Travail forestier et réchauffement climatique

Travail forestier et réchauffement climatique

par Charlotte Glinel dans COGITO, magazine de la recherche de Sciences Po
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Travail forestier et réchauffement climatique

En mars 2021, l’Office National des Forêts (ONF) partageait sur les réseaux sociaux une photographie du ministre de l’Agriculture martelant un chêne pluricentenaire destiné à la rénovation de la charpente de Notre-Dame de Paris.

(Office National des Forêts, le ministre de l’Agriculture martèle un chêne destiné à la rénovation de la charpente de Notre-Dame de Paris, le 5 mars 2021, forêt de Bercé, Facebook.)

Le martelage, exercé en forêt publique par les gardes forestiers(1), consiste à désigner les arbres à couper ou à protéger, par une marque au marteau. Il représente à la fois l’emprise de l’État sur le territoire et un symbole central de la profession forestière. Toutefois, aujourd’hui, le martelage se transforme : les gardes forestiers, comme leurs collègues ingénieurs et ouvriers, doivent réviser leurs techniques de travail, face aux défis du réchauffement climatique et à la baisse de leurs effectifs. Au cœur d’une enquête qui m’a menée tant dans les administrations européennes, nationales et régionales que dans les cabines des abatteuses mécaniques, je propose ici une focalisation sur le travail des gardes forestiers à travers le martelage. Cet acte technique constitue en effet un objet idéal pour saisir l’inscription de l’action de l’État sur les forêts dans un contexte d’incertitude climatique dans la mesure où il constitue un moment clef de prise de décision dans la gestion forestière. L’étude du travail comme activité à l’échelle) des gardes forestiers permet de mieux comprendre la matérialité de l’action publique forestière et des débats qui la traversent.>

Le martelage : une empreinte de l’État sur ses forêts

Assuré en moyenne deux fois par semaine dans les régions de tradition forestière telles que les Vosges, il consiste à désigner les arbres destinés à être coupés (marquage en abandon) et plus rarement conservés (marquage en réserve). Les arbres récoltés permettent aux autres arbres de se développer ; les arbres conservés, vivants ou morts, sont valorisés pour la biodiversité (habitat d’oiseaux, d’insectes…). Activité collective, le martelage réunit tous les membres d’une unité territoriale qui, en « virée », en ligne, balayent les parcelles les unes après les autres. Les gardes forestiers suivent les consignes de martelage données par leur collègue chargé de la parcelle, selon le document d’aménagement réalisé par l’agence territoriale de l’ONF, qui doit lui-même correspondre aux directives et schémas régionaux d’aménagement et aux orientations nationales.

Une fois prise la décision sur le sort de chaque arbre évalué, celui-ci est martelé à l’aide d’un marteau forestier, constitué d’un côté d’une hachette, et de l’autre du sceau inscrit en lettres gothiques « AF » (pour « administration forestière »). Le martelage s’effectue en trois étapes. Dans un premier temps, le garde dégage un morceau d’écorce à l’aide du tranchant du marteau par un mouvement vertical (le flachis), puis y appose le sceau de l’État à hauteur d’homme afin qu’il soit visible des collègues puis des bûcherons. Dans un second temps, il renouvelle l’opération au pied de l’arbre, « au collet. » Ce deuxième signe permet a posteriori le « récollement » par le garde, c’est-à-dire le contrôle de la coupe, le bûcheron devant abattre l’arbre au-dessus de cette marque. Le garde peut ainsi s’assurer que seuls les arbres martelés, choisis par ses pairs, ont été coupés. S’il observe des souches sans martelage, il peut verbaliser l’entreprise de travaux forestiers. Le martelage incarne ainsi tout autant l’autorité de l’État (par le choix et le contrôle des opérations) que l’autonomie des travailleurs de terrain. Cette dernière repose sur le pouvoir discrétionnaire qu’ils peuvent exercer sur les arbres et l’indépendance de leur jugement sylvicole, qui est protégée par l’anonymat du sceau, celui de l’État. Les décisions sont prises « au service de la forêt » : les volumes de bois à marteler par hectare sont proposés par un aménagiste public, indépendant, et non par les acheteurs de bois. Ainsi, les martelages constituent des actes d’affirmation des convictions sylvicoles des gardes forestiers qui, comme l’exprimait un des forestiers que j’ai rencontrés, martèlent « en âme et conscience » au service de l’État.

