La feria de Séville. Une fête populaire à guichets fermés - Entretien avec Hélène Combes

07/05/2021

Hélène Combes est l'auteur de La feria de Séville. Une fête populaire à guichets fermés, Etude du CERI n° 256. Elle répond ici à nos questions sur son travail d'enquête, sa méthologie et son expérience du terrain.

Pourriez-vous nous décrire en quelques phrases l’évolution de la feria de Séville, notamment depuis la fin du franquisme et le retour de l’Espagne à la démocratie ? 

Hélène Combes : La feria de Séville, née au milieu du XIXe siècle, est initialement une foire à bestiaux qui visait à développer l’industrie de la ville, perçue comme endormie par les fondateurs de l’événement. Le bétail disparaît peu à peu dans la seconde moitié du XXe siècle mais les casetas, petites maisons de toile aux décors traditionnels, restent entre les mains de la grande bourgeoisie terrienne qui y festoie dans un univers champêtre fantasmé. La feria prend de l’ampleur lorsqu’elle déménage dans le quartier des Remedios en 1973. Histoire peu connue, elle est alors investie par des groupes clandestins qui voient dans l’investissement des lieux une forme de résistance au franquisme, et des chants révolutionnaires sont entonnés à quelques centaines de mètres à peine des très nombreuses casetas tenues par des militaires. En 1978, alors que la transition bat son plein, les partis politiques sont légalisés et obtiennent de grandes casetas : une rue entière leur est dédiée.  

Malgré les velléités de démocratisation de la première municipalité postfranquiste en 1979, la feria de Séville conserve sa singularité : elle est en très grande partie privée. Seules 1,7% des casetas sont ouvertes au public. Les autres sont occupées par les sociétaires et leurs invités. Le groupe des sociétaires d’une caseta, qui regroupe le plus souvent une quarantaine de personnes, peut s’être constitué autour de liens familiaux et amicaux, professionnels ou associatifs. Dans les rues qui mènent à ces maisonnettes, des réseaux sociaux qui habituellement ne sortent pas des clubs, des confréries ou des foyers s’affichent donc dans l’espace public. 

Vous décrivez la feria comme une fête fermée dans laquelle, néanmoins, des espaces de résistance se créent parfois qui permettent de démocratiser l’événement. Pouvez-vous nous expliquer comment les choses se passent et, plus largement, de quelle façon la feria constitue un moment politique ?

Hélène Combes : Son modèle de fête à guichets fermés génère, en effet, un phénomène de « contre-feria », qui s’est notamment développé lors de la transition démocratique autour d’organisations politiques d’opposition. Par exemple, le Parti communiste espagnol possède sa caseta où les militant se retrouvent « entre rouges » dans un contexte politique encore tendu. Dans les années 1980, un ancien groupe maoïste, Acciónenredes, innove et transforme sa caseta en caseta punk, complétement à contre-pied de l’esprit folkloriste de la feria, l’ouvrant à une population jeune et venue de toute l’Espagne. 

La feria est aussi une fête où l’on se rend en famille en respectant des codes très genrés.  Dans les années 2000, Acciónenredes promeut une feria LGBT très éloignée de la norme et le groupe a ouvert un punto morado, soit un lieu où l’on peut venir dénoncer les violences machistes, ce qui rompt ainsi avec le discours selon lequel la feria serait une fête enchanteresse. 
Les collectifs militants ont donc investi la feria et ils l’ont ouverte à des publics qui en étaient de facto exclus. Ce faisant, ils véhiculent des valeurs alternatives, de façon générale mais aussi dans la manière de penser la feria. 

Photo : Hélène Combes

La majorité des Sévillans seraient indignés à l’idée que l’on puisse écrire que la feria possède une dimension politique. C’est le travail du sociologue de dévoiler des logiques sociales et politiques qui ne sont pas toujours visibles à l’œil du profane. En effet, la feria de Séville ne déroge pas à la règle observée par de nombreux anthropologues ou sociologues à travers le monde : les fêtes sont l’occasion de faire de la politique en mode mineur et parfois de « faire campagne sans en avoir l’air ». Mon expérience du suivi de l’équipe du parti d’extrême droite Vox lors de la feria de 2019 organisée durant la campagne pour les élections municipales illustre bien ce dernier cas de figure.

Quelle part de la ville est impliquée dans la feria que vous qualifiez de « fait social » ? 

Hélène Combes : Sur un total de 700 000 habitants intra-muros en 2013, 195 000 étaient membres d’une confrérie, 70 000 ont défilé en procession et environ 30 000 étaient sociétaires d’une caseta. Ce dernier chiffre paraît relativement faible et il montre le caractère assez exclusif de ce statut, comparé à d’autres au cœur des sociabilités sévillanes comme la semaine sainte. Quelques explications s’imposent. Une très grande partie des Sévillans (qui reste difficile à évaluer) figurent sur des listes d’attente soit pour obtenir une caseta – il y a actuellement vingt-trois ans d’attente sur la liste gérée par la mairie –, soit pour rentrer dans une caseta déjà existante (l’attente peut également dans ce cas s’élever à plusieurs dizaines d’années). Cette pénurie de places explique que les Sévillans accèdent aux casetas privées via leurs réseaux familiaux et amicaux, dans une logique de forte dépendance notamment vis-à-vis des parents et des grands-parents. La feria permet donc de dévoiler des mécanismes sociaux assez fascinants, notamment autour de la reproduction des réseaux sociaux au cours du temps. 

Comment avez-vous mené votre enquête ? Comment avez-vous travaillé ?

Hélène Combes : J’ai vécu à Séville pendant deux ans. La première étape de mon enquête de terrain est passée par une immersion dans les règles sociales de la ville, par la compréhension des logiques complexes de stratification sociale locale à travers un vécu dans le quartier de Triana, relativement mixte sur le plan social, et les multiples échanges informels de ma vie quotidienne. Parallèlement, j’ai réalisé une première série d’une trentaine d’entretiens avec des responsables de casetas (généralement des présidents). Après avoir longtemps travaillé sur un terrain difficile et violent (le Mexique et sa vie politique souvent violente), je pensais qu’une enquête sur la feria serait un jeu d’enfants !, mais je me suis heurtée à des réseaux très fermés que j’ai mis plusieurs mois à pénétrer. Cette première étape s’est achevée par la feria elle-même où je me suis rendue pendant dix jours, sept heures par jour en moyenne, dans les casetas de mes enquêtés ou dans des casetas publiques. La dimension politique de la feria s’est alors révélée. 
Dans une deuxième étape du travail de terrain qui s’est ouverte en décembre 2019, j’ai décidé de me concentrer sur des groupes politiques disposant de casetas et de reconstituer l’histoire politique très peu connue de ces dernières. 

Je voudrais terminer en évoquant un point qui, pour moi, a été très marquant. Pour la première fois de mon expérience de sociologue, déjà assez longue, mon objet s’est imposé à moi dans sa dimension genrée. Lors de la feria, j’ai dû effectuer un travail de terrain vêtue d’une robe traditionnelle. Les longues séances d’essayage ont construit une image de mon corps différant de la norme locale. Je me suis sentie comme une petite souris grise, qui n’avait même pas abandonné ses lunettes, entourée de femmes de toutes générations aux corps pulpeux magnifiés par leurs robes ajustées. Ma transformation en flamenca m’a donc amenée à changer de regard sur mon propre corps. J’ai expérimenté, ce que le sociologue Loïc Wacquant a qualifié de « sociologie de la chair»… au féminin.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Retrouvez l'Etude n°256 du CERI La feria de Séville. Une fête populaire à guichets fermés

Photo principale : Ludivine Mimar

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