Coronavirus, néo-conservatisme et totalitarisme : le cas de la Chine

07/04/2020

« Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aigüe mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit ».

Appliquée à la crise pandémique que nous vivons, cette phrase1 implique deux choses. D'une part de s'interroger sur les réponses apportées à la crise par les gouvernements et les sociétés. D'autre part d’essayer de tirer parti de « cette expérience de la réalité » pour mieux réfléchir à nos objets de recherche.

Cette exigence conduit à essayer d'évaluer la « gestion de la crise » par le gouvernement chinois mais aussi la façon dont la société chinoise a réagi à la crise et à cette gestion. Elle force en même temps à utiliser cette crise en tant que révélatrice d'un certain nombre de phénomènes à l'œuvre au sein de cette société, phénomènes que nous avions négligés ou peut-être mal interprétés.

Néanmoins, cet « œil nouveau » ne peut pas faire fi des cadres théoriques et des débats méthodologiques qui dominaient le champ intellectuel avant la crise. Quand Hannah Arendt parle de préjugés, elle parle précisément de ces cadres et de ces débats. En ce qui concerne la Chine (mais pas seulement), deux courants s’imposent. D'une part le néo-conservatisme, qui considère que les différences de régime politique entre les pays démocratiques et non démocratiques permettent d'expliquer les divergences entre les sociétés dans à peu près tous les domaines de la vie sociale. D'autre part, le culturalisme, qui réduit les variations entre sociétés à des traits culturels spécifiques et irréductibles. 

Le fil rouge de ce texte consistera donc à montrer que ces « préjugés » ne permettent pas de répondre à la crise et d'expliquer ces réponses. Comme la crise est universelle mais révèle des attitudes et des modes de gestion très divers, la comparaison de la société chinoise avec d'autres, et notamment les sociétés européennes, s'impose et pourrait permettre d'avancer dans le dépassement de ces préjugés. Ce court texte n'a pas l'ambition d'épuiser le sujet mais plutôt d'ouvrir quelques pistes.

La Chine comme « l'autre » totalitaire

Les critiques qui ont été portées à la réaction chinoise renvoyaient pour l'essentiel à la nature supposée totalitaire du régime. Il est vrai que lorsque la Chine était seule aux prises avec l'épidémie, tout semblait justifier ce jugement à l'emporte-pièce. Les tracas des médecins lanceurs d'alerte et la répression qui a frappé les « journalistes-citoyens » continuent d'ailleurs de servir à beaucoup d'observateurs comme explications du retard pris par le gouvernement pour révéler l'épidémie et mettre en place les premières mesures pour y remédier. L'absence, apparente, de prise en compte de la douleur et de la dignité par des soignants débordés et jusqu'à la hâte à se débarrasser des corps ont été interprétées comme des signes de l'inhumanité du système chinois de parti unique. Les confinements drastiques, parfois brutaux comme dans le Hubei, l'utilisation de drones, des technologies de repérage et la surveillance des individus, etc. sont apparus comme des suites logiques de la propension du système politique au Big brother is watching you. Les réformes libérales qui ont frappé les hôpitaux chinois entre les années 1990 et 2009/2010 expliqueraient la difficulté du système sanitaire « capitalisto-bureaucratique » à réagir efficacement. Enfin, l'évidente sous-estimation des chiffres, notamment celui des décès, ont été mis au débit d'un régime qui ne veut à aucun prix perdre la face. 

L'autre comme modèle ?

Et puis les choses ont basculé. Quand l'Italie a commencé à être frappée, quand les autres pays européens ont pris peur, le discours a changé. Certes, la Chine est toujours accusée d'être la responsable de la pandémie, d'avoir averti trop tard et mal les autres pays, d'être devenue la patronne réelle de l'OMS, etc. Néanmoins, on parle aujourd'hui de « modèle de Wuhan ». Si, jusqu'en mars, beaucoup de dirigeants occidentaux considéraient que ce modèle, issu d'un pays non démocratique et dépourvu de réels réseaux sociaux, était inapplicable dans nos contrées, le discours est aujourd'hui bien différent. Le confinement est devenu la norme. Nous contrôlons drastiquement les déplacements, nous utilisons des drones, nous parlons d'applications-espions, de contrôle des données téléphoniques pour traquer les récalcitrants. Certes, nous n’avons pas atteint la radicalité des mesures mises en place à Wuhan mais il semble que les digues soient rompues. 