Le martelage : une expertise complexe face au réchauffement climatique

Toutefois, avec le réchauffement du climat, les dépérissements biotiques (insectes parasites, champignons, etc.) et abiotiques (sécheresses, incendies, pollution…) imposés aux forêts, il est devenu plus complexe de marteler « en âme et conscience ». En effet, l’émergence du problème climatique ces vingt dernières années a accompagné le développement et la confrontation d’expertises techniques sur la « bonne gestion » des forêts. En France en particulier, les débats opposent les partisans d’une gestion rationalisée et centralisée qui promeuvent le renouvellement des forêts par plantation, aux promoteurs d’une sylviculture irrégulière soutenus par les syndicats de forestiers publics qui défendent la régénération naturelle des peuplements, demandent plus de personnels sur le terrain et dénoncent une « malforestation » industrielle. Ces débats amènent les professionnels forestiers à s’interroger sur leurs propres expertises, à les confronter, les redéfinir et parfois les affirmer, dans un processus constant de négociation de leur identité. Sur le terrain, quand il faut décider du sort matériel des arbres, c’est l’incertitude qui règne, à l’image de l’expérience d’un garde-forestier retraité rencontré : « Ce qu’on a appris à l’école, ce qu’on nous a dit avant, avec les changements climatiques, comme on dit, ben ça marche pas bien. (…) Est-ce qu’il faut conserver un couvert forestier dense, couper plus pour renouveler plus ? Ils sont pas d’accord les scientifiques, et nous, on doit faire notre popote quand on est sur le terrain. »

Le martelage consiste avant tout en l’exercice d’un regard affûté qui requiert du professionnel qu’il sache mettre en relation une multitude de variables : interprétation du travail des prédécesseurs, connaissances botaniques, géologiques, sylvicoles… Pour cela, le regard dirigé vers le sol, les alentours, puis vers le houppier des arbres, il estime l’état des feuilles ou des aiguilles, mais aussi la hauteur de l’arbre « à dire d’expert ». « Que se passe-t-il si je coupe cet arbre à côté ? va-t-il apporter de la lumière ? détériorer l’ambiance forestière en asséchant le sol ? » Telles sont les questions que se pose un garde qui m’explique au cours d’une virée qu’il conserve les hêtres pour « faire de l’ombre aux petits sapins. » La perception de la forêt est ainsi celle d’une configuration en réseau. Si un arbre retient particulièrement l’attention du garde en vue d’une coupe, celui-ci mesure son diamètre à l’aide d’un compas forestier. Sa décision de le marquer ou non s’effectue alors tout en appréhendant « l’urgence climatique » qui entraîne des dépérissements conséquents et inattendus, et des incertitudes quant à la bonne démarche à adopter. Pour répondre à ces questions, le garde doit marier les consignes qu’il a reçues pour le martelage (suivre une sylviculture régulière ou irrégulière, favoriser telle ou telle essence, désigner un certain volume total d’arbres), avec des connaissances extérieures à la situation. Ces dernières sont issues de constats qu’il a pu faire sur des parcelles similaires, des recommandations sylvicoles des responsables du service forêt, et de sa formation théorique. L’instant de quelques secondes, il anticipe alors le destin d’un morceau de forêt dans un climat réchauffé.

Le martelage : expression de la nécessité d’une présence sur le terrain

Les yeux rivés vers le houppier, évaluation d’un sapin, mars 2021. Photographie Charlotte Glinel

Ces savoirs se construisent particulièrement au cours des journées de martelage qui, comme la plupart des « journées de terrain » (inventaires de parcelles, descriptions naturalistes, formations), constituent des moments de convivialité et de partage de connaissances professionnelles. Les gardes forestiers, parfois accompagnés de supérieurs hiérarchiques ingénieurs ou de spécialistes, échangent et confrontent leurs savoirs abstraits à des cas concrets. Au-delà des discussions qui entourent le sort d’arbres particuliers, les sensibilités sylvicoles de chacun sont perceptibles au cours de la virée. Une fois l’arbre désigné, le garde crie au pointeur, qui note et synthétise l’ensemble des arbres martelés, son essence et son diamètre de manière qu’il soit également audible par ses collègues. En s’écoutant les uns les autres, un équilibre émerge sur la fiche de martelage, comme me l’explique un chef d’équipe (responsable d’unité territoriale) : « Il y a ceux qui martèlent plus fort, moins fort… et c’est ça qui fait la diversité d’une forêt ! »

