Race et génomique aux États-Unis
Dans son ouvrage récent sur les « fondements de la différence », tout aussi pénétrant que ses travaux antérieurs, le sociologue Rogers Brubaker consacre un chapitre entier au « retour du biologique ». Il y relate une évolution profonde de la pensée américaine sur la race intervenue depuis une quinzaine d’années:
"Le Projet Génome Humain a été célébré pour avoir mis en lumière ce qu’il y a de commun à l’espèce entière sur le plan génétique, mais le flux de données génétiques relativement peu coûteuses qui a suivi encourage l’exploration des différences entre groupes. Ces différences se voient explicitement liées aux conceptions populaires de la race, ce qui confère une respectabilité nouvelle à l’idée que celle-ci, en tant que phénomène social, a un fondement biologique. L’autorité culturelle de la génomique modifie les visions et les pratiques en matière de race et d’ethnicité dans la recherche biomédicale, la police scientifique, la généalogie génétique ; elle suscite de nouveaux types de revendication politique ; elle remet en question les théories constructivistes de la race et de l’ethnicité qui semblaient solidement établies"1.
En sciences sociales, cette renaissance de la pensée biologique sur la race participe d’un élargissement du champ de la génomique. Selon Catherine Bliss, auteure de Race Decoded2, les données et méthodes génétiques sont de mieux en mieux accueillies par les concepteurs d’enquêtes, les bailleurs de fonds de la recherche et les revues professionnelles. Toutefois, ces travaux centrés sur les gènes, malgré les excellentes intentions de leurs signataires et l’intérêt de leur apport scientifique, peuvent transporter avec eux un bagage racial problématique. Par exemple, quand l’Association américaine de sociologie (ASA), lors de son congrès de 2013, a organisé une session intitulée « Questions à la génétique contemporaine et sa contribution potentielle aux sciences sociales », la race n’apparaissait nulle part dans le programme et pourtant chaque intervenant en a parlé. Cela donne à penser que, à mesure que la socio-génomique s’implantera plus largement dans notre discipline, elle y introduira des débats nouveaux sur le lien entre race et biologie.
L’injection de la race dans tous les domaines possibles de la vie – politique, juridique, économique, social et scientifique – est une habitude si profondément ancrée aux États-Unis qu’il ne faut pas s’étonner de nous la voir chercher maintenant dans des molécules d’acide désoxyribonucléique (ADN). Après tout, nous sommes un pays où, en 2014 encore, le journaliste scientifique du New York Times Nicholas Wade publiait un livre affirmant que les nations peuplées d’Européens et de leurs descendants comptent parmi les plus riches du monde parce que les blancs ont des gènes spéciaux propices à la créativité et à la démocratie3. Il y aurait plutôt lieu de s’étonner si les sciences sociales n’utilisaient pas les outils qui sont les leurs pour scruter, disséquer et contester les nouvelles thèses biologiques sur le caractère objectif ou « naturel » des classifications et des différences raciales. Je le ferai ici à partir de deux articles de sociologues établissant des liens entre groupes raciaux et groupes génétiques, récemment publiés dans des revues ayant pignon sur rue.
Un défi génomique à la race comme construit social ?
En 2012, le sociologue Jiannbin Lee Shiao et ses coauteurs Thomas Bode, Amber Beyer et Daniel Selvig ont soutenu dans la revue Sociological Theory de l’ASA que la vision constructiviste de la race devait être amendée à la lumière de certaines découvertes récentes de la génétique. La théorie dominante selon laquelle la race est un construit social, écrivaient-ils, « souffre d’un déficit de réalité biologique »4 et « traîne inutilement le fardeau […] d’une conception de la variation biologique humaine en décalage avec les progrès récents de la recherche génétique »5. Ces auteurs souhaitaient attirer l’attention des sociologues sur un sous-ensemble de travaux de généticiens et de statisticiens qui ont proposé et soumis à examen critique des méthodes d’identification de groupes génétiquement distincts au sein de l’espèce humaine. Pour certains scientifiques, ces clusters ou « classes clinales » seraient l’équivalent des races et même des groupes ethniques6.
Deux ans plus tard, la revue Demography de l’Association américaine d’études de population (PAA) publiait un article de Guo, Fu, Lee, Cai, Mullan Harris et Li intitulé « Généalogie génétique et construction des catégories raciales dans les enquêtes sociales aux États-Unis aujourd’hui »7. Les auteurs ne citaient pas la publication antérieure de Sociological Theory mais poursuivaient le même objectif : établir des liens entre traits génétiques et catégo