Chose curieuse, cet attrait pour le modèle chinois tient rarement compte du fait qu'il est limité à une province où la situation était dramatique. Ailleurs, pas de confinement généralisé ou drastique. Les autorités se sont appuyées sur d'autres atouts propres à la société chinoise. D'une part un appel au civisme – j'y reviendrai – et d'autre part la re-mobilisation des institutions maoïstes (comme les comités de résidents) dont le rôle avait fortement décru. Nous avons également pu noter le rôle déterminant de la reproduction de formes sociales passées dans la Chine capitaliste. Je fais ici allusion au modèle dominant de l'habitat contemporain, à savoir les vastes résidences (des sortes de gated community) possédant tous des systèmes de contrôle à l'entrée qui, plus ou moins rigoureux en temps normal, sont devenus des éléments essentiels du contrôle des déplacements. Dans beaucoup de villes il a suffi que les résidents décident d'interdire l'entrée des non-résidents et s'organisent ou organisent les services de sécurité en conséquence, pour confiner de facto sans confiner de jure. Rien de tel en Europe, où l'on voit mal comment nous aurions pu assurer ce contrôle à l'entrée des immeubles. Nous retrouverons plus loin d'autres exemples où le contexte historique semble avoir prêté main forte aux dirigeants chinois.

Le totalitarisme quand même

On peut donc dire que la « réussite » du « modèle de Wuhan » est venue justifier le recours au confinement total et à la remise en cause des libertés publiques. Les critiques sur le caractère totalitaire des mesures prises se sont largement adoucies. Néanmoins, l'équation Chine égale totalitarisme reste d'actualité. On dénie à la population chinoise toute capacité à agir comme « sujet » aux deux sens du terme. Si une grande partie de la population a joué le jeu du confinement volontaire et a accepté le climat de guerre installé par le gouvernement, cette réaction est analysée aujourd'hui encore comme l'effet de la propagande sur une population sous influence et non comme une expression de civisme. On continue aussi d'accuser la Chine d'avoir tardé à réagir (c'est vrai, mais sans doute beaucoup moins qu’à l'époque du SRAS) et de mentir sur les chiffres. Mais ici aussi les critiques se font plus ambigües et moins convaincantes au fur et à mesure que la pandémie s'étend. Les pays occidentaux sont eux aussi accusés d'avoir tardé, d'avoir mal réagi, de payer les conséquences d’années de restriction budgétaire dans le domaine de la santé ou encore de ne pas savoir s'inspirer des exemples asiatiques. On s'aperçoit aussi que si les chiffres chinois de décès sont très certainement faux, en tout cas pour Wuhan, rien n'indique qu'ailleurs en Chine l'épidémie ait été particulièrement virulente2 - c’est parfois également le cas dans d’autres pays. Les chiffres français ont négligé les décès intervenus en dehors des hôpitaux et beaucoup de morts n'ont pas été testés en Italie. Certes, on oppose implicitement le caractère involontaire de ces oublis à la malignité de l'amnésie chinoise. Le Parti communiste aurait voulu cacher ses erreurs. En effet, le système politique peut être tenu comptable d'une sous-évaluation – j'y reviendrai – mais dans l'ensemble on peut tout à fait imaginer que la panique, le souci de se débarrasser rapidement des corps, autant de phénomènes que connaît aujourd'hui l’Europe, peut facilement expliquer une partie de la sous-évaluation des chiffres. On sait aussi qu'il faut se méfier des chiffres de mortalité en période d'épidémie en raison de la négligence des pathologies habituelles par le système de soins. Bref, nous Européens découvrons tout ce que la Chine a découvert avant nous.

Confucius et le coronavirus

Quant au préjugé culturaliste qui sert aussi de paradigme à l'analyse de la situation en Chine, s'il semble moins fort aujourd'hui, il n'a pas pour autant disparu. Même si la Corée du Sud et Taiwan sont des régimes démocratiques, on observe chez de nombreux politiciens et journalistes une tendance à ranger ces pays dans une sous-catégorie, celle des démocraties « confucianistes ». Si ces pays ont pu « tracer » les individus soupçonnés d'être infectés, s'ils ont pu être particulièrement intrusifs auprès des individus testés positifs mais qui ne présentaient pas de symptômes, si l'utilisation du masque a été systématique, c'est qu'il existe en eux un vieux fond de « Chine traditionnelle » qui d'emblée conduirait les individus à privilégier le collectif et à obéir aux autorités. D’autres éléments – le civisme, le faible degré de marginalité sociale et numérique des classes populaires au sein de ces sociétés ou encore la transparence, le souci pédagogique et la cohérence des autorités – ne sont jamais considérés comme des facteurs explicatifs. Enfin, le confinement total et systématique que l'Europe a choisi – et que ces pays n'ont jamais appliqué – peut être considéré comme plus contraignant pour les individus. Du point de vue des libertés publiques, est-il plus grave d'empêcher des personnes non malades de sortir ou de les obliger à porter un masque ?

