Heurts et malheurs de la “Nordpolitik” du Président sud-coréen Moon Jae-in

21/12/2018

par Marianne Peron-Doise

Au terme d’une année 2018 riche en avancées inédites pour la péninsule coréenne, les discussions entre Washington et Pyongyang sur la dénucléarisation semblent marquer le pas au point de compromettre le développement des relations entre les deux Corées activement promu par le Président sud-coréen Moon Jae-in. Vu de Washington, qui s’en tient toujours à l’objectif d’une « dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible » de la Corée du Nord, les gages de bonne foi de ce pays sont insuffisants. Vu de Pyongyang, pour qui accepter le principe d’un dialogue sur la « dénucléarisation de la péninsule » constitue une concession majeure, l’allègement des sanctions dont le pays est victime tarde à venir. Or le régime nord-coréen entend désormais se consacrer au développement économique, deuxième axe de son programme politique après la nucléarisation. On le voit, frustrations et suspicions demeurent des deux côtés. Symptôme de ce malaise grandissant, Kim Jong-un a repoussé la visite à Séoul qu’il avait prévu de faire avant la fin de l’année. Le paradoxe est que la Corée du Sud est prête à apporter l’assistance économique et les investissements nécessaires mais qu’elle se heurte à la barrière des sanctions onusiennes.

Un pragmatisme opiniâtre et inspiré pour modifier l’image de la Corée du Nord

En rencontrant à trois reprises son homologue nord-coréen depuis le début de l’année 2018, en avril, mai et septembre, le Président Moon Jae-in a fait davantage pour le rapprochement intercoréen que ses prédécesseurs et inspirateurs, les Présidents Kim Dae-jung et Roh Moo- hyun en l’espace d’une décennie de
Sunshine Policy (ou politique d’ouverture au Nord) de 1998 à 2008. Il a habilement su remettre la diplomatie sud-coréenne au centre d’un jeu géopolitique complexe – traditionnellement dominé par la Chine et les Etats-Unis – depuis ce qui est considéré comme la première crise nucléaire nord-coréenne des années 1990 qui s’est conclue par l’accord de Genève en 1994. Il s’est ainsi posé en facilitateur d’une reprise du dialogue entre les Etats-Unis et la Corée du Nord, en proie à une dangereuse escalade verbale depuis l’été 2017.

La première rencontre entre les deux dirigeants coréens, le 27 avril 2018, où l’on a pu voir Kim Jong-un franchir à pied la ligne de démarcation séparant les deux Corées au sein de la zone démilitarisée (Demilitarized Zone, DMZ), a surpris la communauté internationale. Si elle a été présentée par Séoul comme une mission de « bons offices » en vue d’organiser un futur sommet américano-nord-coréen, elle a opportunément permis de valider l’approche progressive préconisée par le Président Moon dès son arrivée au pouvoir en 2017 qui préconisait l’instauration d’une dynamique d’apaisement. Ainsi, la signature de la Déclaration de Panmunjom entre les deux Corées a débouché sur la mise en place de mesures de confiance concrètes dont les conséquences stratégiques n’ont pas été suffisamment mesurées. Sa mise en image, exposant tout un ensemble de symboles propres au roman national coréen, a fait parler – sans doute un peu vite – de l’émergence d’un pan-nationalisme coréen alors que les discours échangés de part et d’autre reprenaient la thématique de la « réunification », point de passage rhétorique traditionnel.

Au demeurant, la rencontre de Singapour entre Donald Trump et Kim Jong-un le 12 juin 2018 a provoqué un effet visuel tout aussi fort. La longue poignée de main entre les ennemis d’hier, a élevé le jeune dirigeant nord-coréen au rang d’acteur international responsable et a dé-diabolisé la Corée du Nord. Toutefois, à l’issue de cette rencontre très chorégraphiée, Donald Trump et Kim Jong-un ont signé un communiqué au contenu vague qui, bien qu’évoquant l’objectif de « la dénucléarisation de la péninsule », ne comprend aucune date ni les moyens d’y parvenir. En revanche, la Déclaration de Panmunjom propose un cadre précis. D’un format de trois pages, elle s’organise autour de trois sections et comporte 13 points  qui couvrent un vaste ensemble de mesures qui vise à l’établissement d’un climat de paix propice au développement économique de l’ensemble de la péninsule.

Dépasser la situation de non-paix/non-guerre de la péninsule coréenne

La Déclaration de Panmunjom n’est pas le premier accord intercoréen et elle rappelle un certain nombre d’engagements pris durant la période de la Sunshine Policy sur des échanges sportifs, les réunions de familles séparées, l’assistance humanitaire, l’étude de reconnexions de voies ferrées et un dialogue entre militaires. D’autres aspects sont nouveaux, comme l’instauration de rencontres régulières et l’établissement d’un bureau de liaison intercoréen à Kaesong qui a été inauguré le 14 septembre dernier.

On peut lire dans cette déclaration la ligne définie par le président Moon de débuter un processus qui, en jouant sur l’empilement de mesures de réduction de tensions, préviendrait tout retour en arrière. Au plan militaire, la zone de sécurité conjointe (Joint Security Area, JSA) a été désarmée. Le travail de déminage et de suppression des postes-frontières de l’ensemble de la zone démilitarisée, soit 248 kilomètres, a commencé et l’espace aérien de cette zone a été déclaré interdit. Par ailleurs, réitérant une tentative de 2007 qui n’avait pu aboutir, l’ouest de la mer Jaune a été décrété zone de paix. Enfin, les corps de nombreux soldats américains et sud-coréens disparus pendant la guerre de Corée ont été rapatriés dans leur pays respectifs. D’autres gestes comme le retrait de l’artillerie lourde nord-coréenne de la DMZ sont attendus. De son coté, Séoul a momentanément accepté de suspendre les exercices d’entraînements militaires majeurs avec son allié américain.

Créer un climat de paix est une chose mais signer la paix en est une autre. La Déclaration de Panmunjom se définit comme un accord de « non-agression ». Sur le plan formel, évoluer  de l’armistice signé en 1953 à un traité de paix assorti de garanties de sécurité, comme le demande instamment Pyongyang, ne peut pas être une affaire purement coréenne mais doit impliquer les Etats-Unis – qui représentent par ailleurs les Nations unies –, la Chine et d’autres parties. Si les deux Corées ont un agenda qui leur est propre, celui-ci ne peut s’extraire du traitement de la question de la dénucléarisation, le Président Moon ayant déclaré que les deux dossiers ne pouvaient avancer qu’ensemble. Pour autant, il possède, comme Kim Jong-un, un objectif de court terme, le développement économique nord-coréen, et l’ambition de permettre au régime d’évoluer. Le Président Moon cherche ainsi à imposer l’idée que Pyongyang pourrait être considéré comme un partenaire économique potentiel avec lequel il serait possible de créer une Union économique intercoréenne.

La stratégie du Président Moon censée empêcher tout retour en arrière n’est pas sans difficultés. Si elle bénéficie d’un fort soutien populaire dans le pays et de l’estime de la communauté internationale, elle dépend du bon vouloir de Donald Trump comme des calculs politico-militaires nord-coréens. La Corée du Nord estime avoir donné un nombre de gages suffisants (gel des tirs nucléaires et de missiles depuis dix mois et destruction du site de lancement de Punggye-ri en mai dernier) et attend des contreparties de la partie américaine. L’annonce par Donald Trump de la tenue d’un deuxième sommet avec Kim Jong-un au début de l’année 2019 a suscité l’espoir d’un possible déblocage de la situation.

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