Quarante ans de politique étrangère de la France en Amérique latine

28/01/2022

Entretien avec Gaspard Estrada

Vous montrez dans votre texte Quarante ans de politique étrangère de la France en Amérique latine que cette partie du monde a constitué une priorité pour les présidents socialistes quand les chefs d’Etat de droite l’ont davantage négligée. Pouvez-vous nous donner les raisons de cet état de fait ?

Gaspard Estrada : Mon texte cherche à analyser les rapports ambivalents entre décision politique, pensée au niveau des cabinets ministériels et élyséens, et pratique politico-administrative des grandes administrations du Quai d’Orsay. De ce point de vue, l’étude du cas latino-américain est particulièrement pertinente, compte tenu du fait que cette région du monde n’a jamais été au cœur des réflexions et de l’action diplomatique françaises. D’où l’intérêt de s’intéresser aux facteurs explicatifs du lancement d’initiatives politiques par les pouvoirs en place, y compris lorsqu’elles ont pu susciter l’embarras des grandes directions du Quai d’Orsay (je pense notamment à la reconnaissance par la France et le Mexique de la guérilla salvadorienne du Front Farabundo Martí de libération nationale (FSLN) comme force politique « légitime », quelques mois après l’investiture de François Mitterrand en 1981).

Dans le cas de François Mitterrand, je retiendrai trois éléments d’explication à son intérêt pour l’Amérique latine : 1) sa trajectoire personnelle et ses compagnonnages politiques et intellectuels durant la période où il a été premier secrétaire du Parti socialiste (1971-1981) 2) le contexte politique de l’époque, tant en France qu’en Amérique latine 3) un activisme en faveur de cette région au sein des milieux intellectuels et politico-administratifs progressistes parisiens. Ces derniers occupent des positions d’influence dans les premiers cabinets ministériels du gouvernement Mauroy (ainsi qu’à l’Elysée avec Régis Debray), contribuant à rendre opérationnelles les initiatives élyséennes en direction de l’Amérique latine.

A l’époque, François Hollande était un jeune conseiller à l’Elysée, ce qui a contribué à alimenter son intérêt pour cette région du monde. Lorsqu’il devient à son tour président de la République, il tâche de renouer avec des actions politiques en direction de l’Amérique latine, région du monde qui avait été mise de côté par son prédécesseur. Outre son aspect symbolique, ce retour de la France en Amérique latine avait aussi une visée politique, permettant de mettre en évidence un changement de ligne diplomatique sans coût politique majeur, comme cela a pu être le cas dans d’autres régions du monde (je pense notamment à la reprise du dialogue politique au plus haut niveau avec l’Arabie Saoudite au détriment du Qatar à partir de 2012).

S’il est convenu dans les milieux politico-administratifs que l’intérêt porté à l’Amérique latine est un marqueur « de gauche », je serais plus nuancé à cet égard. Charles de Gaulle a lui aussi accordé beaucoup d’importance à cette région, y compris à rebours de son administration. Bien que le bilan diplomatique de Jacques Chirac n’ait pas été marqué par une initiative politique d’envergure en Amérique latine, cette région a bien été présente dans sa politique étrangère, y compris dans un moment crucial de sa présidence (la crise en Irak).   

François Mitterrand a fait de l’Amérique latine l’une de ses priorités en matière de politique étrangère. Les choses ont évolué après la cohabitation de 1986, pouvez-vous nous parler de la teneur et des raisons de ce changement ?

Gaspard Estrada : En fait, les choses ont évolué avant la cohabitation de 1986. Les mouvements de personnels dans les cabinets ministériels (ou se trouvaient de nombreux latino-américanistes) ainsi que le départ de Régis Debray de l’Elysée ont contribué à diminuer l’ampleur de l’activisme diplomatique de François Mitterrand en Amérique latine. De même, sous l’impulsion de la France, la Commission économique européenne (CEE) a été amenée à financer un certain nombre d’initiatives dans cette région, notamment en Amérique centrale. Le renforcement de l’action extérieure de la CEE a paradoxalement contribué à rendre moins visible le rôle politique et économique de la France. Ainsi, lorsque la droite est revenue au pouvoir en 1986, le reflux de Paris en Amérique latine avait déjà été amorcé.Quand l’action de François Mitterrand a été politique, celle de son successeur Jacques Chirac a été essentiellement économique…

Gaspard Estrada : Oui. Cela illustre aussi le fait qu’en matière de politique étrangère, il faut aussi prendre en compte la situation et les besoins des pays avec lesquels on échange. Or dans les années 1990, l’Amérique latine, en pleine transition démocratique, veut avant tout à augmenter sa croissance économique. Les gouvernements de centre droit, alors majoritaires dans la région, libéralisent leurs économies et cherchent à obtenir des investissements étrangers. Jacques Chirac y voit une opportunité pour renforcer le poids des multinationales françaises en Amérique latine. C’est dans cet esprit que sont ouvertes les négociations visant à créer un traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, ainsi qu’avec le Mexique.

Le quinquennat d’Emmanuel Macron signe-t-il le retour de « l’angle mort », selon l’expression de Maurice Vaïsse, alors même que l’on constate un regain d’intérêt des grandes puissances pour l’Amérique latine ?

Gaspard Estrada : C’est le cas. L’Amérique latine est la seule région du monde qui n’a pas reçu la visite d’un président de la République française dans le cadre d’un déplacement bilatéral depuis 2017. Ce désintérêt présidentiel contraste avec l’intérêt accordé par d’autres puissances, la Chine en premier lieu, à cette région. Alors même que l’Amérique latine traverse plusieurs crises au même moment – économique, sanitaire, démocratique -, elle est devenue l’un des principaux terrains d’action de la rivalité stratégique sino-américaine.

Paradoxalement, alors que les administrations étaient traditionnellement sources de blocage ou de freinage des initiatives politiques qui visaient à renforcer la présence de la France dans la région (notamment sous François Mitterrand), nous assistons aujourd’hui au mouvement inverse, fruit de la croissance des interactions entre les agences de l’Etat implantées en Amérique latine (je pense notamment à l’Agence française de développement et à son bras financier, Proparco, sous François Hollande) et de la présence chinoise grandissante dans la région. C’est pourquoi les recherches qui seront réalisées dans le nouvel Observatoire stratégique de l’Amérique latine seront particulièrement utiles pour comprendre la nouvelle réalité politique de cette partie du monde.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Lire Amérique latine. L’Année politique 2021/Les Études du CERI, n°259-260, janvier 2022, Olivier Dabène (dir.).
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