Spécificités chinoises

Bien entendu, le fait que les préjugés néo-conservateurs tendent à s'atténuer avec le temps et que l'attitude des gouvernements des pays démocratiques ne s’avère pas radicalement différente de celle du gouvernement chinois, loin s'en faut, ne doit pas cacher que cette crise permet, aussi, de mieux saisir les spécificités chinoises. On peut ainsi noter un large recours aux méthodes de l'époque maoïste. Certains pourraient parler de résilience totalitaire, je préfèrerais parler d'historicité, dans le sens où les méthodes maoïstes font partie d'un arsenal de pratiques qui reste au cœur de l'imaginaire des autorités comme de la population. Quand le gouvernement a annoncé les mesures destinées à isoler le Hubei et de faire cesser la circulation des trains et des avions, personne n'a été surpris. De même, la construction d'un hôpital en quelques jours ou l'envoi de 40 000 soignants « volontaires » à Wuhan renvoie à la mythologie du Grand Bond en avant, des mouvements politiques et du projet plus récent des « Routes de la soie ». Nous avons également vu que l'isolement des résidences les unes par rapport aux autres a joué un rôle majeur dans le contrôle des déplacements. Loin de s'en offusquer, les résidents ont trouvé rassurant d'être protégés. La rhétorique de la nation en guerre, de la survie, de l'unité renvoie à la saga du Parti comme à la puissance grâce à laquelle la Chine est devenue ce qu'elle est. Cet imaginaire a aussi conduit beaucoup de Chinois, et notamment la classe moyenne du pays, à considérer que la sécurité, le confort et la consommation sont des éléments essentiels de la bonne vie. 

Devant le danger du coronavirus, le gouvernement chinois a réagi comme le pays savait le faire dans le passé, en frappant fort et en militarisant l'ensemble de la société mais il serait réducteur de voir dans cette réaction une « résilience autoritaire»3, terme très utilisé dans les études chinoises, j'ajoute une note de référence, parce que des décisions ont été prises, aussi, en référence à de nouvelles pratiques politiques. Depuis les années 1990, le social et l'administration de la société constituent les préoccupations de l’État chinois. La classe dirigeante sait qu’elle ne peut préserver son pouvoir qu’en donnant satisfaction à la société. Les méthodes et l'imaginaire du « destin national » propre au PCC ont été mis au service du maintien du contrat social signé après le mouvement de la place Tiananmen. A savoir, le maintien du système de parti unique contre la garantie de la bonne vie (xiaokang, littéralement la petite prospérité) pour tous. La nécessité de respecter ce contrat social a fait hésiter le gouvernement et notamment les autorités du Hubei dans les premières semaines. Alerter les autorités centrales, annoncer qu'une épidémie potentiellement transmissible d'homme à homme se profilait, c'était l'assurance de laisser advenir une terrible crise économique et la liquidation de la bureaucratie locale qui ne pouvait qu’être rendue responsable de toute éventuelle fausse information. D'où une sous-estimation du nombre de morts qui s’explique par la volonté d'obtenir de bons résultats malgré la catastrophe. 

Evidemment, un parallèle peut être fait ici aussi avec l'Europe. Les pays européens ont essayé d'éviter de prendre des mesures fortes pour protéger la croissance économique. A ce propos, le témoignage de Francesco Macario, secrétaire de Refondation communiste à Bergame, est édifiant. La mairie et les milieux d'affaire se sont longtemps opposés à toute mesure de précaution4. La différence essentielle entre la situation en Chine et la situation italienne est que le « rêve chinois », cet espoir de chaque Chinois - y compris les travailleurs migrants - de devenir un jour la « classe moyenne » constitue un élément fort de l'imaginaire chinois. A l'inverse, la plupart des Européens pensent que la vie sera plus difficile demain qu'aujourd'hui. En France, les fractures sociales, culturelles et numériques sont telles que les possibilités de narration collective sont faibles. C'est ce rêve chinois (sans doute en grande part illusoire mais terriblement efficace) qui soude la société chinoise et qui a permis paradoxalement pour un temps d'oublier l'obsession de la croissance économique. Pour un temps seulement, bien sûr. 

