La bataille de Mossoul : l'apogée de la guerre confessionnelle en Irak

Auteur(s): 

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au GRSL - EPHE, Paris

Date de publication: 
Février 2018
Illustration

Si la bataille d'Alep, et le destin dramatique d'une partie de sa population civile, a fait la une des médias et donné lieu à des manifestations citoyennes de soutien partout dans le monde, la " reconquête de Mossoul ", comme ce combat a souvent été appelé, a bien moins suscité l'émoi populaire au niveau international. Pourtant, comme l'explique Pierre-Jean Luizard, chercheur et spécialiste du Moyen-Orient, des dynamiques similaires sont en jeu, que l'on songe aux innombrables victimes civiles, ou au symbole politique qu'incarne Mossoul, capitale de l'Etat islamique. Au-delà du seul territoire, il s'agissait bien, pour le pouvoir chiite en place à Bagdad, de récupérer cette ville devenue place forte politique de l'auto-proclamé Califat sunnite. Menée avec le soutien décisive des milices chiites rassemblées sous la bannière du Mouvement populaire, la bataille de Mossoul illustre la profonde confessionnalisation du conflit qui se joue en Irak.

Mossoul a connu le sort tragique d'Alep. Il s'agissait pour le gouvernement irakien à majorité chiite de récupérer le symbole de ce qui fut quatre années durant la capitale religieuse de l'Etat islamique. C'est là que, le 29 juin 2014, Abou Bakr akl-Baghdadi fit son célèbre discours, s'autoproclamant calife d'une nouvelle entité : l'Etat islamique (sans frontières) remplaçait l'Etat islamique en Irak et au Levant. Le gouvernement de Bagdad ne contrôlait plus alors que le pays chiite (les Kurdes, bien qu'alliés aux chiites, ayant leurs propres institutions depuis 1991). C'est à partir de 2015 que commença la campagne de reconquête au nom de la restauration de la souveraineté de l'Etat sur l'ensemble du territoire irakien.

Rappelons que Mossoul, ville de deux millions d'habitants, avait été conquise en juin 2014 par quelques milliers de djihadistes de l'Etat islamique qui investirent la ville sans tirer un seul coup de feu. Un quart de la population (essentiellement les minorités religieuses chrétiennes et yézidies) avaient alors fui la ville vers le Kurdistan et vers Bagdad. Mais il faut également mentionner, parmi ceux qui désertèrent la ville en catastrophe, les ex-dirigeants de Mossoul, liés au clan mafieux des Nujayfi, dont deux étaient investis par Bagdad de fonctions importantes : la présidence du Parlement irakien pour Usâma (aujourd'hui vice-président sunnite d'Irak), le titre de gouverneur de Mossoul pour Atheel, son frère. Ce clan avait mis la ville sous la coupe de gangs pratiquant le racket à grande échelle, ayant recours aux exécutions extra-judiciaires et pratiquant une corruption sans limite. C'est dans la dénonciation de ces pratiques que l'Etat islamique réussit à transformer l'attentisme de départ d'une majorité de la population en adhésion timide, puis de plus en plus affirmée. Les prix des denrées de première nécessité sur les marchés, maintenus élevés par l'organisation de pénuries artificielles, s'effondrèrent et la population ressentit une réelle amélioration de la vie quotidienne. Tout du moins dans les premiers mois. La débandade de l'armée irakienne, corrompue jusqu'à la moelle, illustrait la faillite d'un Etat miné par le confessionnalisme. La duplicité des Kurdes, qui en profitèrent pour occuper des " territoires disputés " permit aux djihadistes de dévaler la vallée du Tigre jusqu'aux abords de Bagdad.

La reconquête fut d'abord précédée, à partir d'août 2014, par les campagnes de bombardements d'une vaste coalition internationale menée par les Etats-Unis, à laquelle participaient la France, la Turquie et certains Etats arabes. L'armée irakienne avait déjà récupéré Tikrit, Ramadi Falloudjah… A chaque fois, l'avancée d'une armée encore déconfite n'aurait pu se faire sans l'appui décisif des milices chiites rassemblées sous le label de Mobilisation populaire. Celle-ci avait été formée le 13 juin 2014 en réponse à l'appel au djihad du grand ayatollah Sistani contre Daech. Elle rassemble les Brigades Badr, directement encadrées et formées par les Gardiens de la Révolution iraniens et dirigée par Hadi al-Amiri, l'un des hommes les plus puissants d'Irak aujourd'hui, la Ligue des Vertueux (une scission du mouvement de Moqtada al-Sadr), le Hezbollah irakien, bref, tout ce que l'Irak compte de milices chiites avides de revanche et de vengeance après les exactions anti-chiites dont Daech s'était rendu coupable en 2014. Mais c'est le 17 octobre 2016 que l'armée irakienne lança son offensive sur la grande ville du nord. Malgré une couverture aérienne quotidienne conséquente, il faudra plusieurs mois pour que la partie orientale de Mossoul tombe. L'idée était d'épargner, tant que faire se peut, la population civile parmi laquelle se fondaient les miliciens djihadistes. La longueur du siège finit par convaincre les assaillants que la ville historique, à l'ouest du Tigre, ne devait pas être l'objet d'un traitement identique. L'aviation américaine passa alors à un rythme supérieur, rasant littéralement ce qui fut le siège de dynasties musulmanes célèbres au Moyen-Age. En quelques semaines, cette fois-ci, la ville, en ruines, tomba (le 18 juillet 2017). De l'aveu même du dirigeant kurde Hoshiyar Zebari, ex-ministre des Affaires étrangères irakien, les bombardements ont fait plus de 40 000 morts parmi la population civile.

Des dizaines de milliers d'habitants de Mossoul continuent à vivre dans des camps de réfugiés en bordure des déserts sans espoir d'un retour dans une ville réduite à néant. Sans aucune protection de la part d'observateurs impartiaux, souvent livrés à l'arbitraire des milices chiites (dont le Premier ministre Haydar al-Abadi a annoncé en novembre 2017 l'intégration dans les forces de sécurité irakienne…), ces populations ressassent leur rancœur en silence face à un système politique où leur place n'a jamais été plus problématique.

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