Un témoignage

29/05/2018

Avec Pierre Hassner disparaît un père fondateur du CERI puisqu'il avait rejoint le centre en 1959 très peu d'années après sa création et qu'il a, par la suite, accompagné son développement durant près de six décennies. Bien que voyageant souvent à travers le monde pour donner cours et conférences, il a toujours, avec sa grande générosité, participé aux colloques qui se tenaient dans nos murs, colloques qui débouchaient souvent sur des publications.

Je voudrais évoquer, ici, une entreprise collective mémorable, portant sur la question des nationalismes. Dans une conversation à quatre voix menée avec Ernest Gellner, Jacques Rupnik et moi-même1, Pierre se démarqua du grand anthropologue et philosophe de Cambridge sur deux points. D'une part, il n'adhérait pas à la théorie gellnérienne d'après laquelle l'émergence des nations modernes était la conséquence de l'avènement de la société industrielle. Parce que cette dernière requiert une inter-changeabilité des individus, ces derniers doivent, selon Gellner, partager une culture commune (avec une norme écrite standardisée) : de là naissent les nations. Sans rejeter totalement les considérations de nature fonctionnelle, Pierre considérait qu'elles ignoraient la dimension communautaire du phénomène national. A ses yeux, les nations perdurent aussi parce qu'elles répondent, comme d'autres formations sociales, aux besoins d'identité. D'autre part, il ne croyait pas à l'approche excessivement rationaliste de Gellner qui estimait que les intérêts pouvaient se substituer aux passions. A ses yeux, et pour reprendre ses propres termes « l'opposition entre nous et les autres est constitutive de l'expérience humaine ». Dire cela n'implique pas que la frontière entre « nous et les autres » ne puisse bouger mais souligne simplement que le besoin d'appartenance créera immanquablement de la différence.

Je dois confesser que, malgré ma grande admiration pour les fulgurances théoriques d'Ernest Gellner - un Européen  de l'Est comme Pierre Hassner -, la position de Pierre, attentive au souci d'identité, m'apparut plus juste.
De cet épisode, je tire la conclusion que Pierre nous laisse en héritage une œuvre abondante et stimulante, beaucoup sous forme de chapitres d'ouvrages et d'articles2, à laquelle, qu'on s'intéresse aux rapports entre guerre et politique ou à la résurgence des nationalismes en Europe, on pourra continuer à revenir tant elle nous donne des clés pour comprendre le monde qui nous entoure.

Le CERI peut s'honorer de l'avoir compté parmi les siens. 

  • 1. Conclusion de l'ouvrage Le déchirement des nations, Jacques Rupnik (dir.), Seuil, 1995, pp. 261- 282.
  • 2. Trois ouvrages reprennent ses textes majeurs: La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Le Seuil (Coll. "Points"), 2000. La Terreur et l'Empire. La violence et la paix II, Le Seuil, 2003. La revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Fayard, 2015.
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