Les risques politiques

Les préjugés néo-conservateurs ont aussi largement dominé l'analyse des risques politiques que pourrait entraîner la pandémie. On s'est même demandé si le coronavirus ne serait pas le Tchernobyl de la Chine. La métaphore est bien entendu hors de propos. Non seulement parce que les deux événements ne sont pas comparables mais aussi parce que l'époque n'est pas la même : la Chine, contrairement à l'Union soviétique des années 1980, n'est pas en bout de course. Mais l'idée est claire : toujours dans l'expectative du renversement de ce régime « aberrant », les analystes néo-conservateurs s'attendaient à une rupture de la relation de la population avec un Etat non seulement menteur mais incapable de la protéger. Or le contexte politique est plus complexe. Tout d'abord, critiquer l'Etat et soutenir le régime sont deux attitudes qui n'ont rien de contradictoire pour la plupart des Chinois. Beaucoup de citoyens savent que tout n'a pas été parfait, que le Parti a commis des erreurs. Dans le passé, les erreurs (le Grand Bond en avant, la Révolution culturelle) n'ont pas empêché le Parti d'avancer et une fois encore, le Parti est en train de sauver la Chine. Les politiques mises en place, même les plus radicales, ont reçu le soutien de la population. La période de guerre n’est pas propice à une déstabilisation du régime. 

Notons ensuite que les préjugés des néo-conservateurs les conduisent à confondre opinion publique et réseaux sociaux. Si toutes les catégories sociales (et d’âge) ont aujourd'hui en Chine accès aux réseaux sociaux et à Internet – une autre différence avec l'Europe – la plupart des citoyens n'y prennent pas les autorités à partie. Ils peuvent émettre des doutes, des critiques. Comme dans le cas des conflits sociaux, il s'agit davantage de révéler des injustices, de défendre des intérêts et d'une certaine manière d'améliorer le système social que de le renverser. Une petite minorité prend des risques en critiquant ouvertement le régime. Si dans ce milieu perçu comme « occidentalisé », les critiques peuvent aller jusqu'à espérer un changement de régime – mais ce n'est pas systématique non plus – cette attitude reste très minoritaire. Enfin, et cela a été mis à jour par la crise, la scène politique ne se résume pas à une opposition entre les réseaux sociaux (peuple) et le Parti. Ici aussi le paradigme néo-conservateur est incapable de sortir de cette idée simpliste : il est impossible que la population ne désire pas se débarrasser du « joug totalitaire ». Tout événement, tout phénomène n'est lu qu'à travers le prisme de l’opportunité de rupture. En réalité, les réseaux sociaux et les médias sont en Chine autant un espace de contestation que de conservatisme. 

Tout d'abord, révéler les erreurs et les turpitudes des bureaucraties sert les intérêts des autorités supérieures. L'opacité du régime, la complexité des mécanismes bureaucratiques et des relations entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux facilitent la culture du secret et rendent difficiles pour le pouvoir central de connaître la situation locale. Seule la transgression de ce secret permet d'y voir clair. Si des centaines de cadres ont été remerciés dans le Hubei, c'est aussi parce que les journalistes-citoyens ont permis de mettre à jour les problèmes. Grâce à eux, Pékin a su ce qui se tramait au niveau local.

Ensuite, il est frappant de constater que ceux qui dénoncent dans les journaux occidentaux l'absence de liberté d'expression de la presse chinoise se réjouissent des « révélations » censées déstabiliser le régime du journal Caixin qui, comme tous les journaux, est contrôlé par le Parti. Soit Caixin est entré en dissidence, ce qui serait étonnant, soit les révélations et les critiques du journal participent d’un jeu politique entre factions. Soit la censure est extrêmement efficace et rien ne passe – c'est la thèse des néoconservateurs – soit la censure répond à des logiques plus complexes. Par exemple, le fait que Caixin ait abordé de front la question de la sous-estimation du nombre de morts est tout sauf un hasard. Elle sert, en Chine même et à l'intérieur du Parti, les intérêts de ceux qui aimeraient voir le bilan de la gestion de la crise mettre en danger la ligne de Xi Jinping ou d'autres factions moins importantes. Enfin, les réseaux sociaux permettent de connaître l'état de l'opinion publique et, bien sûr, de contribuer à la construire. Dans un régime démocratique, la légitimité est d'abord électorale ; en Chine, elle s'appuie sur une supposée satisfaction du peuple. Les réseaux sociaux ont fait du docteur Li Wenliang un héros avant que le Parti n'officialise cette sacralisation. On a aussi assisté à un incroyable ballet d'excuses et de confessions de la part des dirigeants de Wuhan sur leur attitude au début de l'épidémie, et encore aujourd'hui, le Parti se veut à l'écoute des sentiments, de la souffrance de la population. 