Le martelage est régulièrement cité par les gardes forestiers comme étant « le cœur du métier », leur identité professionnelle se nourrissant d’un lien intrinsèque au territoire qu’ils gèrent. Chacun gère un ensemble de parcelles forestières appelé « triage » au sein d’une unité territoriale. Ils en connaissent l’histoire et y exercent un ensemble d’activités dans une relative autonomie, garantie par la nature de leur travail difficile à standardiser. Pour mener leurs missions, les gardes insistent sur l’importance de leur présence sur le terrain qui alimente une expertise expérientielle revendiquée. Or, le contact avec les parcelles gérées se raréfie en raison de la suppression des postes et de l’augmentation des surfaces à gérer. Depuis les années 2000, les travailleurs de l’ONF affrontent des réformes managériales successives qui ont entraîné la suppression de près d’un tiers des effectifs. Les plus touchés sont les personnels administratifs et de terrain, dont les gardes forestiers. Si ces derniers sont si présents dans le débat public, c’est autant le résultat de la fascination pour leur métier que l’expression de la nécessité de leur expertise dans la poursuite d’une gestion durable des forêts et la mise en œuvre des politiques publiques. Leur expertise est reconnue depuis une trentaine d’années par leurs supérieurs, ingénieurs forestiers qui ne participent plus aux opérations de martelage, mais aussi par d’autres acteurs publics participant à la définition des politiques publiques. Ainsi, en mars 2022, à l’occasion de la clôture des Assises de la Forêt et du Bois réunies par les ministères de l’Agriculture et de la transition écologique, une chercheuse de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) soulignait la nécessité des « besoins humains de terrain qui soient capables d’être au plus près de l’endroit où ça se fait pour accompagner les propriétaires publics et privés dans des stratégies ambitieuses d’adaptation. Ces gens-là, il faut les recruter et les former. » Dès lors, il apparaît que la controverse forestière actuelle porte non seulement sur l’aménagement du territoire, mais surtout sur les formes du travail forestier dans un futur climatique incertain dont il est nécessaire d’étudier les contours et les transformations.

Les défis imposés par le réchauffement climatique sur l’action publique forestière ne revêtent pas seulement une réalité discursive. Elle s’incarne également dans le destin individuel et collectif des arbres et des forêts, selon les décisions des professionnels forestiers prises sur le terrain qui alimenteront une vision ou une autre de la forêt. Celles-ci s’appuient sur leur socialisation sylvicole construite au fil de leur formation et de leur carrière. Cette esquisse succincte du martelage en forêt publique montre une façon par laquelle les débats relatifs à l’adaptation des forêts au réchauffement climatique prennent pleinement part dans les activités en recomposition des professionnels qui ont en charge leur gestion : dans les décisions prises au pied de chaque arbre, le partage de savoirs et d’incertitudes, et dans les conditions de sa réalisation. S’intéresser à la matérialité du travail, à ses instruments, pour comprendre l’incarnation de l’action publique, permet de saisir en quoi la crise climatique est dans les forêts françaises également une crise professionnelle. Les incertitudes que la situation climatique fait peser sur les choix de gestion à opérer s’illustrent avec d’autant plus d’intensité au sein de l’ONF que ses professionnels font face à un réajustement constant de leurs tâches. Cette tension est alors renforcée du fait que les expertises produites par l’établissement, du département de recherche et développement à l’accompagnement des communes rurales, demeurent incontournables et attendues par leurs partenaires étatiques, communaux, et privés.

Charlotte Glinel est doctorante au CSO où elle mène une thèse de sociologie consacrée aux forêts : Les forêts au service de la lutte contre le réchauffement climatique. Sociologie du travail et de la gouvernance des forêts sous la direction de Sylvain Brunier et Jean-Noël Jouzel. Elle vient de publier aux côtés d’Aliénor Balaudé et Julie Madon un article dans Socio-Anthropologie intitulé "Trois sociologues dans un fauteuil. Ce que le basculement numérique contraint fait aux conditions d’enquête et aux matériaux recueillis"

 

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