi jugée trop « abstraite » et « théorique » par les agentes interrogées. Plus largement, la rareté et le caractère succinct de ces notes laisserait les agent·e·s peu outillé·e·s pour organiser leur activité : l’orientation de la politique du travail manquerait d’une réflexion sur ce qui est praticable. Cette absence d’orientation nationale fait d’autant plus défaut dans un contexte où les initiatives prises par les agent·e·s en leur absence risquent d’être invalidées voire sanctionnées par la hiérarchie.
Un important pouvoir local de contrôle de l’activité
Dans le cadre d’une faible coordination par l’autorité centrale, la détermination de la politique d’application du droit du travail en période de crise est déléguée aux échelons régionaux et départementaux, entraînant vraisemblablement de fortes disparités locales dans les modalités d’encadrement du travail. Les inspectrices interrogées regrettent l’absence d’information sur les pratiques de leurs collègues, et le manque d’outils de coordination. Dans leur département, leurs collègues compensent cette mutualisation jugée insuffisante par la création de groupes de discussion affinitaires sur leurs téléphones.
Ce faible travail de mise en commun n’empêche parfois pas une surveillance importante de l’activité. L’instruction DGT du 30 mars conseille fortement aux agent·e·s d’échanger avec leur hiérarchie concernant chaque contrôle envisagé, qu’il soit à distance ou sur site, et enjoint à consulter systématiquement les supérieur·e·s direct·e·s dès chaque saisine pour droit d’alerte. Cette consigne prend un écho particulier vu le renforcement des autorités hiérarchiques centrales et intermédiaires dans l’organisation de l’activité inspectorale ces dix dernières années. Celui-ci se traduit par exemple par l’instauration de logiciels de reporting de l’activité, ou par la détermination d’axes prioritaires nationaux de contrôle auxquels il est attendu que les agent·e·s consacrent une partie de leur temps. Dans le contexte du confinement, le fait que la présence hiérarchique se manifeste plus sur le mode du contrôle que du conseil et de l’accompagnement n’est donc pas étonnant, au vu des réformes récentes, auxquelles il a pu être reproché de réduire l’autonomie des agent·e·s. La récente mise à pied d’un inspecteur du travail pour avoir outrepassé l’avis de ses supérieur·e·s ne vient ainsi que rendre plus visibles des logiques sous-jacentes de « bureaucratisation managériale » qui peuvent entrer en contradiction avec les normes et pratiques professionnelles des agent·e·s.
Contrairement à d'autres secteurs dans lesquels la crise sanitaire engage plutôt des restructurations dans les relations professionnelles (voir article d'H. Clouet dans ce même dossier), les conditions de travail des agent·e·s de contrôle prolongent donc les résultats d’enquêtes menées hors contexte de crise : elles rendent plus vive encore la tension entre indépendance fonctionnelle et augmentation des prescriptions hiérarchiques, ou encore entre intermédiation juridique de terrain et commandes par le haut. Elles viennent enfin rappeler que produire un droit du travail sans inspecteur·e·s doté·e·s de moyens matériels et juridiques à la hauteur de leurs fonctions, revient à réduire son effectivité dans les entreprises, ce qui n’est pas sans effets délétères dans des crises comme celle que nous traversons. A l’heure actuelle, les organisations syndicales déplorent chaque semaine de nouveaux décès de salarié·e·s dans des entreprises où elles considèrent que les obligations en matière d’hygiène et de sécurité n’ont pas été respectées. Cela a d’ailleurs donné lieu à une plainte de la CGT commerce contre la société Carrefour et contre la Ministre du travail pour « atteinte involontaire à la vie » et « mise en danger de la vie d'autrui » le 31 mars dernier, suite au décès d’une caissière.
Pour aller plus loin
- Marie Szarlej-Ligner et Vincent Tiano (2013), « Conflits de valeurs dans une inspection du travail en mutation », Droit social, Dalloz, pp. 164-176.
- Marie Szarlej-Ligner (2017), « Socio-histoire de l’inspection du travail. Une administration comme une autre ? », Thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Jean-Noël Retière, Université de Nantes.