L'avenir politique

Si la crise requiert de nous des réponses, la façon dont la pandémie va remettre en cause (ou pas) les régimes politiques reste un mystère. Sur ce plan, il n'est pas plus idiot de s'interroger sur la capacité de résistance des régimes des démocraties que sur celle des régimes non démocratiques. Le paradigme néo-conservateur ne doit pas nous illusionner sur la supposée plus grande solidité des premiers par rapport aux seconds. 

Ceci dit, il me semble que ce texte permet d'insister sur les points suivants. Tout d'abord, ce n'est certainement pas aujourd'hui, alors que le pays est à l'arrêt et une large partie de la population chinoise traumatisée, que la rupture du contrat social peut avoir lieu. On a vu que la trajectoire des réformes a conduit la majorité des Chinois à croire en un destin commun. Certes, les réformes ont accru les inégalités mais elles ont réussi jusqu'ici à donner à chacun l'espoir (parfois déçu, souvent encore en suspens) d'entrer un jour dans la petite prospérité. Elles ont aussi remis la Chine tout en haut de l'affiche au niveau international. Dans ce cadre, au-delà des réformes, il faut se référer à la trajectoire du Parti qui est parvenu à redonner à la Chine son prestige international ; une ambition qui traverse toute l'histoire de la Chine depuis les guerres de l'opium. Le Parti a fait de nombreuses erreurs, a beaucoup fait souffrir la population chinoise mais il a atteint ses objectifs : créer une Chine puissante et riche et permettre à sa population de vivre beaucoup mieux

Ensuite, et c'est le paradoxe, ce facteur de stabilité (et de soumission volontaire) est aussi un facteur d'exigence. C'est à sa capacité à renouer avec la croissance économique que le Parti sera jugé. Dans quelles conditions ? Avec quel degré de réussite ? Grâce à quelle politique ? Ceci est une autre histoire. Pour l'instant, les outils qu'il a utilisés et qui proviennent de différentes phases de l'historicité de la Chine lui ont permis de résister. C'est peut-être ce qu'il reste du communisme : contrairement aux pays démocratiques, les classes dirigeantes communistes savent qu'il ne faut pas prendre trop de risques avec le mécontentement et la stabilité. Néanmoins, avant la crise, les classes sociales (les migrants, les paysans, la classe moyenne) ont montré qu’elles avaient de fortes exigences. Leur soutien global au système du parti unique que j'ai essayé d'analyser ailleurs5 se double de la participation à des conflits sociaux destinés à protéger leurs intérêts et leurs imaginaires particuliers. Il n'existe aucune raison pour que ces exigences diminuent, en tout cas à moyen terme. Si le Parti venait à faillir, tout deviendrait alors possible.

Enfin, en ce qui concerne l'avenir personnel de Xi Jinping, l'incertitude est encore plus forte. Je suis de ceux qui ont toujours douté de sa toute puissance. Certes, il a su renforcer son contrôle sur un appareil qui, au départ, ne voyait en lui qu'un symbole d'une Chine puissante et arrogante pour qui la loyauté à la nation et au Parti des bureaucrates constitue une exigence absolue. Les politiques qu’il a menées depuis son arrivée au pouvoir ne sont pas toutes de son initiative et elles sont appliquées seulement parce qu'il a réussi à créer à chaque fois un consensus au sommet de l’État. La question est désormais la suivante : Xi Jinping est-il indispensable au Parti ? On connaîtra vite la réponse, au plus tard en 2022, lors du prochain Congrès.

  • 1. Hannah Arendt, La Crise de la culture, chapitre 5 : « La crise de l'éducation ».
  • 2. Beaucoup d'étrangers vivant en Chine notent que les hôpitaux de Beijing ou Shanghai n'étaient pas du tout débordés. Les trois-quarts des décès chinois dus au coronavirus concernent la ville de Wuhan.
  • 3. Référence à l'article éponyme d'Andrew Nathan, “ Authoritarian Resilience ”, Journal of Democracy, Vol. 14, n° 1, January 2003.
  • 4. Francesco Macario explique que les différents niveaux de pouvoir (municipal, provincial, régional) ne cessent de s'accuser mutuellement de n'avoir rien fait face à la pandémie alors que chacun en avait la possibilité. On se croirait en Chine !
  • 5. The Making of the Chinese Middle Class, Palgrave, 2017. « En Chine, la démocratie… quand le peuple sera mûr », Le Monde diplomatique, mars 2017.
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